Loxias-Colloques |  20. Tolérance(s) III - concepts, langages, histoire et pratiques
Tolerance(s) - concepts, language, history and practices
 

Emmanuel Fraisse  : 

Concordia, humanitas, cultura : l’apport de la pensée et de la figure de Cicéron à une réflexion sur les sociétés contemporaines

Résumé

La philosophie politique de Cicéron est centrée sur la notion de concordia. À l’époque moderne, ce terme de concorde a été plus volontiers utilisé dans les pays catholiques en se distinguant de celui de tolérance qui a fini par supposer la concession puis la reconnaissance d’un droit civique à la différence religieuse. Les problématiques développées par Cicéron, dont le rayonnement demeure par le fait même qu’il est une des figures fondatrices de l’humanisme et des études humanistes, peuvent éclairer nos débats actuels sur le vivre ensemble. Non seulement parce qu’elles affirment la nécessité d’un compromis politique et social au plan de l’État mais aussi parce qu’elles proposent un fondement philosophique et individuel en articulation avec celui-ci. Un regard historique montre à quel point, selon les époques, les espaces et les sensibilités politiques, Cicéron peut être interprété et imaginé comme un personnage secondaire ou comme référence de premier ordre.

Abstract

Cicero’s political philosophy is based on the concept of concordia. In modern times, this term of concord has been more readily used in Catholic countries, distinguishing itself from that of tolerance which has come to imply the concession and then the recognition of a civil right to religious difference. The issues developed by Cicero, whose influence remains by the very fact that he is one of the founding figures of humanism and humanistic studies, can shed light on our current debates on living together. Not only because they affirm the need for a political and social compromise at the level of the State, but also because they propose a philosophical and individual basis in articulation with it. A historical look shows to what extent, according to the times, the spaces and the political sensibilities, Cicero may be interpreted and imagined as well as a secondary figure or as a first rank reference.

Index

Mots-clés : Cicéron , concordia, humanitas, tolerance

Keywords : Cicero , concordia, humanitas, tolerance

Plan

Texte intégral

1Les réflexions qui suivent ne sont pas celles d’un spécialiste de Cicéron ou de l’Antiquité romaine, pas plus que des relations entre les guerres de religion et la progressive affirmation de l’autonomie et de la préséance des lois civiles dans l’Europe des XVIIe et XVIIIe siècles. Mais en tant qu’observateur de la mondialisation et des transferts de culture, ainsi que de la place et du contenu des humanités dans nos systèmes de pensée et d’éducation occidentaux, il m’a semblé pouvoir contribuer à nos interrogations communes.

2Les problématiques développées par Cicéron, dont le rayonnement demeure par le fait même qu’il est la figure de référence de l’humanisme et des études humanistes, peuvent éclairer nos débats actuels sur le vivre ensemble. Non seulement parce qu’elles affirment la nécessité d’un compromis politique et social au plan de l’État mais aussi parce qu’elles proposent un fondement philosophique et individuel en articulation avec celui-ci. On peut y voir – et c’est un paradoxe pour des sociétés aussi conservatrices que celles de l’Antiquité – la recherche constamment renouvelée d’un équilibre et d’un consensus tendant à l’universel, au-delà des appartenances de classes, de nations ou de cutures.

3C’est à ce titre que j’ai souhaité mettre l’accent sur Cicéron, et ce à deux niveaux principaux. L’un, celui de la pensée politique et philosophique d’un homme d’État de tout premier plan qui se trouve être un des auteurs de l’Antiquité les plus féconds et les plus constamment diffusés en Occident, y compris au Moyen Âge1 ; l’autre, celui dont le personnage, peut-être plus encore que le message, a pu être saisi et modelé au cours de l’histoire. C’est notamment le cas à la faveur de l’affirmation de l’humanisme à la Renaissance, puis lorsque la notion de tolérance est apparue comme indissociable d’une distinction opérée entre la société civile et l’État (que Locke appelle « Res publica » dans l’original latin de son Epistola de Tolerantia écrite en 1686 publié en 1690, puis « Commonwealth » dans sa version anglaise de 16912) d’une part et les églises de l’autre.

