Loxias-Colloques |  20. Tolérance(s) III - concepts, langages, histoire et pratiques
Tolerance(s) - concepts, language, history and practices
 

Odile Gannier  : 

La tolérance en voyage. Leçons sur le déplacement à la Renaissance

Résumé

Dans le premier collectif sur la Tolérance (journée d’études de Nice, 28 juin 2019), j’avais proposé de considérer la « tolérance » comme l’abandon de souveraineté sur les marges du territoire résistant que représentent les valeurs personnelles ou collectives considérées comme intangibles. Dans le présent article les variations du concept et de l’actualisation de la tolérance à travers les personnes en déplacement, qui se décrivent ou sont mises en scène par la littérature de voyage ou sur les voyages au XVIe : une ligne de démarcation se dessine ainsi non seulement entre voyageurs et sédentaires, mais aussi entre différents voyageurs, selon qu’ils se transportent entièrement avec eux-mêmes, caparaçonnés dans leurs certitudes – et donc susceptibles de tolérance si elle n’affecte pas leur entité personnelle –, ou qu’ils sont prêts à s’adapter aux manières et croyances locales, moyennant des concessions sur leur territoire intime. Nous prenons pour hypothèse de travail le présupposé que les voyageurs en mission, qui sont conditionnés par les impératifs de leur mandat, ainsi que les voyageurs très imbus de leur propre culture relèvent plutôt de la première catégorie, tandis que le « voyageur » sans but particulier se plaît, au moins en théorie, à entrer dans la seconde. Pourquoi la Renaissance est-elle exemplaire ? parce que les voyages de découverte révolutionnent les conceptions géographiques de l’Ancien Monde, et suscitent des réflexions sur l’étrangeté. On se souvient ainsi de la différence entre Thevet et Léry dans l’Amérique tout juste découverte (Thevet plein de certitudes, Léry friand de découvertes), ou de Montaigne visitant l’Italie sans préjugés… La Renaissance offre à cet égard des exemples significatifs, qui seront repris et amplifiés plus tard.

Abstract

In the first collective volume on Tolerance (Nice, 28 June 2019), I had proposed to consider ‘tolerance’ as the surrender of sovereignty over the margins of the resistant territory represented by personal or collective values considered as intangible. In this paper, variations in the concept and actualisation of tolerance will be explored through people on the move, who describe themselves or are portrayed by travel literature in the sixteenth century: A line of demarcation thus emerges not only between travellers and sedentary people, but also between different travellers, depending on whether they are transporting themselves entirely with themselves, caparisoned in their certainties - and therefore susceptible to tolerance if it does not affect their personal entity -, or whether they are ready to adapt to local manners and beliefs, in exchange for concessions on their intimate territory. We assume that mission travellers, who are conditioned by the imperatives of their mandate, as well as travellers with a strong sense of their own culture fall into the first category, while the aimless traveller is satisfied withfalling into the second, at least in theory. Why is the Renaissance exemplary? Because voyages of discovery revolutionised geographical conceptions of the Old World, and gave rise to reflections on strangeness. This recalls the example of Montaigne in Italy, or the difference between Thevet and Léry in the newly discovered America... The Renaissance offers significant examples in this respect, which will be taken up and amplified later.

Index

Mots-clés : accueil , curiosité, intolérance, nouveau monde, relativisme, Renaissance, voyage

Keywords : curiosity , intolerance, reception, relativism, Renaissance, the new world, Travel

Plan

Texte intégral

1D’après Julia Kristeva, la tolérance ne serait que « le degré zéro du questionnement1 », ce que l’on peut comprendre comme le mouvement généreux et spontané de l’accueil, avant toute retenue : dans cette logique, l’ouverture d’esprit et la bienveillance interviendraient avant le filtre du préjugé, avant le recul de l’expérience. Selon Montaigne au contraire la réaction la plus instinctive est celle du repli sur ses propres certitudes rassurantes. Dans les Essais, à propos des « Cannibales », Montaigne remarque :

comme de vrai, il semble que nous n’avons autre mire de la vérité et de la raison que l’exemple et idée des opinions et usances du pays où nous sommes. Là est toujours la parfaite religion, la parfaite police, parfait et accompli usage de toutes choses2.

2Ses Essais sont la démonstration à saut et à gambades que le décentrement est possible. Ayant lui-même effectué d’un long itinéraire en France, en Allemagne et en Italie, entre septembre 1580 et novembre 1581, il est à même d’examiner son chemin sur terre et de méditer sur l’expérience viatique. Si la tolérance peut entrer dans la géographie philosophique de Montaigne, elle ne semble pas théorisée en tant que telle, et se laisse néanmoins entrevoir dans ses analyses sur le terrain de l’expérience concrète. À plusieurs reprises, il évoque le long voyage qui l’a mené sur les routes de l’Europe, buvant à toutes les sources au sens propre comme au sens figuré : les eaux dont il s’abreuve lui permettent de se purger des concrétions douloureuses et des idées préconçues. En voyage, il emporte dans ses bagages les livres I et II déjà écrits de ses Essais, qui sont d’ailleurs saisis par la douane pontificale, comme s’il s’agissait de dangereux écrits subversifs. Mais il se soucie peu de changer ses textes en fonction de critères moraux ou dogmatiques. Ses réflexions philosophiques ont donc ainsi pris forme et consistance grâce à des observations viatiques. Aussi sa considération des « Cannibales » (I, 31) puis « des Coches » (III, 6) est-elle influencée par ses dispositions à la réflexion et à la distance. En déplacement, il regarde et note ce qui le surprend, ce qui diffère de ses habitudes et de son horizon borné. Est-ce curiosité ou tolérance ?

3Comment définir la tolérance en voyage ? Si l’on peut considérer la « tolérance » comme l’abandon de souveraineté sur les marges du territoire résistant que représentent les valeurs personnelles ou collectives considérées comme intangibles3, c’est d’abord le fait de ceux qui tiennent leur territoire, qui estiment que l’intégrité de leur personne inclut une zone plus large où s’exerce une forme de souveraineté. Mais on peut aussi étudier les variations du concept et l’actualisation de la tolérance à travers les personnes en déplacement, qui se décrivent ou sont mises en scène par la littérature de voyage : la période des grands voyages à la Renaissance, et les découvertes géographiques mais aussi philosophiques qu’ils occasionnent, se prêtent particulièrement à ces réflexions.

4On pourra ainsi s’interroger sur cette forme particulière de la tolérance en voyage, car se voient clairement sur le terrain du déplacement les points de friction où se négocient les frontières : la rencontre avec des peuples voisins ou avec les habitants des Antipodes permet l’observation objective et l’échange, avant la reconnaissance d’une mutabilité universelle.

