Loxias-Colloques |  13. Lettres d'exil. Autour des Tristes et des Pontiques d’Ovide |  Traductions, adaptations et réécritures 

Sylvie Ballestra-Puech  : 

Variations sur les Tristes et les Pontiques dans Die letzte Welt (1988) de Christoph Ransmayr

Résumé

Christoph Ransmayr a lui-même invité ses lecteurs à prêter toute leur attention à la réécriture des Métamorphoses d’Ovide dans son roman Die letzte Welt et la critique a largement répondu à son invitation. Quoique moins fortement revendiquée et beaucoup moins étudiée, la présence intertextuelle des lettres d’exil n’en est pas moins déterminante et cet article s’efforce de montrer qu’elle permet d’expliquer certaines particularités de l’espace autant que de l’intrigue de ce roman, pour peu qu’on l’envisage comme une fiction critique mettant en lumière l’étroite imbrication de l’écriture de l’exil et de celle du mythe.

Index

Mots-clés : Christoph Ransmayr , critique, Ernst Fischer, fiction, intertextualité, Métamorphoses, Ovide, Pontiques, Tristes

Géographique : Autriche , Italie, Mer noire

Chronologique : Antiquité , XXe siècle

Plan

Texte intégral

Dir, den in wilde, unwirtbare Wüsten,
wo nie ein Glücklicher sich schauen ließ,
auf Pontus ferne meerumtobte Küsten
der Grimm von Romas tückschem Herrscher stieß;
dir, armer Dulder, weih ich diese Blätter,
denn gleiches Los beschieden uns die Götter
1.

À toi que dans des déserts sauvages, inhospitaliers,
où nul heureux jamais ne se voit,
sur les rives lointaines du Pont encerclé par les flots
le courroux du perfide maître de Rome a jeté ;
à toi, pauvre souffre-douleur, je dédie ces pages,
car les dieux nous ont donné même sort en partage2.

1Lorsque, en 1833, dans ses Tristia ex Ponto3 — où s’opère déjà la concaténation des deux titres ovidiens, que Marie Darrieussecq a réitérée avec bonheur4 —, Franz Grillparzer s’identifie au poète latin exilé, il s’inscrit dans une tradition romantique dont Chateaubriand a été l’initiateur mais sans reprendre à son compte la célébration des habitants de Tomes à laquelle se livrait l’auteur du Génie du christianisme dans un but apologétique. Pour le poète autrichien, la Mer noire n’a offert à Ovide que des « déserts sauvages, inhospitaliers (wilde, unwirtbare Wüsten) ». Peut-être la lecture de ces vers a-t-elle contribué à la genèse du deuxième roman de Christoph Ransmayr, Die letzte Welt, publié en 1988 et traduit dans une vingtaine de langues, dont le français en 1989. En effet, le mot Wüste, que Grillparzer place à la rime du premier vers, fait partie, avec ses composés, des termes de prédilection de Ransmayr, comme l’a souligné Barbara Vollstedt5.

2Le reportage sur la construction des barrages de Kaprun est particulièrement révélateur de la constellation imaginaire dans laquelle s’inscrit ce vocabulaire effectivement prégnant dans le texte — « wüsten, grauen Steinhalden », « Verwüstung der Almen », « Bilder von Steinschlagverwüstungen » — mais aussi de la manière dont l’évocation de l’espace implique la question de l’histoire et du mythe, soulignée par le titre de l’article lors de sa première parution : « Kaprun. Eine Mauer wird zum Mythos6 ». Sans être jamais explicité, le motif du sacrifice humain que l’on rencontre dans bien des récits de construction7 ne cesse d’être convoqué dans l’esprit du lecteur par le rappel des nombreux ouvriers qui perdirent la vie sur ce chantier, à commencer par les prisonniers que le régime nazi y employa, avant que la construction se poursuive avec le financement du plan Marshall. La portée politique de ce reportage, ouvertement revendiquée par Ransmayr, y passe par une écriture abolissant la frontière entre le référentiel et le métaphorique. Le texte s’ouvre, en effet, sur l’évocation du « chant panique (panischer Gesang) » des rats qui se trouvèrent pris au piège et se réfugièrent sur une éminence où on les entendit crier leur épouvante pendant des semaines avant qu’ils fussent submergés par la montée inexorable des eaux. Un fait objectif, ayant marqué la mémoire des habitants du lieu, se trouve ainsi chargé, par sa position liminaire autant que par les modalités spécifiques de la relation qui en est faite, d’une portée symbolique, appelant l’interprétation sans pour autant permettre une lecture allégorique univoque. Ce choix d’écriture, qui n’est sans rappeler celui de Kafka dans nombre de ses nouvelles, se retrouve, à plus grande échelle, dans Die letzte Welt, où la relégation d’Ovide à Tomes sur ordre d’Auguste sert de point de départ à une méditation sur l’histoire récente autant qu’à une réflexion sur les rapports de l’art et du pouvoir. Ce roman se distingue cependant du précédent comme des écrits journalistiques antérieurs par un substrat de l’écriture qui n’est plus seulement documentaire : le travail hypertextuel sur la poésie ovidienne passe désormais au premier plan.

3En effet, Ransmayr revendique très ouvertement pour ce roman le statut de libre réécriture des Métamorphoses dont un « Répertoire ovidien » met en regard un certain nombre d’épisodes et les variations qu’en propose le texte allemand. Mais cette réécriture passe par la fiction de la quête entreprise par Valerius Maximus Cotta, destinataire de six épîtres des Pontiques (I, 5 ; I, 9 ; II, 3 ; II, 8 ; III, 2 et III, 5). Dans le roman autrichien, Cotta est parti sur les traces d’Ovide à Tomes après que la nouvelle de sa mort fut arrivée à Rome. Il s’agit donc aussi, sinon d’une réécriture du moins d’une variation, dans l’acception musicale du terme, sur les Tristes et les Pontiques. Le « répertoire ovidien » ne comporte pourtant que trois brefs extraits des Pontiques alors que les emprunts sont bien plus nombreux et concernent aussi les Tristes. Anne-Marie Monluçon souligne que « la référence aux Métamorphoses masque l’intertextualité avec les poèmes d’exil » et remarque que « la plupart des critiques, satisfaisant à la demande explicite de l’auteur, se sont laissé enfermer dans la référence aux Métamorphoses8 ». Ce constat reste, à de rares exceptions près9, toujours valable. Je me propose donc non seulement de mettre en lumière la richesse du travail hypertextuel sur les Tristes et les Pontiques mais aussi de m’interroger sur les raisons de la différence de traitement que Ransmayr a réservé aux différents hypotextes ovidiens, mon hypothèse étant que l’agencement narratif peut aussi se lire comme un discours interprétatif sur le lien qui unit l’écriture des lettres d’exil à celle des Métamorphoses. Die letzte Welt pourrait alors se lire moins comme le « roman d’un “thésard manqué”10 », pour reprendre une formule humoristique d’Anne-Marie Monluçon, qu’en tant que fiction critique11 à part entière.

Métamorphoses de l’espace

4« Chaque lieu a son destin (Jeder Ort hat sein Schicksal) », peut-on lire sur la plaque commémorative que le pouvoir impérial fait fixer sur les murs de la maison d’Ovide après sa mort12. La citation, empruntée aux Fastes (« Fors sua cuique loco est13 ») et mise en exergue par sa position à la fin du sixième chapitre, souligne, si besoin était, la surdétermination symbolique de l’espace dans le roman, en accord avec le destin du poète exilé mais aussi avec une spécificité de l’écriture de Ransmayr qui transcende les différences génériques. L’œuvre romanesque ne fait, en effet, qu’amplifier le brouillage entre dimension référentielle et dimension symbolique qui caractérisait déjà, on l’a vu, le reportage sur les barrages de Kaprun. Dans Die letzte Welt, ce brouillage est, en outre, favorisé par un hypotexte ovidien marqué par un fort tropisme métaphorique. À plusieurs reprises la fiction de Ransmayr donne corps aux métaphores utilisées par Ovide dans ses lettres d’exil, mimant par là-même la dynamique propre à l’écriture ovidienne de la métamorphose.

Ultima terra

5L’adjectif letzt, dans le titre du roman de Ransmayr, fait très directement écho à celui utilisé par Ovide pour désigner le lieu de son exil : ultimus. Le mot latin comme son équivalent allemand ont une valeur à la fois spatiale et temporelle, et le titre choisi par l’éditeur français entraîne sans doute une déperdition sur ce point, soulignée par le traducteur du roman Jean-Pierre Lefebvre :

[…] pour la version française du roman, l’éditeur français (P.O.L - Flammarion), soucieux de bien vendre l’ouvrage dont il avait chèrement acquis les droits, s’est interrogé sur la valeur « intitulante » de ce qui aurait été une traduction plus juste du titre allemand – « Le dernier monde » – et a opté pour une cadence équilibrée sur deux déictiques, Le dernier des mondes, au risque d’induire une connotation supplémentaire et de rendre moins directement perceptible la valeur spatio-temporelle presque pure de l’adjectif allemand letzt. Mais cette décision ressortissait à l’éditeur et dès lors que le traducteur l’avait acceptée, l’auteur (sauf garanties expresses prévues par le contrat de cession) n’avait plus à intervenir14.

