Loxias-Colloques |  14. Tolérance(s) I : Regards croisés sur la tolérance 

Véronique Montagne, Anne Brogini et Odile Gannier  : 

Tolérance(s)

Réflexions préliminaires

Texte intégral

1Ce numéro spécial correspond à la publication d’une journée d’études qui s’est tenue à la MSHS-SE de Nice le 28 juin 2019 et qui s’intéressait aux Regards croisés sur la tolérance. La journée s’inscrivait dans un programme de recherche plus vaste, associant plusieurs laboratoires d’Université Côte d’Azur (BCL, CTEL, CMMC, URMIS), l’Université de Stockholm et la Fondation Nobel de Stockholm ; plusieurs chercheurs en littérature et sciences humaines y ont analysé le concept de tolérance, ses évolutions au fil du temps et certaines de ses applications dans différents espaces d’Europe et d’ailleurs. Cette journée marquait ainsi le point de départ d’une série d’événements scientifiques consacrés à la définition du mot et/ou du concept de tolérance, laquelle pose difficulté. Le Manuel éducatif « La tolérance, porte ouverte sur la paix » – qui est une pièce importante dans l’éducation à la tolérance préconisée par les Nations Unies – fait ainsi état « des définitions capricieuses et variables » de ce terme, dont les contours changent, par exemple, selon les langues. Or cette variation, linguistique, géographique, est aussi historique.

2Le 23 août 1789, le révolutionnaire Rabaut Saint-Étienne prononce à l’Assemblée nationale, un discours devenu célèbre, qui témoigne à quel point la tolérance peut en effet recouvrir des réalités diverses au fil du temps, et a pu osciller entre un statut d’idéal et celui d’un pis-aller jugé insatisfaisant :

« Messieurs, ce n’est pas même la tolérance que je réclame ; c’est la liberté. La Tolérance ! Le support ! Le pardon ! La clémence ! Idées souverainement injustes envers les dissidents, tant qu’il sera vrai que la différence de religion, que la différence d’opinion, n’est pas un crime. La Tolérance ! Je demande qu’il soit proscrit à son tour, et il le sera, ce mot injuste qui ne nous présente que comme des citoyens dignes de pitié, comme des coupables auxquels on pardonne, ceux que le hasard souvent et l’éducation ont amenés à penser d’une autre manière que nous1 ».

3C’est notamment en réaction au déchirement de la chrétienté, à la « confessionnalisation » et aux conflits religieux du XVIe siècle, qui contribuent à la lente gestation des États modernes, que le concept est revendiqué par les humanistes, avant d’être mis en pratique par les princes. Apparu en Allemagne au XVIe siècle et emprunté au français et au latin, le terme possède à l’origine un sens étroit, qui désigne la tolérance envers des minorités religieuses de l’empire, et correspond à une conviction intellectuelle de lettrés. Certains humanistes tels que Sébastien Castellion, Michel Servet ou Eckart de Drübel en appellent plus largement à la tolérance de toute confession, y compris de l’Islam2. Au fil du siècle, le mot acquiert un sens juridique et désigne une décision politique visant à imposer l’acceptation des représentants d’une confession minoritaire et jusqu’alors opprimée ou persécutée3.

4Dans la France des guerres de religion (1562-1598), des « pactes d’amitié » sont ainsi constitués sous le règne de Charles IX, entre habitants de villages ou de très petites villes, mus par leur connaissance mutuelle, leurs liens familiaux ou amicaux et un sentiment sans doute d’être « victimes » ensemble4. La littérature de l’époque reflète ces rapprochements, censément refusés par les pouvoirs : c’est le cas par exemple du fameux Abencérage d’Antonio de Villegas (1565), œuvre littéraire capitale du Siècle d’Or espagnol, mettant en scène la sympathie, puis la sincère amitié qui unit deux chevaliers de la péninsule, l’un chrétien et l’autre musulman. Texte subversif qui s’oppose à l’Inquisition, l’ouvrage oppose les vertus personnelles à la limpieza de sangre, en ce sens que les vertus ne dépendent pas de l’appartenance religieuse (Isabelle Taillandier).

5Par ailleurs, les « édits de pacification » qui se succèdent sous le règne de Charles IX (1560-1574) sont souvent qualifiés d’édits de « tolérance » : ces textes régissent et racontent l’émergence de l’acceptation d’une coexistence confessionnelle en France. La tolérance dont il est alors question n’en est qu’à ces balbutiements, empreinte de paradoxes et de réflexes linguistiques qui disent toute la méfiance que l’on éprouve envers une altérité qu’on suppose dangereuse, quelle que soit la nature de ce danger (Véronique Montagne).