4Toutefois, il importe pour clarifier certains éléments du débat d’essayer d’adopter une attitude anthropologique et historicisée, tant les termes et les valeurs qu’il véhicule sont faussement familiers, en particulier pour un Français nécessairement marqué par la notion de » laïcité » qui semble l’aboutissement nécessaire de la marche à la tolérance laquelle, dès qu’elle est théorisée, implique une distinction entre la société commune qui relève de l’État et du droit et les sociétés particulières que sont notamment les églises, et qui sont régies par des règles privées.

5Se tourner vers l’Antiquité, et singulièrement l’Antiquité romaine, c’est s’exposer en même temps à une série d’interprétations qui semblent s’imposer naturellement et qui pourtant restent trompeuses. La première nécessité est donc d’essayer, dans la mesure du possible, de ne pas plaquer nos conceptions modernes (issues de la Renaissance) concernant l’État, la nation, les relations entre classes et groupes sociaux, l’identité culturelle, le sentiment d’appartenance à une société, la nature et la place du religieux sur la société romaine de la fin de la République.

Cicéron et la concorde

6On sait qu’à bien des égards le terme de « concorde » employé dans les temps modernes, notamment lors des guerres de religion, a été plus volontiers utilisé dans les pays catholiques en se distinguant de celui de tolérance qui a fini par supposer la concession, puis la reconnaissance, d’un droit civique à la différence religieuse avant de devenir, chez Voltaire notamment, le seul moyen d’échapper à la discorde inhérente au zèle religieux qui induit nécessairement le fanatisme.

7Plus récemment, et sur un plan plus politique et symbolique, on rappellera que la plus monumentale place de Paris fut successivement appelée « Place Louis XV », puis en août 1992 « Place de la Révolution » (Louis XVI y fut guillotiné le 21 janvier suivant) avant que le Directoire ne la dénomme en octobre 1795 « Place de la Concorde » et qu’elle ne retrouve définitivement ce nom sous Louis-Philippe après avoir été dédiée à Louis XVI sous la Restauration. À bien des égards, ces changements de l’onomastique parisienne montrent à quel point l’Antiquité – plus exactement une certaine idée de l’Antiquité – a pu influencer et plus encore donner forme à la pensée politique moderne. Ce que Marx avait remarquablement noté au début du Dix-huit brumaire de Louis Bonaparte (1852) :

La tradition des générations mortes pèse d’un poids très lourd sur le cerveau des vivants. Et même quand ils semblent occupés à se transformer, eux et les choses, à créer quelque chose de tout à fait nouveau, c’est précisément à ces époques de crise révolutionnaire qu’ils évoquent craintivement les esprits du passé, qu’ils leur empruntent leurs noms, leurs mots d’ordre, leurs costumes, pour apparaître sur la nouvelle scène de l’histoire sous ce déguisement respectable et avec ce langage emprunté. C’est ainsi que Luther prit le masque de l’apôtre Paul, que la Révolution de 1789 à 1814 se drapa successivement dans le costume de la République romaine, puis dans celui de l’Empire romain, et que la révolution de 1848 ne sut rien faire de mieux que de parodier tantôt 1789, tantôt la tradition révolutionnaire de 1793 à 1795. C’est ainsi que le débutant qui apprend une nouvelle langue la retraduit toujours en pensée dans sa langue maternelle, mais il ne réussit à s’assimiler l’esprit de cette nouvelle langue et à s’en servir librement que lorsqu’il arrive à la manier sans se rappeler sa langue maternelle, et qu’il parvient même à oublier complètement cette dernière3.

8À vrai dire, l’affaire est plus complexe encore : il est extrêmement difficile, sinon impossible, de recréer les modes de pensée des civilisations passées quand ont disparu à nos yeux les cadres et les mécanismes mentaux qui les étayaient. C’est à une situation anthropologique analogue que sont confrontés les ethnologues lorsqu’ils portent leur regard sur des sociétés contemporaines différentes, à ceci près que les sociétés sont rarement étanches de nos jours. Or si le monde de Locke, dominé comme le reste largement le nôtre par des cadres mentaux issus du christianisme et de l’affirmation de l’État national4, peut être approché sans trop de peine, il en va tout autrement de de celui de Cicéron qui – paradoxalement – nous a fourni des références déterminantes. On note d’ailleurs le glissement de sens sur deux termes fondamentaux du latin classique au discours politique européen : « tolerantia » (endurance5), et on verra par la suite, « humanitas » dont le sens s’est considérablement déplacé lui aussi.