6Dans les Tristes, Ovide met en scène son voyage vers ce lieu ultime :

Longa uia est, propera ! nobis habitabitur orbis
Vltimus, a terra terra remota mea
.

La route est longue, hâte-toi ! Pour moi je vais habiter aux confins de l’univers, une terre bien éloignée de ma terre15.

7Cette situation suscite en lui un sentiment de désolation : « Hélas ! combien est proche de moi l’extrémité du monde ! (Heu ! quam uicina est ultima terra mihi16 !) ». Il y revient dans les Pontiques :

Est aliquid patriis uicinum finibus esse :
Vltima me tellus, ultimus orbis habet.

C’est quelque chose que d’être aux frontières de sa patrie : je suis au bout de la terre, au bout du monde17.

8À ces variations sur l’adjectif ultimus font écho les variations synonymiques auxquelles le titre donne lieu dans les premières pages du roman de Ransmayr :

Was Cotta schließlich erfuhr, war nicht viel mehr, als daß man am Ende der Welt nicht gerne mit einem sprach, der aus Rom kam.

Cotta, en fin de compte, apprit surtout qu’au bout du monde on n’aimait guère parler aux gens qui venaient de Rome18.

9L’expression allemande « am Ende der Welt » permet, en l’occurrence, de rendre au plus près la dimension spatio-temporelle d’ultimus alors que la traduction française doit choisir entre le temporel « fin du monde » et le spatial « bout du monde », le choix du second s’imposant naturellement dans le contexte. Or c’est bien aussi une « fin du monde », en tant que disparition des catégories qui structuraient la pensée de Cotta, que met en scène le roman, cette expérience du protagoniste rejouant à bien des titres celle vécue par Ovide, dont son ami ne trouve à Tomes que des traces énigmatiques.

Tristes tempêtes

10Le bouleversement existentiel qui attend Cotta à Tomes se trouve préfiguré par l’expérience inaugurale de la tempête qui ouvre le roman de Ransmayr. Ce choix narratif, emblématisé, sur la couverture choisie pour la réédition au format de poche du roman, par la photographie d’une vague déferlante, entre bien sûr en résonance avec la place très importante que la tempête occupe dans les lettres d’exil d’Ovide.

11Le poète latin lui a consacré le deuxième poème des Tristes, évoquant notamment l’imminence du naufrage :

Me miserum ! Quanti montes uoluuntur aquarum !
Iam iam tacturos sidera summa putes.
Quantae diducto subsidunt aequore ualles !
Iam iam tacturos Tartara nigra putes.

Malheureux que je suis ! Quelles montagnes d’eau roulent autour de nous. On croirait à l’instant qu’elles vont toucher les astres au plus haut du ciel. Quelles vallées se creusent quand la mer s’entr’ouvre ! On croirait à l’instant qu’elles vont toucher au noir Tartare19.

12Nul doute qu’on entende l’écho de ces vers dans l’incipit du roman autrichien :

Ein Orkan, das war ein Vogelschwarm hoch oben in der Nacht ; ein weißer Schwarm, der rauschend näher kam und plötzlich nur noch die Krone einer ungeheuren Welle war, die auf das Schiff zusprang. Ein Orkan, das war das Schreien und das Weinen im Dunkel unter Deck und der saure Gestank des Erbrochenen. Das war ein Hund, der in der Sturzseen toll wurde und einem Matrosen die Sehnen zerriß. Über der Wunde schloß sich die Gischt. Ein Orkan, das war die Reise nach Tomi.

Un ouragan, c’était donc une nuée d’oiseaux très haut dans la nuit, un essaim blanc qui s’approchait dans un grand bruit et soudain ne fut plus que la crête d’une vague énorme qui bondit sur le bateau. Un ouragan, ce furent les cris et les pleurs dans le noir sous le pont et la puanteur acide des vomissures. Ce chien qui devint fou dans les paquets de mer qui s’abattaient et déchiqueta les tendons d’un marin. L’écume se referma sur la blessure. Un ouragan, ce fut le voyage jusqu’à Tomes20.

13Mais ce qui n’était dans l’œuvre antique qu’un moment, attendu dans toute relation d’un voyage maritime, englobe sous la plume du romancier autrichien la totalité du voyage, convoquant du même coup la valeur symbolique de la tempête qu’Ovide avait introduite dès le poème liminaire des Tristes, en faisant du déchaînement des flots la métaphore de la vindicte d’Auguste :

Quicumque Argolica de classe Capherea fugit,
Semper ab Euboicis uela retorquet aquis ;
Et mea c
umba semel uasta percussa procella
Illum, quo laesa est, horret adire locum.

Le marin argien échappé aux écueils de Capharée détourne toujours ses voiles des eaux de l’Eubée, et ma barque battue une fois d’une affreuse tempête, frémit d’aborder des parages où elle fut maltraitée21.

14La métaphore revient, amplifiée, au livre II :

Ultima me perdunt, imoque sub aequore mergit
Incolumem totiens una procella ratem.
Nec mihi pars nocuit de gurgite parua, sed omnes
Pressere hoc fluctus oceanusque caput.

C’est la fin qui me perd : une seule tempête plonge au fond de la mer ma barque tant de fois sauve. Ce n’est pas une petite vague qui m’a maltraité ; ce sont tous les flots, c’est l’océan qui a fondu sur ma tête22.

15L’incipit du roman est donc emblématique du travail accompli par Ransmayr sur l’hypotexte ovidien : non seulement les multiples mentions de la tempête maritime dans les Tristes et les Pontiques se trouvent condensées en un unique tableau mais il n’est plus possible de discerner entre référentiel et métaphorique.

Saisons mentales

16Il en va de même lorsque, une page plus loin, Tomes se trouve présentée par le groupe ternaire : « Tomes, le trou. Tomes le n’importe où. Tomes la ville de fer. (Tomi, das Kaff. Tomi, das Irgendwo. Tomi, die eiserne Stadt23.) ». Les deux premières mentions semblent synthétiser les nombreux passages des Tristes et des Pontiques dans lesquels Ovide se plaint du lieu de sa relégation comme d’un bout du monde dont les « toponymes sont à peine connus (Vixque satis noti nomina pauca loci24) ». La troisième paraît plus surprenante et annonce un anachronisme assumé : Tomes dans la fiction de Ransmayr est, selon les termes d’Ulrich Schmitzer, « une ville industrielle sur le déclin25 ». Mais de nouveau, la fonction référentielle se double d’une valeur symbolique, non seulement parce que la « ville de fer » évoque l’« âge de fer » tel que l’a dépeint Ovide dans les Métamorphoses, mais plus encore parce que l’omniprésence du fer à Tomes a pour conséquence que « rouille était la couleur de la ville (Der Rost war die Farbe der Stadt26). » Or cette rouille trouve peut-être son origine dans la lettre à Brutus qui ouvre les Pontiques où elle fait partie des comparaisons destinées à exprimer la souffrance de l’exil :

Estur ut occulta uitiata teredine nauis,
aequorei scopulos ut cauat unda salis,
roditur ut scabra positum rubigine ferrum,
conditus ut tineae carpitur ore liber,
sic mea perpetuos curarum pectora morsus,
fine quibus nullo conficiantur, habent.

Comme le navire est rongé et endommagé par d’invisibles tarets, comme l’onde marine creuse les rochers, comme la rouille rugueuse attaque le fer abandonné, comme un livre enfermé est dévoré par les mites, ainsi mon cœur ressent la perpétuelle morsure des soucis qui l’accablent sans fin27.

17Le lecteur du roman de Ransmayr se trouve donc d’emblée, à l’instar de Cotta, immergé dans un paysage « état de l’âme », en donnant à l’expression d’Amiel28 son acception la plus littérale. Sur un plan poétique, cela signifie aussi que ce qui était métaphore dans les Pontiques devient métamorphose dans la fiction romanesque, Ransmayr, généralisant ainsi un glissement qui fait dans une large mesure l’originalité du traitement ovidien des mythes de métamorphose.