I. Qu’est-ce que la tolérance en voyage ?

5On peut supposer que celui qui voyage est animé par le désir de connaître, de nourrir son imagination : « Heureux qui comme Ulysse a fait un beau voyage,/ […] /Et puis est retourné plein d’usage et raison/ Vivre entre ses parents le reste de son âge4. » Le voyage serait ainsi l’occasion de se décentrer, de quitter ce que l’on appelle aujourd’hui sa zone de confort, la familiarité de ses habitudes – celles qui lui permettent de vivre sans tout remettre en question chaque jour : coutumes, rituels, recettes, croyances sur lesquelles on peut ne jamais s’interroger si l’on ne rencontre pas d’autres façons de faire et d’autres visions du monde. « Plaisante foi qui ne croit ce qu’elle croit que pour n’avoir le courage de le décroire !5 » La philosophie et la véritable foi viendraient ainsi d’un déplacement – donc de la remise en cause de l’égocentrisme, d’un regard oblique propre à faire comprendre réellement la différence entre les opinions à suivre et les erreurs : ce n’est que grâce à ce décentrement que s’opère la réflexion personnelle. Cette liberté courageuse s’exerce à l’échelle de l’individu, pour qui le centre de gravité idéologique peut se déplacer.

6Encore n’est-ce là que le résultat d’une démarche vers la différence : il n’est pas encore question de tolérance mais de curiosité ou d’ouverture d’esprit. La tolérance en fait n’est réellement mise en question, sinon en péril, que lorsque l’on se confronte, dans les situations de contact, à une impossibilité de trouver ses marques même si elles sont plus incertaines ; en fait lorsque l’on subit une intrusion dans le domaine de sa propre intégrité, lorsque l’on touche au plus sensible. Sur ce territoire personnel peuvent donc se distinguer plusieurs zones : des opinions plus ou moins indifférentes que l’on peut réviser (une « marche-frontière » que l’on tient ou que l’on a acquise, mais qui est négociable), et d’intimes convictions, un bastion inexpugnable, dont la perte serait corollaire de la catastrophe finale : capture, mort, violence ou esclavage.

7On conçoit la tolérance dans la situation d’hospitalité – plus ou moins accueillante. Selon Jacques Derrida,

l’hospitalité absolue exige que j’ouvre mon chez-moi et que je donne non seulement à l’étranger (pourvu d’un nom de famille, d’un statut social d’étranger, etc.) mais à l’autre absolu, inconnu, anonyme, et que je lui donne lieu, que je le laisse venir, que je le laisse arriver, et avoir lieu dans un lieu que je lui offre, sans lui demander ni réciprocité (l’entrée dans un pacte) ni même son nom6.

8Derrida fait le départ entre le xenos, l’étranger doté d’un statut dans la cité, et le barbare, qui n’est qu’extérieur et ne peut s’insérer dans la société où il arrive. Le xenos est toléré a priori par convention, ce que n’est pas le barbare qui reste considéré comme irréductiblement différent. Inversement, lorsqu’il s’aventure en dehors de chez lui, pour sa propre gouverne, le voyageur particulier peut avoir pour but d’éprouver ses représentations de l’altérité. Dans ce cas, il semble aller de soi que le voyageur, alors xenos lui-même, fasse preuve de tolérance envers ceux qu’il visite, c’est-à-dire qu’en raison de sa position il s’abstienne de juger, et a fortiori renonce à tenter de faire régner sa propre loi en prétendant réformer ses hôtes. Montaigne l’affirme clairement en ce qui le concerne, la curiosité et l’ouverture d’esprit étant ses caractéristiques majeures :

[L]e voyage me semble un exercice profitable. L’âme y a une continuelle exercitation à remarquer les choses inconnues et nouvelles ; et je ne sache point meilleure école, comme j’ai dit souvent, à former la vie que de lui proposer incessamment la diversité de tant d’autres vies, fantaisies et usances, et lui faire goûter une si perpétuelle variété de formes de notre nature7.

9Selon lui, le voyage est pour un homme la seule façon, enthousiasmante, de mettre à l’épreuve toutes ses capacités et s’initier à la véritable philosophie – pour une femme, hélas, les vertus domestiques au contraire resteraient l’ambition ultime8, tandis que Du Bellay ne peut souffrir de voir un « vieillard voyager » s’il traverse la vie sottement et « s’acquiert en voyageant un savoir malheureux9 ». « Je me suis pris tard au ménage », reconnaît Montaigne : mais si l’on songe à l’étymologie du mot, « manere » (rester), il n’est pas fâché d’avoir longtemps cédé à son besoin de sortir de son domaine enclos. Pour tout homme désireux de s’ouvrir au monde, le voyage est la métaphore récurrente :

Et le voyage de ma vie se conduit de même. J’ai vu pourtant assez de lieux éloignés, où j’eusse désiré qu’on m’eût arrêté. Pourquoi non, si Chrysippe, Cléanthe, Diogène, Zénon, Antipater, tant d’hommes sages de la secte plus renfrognée, abandonnèrent bien leur pays sans aucune occasion de s’en plaindre, et seulement pour la jouissance d’un autre air ?10

10Le voyage intelligent et la possibilité de « frotter et limer notre cervelle contre celle d’autrui11 » deviennent le véritable moteur du philosophe. Et éprouver la différence avec empressement est son plus grand bonheur, un plaisir d’« exote », pour emprunter ce mot de Segalen que les humanistes auraient pu inventer :

Or, il y a, parmi le monde, des voyageurs-nés ; des exotes. Ceux-là reconnaîtront, sous la trahison froide ou sèche des phrases et des mots, ces inoubliables sursauts donnés par des moments tels que j’ai dit : le moment d’Exotisme […] : l’ivresse du sujet à concevoir son objet ; à se connaître différent du sujet ; à sentir le Divers. Et sans doute rien de plus ne sera inventé. Mais pour eux, j’ai cet espoir, que la saveur ensuite sera plus grande et plus tenace et la liberté de son jeu démesurée ; et c’est pour eux que j’écris12.

11Montaigne avait déjà cette ouverture d’esprit, cette appréhension a priori et sans jugement de la différence, et la satisfaction intense de cette perception :

La diversité des façons d’une nation à autre ne me touche que par le plaisir de la variété. Chaque usage a sa raison. Soient des assiettes d’étain, de bois, de terre, bouilli ou rôti, beurre ou huile de noix ou d’olive, chaud ou froid, tout m’est un […]13.