6L’histoire de la péninsule ibérique, entre bouleversements religieux, grandes découvertes, âge d’or de l’empire portugais, offre un autre exemple de l’évolution du terme. L’identité d’appartenance à une nation aux mêmes coutumes, idéaux et religions, ne cesse de se renforcer. La tolérance se manifeste particulièrement dans l’évolution de la tolérance vis-à-vis des Juifs, au sein d’un Portugal en pleine mutation. La voix de la tolérance, dans la signification d’ouverture et d’acceptation, trouvera peu d’écho et la littérature de l’époque qui l’exprimera restera cachée, sous peine de censure (Pierre-Alexandre Gonçalves).

7Malgré tout, la mémoire collective a conservé un souvenir idéalisé de ces isolats, au sein desquels la tolérance est perçue comme une vertu en soi et comme étant la conséquence d’un pouvoir vertueux, qui contribue à la constitution de havres de paix marqués par le pluralisme religieux.

8En Méditerranée, plus largement, le principe de tolérance correspond à la réalité de certains espaces portuaires chrétiens ou musulmans des époques médiévales et modernes, qui n’empêche évidemment pas les relations conflictuelles entre les rives, ni même la crispation identitaire le long des frontières maritimes, surtout au temps des affrontements entre les empires espagnol et ottoman. En raison de leur dualité, faite à la fois d’échanges et de tensions, les espaces frontaliers en général, et les frontières méditerranéennes en particulier, posent avec acuité la question de la tolérance et de la coexistence religieuses. En favorisant les échanges économiques et interculturels, les frontières peuvent diluer dangereusement le sentiment de l’altérité ; elles favorisent alors un processus de métissage et d’hybridation des sociétés, qui deviennent progressivement « différentes sans s’en apercevoir5 ». Cette aptitude aux transgressions, indissociable d’une adaptation progressive aux rapports de force et aux contextes, finit par conduire les frontières les plus rigides, comme peut l’être celle de Malte dans la première modernité, à des degrés et formes acceptées de tolérance (Anne Brogini).

9Ces expériences spatiales et temporelles de la tolérance, sont liées à un pouvoir qui conçoit le fait de pratiquer la tolérance comme une concession, dont il tire en définitive profit, que ce soit sur un plan économique (le port franc de Livourne à partir de 15936, les nations européennes établies dans les Échelles levantines et le dynamisme portuaire auquel participent leurs activités commerciales) ou sur un plan politique et social (le pouvoir normand de Sicile renforcé par les activités des juifs et des musulmans7 ; l’Édit de Nantes, qui établit une coexistence précaire, mais offre à l’État royal français un moyen de sortir de l’impasse des guerres de religion et d’évoluer vers l’absolutisme). De fait, l’ambition d’universalité revendiquée dans les différents édits de tolérance français du XVIe siècle par exemple entre donc en contradiction avec la réalité d’une supériorité assumée de la religion dominante, laquelle se traduit par le recours à des « formules » stigmatisantes pour désigner les « tolérés »8. La tolérance ne désigne donc pas l’égalité, mais suppose la condescendance et la subordination de minorités à une majorité. C’est à partir du second XVIIe siècle, sous l’influence de penseurs et philosophes comme Bayle, Spinoza ou Locke, que la tolérance en tant que décision politique ne peut plus être considérée comme suffisante et qu’elle doit devenir une reconnaissance réciproque, donc un respect, de la liberté religieuse de l’autre9. Au-delà du simple privilège, la tolérance est désormais revendiquée comme droit, en même temps qu’est réclamée une égalité de traitement10 plutôt qu’une simple permission.

10Lorsque la culture s’exporte, comme dans le cas des missionnaires européens, débarqués au Vietnam, à partir du XVIIe siècle, amène-t-elle avec elle la conception de la tolérance, ou transcenderait-elle les frontières linguistiques et la barrière de la langue ? Les missionnaires ressentirent le besoin de comprendre la population locale et l’ont obligée à créer une langue alternative, du vietnamien avec de l’alphabet latin. Comment ce changement entre les caractères sinogrammes et les caractères latins a-t-il influencé, depuis, la définition du mot tolérance ? (Thi Phuong Thu Le)

11Cependant, l’étymologie du mot renvoie plutôt à l’endurance, qui suppose que l’on accepte une gêne, un poids : aussi les opinions d’autrui ne sont-elles acceptables que dans la mesure où elles ne remettent pas fondamentalement en cause les siennes propres. La tolérance cesserait donc lorsqu’on commence à craindre pour ses valeurs les plus profondes et que l’on se place en situation de défense de son propre territoire. En fait, la tolérance est une nécessité sociale âprement négociée qu’on tente de transfigurer en vertu. (Odile Gannier)