18Mais ce faisant Ransmayr nous invite aussi à nous demander si un tel passage de la métaphore à la métamorphose n’est pas déjà à l’œuvre dans les lettres d’exil d’Ovide. Même si le climat de Tomes tel que le décrivent ces lettres n’est pas aussi éloigné de la réalité qu’on a pu le dire29, comme en témoignent les photographies de la Mer noire gelée à Constanța, nom actuel de la ville, spectacle dont il n’y a pas lieu de s’étonner qu’il ait frappé Ovide, on peut tout de même se demander si le « triste hiver (tristis hiems) » longuement évoqué par le poète, n’a pas aussi une valeur métaphorique. Il trouve en tout cas un écho amplifié dans « la fin d’un hiver de deux ans (das Ende eines zweijährigen Winters30) » qui accueille Cotta dans le roman de Ransmayr, l’expression condensant, une fois de plus de nombreuses notations ovidiennes, notamment celle-ci :

At cum tristis hiems squalentia protulit ora,
terraque marmoreo est candida facta gelu,
dum prohibet Boreas et nix habitare sub Arcto,
tum patet has gentes axe tremente premi.
Nix iacet, et iactam ne sol pluuiaeque resoluant,
indurat Boreas perpetuamque facit.
Ergo ubi delicuit nondum prior, altera uenit,
et solet in multis bima manere locis
 ;

Mais quand le triste hiver a montré son hideux visage et que le gel marmoréen a blanchi la terre, tandis que Borée et la neige s’apprêtent à s’établir à demeure au-dessous de l’Ourse, on voit ces peuples accablés par le pôle frissonnant. La neige forme un tapis et, pour qu’une fois tombée le soleil ni les pluies ne la fassent fondre, Borée la durcit et la rend éternelle. Ainsi la première n’est pas encore fondue qu’il en survient une autre, et en nombre d’endroits elle demeure deux ans31.

Le poète et le souverain

19Comme on vient de le voir avec l’exemple de la ville de fer, l’anachronisme tel que le pratique ostensiblement Ransmayr ne participe pas seulement d’une actualisation du substrat antique mais aussi d’une explicitation des enjeux symboliques de l’écriture ovidienne et d’une méditation sur la logique métamorphique de l’écriture. Cette double dimension reste présente dans la genèse de la relégation d’Ovide telle que la construit la fiction romanesque à partir des indications fournies par l’auteur des Tristes et des Pontiques. Les deux causes invoquées par Ovide, carmen et error32, sont aisément reconnaissables dans le roman mais Ransmayr écarte les référents traditionnels que la tradition érudite a proposés pour ces deux termes et leur substitue des contenus propices à une dramatisation symbolique plus universelle des rapports entre littérature et pouvoir33.

Carmen

20Dans le roman de Ransmayr, ce n’est pas L’Art d’aimer et sa prétendue immoralité qui provoque le courroux d’Auguste mais les Métamorphoses, dont le seul titre constitue un défi insupportable pour le pouvoir impérial :

Dort brannen Nasos Bücher, nein, brannte in den Flammen der Handschrifften ein einziges Buch. Allein der Titel dieses Buches war in der Residenzstadt des Imperators Augustus eine Anmaßung gewesen, eine Aufwiegelei in Rom, wo jedes Bauwerk ein Denkmal der Herrschaft war, das auf den Bestand, aud die Dauer und Unwandelbarkeit der Macht verwies. Metamorphoses, Verwandlungen, hatte Naso dieses Buch gennant und dafür mit dem Schwarzen Meer gebüßt.

Les livres de Nason étaient en train de brûler, ou plutôt, ce qui brûlait là dans les flammes des manuscrits, c’était un seul livre. Mais le seul titre de ce livre, dans la ville où résidait l’empereur Auguste, avait été un geste d’outrecuidance, un appel à la révolte, dans Rome où le moindre bâtiment était un monument à la gloire de l’Empire et rappelait la permanence, la durée, l’impérissabilité du pouvoir. Nason l’avait intitulé Métamorphoses, et la mer Noire était le prix de ce titre34.

21Le pouvoir augustéen devient chez Ransmayr la figure du pouvoir totalitaire, dans une démarche comparable à celle de George Orwell dans 1984, roman auquel l’écrivain autrichien rend hommage par le jeu intertextuel35, ou encore d’Ionesco36 auquel fait probablement allusion le choix du rhinocéros comme animal emblématique d’Auguste37. Mais il s’agit aussi simultanément d’explorer toutes les implications, aussi bien ontologiques et politiques que poétiques, de la métamorphose ovidienne. La fiction s’y révèle un instrument heuristique dont l’aboutissement converge remarquablement avec certaines propositions de la critique ovidienne publiées dans les années qui ont suivi la parution du roman. Le commentaire de Ransmayr sur le caractère subversif du titre choisi par Ovide entre ainsi en résonance avec celui de Pierre Maréchaux : « On ne saura jamais la raison de la relégation à Tomes. Mais on peut imaginer quelle violente gifle à l'épistémologie augustéenne il inflige là, quel coup il porte au Pouvoir fondé sur des mythes culturels qui brandissaient jusqu'à lui les enseignes de l'éternité38 ».

22Cet antagonisme entre deux visions du monde incompatibles, dramatisé dans les Métamorphoses par l’épisode d’Arachné, qui en décline les enjeux politiques, métaphysiques et esthétiques en soulignant leur indissoluble intrication39, constitue la ligne de force du destin d’Ovide tel que le construit le roman de Ransmayr, autour de l’opposition entre Rome, centre d’un pouvoir totalitaire, et Tomes40, le lieu indéterminé par excellence, ce « quelque part (irgendwo) », qui se révèle à la fin du roman comme l’espace d’une libération, d’une revanche de la fantaisie créatrice sur l’ordre mortifère :

Aus Rom verbannt, aus dem Reich der Notwendigkeit und der Vernunft, hatte der Dichter die Metamorphoses am Schwarzen Meer zu Ende erzählt, hatte eine kahle Steilküste, an der er Heimweh litt und fror, zu seiner Küste gemacht und zu seinen Gestalten jene Barbaren, die ihn bedrängten und in die Verlassenheit von Trachila vertrieben. Und Naso hatte schließlich seine Welt von den Menschen und ihren Ordnungen befreit, indem er jede Geschichte bis an ihr Ende erzählte.

Banni de Rome, chassé du royaume de la nécessité et de la raison, le poète avait achevé sur la mer Noire le récit des Métamorphoses, avait fait d’une montagne nue qui tombait dans la mer, où il avait souffert du froid et de l’éloignement, son propre rivage, et de ces barbares qui l’importunaient et l’avaient repoussé dans la solitude de Trachila, il avait fait ses personnages. Et Nason avait enfin libéré son propre monde de la domination des hommes et de leurs ordres, en racontant chaque histoire jusqu’à sa fin41.

23Ransmayr nous livre ici son interprétation de la revanche de l’art sur l’abus de pouvoir qu’annonçait l’épilogue des Métamorphoses42 – dont Jean-Pierre Néraudau a justement souligné l’insolence43 – que Cotta découvre gravé sur les pierres de Trachila au début de sa quête44, une quête dont la fin du roman révèle ainsi le caractère herméneutique.

Error

24De même que les Métamorphoses se substituent à l’Art d’aimer en tant que carmen ayant déclenché la colère d’Auguste, l’error, qui a donné lieu à tant de spéculations chez les historiens et les latinistes, revêt dans le roman une dimension ouvertement politique tout en apparaissant comme le produit d’un enchaînement de hasards, en écho peut-être à la maxime ovidienne : « C’est qu’à l’égard des dieux il faut expier même le hasard (Scilicet in Superis etiam fortuna luenda est45) ». Ovide se trouve, en effet, amené à prendre la parole en public devant Auguste de manière inopinée, en raison de la mort subite du huitième des onze orateurs prévus pour l’inauguration du stade des Sept-Refuges, dont l’évocation n’est pas sans rappeler le reportage de Ransmayr sur les barrages de Kaprun, tout en faisant très clairement allusion à l’assèchement des marais pontins et à son utilisation par la propagande de Mussolini46. Le spectacle décrit évoque, quant à lui, celui des manifestations de masse de tous les régimes totalitaires, à commencer bien sûr par le régime nazi :

In diesem gewaltigen Kessel aus Stein, in dem in der Eröffnungsnacht zweihunderttausend Menschen ihre mit Buntpulver bestreuten Fackeln nach den Kommandos einer Schar von Zeremonienmeistern zu lodernden Ornamenten erhoben, im Tosen der Blutorchester der Armee, die sich auf den Aschenbahnen zur Parade formierten, inmitten dieser entsetzlichen Herrlichkeit, in der sich das Volk von Rom unter den Augen des Imperators in ein einziges brennendes, rasendes Muster verwandelte, begann Nasos Weg in die äußerste Einsamkeit, sein Weg an das Schwarze Meer. Denn auf einen Wink des Imperators, der nach sieben Reden schon gelangweilt schien und der nun auch dem achten Redner das Zeichen aus einer solchen Ferne gab, daß Naso nur die tiefe Blässe in Augustus Antlitz wahrnahm, aber keine Augen, kein Gesicht…, auf einen müden, gleichgültigen Wink also, trat Naso in dieser Nacht vor einen Strauß schimmernder Mikrophone und ließ mit diesem einen Schritt das römische Imperium hinter sich, verschwieg, vergaß ! die um alles in der Welt befohlene Litanei der Andreden, den Kniefall vor den Senatore den Generälen, ja dem Imperator unter seinem Baldachin, vergaß sich selbst und sein Glück, trat ohne die geringste Verbeugung vor die Mikrophone und sagte nur : Bürger von Rom.

