Loxias-Colloques |  13. Lettres d'exil. Autour des Tristes et des Pontiques d’Ovide |  Traductions, adaptations et réécritures 

Claire Paulian  : 

L’exil ovidien comme mythe littéraire chez Pascal Quignard : l’effet d’une écriture « lascive » ?

Résumé

Pascal Quignard présente son opuscule, Pour trouver les enfers (2005), comme un montage de fragments de livrets d’opéras baroques inspirés des Métamorphoses ovidiennes. Or, il entremêle en fait à ces fragments des citations latines et traductions faussées des Tristes, ainsi que des vers de son cru qui font émerger, sous le nom d’Ovide la figure mythologisée d’un auteur infernal. En analysant les jeux de fausses attributions et en particulier le contre-sens que Pascal Quignard suggère quant à la traduction du mot « lascivus » par lequel Quintilien qualifiait Ovide, nous interrogerons le statut esthétique et critique de cette mythologisation littéraire.

Index

Mots-clés : Ovide , Quignard, réécriture

Géographique : France , Rome

Chronologique : Période contemporaine

Plan

Texte intégral

1En 2005 Pascal Quignard proposait, à partir d’Ovide, un recueil non paginé de 60 petits textes ou poèmes, d’une dizaine de vers chacun, placé d’emblée sous le signe des Enfers puisque le titre en est Pour trouver les enfers. L’ouvrage est issu d’une commande dont le Prière d’insérer relate les circonstances. Isabelle Wantoch Rekowski a en effet invité l’écrivain à lire une vingtaine de livrets d’opéras baroques inspirés des Métamorphoses et, à partir de cette lecture, à composer lui-même un livret choral. C’est donc ce livret que Pour trouver le Enfers donne à lire, comme une œuvre à part entière. Parmi les œuvres musicales retenues par Pascal Quignard et citées dans le Prière d’Insérer, on trouve : Jupiter y Semele de Literes, Acis and Galatea de Haendel, Orpheus de Teleman, Orpheus de Gluck, Pyrame et Thisbe de Monteclair, Venus et Adonis de John Blow. Cependant, la lecture montre que les références aux Métamorphoses d’Ovide et aux opéras cités sont souvent légèrement faussées, du moins du point de vue de la philologie scientifique, et surtout qu’elles sont entremêlées de morceaux écrits par Pascal Quignard lui-même et de très larges références aux Tristes. Quel est donc, dans ce qui se donne d’abord comme une réécriture des Métamorphoses, l’usage de l’exil ovidien ? Quels sont ses statuts critique et esthétique ?

2Nous montrerons d’abord que ce petit ouvrage de Pascal Quignard peut se lire comme un montage citationnel en trompe l’œil, composé de vraies fausses citations, pour l’essentiel tirées des Métamorphoses, des livrets d’opéras mentionnés dans le Prière d’Insérer et des Tristes ; dans un second temps nous verrons que ce montage produit une interprétation mi-sérieuse, mi-ludique des Métamorphoses comme texte non plus circonscrit dans le temps mais pulsionnel, revenant dans l’histoire littéraire et que cette interprétation s’appuie sur une citation truquée de Quintilien ; enfin nous verrons que cette interprétation suppose de faire jouer l’exil ovidien non plus comme une circonstance biographique propre à Ovide mais comme un mythologisation littéraire dont le caractère appuyé, voire folâtre1, ou clinquant, « lascivus » aurait peut-être jugé Quintilien, permet de pointer la part de fiction que suppose tout héritage littéraire.

1.Un montage citationnel en trompe l’œil

3Dans le Prière d’insérer qui précède l’ouvrage, voici comment Pascal Quignard présente le travail effectué sur les livrets d’opéras qui lui ont été confiés.

Je les résumai le plus que je pus au sein d’un chœur où les langues sources se trouveraient à la fois citées et de nouveau mêlées à la souche latine […]. Je pleurais tant ce que je ramassais ou ce que je coupais était beau. J’étais dans un jardin paradisiaque avec un sécateur. Je ne prélevais que le plus poignant. J’avais l’impression de composer la musique que je lisais.

4Cette présentation laisse présumer un texte multilingue, puisque les langues sources désignent celles des livrets qui sont en allemand, anglais, espagnol, français et italien. Quant à la méthode, elle reposerait sur le choix émotif « je pleurais » de ne prélever que le plus passionnel, du moins « le plus poignant », et, puisque rien n’est dit d’une réécriture, on suppose que celle-ci tient à la seule composition au sens étymologique de « poser avec », soit au seul montage de ce qui a été ainsi prélevé.