9La notion de concorde apparaît comme centrale dans les écrits politiques de Cicéron. C’est notamment le cas dans De republica, 54 av. JC et surtout dans le De officiis écrit en 44, un an avant son assassinat. À vrai dire, elle constitue un lieu commun de la pensée politique antique, très sensible chez Platon, et tout particulièrement dans la Rome républicaine6. La concorde renvoie évidemment à la métaphore habituelle depuis Platon de l’homonoia, faisant de la société un chœur où différentes voix et instruments doivent être accordés pour conduire à l’harmonie. La particularité de Cicéron est d’avoir fait glisser l’acception la plus communément répandue du terme de concordia vers un élargissement qui nous apparaît évident. Comme l’a rappelé Philippe Akar, dans le vocabulaire politique traditionnel romain, la concorde vise d’abord l’entente entre les consuls, puis celle de l’ordre sénatorial, autrement dit de la classe dirigeante. Chez Cicéron, elle repose sur une extension à une concordia ordinum, ajoutant aux sénateurs l’ordre équestre dont il était issu et, semble-t-il, une extension à d’autres fractions du peuple régulant ainsi les différends inévitables :

La concordia émergeait ainsi de la capacité du détenteur suprême de l’imperium à agir en fonction de la division ordonnée de la masse des citoyens en un ensemble de groupes hiérarchisés, en premier lieu les ordres supérieurs de l’État. Elle ne se concevait pas comme une unité de la cité opposée à la division, mais comme une division réglée et efficace contre une division désordonnée et dangereuse pour la cité7.

10Plus important peut-être, la concorde n’est pas pour Cicéron un état mais un processus permettant d’assurer tout à la fois la pax, la tranquillitas et l’otium : la paix, le calme et le délassement intellectuel et social loin de la vie publique. On rappellera par ailleurs qu’immédiatement après l’exécution de Catilina et de ses complices, Cicéron consul convoqua par deux fois la réunion du Sénat dans le temple de la Concorde (construit en 121 avant notre ère) au début décembre 63. Or il s’agissait là – en l’absence d’un siège fixe de l’assemblée et compte tenu de la nécessité de tenir les séances dans un lieu consacré – d’une novation, dont le caractère symbolique et religieux ne pouvait échapper à personne.

11La concorde est donc un processus explicite et pour ainsi dire juridique. Ce qui fait garder à l’esprit l’originalité de la notion contractuelle de l’établissement du « droit » chez les Romains, visible notamment lors du récit de la rédaction de la Loi des XII Tables au milieu du Ve siècle avant notre ère :

L’invention romaine réside dans le fait que le droit peut être aussi le fruit d’une négociation entre groupes sociaux, résultat d’une commission qui cherche le raisonnable. Ce n’est ni un droit octroyé par le prince, ni reçu de la divinité et cette manière de faire, où une raison toute humaine cherche à fonder la paix sociale par un compromis approuvé par tous, fait partie de la tradition romaine8.

12Si l’homonoia est essentielle dans le cas des cités grecques toujours sujettes à l’affaiblissement interne les exposant aux conflits extérieurs et aux troubles des alliances et des trahisons ou désertions, il n’en va pas de même pour Rome sur qui ne pèse aucune menace externe depuis la fin des Guerres puniques (146 av. JC) ou, si l’on veut, la dernière guerre servile, celle dite des Gladiateurs (73-71). Seule la Guerre sociale, mettant en jeu la revendication des villes italiennes à obtenir une intégration accrue au monde romain, et les guerres civiles de la fin de la République auxquelles fut mêlé Cicéron ont durablement pesé sur Rome sans que sa puissance et encore moins sa survie aient été mises en cause.

13On voit ainsi qu’on ne saurait voir dans la pensée de Cicéron l’équivalent de notre « tolérance » au plan politique, et moins encore au plan religieux, tant ce domaine est distinct des conceptions issues du christianisme9.