C’est dans ce cirque de pierre majestueux, où la nuit de l’inauguration deux cent mille hommes commandés par une escouade de maîtres de cérémonie brandirent en chœur leurs torches poudrées de couleurs, traçant des ornements de feu dans le vacarme des fanfares sanglantes de l’armée venues se mettre en formation sur la cendrée pour la parade, au milieu de cette épouvantable munificence où le peuple de Rome se transformait sous les yeux de l’empereur en une unique tapisserie mouvante de feu et de fureur, que commença pour Nason le chemin de l’ultime solitude, la route de la mer Noire. Car, sur un signe de l’empereur, qui semblait déjà gagné par l’ennui au bout de sept discours et invita le huitième orateur à prendre la parole depuis une distance tellement lointaine que Nason aperçut seulement la profonde pâleur de son visage, sans voir ses yeux, sans voir ses traits…, bref, sur un signe fatigué, indifférent, Nason s’avança cette nuit-là vers une gerbe de micros étincelants et, faisant ce seul pas, laissa tout l’Empire derrière lui, ne prononça pas, oublia la litanie par tous les dieux impérative des invocations, la génuflexion devant les sénateurs, devant les généraux et même celle due à l’empereur sous son baldaquin, oublia sa propre personne et son propre bonheur, s’avança vers les micros sans s’incliner le moins du monde et dit simplement : citoyens de Rome47.

25L’erreur revêt donc ici la forme de l’oubli, fortement mis en exergue dans le texte original par le point d’exclamation qui succède au verbe « vergaß !), lui-même apparaissant comme une variation du « verschwieg (passa sous silence) » qui le précède avant d’être repris en anadiplose. Le destin d’Ovide se joue donc sur une omission qui ne relève pas de la décision volontaire mais marque l’aboutissement d’un processus dont l’unique phrase, se déroulant sur une page entière, suggère à la fois la complexité et le caractère inexorable. C’est la voix sépulcrale d’une république morte qui résonne dans le salut du poète, prononcé « à voix basse (leise) » selon la diction qui lui est coutumière. Cette représentation saisissante d’une parole qui échappe à celui qui la prononce et dont elle scelle le destin à son insu présente, elle aussi, une assez remarquable convergence avec la conclusion à laquelle arrive Jean-Pierre Néraudau, dans un ouvrage publié en 1989, donc l’année de la parution de la traduction française du roman :

La véritable difficulté à laquelle [Ovide] se heurte – et qui est devenue un drame – ce n’est pas d’être hostile à Auguste, c’est de lui être foncièrement étranger, c’est d’avoir du monde une vision qui n’a rien à voir avec celle du régime, c’est d’être poète sous un Prince qui, après avoir suscité les rêves les plus poétiques, leur a substitué la réalité la moins poétique qui soit48.

Échos

26Ransmayr n’est pas le premier à mettre en scène l’antagonisme de la poésie ovidienne et du pouvoir augustéen en faisant des Métamorphoses l’œuvre emblématique de cette altérité radicale. Si l’on entend dans son roman l’écho de bien des variations littéraires auxquelles l’exil d’Ovide a déjà donné lieu49, il en est une qui mérite de retenir plus particulièrement l’attention : les Elegien aus dem Nachlaß de l’écrivain autrichien Ernst Fischer, recueil poétique publié en 1963 en RDA mais aussitôt retiré de la vente en raison de son caractère antistalinien50, la censure est-allemande ayant alors vraisemblablement pris conscience de sa bévue initiale, qu’on mettra au compte de la réussite de l’apocryphe autant que du manque de perspicacité des censeurs51. Comme son titre l’indique et comme Ernst Fischer le précise dans sa postface, le volume se donne pour un contrepoint, posthume et inédit, des Tristes et des Pontiques :

Die aus Tomi nach Rom ziehenden Elegien brachten den Freunden Botschaft und sollten den Caesar gnädig stimmen. So war ihre Sprache zwiefach gebunden : durch den Vers und durch den Zweck. Sie waren Dichtung und Bittschrift zugleich.
Es ist daher anzunehmen, daß Ovid neben den verwendbaren Gedichten auch solche schrieb, die geheimzuhalten er genötigt war. In ihnen mochten Zorn, Trauer und Liebe unverhüllt sein. Für sie gab es keine Öffentlichkeit. Man fand sie nicht.
Aus solchen nur vorausgesetzten, unaufgefundenen Elegien besteht dieses Buch.

Les élégies qui voyageaient de Tomi à Rome apportaient un message aux amis, avaient le dessein d’adoucir le César en sa faveur. C’est pourquoi leur langue devait respecter deux impératifs : le vers et l’intention. Elles étaient à la fois poésie et supplique.
On peut donc supposer qu’Ovide, à côté des poésies utilitaires, en écrivit d’autres qu’il devait tenir secrètes. Dans ces dernières, sans doute, la colère, la tristesse et l’amour devaient apparaître sans fard. Il n’y avait pas de public pour elles. On ne les trouva point.
Le présent livre contient ces élégies dont nous ne pouvons qu’imaginer l’existence et qui jamais ne furent retrouvées52.

27Fischer imagine donc avec un bonheur certain l’envers clandestin d’un discours soumis à la contrainte impériale et campe un Ovide défiant son bourreau, tel que lui-même s’est livré à la postérité dans l’épilogue des Métamorphoses. Le poème intitulé « Le repentir d’Ovide (Die Reue des Ovid) » est particulièrement emblématique à cet égard :

Rome, dis-tu, serait vertueuse et suivrait les coutumes des ancêtres,
depuis que mon art impudique ne séduit plus la jeunesse.
Oh ! vertueux Auguste !
Une fois échappé au vice,
maugréant il prend la vertu à sa solde, pour nourrice de son pouvoir,
non pas celle qui chemine, austère, aux côtés de la liberté,
mais la mégère qui la nuit fouille en secret les lits…
[…]
Je déplore avant tout d’avoir été si longtemps serviteur du Pouvoir ! Annonce
là-bas à Rome que je vis en pays étranger, vieillissant au milieu du froid
et de la pauvreté, sans amour pour ce pays. Annonce la masure
que tu as vue, et la neige qui la recouvre et l’étouffe !
Annonce au César que tu as vu l’homme exilé aux frontières
de votre monde policé — tremblant de froid mais serein et libre53.

28Parmi tous les échos que la lecture conjointe du recueil de Fischer et du roman de Ransmayr peut révéler54, le plus manifeste concerne l’accent mis sur la portée philosophique et politique des Métamorphoses. Dans « Le rêve », Ovide dialogue en songe avec la statue d’Auguste55 au milieu des ruines de l’Empire :

Augustus :
Nicht den Barbaren klage ich an. Was gelten dem Skythen
unsere Götter ?
Doch du kennst sie. Schuldig bist du.
Ovid :
Sind sie Götter, dann steigen sie einst verjüngt aus des Trümmern.
Du aber, der du den Gott spieltest, schwindest dahin.
Augustus :
Mich zu stürzen, stürztest du Rom.
Du wolltest vom Caesar dich und die Völker befrein. Siehe den Schutt, der dir blieb.
Ovid :
Immer vergeht eine Welt, daß Neues sich bilde. Und staust du,
Zwingherr, zu lange den Strom, bricht er gewaltsam sich Bahn.
Augustus :
Alles-Verwandler, der Ordnung zu Staub macht, zum Tanz der Atome !

Auguste :
Je n’accuse pas les barbares. Qu’importe aux Scythes
nos propres dieux Mais toi, tu les connais. C’est toi le coupable.
Ovide
Si ce sont des dieux, un jour, ils sortiront des ruines, rajeunis.
Mais toi qui as joué au dieu, tu disparais à jamais.
Auguste
Pour me renverser tu renversas Rome. Tu as voulu te libérer du César et libérer les peuples. Vois les décombres qui te restent.
Ovide
Pour que naisse un nouvel univers l’ancien doit disparaître. Mais si toi, le despote, tu barres
trop longtemps le fleuve, il se fraiera une voie avec violence.
Auguste
Toi qui métamorphoses tout56, qui changes l’ordre établi en poussière et fais danser les atomes !57

29Dans cet échange où Fischer souligne, par l’image de la danse des atomes, l’inspiration lucrétienne d’Ovide, s’esquisse déjà le lien entre la construction d’Ovide comme figure du poète dissident, pour paraphraser Jean-Pierre Néraudau, et la réécriture des Métamorphoses, ces deux composantes dont le tressage assure la cohérence du roman de Ransmayr.