12La tolérance pourrait être située à l’intersection entre « la pratique de la liberté et la pratique de la responsabilité11 » en y ajoutant (dans une logique de triangulation) la question du devoir. La tolérance acquiert une fonction politique plus importante aujourd’hui qu’au XXe siècle. On ne peut pas ne pas chercher à comprendre quel rôle revient à la tolérance dans « les rapports qu’entretiennent l’État et les médias avec les individus, seuls ou collectivement12 » (Maria Mailat)

13Pour autant, la tolérance n’est pas toujours force ou vertu et peut même être considérée comme une manifestation de faiblesse. Si la tolérance constitue un atout pour le pouvoir qui finit par l’imposer, pouvant conférer du prestige, elle existe généralement parce que l’on ne peut, ou que l’on n’a pas pu, l’empêcher. « Permettre » (verbe souvent utilisé comme synonyme de « tolérer » dans la langue préclassique) ne signifie pas « approuver » et la permission est considérée comme un état transitoire13. Selon le sociologue Yvan Gastaut, l’expression d’un « seuil de tolérance » utilisée pour s’opposer diplomatiquement à l’immigration serait la marque d’une hypocrisie politique prétendument appuyée sur des chiffres, jamais vérifiables.

14Mais « une chose sont les systèmes, autre chose sont les hommes14 ». Loin des États et des administrations politiques ou religieuses, qui produisent l’essentiel des archives, des concordes interindividuelles ou collectives se produisent quelquefois, qui sont autant d’expériences et de revendications de tolérance.

Notes de bas de page numériques

1 Jean-Paul Rabaut Saint-Etienne, Discours à l’Assemblée nationale, 23 août 1789.

2 Inès Sonntag, « L’image des ‘Turcs’ dans les débats des Temps modernes sur la tolérance », Annales de Bretagne et des pays de l’Ouest, n° 125-1, 2018/1, pp. 85-89.

3 Jürgen Habermas, « De la tolérance religieuse aux droits culturels », Cités, 2003/1, n° 13, pp. 151-170.

4 Jérémie Foa, « Protestants et catholiques n’ont-ils rien de commun ? Politisation ordinaire au temps des guerres civiles de religion », Politix, n° 119, 2017/3, pp. 35-39.

5 Charles Whittaker, Les frontières de l’empire romain, Paris, Les Belles Lettres, 1989, pp. 77-99.

6 Guillaume Calafat, Une mer jalousée. Contribution à l’histoire de la souveraineté (Méditerranée, XVIIe siècle), Paris, Le Seuil, 2019, p. 350 (le port franc de Livourne par exemple).

7 Annliese Nef, Conquérir et gouverner la Sicile islamique aux xie et xiie siècles, Rome, BEFAR, 346, 2011 ; Giuseppe Mandalà, « La migration des juifs du Garbum en Sicile (1239) », dans Benoît Grévin (dir.), Maghreb-Italie. Des passeurs médiévaux à l’orientalisme moderne (xiiie-milieu xxe siècle), Rome, Collection de l’École française de Rome, 439, 2010, p. 37.

8 Alice Krieg-Planque, La notion de « formule » en analyse du discours, Presses Universitaires de Franche-Comté, coll. « Annales littéraires », 2009.

9 Jürgen Habermas, « De la tolérance religieuse aux droits culturels », « De la tolérance religieuse aux droits culturels », Cités, 2003/1, n° 13, pp. 151-170, ici p. 152-153.

10 Luc Daireaux, « De la tolérance à la liberté de religion : les pouvoirs face à la question protestante, France, 1685-1791 », Annales de Bretagne et des pays de l’Ouest, n° 125-1, 2018-1, pp. 69-70.

11 Christian Kristen, « Réponse à Anthony Smith. La déréglementation : vers une nouvelle tolérance répressive »,

12 Christian Kristen, « Réponse à Anthony Smith. La déréglementation : vers une nouvelle tolérance répressive », in Communication. Information Médias Théories, volume 7 n° 2, printemps 1985, pp. 101-107.

13 Julien Léonard, « Une tolérance à géométrie variable : catholiques et protestants, chrétiens et juifs, pouvoir royal et francisation. Metz au 17e siècle », Annales de Bretagne et des pays de l’Ouest, n° 125-1, 2018-1, p. 100.

14 Henri Sanson, « Expérience de l’autre et l’image de soi en Algérie entre 1923 et 2002 », Cahiers de la Méditerranée, 66, 2003, p. 241.

Pour citer cet article

Véronique Montagne, Anne Brogini et Odile Gannier , « Tolérance(s)  », paru dans Loxias-Colloques, 14. Tolérance(s) I : Regards croisés sur la tolérance, Tolérance(s) , mis en ligne le 06 octobre 2019, URL : http://revel.unice.fr/symposia/actel/index.html?id=1305.


Auteurs

Véronique Montagne

Université Côte d’Azur, BCL

Anne Brogini

Université Côte d’Azur, CMMC

Odile Gannier

Université Côte d’Azur, CTEL