Humanitas et cultura

14Avant d’évoquer différentes représentations idéologiques que les sociétés occidentales des temps modernes ont proposées de Cicéron, il importe de garder à l’esprit l’ambiguïté liée à sa conception de deux notions devenues centrales pour nous : celle d’humanitas et celle de cultura. Le legs théorique de Cicéron est en effet décisif dans ce domaine, mais il mérite d’être précisé.

15On sait que Cicéron a amplement développé ces deux notions qui apparaissent spécifiquement romaines et non décalquées du grec contrairement à la plupart des concepts philosophiques de l’Antiquité. Et les deux, comme la concordia, se définissent comme des processus, des comportements (mos) et non comme des absolus. Tout d’abord, la cultura animi fondée sur la métaphore agricole, est définie notamment dans les dialogues des Tusculanes (45 av. JC) :

Il en est comme pour les champs ; tous ceux que l’on cultive ne rapportent pas […]. Pareillement toutes les âmes quand elles sont cultivées ne donnent pas de récolte. De plus pour m’en tenir à la même comparaison, un champ si fertile qu’il soit ne peut être productif sans culture [sine cultura], et c’est la même chose pour l’âme « dépourvue de savoir » [sine doctrina], tant il est vrai que chacun des deux facteurs de production est impuissant en l’absence de l’autre. Or la culture de l’âme, c’est la philosophie : c’est elle qui extirpe radicalement les vices, met les âmes en état de recevoir les semences, leur confie, et, pour ainsi dire sème, ce qui une fois développé, donnera la plus abondante des récoltes10.

16Pour garder une métaphore œnologique, ce qui est ici déterminant, c’est la rencontre du terroir, du cépage et de la vinification.

17Stephan Zweig, dans un texte de 1940 sur lequel on reviendra, définit Cicéron comme, « avocat de l’humanité », « Anwalt der Humanität ». Mais que veut dire ici « humanité » ? Chez Cicéron, il ne s’agit pas du « genre humain » ni des qualités d’empathie et de philanthropie que nous induisons sous ce terme. L’humanité, c’est, comme le démontre Pierre Vesperini dans une perspective anthropologique, le contraire de la sauvagerie primaire (autant dire de la nature). C’est donc ce que nous appelons avec Lévi-Strauss « la culture » et que Vesperini traduit, dans toutes les acceptions du terme, comme « sociabilité » :

L’homme humanus, c’est l’homme que son éducation a rendu apte à la vie sociale, celui qui facilite le lien social, qui crée et entretient le lien, celui qui va vers les autres et vers qui les autres vont11.

18À ce titre, Philinte est humanus, et Alceste ferus, sauvage :

Et parfois, il me prend des mouvements soudains,
De fuir, dans un désert, l’approche des humains12

19Comme le relevait Antoinette Novara en 1986, chez Cicéron, le lien entre cultura saisie comme processus et humanitas définie comme objectif est fondateur, jusqu’à devenir une évidence partagée par tous :

Sans équivalent grec unique, le terme humanitas a résumé en lui avec les sens d’appartenance à l’humanité, de fraternité humaine, de culture, de civilisation, une philosophie du progrès où l’interaction des progrès matériels, intellectuels, moraux et spirituels est signalée dans la portée de ce mot dynamique qui implique l’avancée de l’humanité en humanité grâce à chacun et à tous ensemble13.

20On est donc loin de nos conceptions modernes et pour ainsi dire romantiques de l’humanité, mais on pressent la manière dont culture et humanité ont pu s’épauler mutuellement pour déboucher sur « les humanités ».

Cicéron imaginé (XVIIIe-XXe siècles)

21Immédiatement, au-delà de la violence de son assassinat et de sa mutilation, on voit que la critique de Cicéron n’a cessé d’osciller entre la perception de l’œuvre et de l’homme. Yves Roman en a proposé un tableau très fouillé, de la haine méprisante de Sénèque (et auparavant peut-être de Salluste) pour l’homme politique inconstant et irrésolu à l’admiration de Quintilien pour l’orateur et de Saint-Augustin pour l’écrivain qui a largement formé sa langue, le théoricien de l’État et le procureur de l’affaiblissement de la République qui lui a servi à penser la Cité de Dieu.