5La lecture du recueil, cependant, permet d’appréhender les modalités d’une réécriture beaucoup plus complexe, loin de cette épure d’affichage. Voici les textes 2 et 3 :

2.
J’ai vu ce que je ne devais pas voir.
Publius Ovidius Naso
L’empereur l’exila.
Il reçut l’ordre de relégation dans la cité de Tomes
Tomis
Tomitana terra
sur la rive du Danube
au bord de la mer Noire.

3.
Sous les yeux de sa femme, il brûle le livre qu’il écrivait alors.
Metamorphoseon.
pse mea manu posui in igne.
Tristissima noctis.
De ma propre main j’ai mis mon livre au feu en disant :
Di facerent possem meus esse liber.
Dieux ! que ne puis-je être à la place de mon livre !

6Nulle occurrence dans ces deux textes de citations des Métamorphoses ou de leurs réécritures dans les livrets cités. En revanche le vers 1 du texte 2 peut se lire comme une référence à l’un des multiples passages au cours desquels Ovide, dans les Tristes évoque la faute visuelle qui a causé, affirme-t-il, son exil2. Ces passages ont alors une fonction argumentative et visent à souligner le caractère involontaire de la faute. Dans l’usage qu’en fait ici Quignard, l’énoncé sonne comme une réflexion personnelle ou une exclamation lyrique. Les vers suivants, jusqu’au premier vers compris du texte 3, paraissent donner le contexte de cette plainte : l’exil ordonné par Auguste, la destruction d’un premier manuscrit des Métamorphoses telle que relatées dans l’élégie 7 du premier livre des Tristes. À partir du deuxième vers du texte 3 (au mot Metamorphoseon) tout se passe comme si l’Ovide de P. Quignard reprenait la parole, en latin cette fois, jusqu’à « Tristissima noctis » puis en se traduisant lui-même. Mais est-ce bien de traduction qu’il s’agit ?

7Remarquons tout d’abord que dans le texte 2 le passage du français au latin « Tomes ; Tomis/ Tomitana terra » n’apporte aucune information : de ce point de vue, le recours au latin est transparent. En revanche, l’étirement et la variation sonore, le recours à une langue aujourd’hui perçue comme archaïque, l’emploi du mot « terra » pour dire le lieu, entrainent un déploiement d’imaginaire et contextualisent l’énoncé « J’ai vu ce que je ne devais voir » dans un passé lointain, presque mythique.

8Dans le texte 3, le passage du latin au français au latin, cette fois, a bien sûr encore une fonction sonore, musicale et imaginaire. Mais il semble aussi relever de la traduction au sens le plus courant du terme puisque « Ipse mea manu posui in igne / Tristissima noctis » puis « Di facerent possem meus esse liber » semblent respectivement traduits par « De ma propre main j’ai mis mon livre au feu en disant » puis « Dieux ! Que ne puis-je être à la place de mon livre ». En outre, la traduction paraît ici utile, du point de vue de l’information, puisque les vers latins ne sont pas transparents et ne pourraient être compris de non latinistes. Or, précisément, cette traduction est, pour un latiniste, fautive, et ce pour deux raisons.

9D’une part, le « tristissima noctis » ne saurait signifier « en disant » et du reste, si un non-latiniste comprend intuitivement qu’il s’agit de tristesse extrême et de nuit, grammaticalement ces deux mots ne forment pas syntagme en latin, ils ne signifient pas « triste nuit » et ne peuvent se comprendre sans l’ensemble du vers dont ils sont extraits3.

10D’autre part, si l’on se réfère à l’œuvre d’Ovide, il s’avère que les vers ici rapprochés appartiennent à des contextes fort différents. Le vers « Ipse mea manu posui in igne » se trouve en Tristes I, 7, v. 16 et évoque bien la destruction des Métamorphoses par le feu4. Cependant le vers « Di facerent possem meus esse liber » se trouve en Tristes, I, 1, v. 585, dans un contexte tout autre. Dans cette première élégie du premier livre des Tristes Ovide fait remarquer à ses destinataires que son livre, c’est-à-dire son recueil de lettres, ira à Rome, alors que lui, le poète, ne peut plus s’y rendre. Le vers « Di facerent possem meus esse liber » peut alors se gloser ainsi « Que ne puis-je être mon livre des Tristes et me rendre à Rome », et non pas « Que ne puis-je, être mon livre des Métamorphoses et brûler dans le feu ». Le montage citationnel opéré par Pascal Quignard, qui rapproche abruptement deux vers de deux élégies différentes produit donc, du point de vue de la philologie scientifique, un contre-sens.