12Cette adoption systématique des coutumes fait de lui un voyageur idéal, curieux et satisfait de tout sans distinction – au point qu’il regrette, lors de son voyage en Allemagne et en Italie, de ne pas avoir emmené avec lui son cuisinier, pour « l’instruire de leurs façons et en pouvoir un jour faire voir la preuve chez lui14 »… Une telle absence de considération pour l’échelle de valeurs communément admise pourrait être une simple indifférence apathique et stupide, si pour Montaigne l’appréciation de la différence n’était un principe de vie. Ce n’est pas le seul effet de la cupiditas sciendi ; ou plus exactement, ce ne sont pas tant les détails différents qui le charment pour leur nouveauté que leur représentation philosophique : il lui suffit de passer outre un bref inconfort ou un vain sentiment de dépaysement passager, au profit d’une véritable appétence pour la différence et le renoncement, le cœur léger, aux principes qui le gouvernent habituellement.

Quand j’ai été ailleurs qu’en France et que, pour me faire courtoisie, on m’a demandé si je voulais être servi à la française, je m’en suis moqué et me suis toujours jeté aux tables les plus épaisses d’étrangers.
J’ai honte de voir nos hommes enivrés de cette sotte humeur de s’effaroucher des formes contraires aux leurs : il leur semble être hors de leur élément quand ils sont hors de leur village15.

13Pour sa part, Montaigne ne tient nullement à ses petites habitudes matérielles ou idéologiques et il n’est pas tant question de satisfaire une simple curiosité que, précisément, de rechercher la déstabilisation, qui l’amène à sortir de lui-même pour s’observer ailleurs. Envers les coutumes, les recettes, sa curiosité est une philosophie de la vie, contraire à l’ankylose du sédentaire soucieux de ménager ses efforts. Montaigne n’est certes pas le seul voyageur à goûter pleinement l’effet de défamiliarisation, mais il est sans doute l’un des premiers à l’affirmer, à en faire un principe de conduite et à le théoriser. Jean de Léry, sur le témoignage de qui Montaigne fonde ses réflexions sur le « Nouveau monde », est aussi ouvert et s’abstient de vaine critique devant des pratiques différentes, fût-ce la nudité ou le cannibalisme : arrivé dans la colonie installée par Villegagnon dans la baie de Guanabara, ce cordonnier calviniste porte des jugements plus acerbes sur ses compagnons prétendument portés par la foi chrétienne que sur les Tupinambas réputés sauvages et féroces, auprès de qui il passe plusieurs mois. Il se montre objectif, sans idée préconçue, et donne ainsi l’exemple d’une remarquable ouverture d’esprit en reconnaissant les qualités inattendues de ses hôtes.

14La tolérance en voyage suppose donc la mise en sourdine de ses propres convictions et habitudes, comme n’étant pas nécessairement de valeur universelle, ainsi qu’un regard bienveillant et modeste sur les habitudes des autres groupes humains, a priori perçues comme aussi valables que les siennes propres.

II. Les points de vue obliques : les situations de confrontation

15Le voyageur surpris par l’altérité fait preuve de tolérance tant que son intégrité n’est pas menacée. Le récit de la rencontre et la richesse de l’échange sont étroitement liés à l’espace de négociation sur les limites de cette frontière intérieure : pour filer cette métaphore spatiale, on peut imaginer que l’esprit « ouvert », ou, comme le dit Montaigne, « qui n’ait rien épousé16 », acceptera de voir son territoire réduit, et laissera plus de liberté aux autres pour se comporter de façon différente ; le chauvin, le missionnaire, le conquérant occuperont au contraire un espace généralement si étendu qu’il ne laissera que peu de place à celui des autres. La tolérance du voyageur consiste à faire coïncider deux mondes et accepter de renoncer au sien propre. C’est à cette aune que l’on mesure la capacité à voyager avec profit, ou accueillir les voyageurs extérieurs.

16Examinons-en quelques exemples. Certains voyageurs se définissent eux-mêmes par leur considération envers les populations qu’ils rencontrent ou auprès desquelles ils souhaitent s’installer. Ainsi Montaigne :

Certes, le plus grand déplaisir de mes pérégrinations, c’est que je n’y puisse apporter cette résolution d’établir ma demeure où je me plairais, et qu’il me faille toujours proposer de revenir, pour m’accommoder aux humeurs communes17.

17D’une façon générale, l’expatriation et l’installation peuvent être un choix initial d’une aventure plus ou moins lointaine : c’est bien le cas de Staden ou Cabeza de Vaca ; d’autres comme Léry, Thevet ou Pané – avant les vagues de missionnaires envoyés en nombre pour évangéliser les « sauvages » avec l’ambition ou le prétexte d’étendre le royaume de Dieu sur terre –, répondent à une mission diplomatique ou religieuse (et d’autres), ou être guidées par un intérêt financier ou un projet colonial. Selon les cas, et selon les individus, l’ouverture d’esprit et le sens de la tolérance connaît toutes les variantes et tous les degrés. La tolérance en déplacement est un pas de côté par rapport à ses propres conceptions, un peu de terrain est cédé aux visites de « l’Autre » ; mais certains sont incapables de s’y prêter.

Où qu’ils aillent, ils se tiennent à leurs façons, et abominent les étrangères. Retrouvent-ils un compatriote en Hongrie, ils festoient cette aventure : les voilà à se rallier et à se recoudre ensemble, à condamner tant de mœurs barbares qu’ils voient. Pourquoi non barbares, puis qu’elles ne sont françaises ? Encore sont-ce les plus habiles qui les ont reconnues, pour en médire. La plupart ne prennent l’aller que pour le venir. Ils voyagent couverts et resserrés d’une prudence taciturne et incommunicable, se défendant de la contagion d’un air inconnu18.

18Au nombre des voyageurs qui s’emportent partout avec eux, figurent deux catégories remarquables d’individus : les colons et les missionnaires, dont Rousseau attribuera à leur ministère leur manque de qualités d’observation19. Avec eux, la tolérance ne voyage guère ou peine à progresser chargée de leurs impedimenta. Les premiers comptent imposer avec arrogance leur propre façon de régenter le pays et ses habitants, en dépit de leur antériorité sur le territoire : évidemment on peut surimposer à un ordre indigène une structure coloniale, mais ce sera par la force et la coercition. Là la différence s’avère méprisable (et le voyageur va tenter de démontrer à quel point les coutumes sont barbares et à réformer, ou inexistantes, donc à instaurer). Pour le pionnier, le conquérant ou le colon, la tolérance signifierait l’abandon de toute idée de souveraineté – sauf à considérer que cette magnanimité apparente n’est qu’un simulacre de gouvernement résiduel, destiné à être maîtrisé par le processus de colonisation. C’est ce qui se voit en creux dans le récit de Jean de Léry, Histoire d’un voyage fait en la terre du Brésil (1557) : les colons comme Villegagnon se proposent de construire un nouveau royaume aux lois entièrement nouvelles, inspirées de la métropole, cependant que les Indiens vont travailler à leur service : il n’est jamais question d’accepter ce qui relève de la culture des « autres ». Sur l’île de Guanabara, Villegagnon les force à obéir à ses ordres, à travailler et à se vêtir. Cet autoritarisme intransigeant et absurde, enfermé dans son aveuglement personnel, conduira l’entreprise à l’échec. Certains récits d’expédition, comme celui d’Ulrich Schmidel (1534-1554), sont régulièrement ponctués par des récits de batailles entre arrivants et tribus. Entre temps, il évoque quelques traits peu valorisants d’un groupe très riche en ressources naturelles – qu’il aurait sans doute voulu s’approprier puisque sa relation est émaillée de mentions d’altercations avec les tribus, tout au long de son itinéraire. Par exemple :