Exil et métamorphose

30Dans les deux pages de son « Esquisse pour un roman (Entwurf zu einem Roman58 », Ransmayr indique comme thème « la disparition et la reconstruction de la littérature (das Verschwinden und die Rekonstruktion der Literatur) » et comme matière les Métamorphoses d’Ovide, dont il avait traduit précédemment l’épisode de Dédale. En accord avec ces mentions, Barbara Vollstedt considère que l’originalité de Ransmayr par rapport aux nombreuses variations romanesques sur l’exil d’Ovide qui ont précédé la sienne est d’avoir fait de son roman « le voyage dans une œuvre, en l’occurrence dans les Métamorphoses (die Reise in eine Dichtung, nämlich in die Metamorphosen)59 ». S’il ne fait aucun doute que le lecteur du roman est effectivement convié à un tel voyage, la manière dont celui-ci s’articule avec le thème annoncé dans l’esquisse est loin d’être explicite, d’où la tendance de la critique soulignée par Jacques Lajarrige : « le premier terme de l’équation, la fameuse mort annoncée de la littérature et de l’écrivain, occultera le second, ouvrant ainsi la voie à quantité d’interprétations faisant du Dernier des mondes le manifeste d’une postmodernité triomphante60 », interprétations que Ransmayr n’a nullement cautionnées.

« Invention de la réalité (Erfindung der Wirklichkeit) »

31Pour comprendre ce que peut recouvrir « la reconstruction de la littérature », sans doute faut-il d’abord revenir à la lettre du texte, dans les ultimes pages du roman, lorsque Cotta comprend qu’il ne retrouvera ni Ovide ni le texte des Métamorphoses :

Und Naso hatte schließlich seine Welt von den Menschen und ihren Ordnungen befreit. indem er jede Geschichte bis an ihr Ende erzählte. Dann war er wohl auch selbst eingetreten in das menschenleere Bild ; kollerte als unverwundbarer Kiesel die Halden hinab, strich als Kormoran über die Schaumkronen der Brandung oder hockte als triumphierendes Purpurmoos auf dem letzten, verschwindenden Mauerrest einer Stadt.
Daß ein griechischer Knecht seine Erzählungen aufgezeichnet und um jedes seiner Worte ein Denkmal errichtet hatte, war nun ohne Bedeutung und bestenfallsn ein Spiel für Verrückte : Bücher verschwimmelten, verbrannten, zerfielen zu Asche und Staub ; Steinmale kippten als formloser Schutt in die Halden zurück, und selbst in Basalt gemeißelte Zeichen verschwanden unter der Geduld von Schnecken.
Die Erfindung der Wirklichkeit bedurfte keiner Aufzeichnungen mehr.

Lui-même [Nason] était alors entré, sans doute, dans une image vide de toute espèce d’homme, roulait, caillou invulnérable, le long des pentes, filait, cormoran, le long des crêtes d’écume du rouleau, ou triomphait, mousse pourpre, tapie sur un bout de mur en train de disparaître, ultime vestige d’une ville.
Qu’un serviteur grec eût noté ses récits et dressé un monument pour chacun de ses mots n’avait au reste plus de signification et n’était au mieux qu’un jeu de fou ; les livres moisissaient, brûlaient, se réduisaient en cendre et en poussière ; les colonnettes de pierre se renversaient et retombaient, gravats informes dans les pentes ; et même les signes gravés au burin dans le basalte finissaient par céder à la patience des limaces et disparaître. L’invention de la réalité n’avait plus besoin d’être consignée quelque part.

32Le protagoniste du roman prend donc conscience de ce que suggérait, on l’a vu, le lien intertextuel entre la rouille de Tomes et celle par laquelle Ovide métaphorisait son état d’âme dans la première épître des Pontiques : l’espace arpenté par Cotta se confond entièrement avec l’espace mental du poète. Parce que plus rien n’existe désormais en dehors d’elle, la littérature n’a plus besoin du support des cahiers ou des carnets – tels ceux du titre de Rilke61 dont on entend l’écho –, le substantif Aufzeichnungen répondant au verbe aufzeichnen désignant au début du passage l’activité scripturaire de Pythagore, devenu dans la fiction de Ransmayr le nom du serviteur d’Ovide.

33Les hypothèses de Cotta sur les formes sous lesquelles Ovide a pu se fondre dans son œuvre devenue monde déclinent les différents types de métamorphose qui se succèdent dans le poème latin comme dans le roman autrichien : métamorphose liquide, métamorphose minérale (illustrée dans le roman par celle de Battos), métamorphose animale (et l’oiseau évoqué rappelle l’histoire d’Alcyoné et Céyx dans le film projeté à Tomes par Cyparis au début du roman) ou encore métaphore végétale avec cette mousse qui envahit l’espace de Tomes après le dégel. Une fois de plus, on constate une certaine proximité entre la fiction de Ransmayr et les formulations des latinistes car, au terme de sa thèse, Jacqueline Fabre-Serris suggère, elle aussi, une analogie entre la vie du poète et son traitement des mythes de métamorphose :

Plus qu’aucun autre écrivain latin, l’auteur des Métamorphoses a répondu à l’invitation des mythes, qui incitent à de nouvelles interprétations du monde et de l’individu : il a conçu des retractationes qui étaient des miroirs de lui-même. Ce remodelage de modèles, à travers le jeu subtil du Moi et des données traditionnelles, n’était pas sans danger : ce n’est pas un hasard si la vie du poète s’est coulée dans les formes mêmes qu’il avait données à certains mythes62.

34Les poèmes d’exil montrent qu’Ovide avait parfaitement conscience de cette rencontre et, sur ce point aussi, le roman de Ransmayr semble actualiser des potentialités qui s’y trouvent déjà fortement suggérées.

Actéon entre tragique et dérision

35Il n’est sans doute pas fortuit, en effet, que le romancier accorde un statut particulier à la figure d’Actéon à laquelle Ovide s’identifie explicitement dans les Tristes, inaugurant par là-même une tradition qui fera florès dans la poésie amoureuse de l’âge baroque63 :

Cur aliquid uidi? Cur noxia lumina feci ?
     Cur imprudenti cognita culpa mihi ?
Inscius Actaeon uidit sine ueste Dianam :
     Praeda fuit canibus non minus ille suis.
Scilicet in superis etiam fortuna luenda est,
     Nec ueniam laeso numine casus habet.

Pourquoi ai-je vu ? Pourquoi ai-je rendu mes yeux coupables, Pourquoi n’ai-je compris ma faute qu’après mon imprudence ? Ce fut par mégarde qu’Actéon aperçut Diane sans vêtements : il n’en fut pas moins la proie de ses propres chiens. C’est qu’à l’égard des dieux il faut expier même le hasard, et la divinité ne pardonne pas même une offense fortuite64.

36Comme le souligne Hélène Casanova-Robin, dès les Métamorphoses la version ovidienne du mythe se distingue par le fait que le poète latin, à la différence notamment de Callimaque, y « passe sous silence – ou presque – l’évocation du regard d’Actéon », ce qui a bien sûr pour première visée « d’innocenter le héros65 ». Et la critique ne manque pas de remarquer l’effet d’ironie tragique qui en résulte lorsqu’on confronte ce traitement du mythe au destin d’Ovide, comme l’auteur des Tristes nous y invite :

La réalité a ici rejoint la fiction, et le choix d’Ovide de s’identifier précisément au jeune chasseur confirme la dimension dramatique qu’il avait perçue dans la fable et qu’il s’était efforcé de mettre en lumière. Loin de Rome, sous le coup de sa relégation, le poète cristallise autour de ce héros mythique toute son amertume, son indignation envers un châtiment injuste, où le prince, assimilé alors à la déesse, devient le représentant d’un pouvoir abusif et cruel66.

37Dans le roman de Ransmayr, Actéon se distingue des autres figures des métamorphoses par les modalités singulières de son évocation : contrairement à Fama, Écho, Arachné, Philomèle, Batos, Térée et bien d’autres, il n’apparaît pas sous les traits d’un habitant de Tomes que rencontre Cotta mais sur la bâche de la voiture du montreur de films Cyparis, lui aussi figure des Métamorphoses :

Und dort habe ihm ein Kulissenmaler auch dem Wagenplane mit dem Tod eines griechischen Jägers verziert, Actaeons Tod, eines Idioten, der sein idiotisches Ende zwischen den Fängen sein eigenen Schweißhunde gefunden habe. Das Tiefrote hier, über den Faltenwurf der Plane Verspritzte, das leuchtende, das sei aller Jägerblut. Und lachte.

Et c’était là-bas aussi qu’un décorateur de théâtre lui avait peint cette mort d’un chasseur grec sur sa bâche, la mort d’Actéon, pauvre imbécile qui avait trouvé une mort imbécile sous les crocs de ses propres chiens courants. Le rouge foncé, là, pulvérisé sur les plis de la bâche, tout ce brillant, c’était du sang de chasseur. Et il rit encore67.