11Nous pourrions donner maint autre exemple de ce jeu philologique puisqu’il est au cœur de la manière littéraire de Pascal Quignard. Contentons-nous ici d’en indiquer une autre occurrence qui fait intervenir l’un des livrets cités. Il s’agit du texte 59, l’avant-dernier.

59
Deesse dont le règne s’étend sur les deux royaumes
O forsaken Grove !
Venus
Queen of love
Weep for your Huntsman
Dea regnorum duorum !

12Ici se mêlent des citations du livret de l’opéra de John Blow Venus et Adonis : « O forsaken Grove ! Queen of love ! Weep for your huntsman », une citation des Metamorphoses « Dea regnorum duorum » et un vers – le premier de ce texte- qui est une traduction française de « Dea regnorum duorum ». Dans ce contexte, l’attribution « Déesse dont le règne s’étend sur les deux royaumes » s’entend comme une attribution de Vénus qui règnerait sur les vivants comme sur les morts. Cependant dans les Métamorphoses l’expression « Dea regnorum duorum » qualifie Proserpine6, la fille de Cérès qui vit six mois de l’année auprès de son époux, Hadès, et six mois auprès de sa mère sur terre. Ici encore le montage citationnel produit un faux, du moins du point de vue de la philologie scientifique.

13Au-delà du jeu philologique nos deux exemples montrent l’importance accrue, chez Pascal Quignard, d’un thème qui lui est cher et qu’il feint d’attribuer à la seule autorité d’Ovide : celui de la tentation morbide, qu’il place donc non seulement dans la bouche d’Ovide en exil, nous y reviendrons, mais aussi au cœur de la pulsion érotique. Nous proposons de montrer d’abord ce que cela engage quant à la lecture des Métamorphoses, et reviendrons ensuite au traitement littéraire d’Ovide auteur.

2. Les Métamorphoses, un texte pulsionnel

14Remarquons d’abord que la Vénus de Pascal Quignard, « déesse dont le règne s’étend sur les deux royaumes » peut se lire comme une construction librement inspirée par Sigmund Freud qui associe pulsion de mort et de vie dans « Au-delà du principe de plaisir » et par Georges Bataille dont L’érotisme étudie les rapports entre jouissance, souffrance et destruction. On peut aussi entendre une référence à Freud dans l’expression « l’art ne sublime pas » qui apparaît au texte 10 puisque dans les Trois essais sur la théorie sexuelle, précisément, celui-ci analyse les rapports entre création artistique et sublimation des pulsions sexuelles. De même la mention de « l’homme de Lascaux mourant » dans le texte 8 peut se lire comme un écho du livre de Georges Bataille Lascaux ou la naissance de l’art qui s’achève sur différentes interprétations de « l’homme du puits7 ». Les Métamorphoses ainsi lues à travers l’héritage même topique de Freud et Bataille raconteraient la résurgence maintes fois répétée d’une pulsion érotico-morbide, bestiale, infra-humaine selon deux axes. Le premier est un axe temporel car cette pulsion est antérieure à l’humanité : c’est ce qui apparait au texte 16.

Il n’y a pas de visage humain même si tous ceux qui parlent de façon humaine le prétendent
Les hommes comme tous les animaux ne sont pas achevés.

Pas de voix humaine
Rien que des restes de brame imités qui jouent avec des plaintes/ arrachées.

15Le second est un axe moral, si on entend le mot « visage » dans cette dernière citation dans non seulement comme une désignation physique, mais comme une référence à Emmanuel Levinas sous la direction de qui Pascal Quignard avait commencé une thèse et qui fait du visage de l’autre la source de l’expérience morale8. En ce sens la pulsion configurée par Pascal Quignard est bien, comme le dit Bénédicte Gorillot dans l’article qu’elle consacre à ce texte, « infernale », c’est-à-dire relevant de royaumes « inférieurs9 ».