Chez cette nation (les Carios), le père vend sa fille, le mari sa femme ; quelquefois même le frère vend sa sœur. On achète une femme pour une chemise, un couteau, un hameçon ou quelque autre bagatelle du même genre. Ils mangent de la chair humaine quand ils peuvent s’en procurer. Ils engraissent les prisonniers qu’ils font à la guerre, comme nous engraissons les porcs. Cependant quand ils prennent une femme jeune et belle, ils la gardent quelques années ; mais lorsqu’ils en sont dégoûtés, ils la tuent et font pour la dévorer un festin d’apparat, comme nous faisons un festin de noce20.

19Sans que l’intolérance n’éclate et ne se justifie expressément, la concision et l’accumulation sont éloquentes et amènent le lecteur à la réprobation de pareils défauts : les Carios sont en quelques lignes présentés comme vénaux, intéressés, cyniques, anthropophages, irrespectueux des femmes et des vieux, capricieux, lubriques et voraces. La juxtaposition de phrases courtes et l’absence de tout commentaire explicite suscite l’effarement du lecteur. Il est donc doublement justifié et intéressant de les amener sous la domination européenne. « Par la poudre et le fer, la ruse, le mensonge et la violation des traités, la culture européenne et l’émigration blanche finirent par imposer partout leur religion et leur implacable organisation sociale21 » explique le préfacier.

20Quant aux missionnaires, leur objectif manifeste est d’extirper la religion existante pour la remplacer par la religion révélée – imposée de vive force si la conviction ne suffit pas. Les descriptions de pratiques religieuses ne procèdent pas, alors, d’un intérêt bienveillant pour une foi et un culte différents, mais de subterfuges pour trouver le moyen de détruire la couche de croyance existante. Sous la plume de Ramon Pané22, dans la Relation de l’histoire ancienne des Indiens, la description du culte, à l’exclusion de toute autre information, occupe tout son temps, dans un récit peu disert ; mais ce n’est pas pour en faire l’apologie. Selon Thevet :

[l’Amérique est habitée] de gens merveilleusement étranges et sauvages, sans foi, sans loi, sans religion, sans civilité aucune, mais vivant comme bêtes irraisonnables, ainsi que la nature les a produits, mangeant des racines, demeurant toujours nus tant hommes que femmes, jusques à tant, peut-être, qu’ils seront hantés des chrétiens, dont ils pourront peu à peu dépouiller cette brutalité, pour vêtir une façon plus civile et plus humaine. En quoi nous devons louer affectueusement le Créateur qui nous a éclairci les choses, ne nous laissant ainsi brutaux, comme ces pauvres Amériques23.

21Dans un récit comme celui de Staden, Nus, féroces et anthropophages (1557), qui a connu bien des déboires chez les Tupinambas, les Européens apparaissent aussi, mais pour d’autres raisons, comme peu fiables. Encore semblent-ils de simples « trafiquants ». Le marchand est, lui, amené à négocier : Cabeza de Vaca, d’après sa Relation de voyage, 1527-1537, se fait commerçant pour « trafiquer » avec les Indiens, et c’est cette marge d’échange qui les pousse à comprendre les différences, à les respecter, voire à les encourager. Captif, puis vagabond parmi eux, il observe et rapporte sans jugement : leur calendrier de déplacement et la recherche de la nourriture, leur façon de brûler les morts et de donner leurs cendres à boire à leur parentèle ; leur amour des enfants24, leur monogamie habituelle, leurs ornements. Les faits sont observés et décrits avec concision, sans commentaire ni ornement littéraire susceptibles de montrer une désapprobation ou un éloge : ce sont des faits d’ordre ethnographique. Staden, paradoxalement, se trouve exactement dans le même état d’esprit ; après une première partie qui adopte son point de vue pour narrer ses propres pérégrinations et aventures, il ouvre une seconde séquence exclusivement ethnographique, la description étant menée sur un ton neutre. Et pourtant, le prisonnier est sous la menace persistante d’être assommé et dévoré à la première occasion, et à vrai dire on pourrait supposer qu’il n’est pas en position de commenter avec neutralité les agissements des Tupinambas – il serait compréhensible que de retour chez lui, il se répande en critiques. Mais sa description objective, au contraire, apporte autant la preuve de la véracité de son récit que la reconnaissance de la variété de la création divine ; aussi le texte est-il bien un ex-voto ainsi qu’une forme de pardon pour ses ravisseurs ; et la preuve indirecte de l’exceptionnelle tolérance de l’aventurier devant des pratiques qui s’opposent diamétralement à ce qu’il connaît.

III. Les Antipodes

22Les Antipodes sont représentatifs de cette différence essentielle, radicale : ils font par définition le contraire de ce à quoi on est habitué, inversion qui s’explique par le fait que nous sommes physiquement opposés par les pieds, par les racines les plus profondes. Thevet décrit les pratiques des « sauvages » comme essentiellement opposées aux siennes, parfois point par point, comme en miroir.

Il est facile à entendre que ces bonnes gens ne sont pas plus civils en leur manger qu’entre autres choses. Et tout ainsi qu’ils n’ont certaines lois pour élire ce qui est bon et fuir le contraire, aussi mangent-ils de toutes viandes, à tous jours et à toutes heures, sans autre discrétion. […] Ils ne veulent aussi manger de choses salées, et les défendent à leurs enfants. Et quand ils voient des chrétiens manger chairs salées, ils les reprennent comme de chose impertinente, disant que de telles viandes leur abrégeront la vie. […] Pour manger ils n’observent certaine heure limitée, mais à toutes heures qu’ils se sentent avoir appétit, soit la nuit après leur premier sommeil, se lèveront très bien pour manger, puis se remettront à dormir. Pendant le repas ils tiennent un merveilleux silence, qui est louable plus qu’en nous autres, qui jasons ordinairement à table. Ils cuisent fort bien leur viande, et si la mangent fort posément, se moquant de nous qui dévorons à la table au lieu de manger ; et jamais ne mangent que la viande ne soit suffisamment refroidie. Ils ont une chose fort étrange : lorsqu’ils mangent, ils ne boivent jamais, quelque heure que ce soit ; au contraire, quand ils se mettront à boire, ne mangeront point et passeront ainsi en buvant voire un jour tout entier25.