22Yves Roman rappelle par la suite, la présence, certes lacunaire mais constante, des textes de Cicéron dans le Haut Moyen-Âge (il est l’auteur antique le plus présent dans les bibliothèques carolingiennes) et sa progressive exaltation dès les prémices de la Renaissance avec Pétrarque (1304-1374). Cicéron, plus que tous les autres Anciens, devient le modèle à imiter et le point de convergence de la pensée antique et chrétienne, ce que la Renaissance plus tardive, a largement pris à son compte, via Érasme notamment :

Pétrarque devait […] faire l’éloge de l’imitatio des Anciens, étant entendu que pour lui, après avoir élaboré sa propre pensée, il finissait par la redécouvrir, telle quelle, ou presque, dans les textes cicéroniens ; tout cela permettait de mettre en évidence l’accord des auteurs chrétiens et païens, la parole du Christ étant vue comme déjà en germe chez Cicéron, dont les écrits sous-tendaient le mythe pétrarquiste de l’humanisme14.

23Modèle de la maîtrise rhétorique, il est évident que Cicéron est largement devenu le patron de l’éloquence scolaire dans les Collèges, et notamment chez les Jésuites dans les pays catholiques. Et parallèlement, s’il en était besoin, un exemple justifiant l’importance de la correspondance dans la vie intellectuelle et sociale de la France classique au XVIIe siècle qui correspond bien à la notion d’humanité(s) envisagée plus haut.

24Mais c’est sans doute au XVIIIe siècle qu’on assiste à un retour éclatant de la figure de Cicéron comme caractère philosophique, littéraire et théâtral. Voltaire qui en fait le personnage central de Rome sauvée ou Catilina (1750-1752) a écrit pas moins de cinq tragédies romaines sur une trentaine au total de 1718 à 177915. L’ancien élève des Jésuites célèbre à la fois le philosophe, le modéré et le tenant de la concorde, autant dire de la paix civile et de la tolérance face à la fureur sans principe des ambitieux :

Que ce consul ait été un bon poète, un philosophe qui savait douter, un gouverneur de province parfait, un général habile ; que son âme ait été sensible et vraie, ce n’est pas là le mérite dont il s’agit ici. Il sauva Rome malgré le sénat dont la moitié était animée contre lui par l’envie la plus violente. Il se fit des ennemis de ceux-là même dont il fut l’oracle, le libérateur et le vengeur. Il prépara sa ruine par le service le plus signalé que jamais homme ait rendu à sa patrie. Il vit cette ruine et n’en fut point effrayé. C’est ce qu’on a voulu représenter dans cette tragédie : c’est moins encore l’âme farouche de Catilina que l’âme généreuse et noble de Cicéron qu’on a voulu peindre16.

25Non content de faire de Cicéron son héros, il l’incarne lors de la première représentation donnée dans sa maison de la rue Traversière à Paris et va jusqu’à mettre dans la bouche du personnage ses propres paroles (exactes ou supposées) prononcées lors de son altercation avec le chevalier de Rohan du début 1726 qui le conduisit à la Bastille puis à l’exil en Angleterre17 :

Faut-il des noms à Rome ? Il lui faut des vertus.
Ma gloire (et je la dois à ces vertus sévères)
Est de ne rien tenir des grandeurs de mes pères
Mon nom commence en moi : de votre honneur jaloux
Tremblez que votre nom ne finisse dans vous. (I, 5, v. 216-220)

26Et comme le rappelle Voltaire, il y a bien projection conscience et explicite de celui qui se perçoit lui aussi dans la figure de Cicéron comme un homo novus :

C’est Cicéron qui est le héros, c’est lui dont j’ai voulu venger la gloire, lui qui m’a inspiré, que j’ai tâché d’imiter... (lettre du 16 août 174918)