16Certes l’interprétation quignardienne des Métamorphoses, centrée sur les passions destructrices, est tout à fait habituelle dans la réception ovidienne. Ted Hughes, par exemple, défend une conception encore plus violente des Métamorphoses. Voici ce qu’il écrit à propos des liens entre Shakespeare et Ovide, dans la préface à ses Contes d’Ovide :

A more crucial connection, maybe, can be found in their common taste for a tortured subjectivity and catastrophic extremes of passion that border on the grotesque. In this vein, Shakespeare's most Ovidian work was his first – Titus Andronicus. Thirty or so dramas late, in Cymbeline, his mild and blameless heroine Imogen -whom her beloved husband will try to murder, whom her loathed stepbrother will try to rape – chooses for her bedtime reading Ovid's shocking tale of Tereus and Philomela10.

Le lien le plus étroit est peut-être ce goût commun pour une subjectivité torturée, pour les extrêmes de la passion chauffée à blanc, qui frise le grotesque. Dans cette veine, l’œuvre la plus ovidienne de Shakespeare est son premier drame : Titus Andronicus. Quelque trente années plus tard, dans Cymbeline, la douce et innocente Imogène – victime des manigances de son époux adoré, qui va tenter de l’assassiner, et de son beau-frère abhorré, qui va tenter de la violer – choisit pour livre de chevet le conte atroce d’Ovide, Térée et Philomèle11.

17L’originalité de Pascal Quignard ne consiste donc pas à proposer une interprétation des Métamorphoses centrée sur les passions, mais à brouiller la frontière entre interprétation et fictionnalisation en usant de citations faussées. Il développe, nous allons le voir, les éléments de mythologisation qui accompagnent la figure de l’écrivain fondateur et fait d’Ovide l’auteur non seulement des Métamorphoses, mais aussi de ses reprises ultérieures, désormais elles-mêmes perçues comme les résurgences pulsionnelles d’un texte mythique. De ce point de vue, les Métamorphoses ne sont pas seulement un texte historiquement datable : elles sont un texte archaïque qui témoigne d’une idée des liens entre art, passion et humanité. Elles ne constituent pas une œuvre, mais elles initient une famille d’œuvres, qui toutes viennent dire l’abime de la pulsion érotique.

18Commentons en ce sens le dernier texte du recueil.

Quintilien le Grammairien a écrit : la métamorphose définit la lascivia qui est propre au chaos.

Leucothée redevint écume et s’écria en petits morceaux sur les flots de la mer
Métamorphoses, telles furent les origines du monde qui formeront sa fin.

L’épouse d’Athamas dit : Omnia mutantur.
Inarrêtable pulsion du temps.
Nihil interit. Le neuf ne cesse pas.
Persequar in freta reginam. Je suivrai la reine au fond de la mer.
Ovide a écrit : A dance by a Huntsman in the Night.

19Dans cet excipit toutes les attributions sont fausses. Leucothée, personnage des Métamorphoses n’a jamais prononcé les mots qui lui sont ici prêtés ; c’est, dans les Métamorphoses, au livre XV, Pythagore qui dit « Omnia mutantur » puis « Nihil interit », syntagmes dont les traductions « Tout se transforme » et « Rien ne meurt » sont beaucoup plus triviales que celles apparemment proposées par Pascal Quignard. Enfin ce n’est bien sûr pas Ovide qui a écrit A Dance by a Huntsman in the Night mais John Blow. Cependant la plus importante des fausses attributions est celle qui figure en tête « Quintilien le Grammairien a écrit : la métamorphose définit la lascivia qui est propre au chaos ». En effet, dans le contexte de l’ouvrage quignardien, un lecteur francophone ne peut qu’entendre le français « lascivité » dans le mot latin « lascivia », apparemment transparent. Or en latin ce mot signifie d’abord la gaieté, l’enjouement, ensuite seulement le libertinage. Il n’évoque pas la sensualité un peu vulgaire et provocante portée par le mot « lascivité » en français. Par ailleurs Quintilien n’utilise pas exactement le terme de « lascivia » à propos d’Ovide et encore moins pour définir la métamorphose en tant que telle. Il utilise l’adjectif « lascivus ». Voici ce qu’il écrit : « Lascivus quidem in heroicis quoque Ovidius et nimium amator ingenii sui ; laudandus tamen in partibus » ce que Jean Cousin traduit par « Ovide, il est vrai, folâtre, même dans ses hexamètres, et il a trop de complaisance pour ses propres dons, mais il mérite cependant des éloges dans certaines parties12 ». De façon plus aiguisée, M. Ouizille traduisait, en 1840, « Ovide, à la vérité, a trop sacrifié au clinquant dans ses poésies héroïques13 » et c’est alors l’adjectif « clinquant », kitsch dirait-on peut-être aujourd’hui, qui vient rendre le « lascivus » latin.