23Chacun commente l’incongruité des manières différentes des siennes, qu’elle soit parfois prise en bonne part ou plus souvent critiquée : au moins est-ce réciproque.

24Cette différence concerne les contraintes naturelles ou matérielles et les adaptations trouvées par les gens du cru : dans le Journal de voyage, par exemple, Montaigne se délecte en Allemagne de chou fermenté dont les habitants ont abondance : « ils ont force gibier, bécasses, levreaux, qu’ils accoutrent d’une façon fort éloignée de la nôtre, mais aussi bonne au moins26. » De plus, « M. de Montaigne essaya à se faire couvrir au lit d’une coite [couette], comme c’est leur coutume ; et se loua fort de cet usage, trouvant que c’était une couverture chaude et légère27. » Dans des conditions similaires, Staden apprécie le hamac, en dessous duquel les Tupinambas entretiennent du feu s’il fait froid28. Essayer et adopter des pratiques locales est la première étape dans la manifestation de la tolérance, certes avec un engagement peu conséquent et aisément réversible.

25Les voyageurs passent en revue les pratiques qu’ils observent et les commentent avec plus ou moins d’acrimonie ou d’approbation. Il en va ainsi des coutumes anodines, comme la salutation larmoyante des femmes rapportée par Léry et Thevet, qui consiste à pleurer et sangloter au lieu d’offrir un visage accueillant aux visiteurs – ceux-ci étant tenus de faire au moins semblant de s’affliger, le visage caché dans les mains. Mais les voyageurs évoquent aussi les pratiques matrimoniales ou le vol, avec un glissement progressif vers les valeurs les plus solidement et les plus intimement intégrées. Pourtant Léry ne semble pas, au fond, si choqué de leur nudité, malgré quelques protestations de convenance, du fait qu’elle est commode et d’ailleurs chaste29, chez les hommes comme chez les femmes. Plus étonnamment Thevet admet aussi la nudité, sans le dire toutefois explicitement, parce qu’elle est pratiquée volontairement, pour s’assurer une meilleure liberté de mouvement et échapper ainsi à l’ennemi : ressemblant à la pratique des Anciens, particulièrement des Spartiates, la nudité des hommes à l’exercice est donc tolérable30. Étant donné qu’on les considère comme un monde encore dans l’« enfance », comme le remarque Montaigne, on peut à la rigueur passer sur une nudité encore proche de l’état édénique – et Léry trouve même fort drôle de les voir déguisés, qui portant une chemise retroussée, qui se promenant en costume d’Adam avec des chausses à la matelote31.

26Les pratiques guerrières dévoilent aussi les formes de gouvernement. « Les sauvages ne m’offensent pas tant de rôtir et manger les corps des trépassés que ceux qui les tourmentent et persécutent vivants32 » affirme Montaigne. Léry de même juge plus avec plus de bienveillance les Tupinambas que les plus critiquables de ses compatriotes, pourtant bien légalement installés :

si on considère à bon escient ce que font nos gros usuriers (sucçans le sang et la moëlle, et par conséquent mangeans tous en vie, tant de vefves, orphelins et autres pauvres personnes auxquels il vaudroit mieux couper la gorge tout d’un coup, que de les faire ainsi languir) qu’on dira qu’ils sont encores plus cruels que les sauvages dont je parle33.

27Évoquer la religion est évidemment capital, mais sans grande surprise : presque tous, quelles que soient leurs motivations, essaient de rendre compte de pratiques et de systèmes cosmogoniques, ce qui dépasse la tendance simpliste à les considérer comme d’irréductibles païens. Ramon Pané, Léry, Staden, Martyr d’Anghierra et d’autres les rapportent, certes dans l’idée que les religions locales sont des diableries ou des simagrées, et que leurs « sorciers » sont des charlatans, mais aussi avec le soin de noter les particularités qui permettront un syncrétisme avec la foi chrétienne.

28Même si les récits sont ceux des voyageurs, et que nous ne disposons pas directement du compte rendu des Tupinambas ou des Caraïbes, leur réaction se laisse imaginer en creux. D’abord par leur réaction de défense armée, pour sauvegarder leur culture, comme les habitants du Pérou face aux Espagnols :

ils craignoyent qu’ils ne les corrompissent et changeassent leurs anciennes coustumes, ne les voulans recevoir, ils les appelloyent : Escume de la mer, gens sans peres, hommes sans repos, qui ne se peuvent arrester en aucun lieu pour cultiver la terre, à fin d’avoir à manger34.

29Inversement, l’examen des droits réciproques entre Indiens et Espagnols est, à cette époque, étudié par Francisco de Vitoria, en particulier dans les Leçon sur les Indiens et Leçon sur le droit de la guerre, reposant sur les cours qu’il avait professés entre 1537 et 1539. Il observe que les Indiens détenaient un pouvoir véritable avant l’arrivée des Européens et étaient en pleine possession de leurs terres :

Il ressort clairement de ce qui précède que les Espagnols n’apportaient avec eux aucun droit à occuper les provinces de barbares, lorsqu’ils débarquèrent pour la première fois sur leurs terres35.

30Pour lui, les motifs de guerre ne sont donc pas légitimes, même si les Indiens refusent de croire au Dieu chrétien – surtout si les Européens n’ont pas donné le bon exemple évangélique ; il finit même par envisager comme juste que les « barbares » ne veuillent pas reconnaître la tutelle des Espagnols ni adhérer à leur foi.

IV. Dialogue des cultures

31Un second temps de la rencontre est celui de la négociation, manifestée par exemple par le « colloque » d’entrée rapporté par Léry. Thevet, qui ne brille pourtant pas par son ouverture d’esprit, intitule néanmoins un chapitre « De la charité des sauvages envers les estrangers ». Léry mentionne à plusieurs reprises le fait que les Sauvages sont « grands gausseurs », ou se comportent avec succès de tout autre façon que les colons, ce qui l’incite à concevoir l’idée que les coutumes européennes pourraient être reconsidérées d’un autre point de vue. Tous les voyageurs sont prêts par ailleurs à reconnaître que les Indiens sont grands discoureurs, quoiqu’ils tiennent leur harangue complètement nus. Leur discours est également plein de bon sens ; voyant, par exemple, les Européens manger gloutonnement, ils vitupèrent leur imprévoyance, ce qu’admet tacitement Thevet :

ayant toutefois grand déplaisir quand ils voient aucun chrétien manger à un repas quatre ou cinq œufs de poule, lesquelles poules ils nomment arignane ; estimant que pour chacun œuf ils mangent une poule, qui suffirait pour repaître deux hommes36.