27Avec la mauvaise foi spirituelle dont il est capable, Voltaire a ridiculisé Crébillon père, auteur d’une tragédie de 1748 (revue en 1754) intitulée Le Triumvirat ou la mort de Cicéron à l’occasion d’une courte pochade Les Anciens et les modernes ou la toilette de Mme de Pompadour dont le personnage central se révèle être Tullia, la fille de Cicéron qui joue le rôle d’une ingénue mise en présence de Mme de Pompadour, d’un spirituel et bienveillant « duc » et d’un insupportable « savant ». Dans ce bref dialogue des morts d’une dizaine de pages, il s’agit de faire se rencontrer l’Antiquité et les modernes pour conclure, en donnant la parole au porte-parole de Voltaire que le progrès scientifique (physique, technologie, conquête du Nouveau monde, etc.) ne doit pas exclure la pensée issue de l’Antiquité, même si « le rôle de Phèdre dans Racine est prodigieusement supérieur à celui que vous connaissez dans Euripide » :

Nous sifflons les scholastiques barbares qui ont régné longtemps parmi nous, mais nous respectons Cicéron et tous les Anciens qui nous ont appris à penser. Si nous avons d’autres lois de physique que celles de votre temps, nous n’avons pas d’autres règles d’éloquence ; et voilà peut-être de quoi terminer la querelle des Anciens et des Modernes19.

28Reste que le Cicéron représenté par le théâtre de Voltaire n’est guère supérieur à celui de Crébillon. Dans les deux cas, on voit clairement qu’on a plus affaire à des tableaux d’histoire recomposés, versifiés et distribués en actes qu’à des scenarii haletants et provoquant l’intérêt ou la pitié selon les principes aristotéliciens.

29On ne s’étonnera pas que – Lamartine mis à part – Cicéron n’ait guère retenu l’imaginaire romantique sinon à travers quelques feuilletons : il apparaît largement comme un auteur scolaire. Certes il peut demeurer une référence républicaine – un peu épuisée sans doute et Athènes est plus un idéal que Rome sous la IIIe République, mais peu propice à des nouvelles lectures. Naturellement, un regard comparatif devrait nous renseigner sur la variation des sensibilités européennes. Toujours au XIXe siècle, on notera à ce sujet que la perception allemande de Cicéron, celle de Mommsen (1817-1903, Prix Nobel de littérature 1902) en particulier, est très négative : « Il n’est sans doute qu’un égoïste myope. » Une telle dépréciation s’explique en partie pour des raisons politiques, l’admiration de Mommsen pour César et l’idée de la monarchie impériale venant abaisser Cicéron :

Avant tout possédé de la rage d’écrire, peu lui importait le terrain pourvu qu’il le labourât. Nature de journaliste dans le pire sens du mot : trop riche en paroles… pauvre en pensées… Prenez-le en exil en Cilicie, après la bataille de Pharsale, il devient aussitôt terne et vide, pareil à un feuilletonniste égaré loin de son milieu…

Or de conviction, de passion, Cicéron n’en n’a pas ; il n’est qu’un avocat, et pour moi un avocat médiocre20.

30C’est peu dire que Stefan Zweig (1881-1942) s’oppose en tous points à cette représentation lorsqu’il évoque Cicéron. Exilé entre Londres et Bristol juste avant l’invasion de la Pologne, il ajoute à un recueil extrêmement varié d’une dizaine de biographies et de « miniatures historiques », regroupées sous le titre de Sternstunden der Menschheit et publiées pour l’essentiel en 1927, une nouvelle longuement mûrie et consacrée à la mort de Cicéron. Or, en 1940, la nouvelle historique « Cicéron » n’est intégrée que dans une traduction anglaise du recueil. Elle porte alors le titre The Head Upon The Rostrum (Cicero’s Death) et n’a été que tardivement publiée en Allemagne, puis beaucoup plus tard en France21.

31L’immense qualité de ce texte rédigé au présent, présentant Cicéron comme « avocat de l’humanité » puis « de la liberté » est de le montrer dans le refuge philosophique et l’exil annonciateur de la mort, s’offrant pour ainsi dire à l’assassinat parce qu’il sait qu’il a véritablement dévidé le cours de ses destins. La projection de Zweig, deux ans avant son suicide à Petrópolis, est celle du biographe qui sait qu’un monde s’effondre et que rien ne saurait s’opposer à la brutalité d’Antoine et à la violence de ses sicaires : ce sont donc l’ombre du Reich de Hitler et la nuit brune et sanglante qui dominent ici. La capacité de Zweig à reproduire la lassitude et l’épuisement de Cicéron, qui n’a de sens qu’à la mesure de sa propre situation, est admirable. Comme le sont les dernières lignes de la nouvelle :