20En somme si Quintilien qualifie Ovide de « lascivus », c’est pour désigner chez Ovide, un sens établi de la figure de style, un style enjoué et un peu virtuose mais sans doute un peu dénué de profondeur – un style « folâtre » pour reprendre le mot de Jean Cousin. En intégrant le mot « lascivia », à propos du jugement de Quintilien sur Ovide, dans une phrase francophone, Pascal Quignard use de l’autorité du latiniste et se livre, en toute connaissance de cause, à une poétique de faussaire : à la faveur d’un faux ami, sous couvert de citer Quintilien, il laisse imaginer au lecteur francophone autre chose que ce que Quintilien dit vraiment. Sa fiction d’authenticité repose par ailleurs sur la mention du chaos, connoté comme archaïque mais qu’à aucun moment Quintilien ne mentionne.

21Les Métamorphoses d’Ovide, telles que configurées par Pascal Quignard, sont un texte fondateur, non pas seulement d’une tradition comme cela est avéré historiquement, mais d’une poétique, d’une façon de penser le monde et la place qu’y occupe l’humanité. Plus encore que l’inventeur d’un texte, Ovide, bien qu’attesté historiquement, apparait comme l’inventeur mythique d’une façon d’écrire, comme on peut dire qu’Homère est l’inventeur de l’épopée. C’est en ce sens qu’on peut interpréter le vers final. Du point de vue de l’histoire factuelle, certes l’auteur de A dance by a Huntsman est John Blow ; néanmoins dans la mesure où cette danse s’inscrit dans une réécriture des Métamorphoses, son auteur archaïque est Ovide, un Ovide revenant. Les Métamorphoses, comme texte fondateur, font retour dans leurs reprises. Elles n’appartiennent plus au temps historique linéaire, mais à un temps fait de résurgences ponctuelles. Peut-être faut-il comprendre ainsi le fait que le livre ne soit pas paginé, mais qu’on s’y repère grâce aux numéros des textes, qui produisent alors une sorte de temps propre, dont on remarquera qu’il est composé de 60 pulsations, comme une heure.

3. L’exil ovidien : une mythologisation littéraire

22Si les Métamorphoses sont un texte non plus seulement historique mais fondateur et résurgent, pris dans le temps du mythe, alors leur auteur devient lui aussi un auteur mythique. De fait, dans l’opuscule quignardien, trois traits se superposent pour figurer l’exil ovidien. D’une part, Ovide apparait comme une victime des puissants puisque Auguste et Livie sont qualifiés au texte 10 de « bêtes assoiffés de sang ». De ce point de vue l’exil d’Ovide devient une allégorie des rapports entre poésie et politique, ce qui reprend un imaginaire romantique. D’autre part, Ovide est perçu nous l’avons vu précédemment comme un auteur revenant, à l’œuvre dans la tradition artistique issue des Métamorphoses : l’exil biographique d’Ovide devient une catégorie permettant de penser la temporalité résurgente des Métamorphoses dans l’histoire culturelle : il figure le lieu mémoriel d’où il est possible à l’autorité ovidienne de faire retour, d’impulser de nouvelles œuvres dans la tradition des Métamorphoses. C’est un lieu infernal, proche de l’oubli ou du refoulement, mais d’où il est possible de revenir.

23Enfin, voici le troisième trait. La « faute » ovidienne ayant conduit à son exil est très vite associée par Pascal Quignard au fait de lire. Citons les textes 11 et 12 :