32Pierre Martyr d’Anghierra, dans la première de ses Lettres (ou Décades), commencées en 1494 et achevées en 1526, date de sa mort, présente les Caraïbes que ses compatriotes viennent de rencontrer : juste après avoir raconté, à tort ou à raison, qu’ils castrent et engraissent les enfants qu’ils ont capturés lors de raids guerriers – tout en conservant les femmes « pour la reproduction comme nous le faisons pour les poules, les brebis, les génisses et autres animaux », il enchaîne sans transition sur cette observation :

Des cultes pratiqués par l’un ou l’autre peuple, à l’exception de celui du ciel et des astres, on n’a encore aucune connaissance certaine. Quant aux coutumes, la brièveté du séjour de nos hommes et le manque d’interprètes n’ont pas permis d’en être mieux informé37.

33Il soulève ainsi la question essentielle, lui qui n’écrit que de seconde main : celui des sources et de la fiabilité des intermédiaires. Le voyageur lui-même glane des détails immédiats, ce qu’il peut voir et comprendre. Cependant à condition qu’il souhaite réellement savoir comment les autres vivent, il est nécessairement limité par son ignorance de la langue et son peu de fréquentation – si ce n’est par d’autres biais – : le récit de terrain le plus ouvert et le plus curieux est déjà limité par les catégories mentales du voyageur, qui concentre sur attention sur certains faits et dépend, pour le reste, des conditions dans lesquelles la rencontre s’est déroulée. S’il a été respecté et bien accueilli – ce qui est une preuve de tolérance de la part des populations visitées – il est généralement prêt à voir les points communs entre humanités plus que des différences fâcheuses. C’est pourquoi il faut recueillir l’opinion d’un homme sans parti-pris, c’est-à-dire a priori tolérant :

Ou il faut un homme très fidèle, ou si simple qu’il n’ait pas de quoi bâtir et donner de la vraisemblance à des inventions fausses, et qui n’ait rien épousé38.

34C’est là la condition de la tolérance : l’absence complète de préjugés. Mais pour Montaigne la condition de l’échange est aussi l’absence de connaissances trop assurées, qui sont potentiellement autant d’œillères confortant le voyageur déjà installé dans ses certitudes, ainsi que dans l’établissement de son centre de gravité en lui et autour de lui-même. Staden n’emploie jamais le mot de tolérance, mais il conclut :

Je sens bien que le contenu de ce livre paraîtra étrange à plusieurs, cependant qu’y faire ? Je ne suis pas le premier et je ne serai pas le dernier qui ait connaissance de cette navigation, de ces peuples et de ces pays. C’est ce que doivent voir et ce que verront ceux qui sont disposés à se moquer de moi39.

35« Quiconque a beaucoup vu/ Peut avoir beaucoup retenu40 » disait La Fontaine, soulignant l’adage de la sagesse populaire. « Fâcheuse suffisance, qu’une suffisance pure livresque !41 » Si l’on peut éprouver par le seul entretien écrit la validité des débats d’opinion, la tolérance s’éprouve dans le contact véritable.

À cette cause, le commerce des hommes y est merveilleusement propre, et la visite des pays étrangers, non pour en rapporter seulement, à la mode de notre noblesse française, combien de pas a Santa Rotonda, ou la richesse des caleçons de la Signora Livie, ou, comme d’autres, combien le visage de Néron, de quelque vieille ruine de là, est plus long ou plus large que celui de quelque pareille médaille, mais pour en rapporter principalement les humeurs de ces nations et leurs façons, et pour frotter et limer notre cervelle contre celle d’autrui. Je voudrais qu’on commençât à le promener dès sa tendre enfance, et premièrement, pour faire d’une pierre deux coups, par les nations voisines où le langage est plus éloigné du nôtre, et auquel, si vous ne la formez de bonne heure, la langue ne se peut plier42.

36La question de la langue est de celle qui gouverne l’exercice de la tolérance : en général, si le dialogue peut s’établir, c’est que les voyageurs souhaitent s’entendre avec leurs hôtes et réciproquement ; c’est aussi la condition pour que ce dialogue puisse avoir lieu. Thevet et Léry s’opposent sur ce point : Thevet reconnaît mal les entendre, mais rejette la faute sur une prétendue volonté d’être incompréhensibles, non sans mauvaise foi :

Je dirai encore de ces pauvres sauvages qu’ils ont un regard fort épouvantable, le parler austère, réitérant leur parole plusieurs fois. Leur langage est bref et obscur, toutefois plus aisé à comprendre que celui des Turcs ni des autres nations du Levant, comme je puis dire par expérience. Ils prennent grand plaisir à parler indistinctement […]43.

37Au contraire le glossaire inséré aux chapitre XX de la relation de Léry est l’indice patent de son intégration (qu’il l’ait rédigé lui-même ou adapté de livrets localement en usage, son propre nom y figurant comme « Lery-oussou. Une grosse huître44 ») et l’intention de faciliter celle de ses successeurs. Quant à Montaigne, on le voit congédier son secrétaire et se mettre lui-même, en Italie, à rédiger ses mémoires dans un italien qu’il semble pratiquer avec une aisance remarquable. C’est assez signifier son désir d’échanger avec les habitants, et son adaptation modeste et active à leur culture.

38Ce sont d’abord les conditions naturelles qui déterminent maintes coutumes : reconnaître fonder ses observations sur ce constat, à la base de la relativité des opinions, revient à poser les fondations de la tolérance.

Si nature enserre dans les termes de son progrès ordinaire, comme toutes autres choses, aussi les créances, les jugements et opinions des hommes ; si elles ont leur révolution, leur saison, leur naissance, leur mort, comme les choux ; si le ciel les agite et les roule à sa poste, quelle magistrale autorité et permanente leur allons-nous attribuant ? Si par expérience nous touchons à la main que la forme de notre être dépend de l’air, du climat et du terroir où nous naissons, non seulement le teint, la taille, la complexion et les contenances, mais encore les facultés de l’âme, […] ; en manière que, ainsi que les fruits naissent divers et les animaux, les hommes naissent aussi plus et moins belliqueux, justes, tempérants et dociles : ici sujets au vin, ailleurs au larcin ou à la paillardise ; ici enclins à superstition, ailleurs à la mécréance ; ici à la liberté, ici à la servitude ; capables d’une science ou d’un art, grossiers ou ingénieux, obéissants ou rebelles, bons ou mauvais, selon que porte l’inclination du lieu où ils sont assis, et prennent nouvelle complexion si on les change de place, comme les arbres ; […] si nous voyons tantôt fleurir un art, une opinion, tantôt une autre, par quelque influence céleste ; tel siècle produire telles natures et incliner l’humain genre à tel ou tel pli ; les esprits des hommes tantôt gaillards, tantôt maigres, comme nos champs ; que deviennent toutes ces belles prérogatives de quoi nous nous allons flattant ?45