38Cyparis, qui projette à Tomes le film des amours tragiques de Céyx et d’Alcyoné, est, au même titre qu’Écho ou qu’Arachné, une figure de l’artiste, en accord avec l’effet de mise en abyme déjà présent chez Ovide dans l’épisode d’Arachné. Il est alors tentant d’interpréter la présence d’Actéon sur sa bâche comme une sorte de signature, en une variation sur la tradition picturale renaissante mais aussi sur l’usage virtuose qu’en fait Georges Perec dans La vie mode d’emploi :

Il serait lui-même dans le tableau, à la manière de ces peintres de la Renaissance qui se réservaient toujours une place minuscule au milieu de la foule des vassaux, des soldats, des évêques ou des marchands ; non pas une place centrale, non pas une place privilégiée et significative à une intersection choisie, le long d'un axe particulier, selon telle ou telle perspective éclairant, dans le prolongement de tel regard lourd de sens à partir duquel toute une réinterprétation du tableau pourrait se construire, mais une place apparemment inoffensive, comme si cela avait été fait comme ça, en passant, un peu par hasard […]68

39Peut-être en va-t-il de même d’Ovide dans le roman autrichien, discrètement présent sur la bâche du montreur de films sous les traits d’un Actéon que le commentaire de Cyparis dépouille de tout pathétique et marque du sceau d’une amère dérision. Cette mise à distance est peut-être à rapprocher de la démarche d’Ernst Fischer : de même que celui-ci oppose à la contrition supposée feinte des Tristes et des Pontiques le défi renouvelé de ses élégies posthumes, le roman de Ransmayr se clôt, on l’a vu, sur une revanche de l’art dont il faut, pour conclure, préciser la nature.

Du salut de l’artiste à celui du lecteur

40La fin de la première des Nouvelles orientales de Marguerite Yourcenar, « Comment Wang-Fô fut sauvé », inspirée d’un apologue taoïste, peut nous aider à comprendre en quoi la lecture du destin d’Ovide proposée par le roman de Ransmayr échappe au pessimisme post-moderne que d’aucuns ont voulu y trouver. Victime d’un pouvoir inique et cruel – l’Empereur l’a fait emprisonner et s’apprête à le rendre aveugle une fois son tableau achevé –, Wang-Fô lui échappe en s’enfuyant dans le monde que son pinceau a fait naître, cette fuite prenant la forme d’un voyage en barque dans lequel son fidèle disciple, qui vient d’être décapité sur ordre de l’Empereur, reprend vie et l’accompagne comme il l’a toujours fait. La nouvelle s’achève sur ces lignes :

La pulsation des rames s’affaiblit ; puis cessa, oblitérée par la distance. L’Empereur, penché en avant, la main sur les yeux, regardait s’éloigner la barque de Wang qui n’était déjà plus qu’une tache imperceptible dans la pâleur du crépuscule. Une buée d’or s’éleva et se déploya sur la mer. Enfin, la barque vira autour d’un rocher qui fermait l’entrée du large ; l’ombre d’une falaise tomba sur elle ; le sillage s’effaça de la surface déserte, et le peintre Wang-Fô et son disciple Ling disparurent à jamais sur cette mer de jade bleu que Wang-Fô venait d’inventer69.

41Sans spéculer sur un éventuel lien intertextuel que l’admiration de Ransmayr pour l’auteur des Mémoires d’Hadrien permet d’envisager70, on se bornera à constater les trajectoires analogues de ces deux récits mettant en scène l’antagonisme entre un pouvoir mortifère et la force libératrice de la création artistique, la convergence finale sur la capacité de l’art d’inventer le réel étant particulièrement frappante. Mais l’agencement narratif d’actants et de circonstances comparables révèle aussi des différences sensibles : les voyages respectifs d’Ovide et de Cotta se succèdent dans le temps et ce n’est qu’à la fin du roman que le second semble sur le point de rejoindre le premier. C’est Cotta qui, en rassemblant les témoignages71 des habitants de Tomes au fil de ses rencontres, reconstitue l’œuvre à la recherche se laquelle il était parti. D’où la proposition convaincante d’Anne-Marie Monluçon de voir dans Die letzte Welt un « roman de la réception », réception croisée, en l’occurrence, des Métamorphoses et des lettres d’exil. Les considérations de Cotta sur l’inéluctable usure des supports de l’écriture, fussent-ils des emblèmes de la solidité comme le basalte, font ainsi écho au passage célèbre des Tristes qui oppose à la pierre tombale le monument textuel qui lui survivra :

« Hic ego qui jaceo tenerorum lusor amorum
Ingenio perii Naso poeta meo.
[...] »
Hoc satis in titulo est ; etenim majora libelli
Et diuturna magis sunt monumenta mihi,
Quos ego confido, quamvis nocuere, daturos
Nomen et auctori tempora longa suo.

« Moi qui suis couché là, chantre des tendres amours, moi, le poète Nason, mon talent m'a perdu. [...] » C'est assez pour mon épitaphe, car mes livres sont pour moi un monument plus grand et plus durable, et je me flatte, bien qu'ils aient nui à leur auteur, qu'ils lui donneront renommée et immortalité72.

42La conclusion du roman de Ransmayr peut se lire comme une variation sur ces vers qui, comme l’épilogue des Métamorphoses, étaient déjà eux-mêmes une libre réécriture du fameux Exegi monumentum aere perennius d’Horace73. L’écho du nomen du dernier vers74 s’y entend dans le Name sur lequel se clôt le roman :

Die einzige Inschrift, die noch zu entdecken blieb, lockte Cotta ins Gebirge : Er würde sie auf einem im Silberglanz Trachilas begrabenen Fähnchen finden oder im Schutt der Flanken des neuen Berges ; gewiß aber würde es ein schmales Fähnchen sein — hatte es doch nur zwei Silben zu tragen. Wenn er innehielt und Atem Schöpfte und dann winzig vor den Felsüberhangen stand, schleuderte Cotta diese Silben manchmal gegen den Stein und antwortete hier !, wenn ihn der Widerhall des Schreies erreichte ; denn was so gebrochen und vertraut von den Wänden zurückschlug, war sein eigener Name.

Ce qui attirait Cotta dans la montagne, c’était la seule inscription qu’il fallait découvrir et qu’il trouverait sur un fanion enseveli dans l’argent éclatant de Trachila ou dans les pierres éboulées sur les flancs de la nouvelle montagne. Ce serait sûrement un fanion très étroit : car il n’avait à contenir que deux syllabes. Quand il s’arrêtait et reprenait son souffle, minuscule au pied des surplombs, Cotta lançait parfois ces deux syllabes contre la roche et répondait présent ! quand l’écho de son cri lui revenait ; car ce que les parois lui renvoyaient ainsi, brisé et familier, c’était son nom.

43À la représentation antique, si prisée par la Renaissance, de l’immortalité promise par l’œuvre au nom de son créateur Ransmayr substitue donc celle d’une œuvre monde dans laquelle le lecteur peut pénétrer au même titre que l’auteur. Et il n’est pas fortuit que l’écho en soit l’ultime figure, en accord avec le rôle central dévolu à la jeune femme qui en porte le nom dans le roman, avatar de la nymphe dédaignée par Narcisse, dans laquelle on peut voir aussi une incarnation du jeu intertextuel qui a présidé à l’écriture de la fiction.

Notes de bas de page numériques

1 Franz Grillparzer, « An Ovid » (1812-13), Tristia ex Ponto [1835], Sämtliche Werke I, Munich, Hanser Verlag, 1961, p. 214.

2 Je traduis.

3 Voir Fred Wagner, « Et in Vindobona Tristia », dans Grillparzer und die europäische Tradition, Londoner Symposium 1986, éd. Robert Pichl … [et al.], Vienne, Hora, 1987, p. 113-132.

4 Voir l’étude d’Odile Gannier dans ce volume.

5 Barbara Vollstedt, Ovids Metamorphoses, Tristia und Epistulae ex Ponto in Christoph Ransmayrs Roman Die letzte Welt, Paderborn, Schöningh, 1998, p. 21-22.

6 Christoph Ransmayr, « Kaprun. Eine Mauer wird zum Mythos », Merian. « Salzburger Land », 1er janvier 1985, p. 28-31 et 114-118, recueilli sous le titre « Kaprun - Oder die Errichtung einer Mauer » dans Der Weg nach Surabaya. Reportagen und kleine Prosa, Francfort, Fischer, 1997, p. 75-90.

7 Voir, par exemple, Marguerite Yourcenar, « Le lait de la mort », dans Nouvelles Orientales [1938], édition remaniée, Paris, Gallimard, 1963, coll. « L’Imaginaire », 1995, p. 43-58. Sur Ransmayr et Yourcenar voir infra note 70.