Le lendemain, un spectacle ignoble attend le peuple de Rome. À cette chaire d’où Cicéron avait tenu des discours impérissables, pend, livide la tête du dernier avocat de la liberté. Un gros clou rouillé traverse le front d’où sortirent des milliers de pensées ; livides et amères, les lèvres qui formèrent avec la plus grande beauté le son métallique de la langue latine, sont inertes ; les paupières bleuâtres, fermées, couvrent l’œil qui veilla sur la République durant soixante ans et les mains qui ont écrit les lettres les plus splendides de l’époque se déploient avec impuissance.

Cependant, aucun des réquisitoires que cet extraordinaire orateur a prononcés de cette tribune contre la brutalité, la rage du pouvoir et l’anarchie, ne condamne avec plus d’éloquence l’éternelle injustice de la violence que sa tête muette assassinée : le peuple se presse avec crainte autour des rostres profanés, puis repart dans l’ombre, accablé de honte et de tristesse. Nul n’ose la moindre contestation – la dictature règne ! – mais ils sentent leur cœur se serrer et, troublés, ils baissent le regard devant ce symbole tragique de leur République crucifiée.

32Martyr de la cause de la République, de la concorde et de la philosophie ou avocat de peu de principes, gonflé de sa réussite, parvenu avide d’honneurs et d’argent et homme politique indécis comme le pensent Mommsen ou, plus près de nous, l’historien ministre de Vichy Jérôme Carcopino (1881-1970) ? Il y a bien deux images de Cicéron qui co-existent et, selon les périodes ou les sensibilités politiques la postérité façonne de préférence l’une ou l’autre.

33La réhabilitation de la rhétorique comme fondement de l’exercice de la démocratie opérée notamment à la suite des travaux de Chaïm Perelman22 a contribué à l’évidence à celle de Cicéron praticien et théoricien de l’art oratoire. Reste que, plus profondément peut-être, Cicéron nous sert encore à penser nos réalités et nos conceptions de l’engagement, du devoir, de la vie sociale et de ce que peut être un homme pleinement humain.

Notes de bas de page numériques

1 Jean-Pierre Néraudau (dir.), L’Autorité de Cicéron, de l’Antiquité au XVIIIe siècle, actes de la Table ronde, organisée par le Centre de recherches sur les classicismes antiques et modernes (Université de Reims, 11 décembre 1991), Caen, Paradigme, 1993, 153 p.

2 John Locke, Epistola de Tolerantia, Gouda, 1689. A Letter concerning Toleration, Londres, 1691, https://en.wikisource.org/wiki/A_Letter_Concerning_Toleration

3 Karl Marx, Le dix-huit brumaire de Louis Bonaparte, (1852), http://www.marxists.org/francais/marx/works/1851/12/brum.htm, p. 2.

4 C’est d’ailleurs au nom du « Commonwealth » et de son unicité sous l’autorité du « magistrat » que Locke dénie aux catholiques le droit d’être l’objet de la tolérance religieuse en Angleterre. Ils relèvent d’une inacceptable double allégeance puisque le Pape est (aussi) un souverain.

5 Voir Philippe Cibois, « Locke Epistola de tolerantia », La Question du latin, nov. 2011, https://enseignement-latin.hypotheses.org/3972

6 Philippe Akar, Concordia, Un idéal de la classe dirigeante romaine à la fin de la République, Paris, Publications de la Sorbonne, 2013, 500 p.

7 Philippe Akar, Concordia, Un idéal de la classe dirigeante romaine à la fin de la République, Paris, Publications de la Sorbonne, 2013, § 30.

8 Philippe Cibois, « L’apport de Rome (1) », La Question du latin, mars 2010, https://enseignement-latin.hypotheses.org/437

9 Pour une récente étude d’ensemble de la trajectoire, de la philosophie et des conceptions religieuses de Cicéron, voir Yves Roman, Cicéron, Paris, Fayard, 2020, 429 p.

10 Cicéron, Tusculanes, traduction de Jules Humbert, Paris, Les Belles lettres, 1960. Revue partiellement par Antoinette Novara, « Cultura : Cicéron et l’origine de la métaphore latine », Bulletin de l’Association Guillaume Budé, n° 1, mars 1986, p. 51-66, p. 53.