39Ainsi la tolérance vient-elle directement de la différence entre les sociétés humaines, qu’elle soit liée à la situation naturelle (le « climat ») ou géographique (régions de trafic ou régions écartées), à l’histoire, à la combativité des nations voisines : chez Léry ou Staden, à la différence de Schmidel, le terrain d’observation est mouvant, et clairement organisé autour d’oppositions binaires : ici/là, par-delà/en deçà, couples antithétiques qui manifestent une égale valeur de part et d’autre de la ligne de rencontre… De son côté, Montaigne ne s’est pas rendu en Amérique ; mais rencontrant des Brésiliens à Rouen, il n’a de cesse de de les interroger sur leurs coutumes et opinions, et se trouve fort satisfait de leurs réponses, après avoir constaté que leurs coutumes reposent sur la fraternité, l’équité, le courage, le bon sens politique, la modération. « Tout cela ne va pas trop mal – dit-il par antiphrase – : mais quoi, ils ne portent point de hauts-de- chausses !46 » : il s’agit ici non plus de tolérance active, mais de louange.

40De sorte que les valeurs auxquelles nous tenons le plus fermement peuvent se réduire à peu de chose, tandis que le territoire intangible que défendent nos certitudes est fort réduit, laissant une très large zone-frontière où tout est finalement acceptable : ce qui est la source de la tolérance philosophique.

Conclusion

Que dites-vous la dessus, messieurs les délicats […] ? Voulez-vous vous aller embarquer pour vivre de cette façon ?47

41Ce qui était vrai au XVIe reste vrai aujourd’hui. Être tolérant, ce n’est pas faire aux autres l’honneur de se promener sur leur territoire, caparaçonné dans ses préjugés. La différence entre le voyageur philosophe et le colon, qui peuvent tous arriver avec le bagage le plus léger et repartir pleins de richesse, c’est que l’acquêt n’est pas du même ordre. Le voyageur tolérant arrive sans idée préconçue et repart la tête remplie d’idées nouvelles ; il fait autant que possible abstraction de ses préjugés pour entamer le dialogue. Ses propres convictions ne sont pas mises en péril : si elles se modifient, c’est par l’adoption de pratiques plus appropriées. La tolérance ne se théorise guère, et ne se brandit pas comme une injonction impossible, mais se nuance selon l’ouverture d’esprit. Le relativisme permet le récit heureux de la rencontre, preuve en actes de cette disposition positive à comprendre assez bien l’Autre pour lui laisser ses idées et ses coutumes : il n’est pas nécessairement question de les adopter définitivement à la place des siennes, mais d’accepter que les autres vivent autrement sans vouloir à tout prix leur faire changer leurs conceptions – surtout lorsqu’on s’installe chez eux ! Ainsi Léry :

je regrette souvent que je ne suis parmi les sauvages, ausquels (ainsi que j’ay amplement monstré en ceste histoire) j’ay cogneu plus de rondeur qu’en plusieurs de par-deça, lesquels à leur condamnation, portent titre de Chestiens48.

42Une ligne de démarcation se distingue ainsi non seulement entre voyageurs et sédentaires, mais aussi entre différents voyageurs, selon qu’ils se transportent entièrement avec eux-mêmes, engoncés dans leurs certitudes – et donc susceptibles de tolérance si et seulement si elle n’affecte pas leur entité personnelle –, ou qu’ils sont prêts au contraire à s’adapter aux manières et croyances locales, moyennant des concessions décisives sur leur territoire intime. La tolérance est donc un processus, pas un constat issu de la stabilité ; elle s’avère potentiellement un acquis fragile qui peut se perdre selon les circonstances ou les menaces et qui doit être révisé constamment. La tolérance issue de l’expérience du voyage se définit d’autant mieux par ce détour dans son cheminement mental qui procure un nouveau point de vue.

Enfin, si quelque jeune étourdi ne veut croire ni parole ni celle de mes témoins, qu’il s’embarque pour ce pays, après avoir invoqué l’aide de Dieu, et qu’il y aille. Je lui ai indiqué le chemin, il n’a qu’à suivre mes traces, car le monde est ouvert à celui que Dieu veut aider49.

Notes de bas de page numériques

1 Julia Kristeva, « L’Europe a le temps », http://www.kristeva.fr/le-figaro-30janvier2015.html, cons. 15 sept. 2021.

2 Michel de Montaigne, Essais, I, 31, « Des cannibales », [1580-1588], éd. Pierre Michel, Paris, LGF, « Le Livre de poche », 1972, t. I, p. 307.

3 Nous avions proposé cette définition dans « Marges de tolérance : pourparlers aux frontières de l’Intangible et du Négociable », Loxias-colloques 14, oct. 2019, Tolérance(s) I : Regards croisés sur la tolérance, http://revel.unice.fr/symposia/actel/index.html?id=1308.

4 Joachim Du Bellay, Les Regrets, XXXI, [1558], Paris, Gallimard, « nrf Poésie/Gallimard », 1996, p. 89.

5 Montaigne, Essais, II, 12, « Apologie de Raimond Sebond », t. II, p. 82.

6 Jacques Derrida, De l’hospitalité [Anne Dufourmantelle invite Jacques Derrida à répondre De l’hospitalité], Paris, Calmann-Lévy, 1997, p. 29.

7 Montaigne, Essais, III, 9 « De la vanité », t. III, p. 236.

8 « La plus utile et honorable science et occupation à une femme, c’est la science du ménage. » Essais, III, 9, « De la vanité », t. III, p. 237-238.

9 Du Bellay, Les Regrets, XXIX, p. 88.

10 Montaigne, Essais, III, 9, « De la vanité », t. III, p. 241-242.

11 Montaigne, Essais, I, 26, « De l’institution des enfants », t. I, p. 223.

12 Victor Segalen, Essai sur l’exotisme, [1908-1955], dans Œuvres complètes, t. 1, Paris, Robert Laffont, coll. « Bouquins », 1995, p. 745-781, ici p. 750.

13 Montaigne, Essais, III, 9, « De la vanité », t. III, p. 251.

14 Montaigne, Journal de voyage [1580-1581], éd. Fausta Garavini, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1983, p. 114.

15 Montaigne, Essais, III, 9, « De la vanité », t. III, p. 251.

16 Montaigne, Essais, I, 31, « Des cannibales », t. I, p. 306.

17 Montaigne, Essais, III, 9, « De la vanité », t. III, p. 242.

18 Montaigne, Essais, III, 9, « De la vanité », t. III, p. 251.

19 Jean-Jacques Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes [1754-1755], éd. Jean Starobinski, Paris, Gallimard, 1996, coll. « Folio », note 10. On nous permettra de renvoyer à notre article « De l’usage des notes dans le Discours sur l’inégalité de Rousseau : récits de voyages et ethnographie », Loxias n° 27, 15 décembre 2009, http://revel.unice.fr/loxias/index.html?id=3169.