11
Tanz der Furien
Legit
Tanz der Furien
Il lisait.
Voilà en gros ma vie : j’ai été foudroyé

12.
Il lisait
Peccatum oculos est habuisse meum.
Mon péché est d’avoir eu des yeux.

24Dans le contexte tout proche du texte 10 qui qualifie Auguste et Livie de « bêtes assoiffées de sang », le pronom « il » renvoie à Ovide, (même s’il peut aussi et en second lieu renvoyer à Orphée ou à Pascal Quignard lui-même, lecteur des livrets d’opéras). Au texte 11, la lecture apparait comme une façon d’entrer en contact avec les puissances infernales évoquées par la danse des furies qui, dans l’opéra de Gluck, accueillent Orphée aux Enfers. Au texte 12, elle est associée, par l’intermédiaire d’une nouvelle citation des Tristes14, à la faute visuelle qui causa l’exil d’Ovide. Le lien de contiguïté autorise, nous semble-t-il, l’hypothèse d’une causalité : c’est parce que la lecture met au contact de puissances infernales, qu’elle finit, politiquement, par causer l’exil ovidien. De ce point de vue, l’exil à Tomes est la conséquence d’un exil premier, présenté comme déclencheur : celui lié à la lecture qui à la façon d’une Venus aux deux royaumes emporte le lecteur au royaume des morts. C’est une passion au même titre que les passions érotiques des Métamorphoses. L’exil d’Ovide chez Pascal Quignard n’est donc pas seulement un exil géographique, ce n’est pas non plus seulement un exil politique qui active l’opposition de l’artiste et de la puissance politique, ni un exil mémoriel d’où il serait possible de revenir. L’exil est aussi une expérience constitutive de la lecture et de l’écriture : la lecture, comme passion, entraîne l’écrivain dans un chemin solitaire qui fait de lui un être, tel Orphée, capable d’aller et venir, au moins fantasmatiquement, entre les deux royaumes (mais non d’en ramener qui que ce soit).

25Cette configuration de l’exil ovidien comme exil structurel de l’écrivain permet dès lors deux choses. D’une part elle inscrit dans la vie non pas amoureuse ou sociale mais écrivante d’Ovide un motif présenté comme essentiel dans les Métamorphoses : celui de l’alliance entre la pulsion érotique et la pulsion de mort. D’autre part, bien sûr, elle prête à Ovide un positionnement auctorial cher à Pascal Quignard puisque ses différentes œuvres valorisent les portraits d’écrivains ou de musiciens retranchés loin du monde et qu’il ne cesse de méditer les liens entre lecture et passion, comme le montrait, ici, le Prière d’Insérer, et qu’on ne trouve rien de similaire chez Ovide. C’est donc aussi sa propre archéologie littéraire que Pascal Quignard explore à travers la figure d’Ovide.

Conclusion

26Il n’est sans doute pas nécessaire, pour lire et apprécier l’ouvrage de Pascal Quignard, de se livrer au jeu de repérages des vraies fausses citations ou traductions comme nous l’avons fait. Quand on s’y plie cependant, on ne peut manquer de noter chez Pascal Quignard une certaine volonté d’égarer son lecteur, de tisser un labyrinthe, de multiplier les jeux de miroirs tout juste un peu faussés, d’user et d’abuser des effets d’autorité des citations latines. Il est possible de voir dans ce labyrinthe la production par touches successives et réajustements d’une thèse stable, portant sur le fantasme résurgent d’une langue et d’une scène originelles, totalisatrices, mais jamais tout à fait appréhendables. C’est par exemple ce que semble proposer Bénédicte Gorillot dans l’article qu’elle consacre à Pour trouver les Enfers15, qu’elle commente, pour finir, avec cette citation de Le sexe et l’effroi : « Ce qui est avant notre langue renvoie à ce qui est avant notre naissance. La couche la plus ancienne (le latin) dira la scène la plus ancienne16 ».

27Pour notre part, nous suggérons désormais de voir aussi dans cette œuvre faite de faux semblants l’expression d’un certain humour. Faire dire à Quintilien « le Grammairien » précisément à peu près le contraire de ce qu’il dit sur Ovide tout en multipliant les signes d’autorité philologique nous semble un signe d’humour manifeste, un jeu avec les autorités et avec l’ignorance ou l’érudition du lecteur.

28Mais comment concilier l’humour avec la revendication d’une esthétique pathétique, telle qu’elle était manifestée dans le Prière d’Insérer ? Faut-il voir désormais dans cette revendication une posture, elle-même légèrement exagérée ? Ou penser que l’opuscule quignardien oscille entre plusieurs registres émotifs, ce qui en ferait bien une œuvre baroque ? Ou bien faut-il voir dans cet opuscule, sous couvert d’érudition, un jeu postmoderne et rococo dont la thématique passionnelle ne serait qu’un faux semblant parmi d’autres ?