11 Pierre Vesperini, « Le sens d’humanitas à Rome », Mélanges de l’École française de Rome-Antiquité, 2015, 127-1. http://journals.openedition.org/mefra/2768, p. 131-144, ici p. 134.

12 Molière, Le Misanthrope, 1653, I,1, v. 143-144.

13 Antoinette Novara, « Cultura : Cicéron et l’origine de la métaphore latine », Bulletin de l’Association Guillaume Budé, nr. 1, mars 1986, p. 51-66, ici p. 64.

14 Yves Roman, Cicéron, Paris, Fayard, 2020, 429 p., p. 302.

15 Charles Mazouer « Les tragédies romaines de Voltaire », Dix-huitième Siècle, n° 18, 1986, Littératures françaises, p. 359-373.

16 Voltaire, Rome sauvée, 1753. Préface, p. ix. https://gallica.bnf.fr/ark :/12148/bpt6k5458541g.texteImage

17 « Arouet ? Voltaire ? Enfin, avez-vous un nom ? » – « Voltaire ! Je commence mon nom et vous finissez le vôtre. »

18 Cité par Charles Mazouer, « Les tragédies romaines de Voltaire », Dix-huitième Siècle, n° 18, 1986, Littératures françaises, p. 359-373, note 6.

19 Voltaire, « Les Anciens et les modernes ou la toilette de Mme de Pompadour », Nouveaux Mélanges philosophiques, historiques, critiques, etc., 1765, p. 168-178. https://gallica.bnf.fr/ark :/12148/bpt6k3118119/

20 Théodore Mommsen, Histoire romaine livre 5, t. II, p. 488-489, éd. Claude Nicolet, Paris, Robert Laffont, coll. « Bouquins », cité par Yves Roman, Cicéron, Paris, Fayard, 2020, 429 p., p 323.

21 Voir Stefan Zweig, Cicéron, trad. et préfacé par Michel Magniez, Paris, Payot et Rivages, 2020, coll. « Rivages Poche », 98 p.

22 Chaïm Perelman avec Lucie Olbrechts-Tyteca, Traité de l’argumentation, la nouvelle rhétorique, Bruxelles, Éditions de l’Université de Bruxelles, 1958 ; 6e éd. 2008, 740 p.

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Zweig Stefan, Cicéron, traduit et préfacé par Michel Magniez, Paris, Payot et Rivages, 2000, coll. « Rivages Poche ».

Pour citer cet article

Emmanuel Fraisse, « Concordia, humanitas, cultura : l’apport de la pensée et de la figure de Cicéron à une réflexion sur les sociétés contemporaines », paru dans Loxias-Colloques, 20. Tolérance(s) III - concepts, langages, histoire et pratiques
Tolerance(s) - concepts, language, history and practices
, Concordia, humanitas, cultura : l’apport de la pensée et de la figure de Cicéron à une réflexion sur les sociétés contemporaines,
mis en ligne le 27 octobre 2023, URL : http://revel.unice.fr/symposia/actel/index.html?id=1975.


Auteurs

Emmanuel Fraisse

Emmanuel Fraisse est professeur émérite de littérature française et de didactique du français à l’université Sorbonne Nouvelle, dont il a été vice-président délégué aux relations internationales (2012-2016). Il a dirigé l’Institut national de recherche pédagogique (INRP) de 2003 à 2006 et présidé l’agrégation interne de Lettres modernes (2008-2011). Ses travaux portent sur la sociologie de la littérature et de la lecture, les relations entre école, littérature et culture, les transferts culturels et les effets de la mondialisation. Parmi ses ouvrages publiés : Les Étudiants et la lecture (dir.), Paris, PUF, 1993 ; Les Anthologies en France, Paris, PUF, 1997 ; Questions générales de littérature, (avec Bernard Mouralis), Paris, Le Seuil, 2001 ; Littérature et mondialisation, Paris, Champion, 2012  ; Édition, littérature, lecteurs en France, Paris, L’Harmattan, 2017 ; Les études françaises et les humanités dans la mondialisation, Paris, L’Harmattan, 2018.