20 Ulrich Schmidel, Voyage curieux au río de la Plata (1534-1554), trad. H. Ternaux-Compans, Paris, Utz, 1998, p. 65.

21 Préface de Juan Archibaldo Lanus à Ulrich Schmidel, Voyage curieux au río de la Plata (1534-1554), p. 12.

22 Ramon Pané, Relation de l’histoire ancienne des Indiens [voyage 1493, version en castillan (perdue), vers 1500, version italienne Venise, 1571], trad. de l’italien A. Ughetto, Paris, La Différence, 1992.

23 André Thevet, Les Singularités de la France Antarctique (1557), éd. Frank Lestringant, Paris, Chandeigne, 1997, chap. XXVII, p. 122.

24 Alvar Nuñez Cabeza de Vaca, Relation de voyage, 1527-1537, trad. Bernard Lesfargues et Jean-Marie Auzias, Arles, Actes Sud, 1979, p. 90-91.

25 Thevet, Les Singularités de la France Antarctique, chap. XXX, p. 129-130.

26 Montaigne, Journal de voyage, p. 113.

27 Montaigne, Journal de voyage, p. 113.

28 Hans Staden, Nus, féroces et anthropophages [1557], Paris, Métailié, 1990, coll. « Points Seuil », « De leur manière de se coucher », vignette commentée p. 176.

29 Jean de Léry, Histoire d’un voyage faict en la terre de Brésil (1578), 2e éd. 1580, établi, présenté et annoté par Frank Lestringant, Paris, LGF, coll. « Le Livre de poche, Bibliothèque Classique », 1994, p. 230-232.

30 Thevet, Les Singularités de la France Antarctique, chapitre XXIX, p. 126-127.

31 Léry, Histoire d’un voyage faict en la terre de Brésil, p. 226.

32 Montaigne, Essais, II, 11, « De la cruauté », t. II, p. 64.

33 Léry, Histoire d’un voyage faict en la terre de Brésil, p. 375.

34 Léry, Histoire d’un voyage faict en la terre de Brésil, p. 314.

35 Francisco de Vitoria, Leçon sur les Indiens [De Indis, 1539], trad. Maurice Barbier, Genève, Droz, coll. « Les Classiques de la pensée politique », 1966, § 158, p. 58.

36 Thevet, Les Singularités de la France Antarctique, chapitre XLIV, p. 175.

37 « non satis exploratum » : pas suffisamment connu. Pierre Martyr d’Anghierra, De orbe novo decades, I. Oceana decas, Décades du Nouveau monde. I. La décade océane, trad. Brigitte Gauvin, Paris, Les Belles lettres, 2003, I, 12-13, p. 24-25.

38 Montaigne, Essais, I, 31, « Des cannibales », t. I, p. 306.

39 Staden, Nus, féroces et anthropophages, p. 229.

40 La Fontaine, Fables, I, 8.

41 Montaigne, Essais, I, 26, « De l’institution des enfants », t. I, p. 222.

42 Montaigne, Essais, I, 26, « De l’institution des enfants », t. I, p. 223.

43 Thevet, Les Singularités de la France Antarctique, chapitre XXXIX, p. 128. 

44 Léry, Histoire d’un voyage faict en la terre de Brésil, p. 480.

45 Montaigne, Essais, II, 12, « Apologie de Raimond Sebond », t. II, p. 256-257.

46 Montaigne, Essais, I, 31, « Des cannibales », t. I, p. 319.

47 Léry, Histoire d’un voyage en Terre de Brésil, p. 140.

48 Léry, Histoire d’un voyage en Terre de Brésil, p. 508.

49 Staden, Nus, féroces et anthropophages, p. 230.

Bibliographie

Relations de voyage et textes contemporains

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STADEN Hans, Véritable Histoire et description d’un pays habité par des hommes sauvages, nus, féroces et anthropophages, situé dans le Nouveau Monde nommé Amérique, inconnu dans le pays de Hesse, avant et depuis la naissance de Jésus-Christ, jusqu’à l’année dernière. Hans Staden de Homberg, en Hesse, l’a connu par sa propre expérience et le fait connaître actuellement par le moyen de l’impression, Marbourg, chez André Kolben, 1557 ; réf. Nus, féroces et anthropophages, trad. Henri Ternaux-Compans, Paris, Métailié, 1990, coll. « Points Seuil ».

THEVET André, Le Brésil d’André Thevet. Les Singularités de la France Antarctique (1557), Édition intégrale établie, présentée et annotée par F. Lestringant, nouvelle édition, Paris, Éditions Chandeigne, 2011.

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Essais et études

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Pour citer cet article

Odile Gannier, « La tolérance en voyage. Leçons sur le déplacement à la Renaissance », paru dans Loxias-Colloques, 20. Tolérance(s) III - concepts, langages, histoire et pratiques
Tolerance(s) - concepts, language, history and practices
, La tolérance en voyage. Leçons sur le déplacement à la Renaissance,
mis en ligne le 27 octobre 2023, URL : http://revel.unice.fr/symposia/actel/index.html?id=1965.


Auteurs

Odile Gannier

Odile Gannier est professeur de littérature générale et comparée à l’Université Côte d’Azur, CTEL, co-responsable de l’axe « Écritures de l’altérité et de la singularité » et dans la MSH Sud-Est du thème « Discours du voyage ». Elle travaille sur la littérature de voyage, la littérature maritime, les littératures insulaires et l’anthropologie culturelle. Outre de nombreuses contributions, elle a publié La Littérature de voyage (2001, rééd. 2016), Les Derniers Indiens des Caraïbes (2005), Le Roman maritime. Émergence d’un genre en occident (PUPS, 2011) ; elle a co-dirigé des collectifs commeVariations et répétitions dans le récit de voyage (L’Analisi litteraria e linguistica, 2020), Écrire le voyage centrifuge : actualité de la littérature migrante (L’Entre-deux, 2020), Lieux de mémoire et océan. Géographie littéraire de la mémoire transatlantique aux XXe et XXIe siècles (Classiques-Garnier, 2022), Frontières de la définition dans le récit de voyage (Classiques-Garnier, avril 2023). Elle a aussi co-édité Le Voyage du capitaine Marchand (1791) : les Marquises et les Îles de la Révolution (Au vent des îles, 2003), ainsi que le Journal de bord d’Étienne Marchand. Le Voyage du Solide autour du monde (1790-1792), (CTHS, 2005).

Université Côte d'Azur, CTELA