8 Anne-Marie Monluçon, « Entre critique et fiction : un roman de la réception, Le Dernier des mondes de Christoph Ranmayr », Recherches et travaux (Université Stendhal-Grenoble 3), n° 57 (2000) : « De l’argumentation à la fiction. Passages », p. 121 et 124.

9 Voir notamment l’ouvrage déjà cité (note 5) de Barbara Vollstedt dont le cinquième et dernier chapitre est consacré aux lettres d’exil, mais dans une perspective presque exclusivement référentielle, perspective qu’adoptent aussi les articles d’Ulrich Schmitzer (voir infra note 25).

10 Anne-Marie Monluçon, « Entre critique et fiction : un roman de la réception, Le Dernier des mondes de Christoph Ranmayr », Recherches et travaux (Université Stendhal-Grenoble 3), n° 57 (2000) : « De l’argumentation à la fiction. Passages », p. 123.

11 Sur cette notion, voir notamment Dominique Viart, « Les “fictions critiques” de Pascal Quignard », Études françaises, 40/2 (2004), p. 25-37.

12 Christoph Ransmayr, Die Letzte Welt [1988], Hamburg, Fischer Taschenbuch, 1991, p. 141 ; Le dernier des mondes, trad. Jean-Pierre Lefebvre, Paris, Flammarion, 1989, rééd. Librairie Générale Français, 1991, p. 132. Toutes les références ultérieures renvoient à cette édition et à cette traduction.

13 Ovide, Fastes, IV, v. 507. Il s’agit, en l’occurrence, d’Eleusis.

14 Jean-Pierre Lefebvre, « La verticale de Tomi. Sur les schèmes de résonance dans Die letzte Welt », dans Lectures croisées de Christoph Ransmayr : Le dernier des Mondes, études réunies par Jacques Lajarrige, Asnières, PIA (Publications de l’Institut d’Allemand de la Sorbonne-Nouvelle), 2003, p. 161.

15 Ovide, Tristes, I, 1, v. 127-128, éd. et trad. Jacques André, Paris, Les Belles Lettres, « C.U.F. », 1968, p. 7. Toutes les références renvoient à cette édition.

16 Ovide, Tristes, III, 4b, v. 6.

17 Ovide, Pontiques, II, 7, v. 65-66, éd. et trad. Jacques André, Paris, Les Belles Lettres, « C.U.F. », 1977, p. 64. Toutes les références renvoient à cette édition.

18 Christoph Ransmayr, Die Letzte Welt, p. 13 ; trad., p. 14.

19 Ovide, Tristes, I, 2, v. 19-24.

20 Christoph Ransmayr, Die Letzte Welt, p. 7 ; trad., p. 9.

21 Ovide, Tristes, I, 1, v. 84-86.

22 Ovide, Tristes, II, v. 99-102.

23 Christoph Ransmayr, Die Letzte Welt, p. 9 ; trad., p. 10.

24 Ovide, Tristes, III, 4b, v. 4.

25 Ulrich Schmitzer, « Tomi, das Kaff, Echo, die Hure — Ovid und Christoph Ransmayrs Die letzte Welt : eine doppelte Wirkungsgeschichte », dans Mythen in nachmythischer Zeit. Die Antike in der deutschsprachigen Literatur der Gegenwart, éd. Bernd Seidensticker et Martin Vöhler, Berlin, Walter de Gruyter Verlag, 2001, p. 285 : « eine im Niedergang befindliche Industriestadt ».

26 Christoph Ransmayr, Die Letzte Welt, p. 10 ; trad., p. 12.

27 Ovide, Pontiques, I, 1, v. 69-74.

28 Henri Frédéric Amiel, Journal intime, 31 octobre 1852, éd. intégrale Bernard Gagnebin et Philippe M. Monnier, t. 2 (janvier 1852-mars 1856), Lausanne, L’Âge d’homme, 1978, p. 295 : « Un paysage quelconque est un état de l'âme, et qui sait lire dans tous deux est émerveillé de retrouver la similitude dans chaque détail. La poésie est plus vraie que la science, parce qu'elle est synthétique et saisit dès l'abord ce que la combinaison de toutes les sciences pourra tout au plus atteindre une fois comme résultat ».

29 Ulrich Schmitzer, « Tomi, das Kaff, Echo, die Hure — Ovid und Christoph Ransmayrs Die letzte Welt : eine doppelte Wirkungsgeschichte », dans Mythen in nachmythischer Zeit. Die Antike in der deutschsprachigen Literatur der Gegenwart, éd. Bernd Seidensticker et Martin Vöhler, Berlin, Walter de Gruyter Verlag, 2001, p. 9.

30 Christoph Ransmayr, Die Letzte Welt, p. 9 ; trad., p. 11.

31 Ovide, Tristes, III, 10, v. 9-16.

32 Ovide, Tristes, II, v. 207 : « Alors que deux fautes m’ont perdu, mes vers et mon erreur (Perdiderint cum me duo crimina, carmen et error) […] ».

33 Voir Wendelin Schmidt-Dengler, « Das imaginierte Exil. Christoph Ransmayrs Roman Die Letzte Welt : Mutmaßungen über Ovid », dans Lectures croisées de Christoph Ransmayr : Le dernier des Mondes, études réunies par Jacques Lajarrige, Asnières, PIA (Publications de l’Institut d’Allemand de la Sorbonne-Nouvelle), 2003, p. 93-108.

34 Christoph Ransmayr, Die Letzte Welt, p. 43-44 ; trad., p. 43.

35 Non seulement la disparition de Nason des photos officielles, « aboli par un retouchage, métamorphosé en tache de brume gris argent » (p. 110 ; trad., p.104), rappelle le travail de falsification des documents chez Orwell mais surtout Térée, le boucher, qui joue un rôle décisif à la fin du roman lorsque Philomèle revient à Tomes et révèle l’identité de son bourreau, porte sur sa tête, lors du carnaval, une volière renfermant deux rats blancs qui, affolés par les flammes, ne cessent de se précipiter sur les parois de la cage (p. 87), réminiscence de la cage contenant des rats affamés qu’utilise le tortionnaire de Winston pour venir à bout de sa résistance dans 1984.

36 Ionesco a souligné que Rhinocéros était « sans doute une pièce antinazie » mais « aussi surtout une pièce contre les hystéries collectives et les épidémies » où il s’agissait de « montrer comment une idéologie se transforme en idolâtrie, comment elle envahit tout, comment elle hystérise les masses, comment une pensée, raisonnable au départ, et discutable à la fois, peut devenir monstrueuse. » (Notes et Contre-notes, Paris, Gallimard, 1966, p. 274 et 286).

37 Christoph Ransmayr, Die Letzte Welt, p. 70-72 ; trad., p. 68-70.

38 Pierre Maréchaux, Énigmes romaines. Une lecture d'Ovide, Paris, Gallimard, 2000, p. 18.

39 Voir Jean-Pierre Néraudau, « Les Tapisseries de Minerve et d'Arachné », Information littéraire, vol. 35 (mars-avril 1983), p. 83-89 et Sylvie Ballestra-Puech, Métamorphoses d’Arachné. L’artiste en araignée dans la littérature occidentale, Genève, Droz, 2006, p. 29-45.

40 Sur cette opposition voir notamment Thomas Epple, Christoph Ransmayr, Die letzte Welt, Interpretation, Munich, Oldenbourg, 1992, p. 13 et Jacques Lajarrige, « De Rome au rivage des Scythes. Lieux, présence et réception du texte littéraire dans Die letzte Welt de Christophe Ransmayr », dans Lectures croisées de Christoph Ransmayr : Le dernier des Mondes, études réunies par Jacques Lajarrige, Asnières, PIA (Publications de l’Institut d’Allemand de la Sorbonne-Nouvelle), 2003, p. 110.

41 Christoph Ransmayr, Die Letzte Welt, p. 286-287 ; trad., p. 264-265.

42 Ovide, Métamorphoses, XV, v. 871-872 : « Et maintenant j'ai achevé un ouvrage que ne pourront détruire ni la colère de Jupiter, ni la flamme, ni le fer, ni le temps vorace (Jamque opus exegi quod nec Jovis ira nec ignis/ Nec poterit ferrum nec edax abolere vetustas). »

43 Jean-Pierre Néraudau, Ovide ou les dissidences du poète. Métamorphoses XV, Éd. Hystrix-les Interuniversitaires, coll. « Aristée », 1989, p. 150 : « insolente [...] est la présence, parmi les forces impuissantes à faire périr le poète, de la colère de Jupiter, Jovis ira, qui est même la première citée. Il est impossible de n'y pas reconnaître la colère du Prince qui, quelques vers auparavant, était comparé au dieu ».

44 Christoph Ransmayr, Die Letzte Welt, p. 50 ; trad., p. 50.

45 Ovide, Tristes, II, v. 107.

46 Christoph Ransmayr, Die Letzte Welt, p. 59 ; trad., p. 58 : « Par l’effet d’un rêve de l’empereur et de son inflexible volonté, ce stade fait de pierres calcaires et de blocs de marbre empilés qu’on avait élevé au milieu d’une zone marécageuse, assainie au prix de grands sacrifices, dans la vallée méridionale du Tibre, devait s’appeler stade des Sept-Refuges (Das aus Kalkstein und Marmorblöcken aufgetürmte Stadion, das sich aus einem unter großen Opfern entwässerten Moorgebiet des südlichen Tibertales erhob, sollte nach einem Traum des Imperators und nach seinem unbeugsamen Willen Zu den Sieben Zufluchten genannt werden) ».

47 Christoph Ransmayr, Die Letzte Welt, p. 60 ; trad., p. 58-59.

48 Jean-Pierre Néraudau, Ovide ou les dissidences du poète. Métamorphoses XV, Éd. Hystrix-les Interuniversitaires, coll. « Aristée », 1989, p. 147.

49 Sur cette tradition, voir la deuxième partie, intitulée « Ovid and the Exiles », du panorama de Theodore Ziolkowski, Ovid and the Moderns, Cornell, Cornell University Press, 2005.

50 Opposé au « communisme des tanks », Fischer a été exclu du Parti Communiste Autrichien lors du printemps de Prague en 1968. Sur sa difficulté à être publié dans les pays germanophones, voir Valérie Daran, « Traduit de l’allemand (Autriche) » : étude d’un transfert littéraire, Bern, Berlin, Bruxelles, Peter Lang, 2010, p. 197-199.

51 C’est sur cet exemple que se clôt l’étude d’Alexander Estis, « Philologische Lügen [Mensonges philologiques] », Karussell. Bergische Zeitschrift für Literatur, 5 (novembre 2016), p. 25-31.

52 Ernst Fischer, Élégies posthumes d’Ovide, précédées de poèmes inédits/ Elegien aus dem Nachlaß des Ovid und andere Gedichte, présentation Hans Mayer, introduction et traduction Jean-Pierre Hammer, Arles, Actes Sud, 1986, p. 101 et 111.

53 Ernst Fischer, Élégies posthumes d’Ovide, précédées de poèmes inédits/ Elegien aus dem Nachlaß des Ovid und andere Gedichte, présentation Hans Mayer, introduction et traduction Jean-Pierre Hammer, Arles, Actes Sud, 1986, p. 136-137.

54 Pour n’en donner qu’un exemple, le spectacle saisissant des ruines de Trachila où demeurait Ovide que Cotta découvre au début du roman de Ransmayr (ch. IV) semble développer l’image de la masure (Hütte) enneigée d’Ovide dans les poèmes de Fischer (voir notamment la première section de « La Scythe », p. 138-139).

55 Le dialogue entre Ovide et cette statue d’un mort évoque bien sûr celle de Don Juan et de la statue du Commandeur, notamment dans la version du Don Giovanni de Mozart, dont le triple refus du repentir résonne aussi dans le poème précédemment cité.

56 Je modifie la traduction de Jean-Pierre Hammer (« qui veux tout transformer ») pour éviter de trop affaiblir la portée de la création lexicale dans le texte allemand et conserver l’allusion aux Métamorphoses quelle contient : « All-Verwandler » signifie littéralement « celui qui métamorphose tout »

57 Ernst Fischer, Élégies posthumes d’Ovide, précédées de poèmes inédits/ Elegien aus dem Nachlaß des Ovid und andere Gedichte, présentation Hans Mayer, introduction et traduction Jean-Pierre Hammer, Arles, Actes Sud, 1986, p. 162-165.

58 Christoph Ransmayr, « Entwurf zu einem Roman », Jahresring. Jahrbuch für Kunst und Literature, 34 (1987/88), p. 196-198.

59 Barbara Vollstedt, Ovids Metamorphoses, Tristia und Epistulae ex Ponto in Christoph Ransmayrs Roman Die letzte Welt, Paderborn, Schöningh, 1998, p. 23.

60 Jacques Lajarrige, avant-propos de Lectures croisées de Christoph Ransmayr : Le dernier des Mondes, études réunies par Jacques Lajarrige, Asnières, PIA (Publications de l’Institut d’Allemand de la Sorbonne-Nouvelle), 2003, p. 5-6.

61 Rainer Maria Rilke, Die Aufzeichnungen des Malte Laudrids Brigge [1910], traduit par Les Cahiers (Maurice Betz, 1941) ou par Les Carnets (Claude David, 1991) de Malte Laudrids Brigge.

62 Jacqueline Fabre-Serris, Mythe et poésie dans les Métamorphoses d’Ovide : significations de la mythologie dans la Rome augustéenne, Paris, Klincksieck, 1995, p. 398.

63 « Je suis cet Actéon de ses chiens déchirés ! », ce vers de Jean de Sponde est emblématique d’une production abondante qui a été présentée et analysée par Gisèle Mathieu-Castellani dans Mythes de l’éros baroque, Paris, P.U.F., 1981, ch. 2 « Actéon ou la beauté surprise », p. 51-100.

64 Ovide, Tristes, II, v. 103-108.

65 Hélène Casanova-Robin, « L’Actéon ovidien : un voyeur sans regard », dans Bulletin de l’Association Guillaume Budé, n°61 (décembre 2002), p. 38.

66 Hélène Casanova-Robin, « L’Actéon ovidien : un voyeur sans regard », dans Bulletin de l’Association Guillaume Budé, n°61 (décembre 2002), p. 41.

67 Christoph Ransmayr, Die Letzte Welt, p. 23 ; trad., p. 24.

68 Georges Perec, La vie mode d’emploi, Paris, Hachette, 1978, rééd. Le Livre de Poche, 2000, p. 279.

69 Marguerite Yourcenar, « Comment Wang-Fô fut sauvé » [Revue de Paris, 1937], Nouvelles Orientales [1938], édition remaniée, Paris, Gallimard, 1963, coll. « L’Imaginaire », 1995, p. 27.

70 Walter Wagner ne mentionne que deux écrivains germanophones s’étant référés explicitement à Yourcenar : Thomas Mann et Christoph Ransmayr, tout en constatant que « l’influence de Yourcenar sur l’Autrichien Christoph Ransmayr n’a pas encore été explorée » (« Marguerite Yourcenar dans les pays germanophones, dans La réception critique de l’œuvre de Marguerite Yourcenar, éd. Rémy Poignault, Clermont-Ferrand, SIEY, 2010, p. 213).

71 Dans l’esquisse, à un « Premièrement : ce qu’on admet et qu’on présuppose (Erstens : Angenommen und vorausgesetzt) succède un « Deuxièmement : Témoins (Zweitens : Zeuge) », « Entwurf zu einem Roman », Jahresring. Jahrbuch für Kunst und Literature, 34 (1987/88), p. 196-197.

72 Ovide, Tristes, III, 3, v. 77-80.

73 Voir Carmen Hoces Sánchez, « Iamque opus exegi : la oda III 30 de Horacio en palabras de Ovidio », Emerita, Revista de Lingüística y Filología Clásica, 84/1 (2016), p. 99-119.

74 Présent aussi dans l’épilogue des Métamorphoses, XV, v. 876 : « nomenque erit indelebile nostrum » sur lequel se clôt, chez Ransmayr, l’inscription de Pythagore que lit Cotta à Trachila (p. 50), en lettres capitales dans le texte : « et mon nom / sera impérissable (und mein Name/ wird unzerstörbar sein) ».

Pour citer cet article

Sylvie Ballestra-Puech, « Variations sur les Tristes et les Pontiques dans Die letzte Welt (1988) de Christoph Ransmayr », paru dans Loxias-Colloques, 13. Lettres d'exil. Autour des Tristes et des Pontiques d’Ovide, Traductions, adaptations et réécritures, Variations sur les Tristes et les Pontiques dans Die letzte Welt (1988) de Christoph Ransmayr, mis en ligne le 17 août 2019, URL : http://revel.unice.fr/symposia/actel/index.html?id=1281.


Auteurs

Sylvie Ballestra-Puech

Sylvie Ballestra-Puech est professeur de littérature comparée à l’Université Nice Sophia Antipolis (Université Côte d’Azur) et membre du Centre Transdisciplinaire d’Épistémologie de la Littérature et des Arts vivants (C.T.E.L.). Elle a notamment publié Métamorphoses d’Arachné. L’artiste en araignée dans la littérature occidentale (Droz, 2006) et Templa Serena : Lucrèce au miroir de Francis Ponge (Droz, 2013). Elle a récemment coordonné le volume Lectures de Lucrèce (Droz, 2019) et publié avec Évanghélia Stead une anthologie multilingue Dans la toile d’Arachné. Contes d’amour de folie et de mort (Jérôme Millon,2019).

Université Côte d’Azur, CTEL