29Il nous semble que l’humour et la distance quignardiens permettent, précisément et de façon très érudite, de faire jouer ensemble différentes esthétiques qui ne se totalisent pas, mais qui s’attirent ou se repoussent les unes les autres, à la manière d’un mobile, dont le mouvement ne cesse jamais tout à fait. Si l’on prend Pascal Quignard à son propre jeu citationnel, on peut dire que ce dispositif a, comme il le fait dire à Quintilien à propos d’Ovide, quelque chose de « lascivus » : de « folâtre » dans la traduction de Jean Cousin, de « clinquant » dans celle de M. Ouizille. Mais ce dispositif de distanciation invite aussi à l’analyse, et en ce sens la mythologisation de la figure d’Ovide en exil joue un rôle prépondérant. Par son exagération même, son caractère un peu trop appuyé, celle-ci ne relève pas seulement d’une esthétique du folâtre ou du clinquant, voire, ici ou là, du très légèrement kitsch : elle acquiert également une fonction critique. Elle montre en effet ce qu’a de topique plus que de réellement explicatif l’opposition entre les figures de l’écrivain et celle du puissant, elle interroge le temps de l’histoire littéraire qu’elle présente comme un temps pathétique fait de résurgences plutôt que comme un temps linéaire et chronologique, elle invite à réfléchir à l’origine de la voix auctoriale, et au besoin qu’un écrivain contemporain peut ressentir de se trouver des ancêtres. Elle révèle, enfin, la part de fiction et d’exubérance qui entre dans tout héritage littéraire.

Notes de bas de page numériques

1 C’est un aspect de la réécriture quignardienne que nous n’avons pas du tout exploré dans notre livre Les Métamorphoses d’Ovide aujourd’hui. Une mémoire en déplacement, Classiques Garnier, « Perspectives Comparatistes », 2019, dont un chapitre était pourtant consacré à cet opuscule.

2 Peut-être Pascal Quignard reprend-il spécifiquement ici la traduction donnée par Charles Nisard de Tristes, III, 5, 49 « Inscia quod crimen viderunt lumina plector» « Je suis puni pour avoir vu par hasard un crime que je ne devais pas voir ». Ovide, Œuvres Complètes avec la traduction française, dir. M. Nisard, Paris, J. J. Dubocher, Le Chevalier et comp. Éditeurs, 1850, p. 699. La relative « que je ne devais pas voir » n’est pas présente en latin mais permet au traducteur de gloser le sens de « crimen » qui porterait davantage sur le fait de voir que sur le contenu de ce qui est vu. Jacques André, quant à lui, traduit « C’est parce que mes regards ont inconsciemment vu un crime ». Ovide, Tristes, trad. J. André, Paris, Les Belles-Lettres, Collection des Universités de France, 1988, p. 77.

3 Il s’agit de Tristes, I, 3, v.1 « Cum subit illius tristissima noctis imago », « Quand je revois l’affreuse image de cette nuit », Ovide, Tristes, trad. J. André, op. cit. , p. 12. L’adjectif « tristissima » est épithète de « imago » non de « noctis ».

4 Le vers exact est « Ipse mea manu maestus posui in igne » « Je l’ai dans mon désespoir jeté au feu de ma main », Ovide, Tristes, trad. J. André, op. cit., p. 23.

5 Le vers exact est « Di facerent possem nunc meus esse liber » « Dieux que ne puis-je être aujourd’hui mon livre ! », Ovide, Tristes, trad. J. André, op. cit., p. 4.

6 Métamorphoses, V, v. 563. Il s’agit du moment où Jupiter instaure la double appartenance, à la terre et aux Enfers de Proserpine. Le vers exact est « Nunc dea, regnorum numen commune duorum ».

7 Georges Bataille, Lascaux ou la naissance de l’art, Genève, Skira, 1955, p. 117.

8 Emmanuel Levinas, Éthique et Infini. Dialogues avec Philippe Nemo, Paris, Fayard, 1982, p. 91.

9 Bénédicte Gorrillot, « Pascal Quignard et la parole des enfers », Acta fabula, vol. 6, n° 3, Automne 2005, http://www.fabula.org/revue/document1107.php , page consultée le 11 mai 2019.

10 Ted Hughes, Tales from Ovid, New York, Farrar, Straus and Giroux, 1997, p. vii-viii.

11 Ted Hughes, Contes d’Ovide, trad. Patrick Reumaux, Paris, Phébus, 2002, p. 15-16.

12 Quintilien De l’Institution oratoire, X, 1, 88, trad. Jean Cousin, Paris, Belles-Lettres, Collection des Universités de France, Paris, 1979, p. 94.

13 Institution oratoire de Quintilien, traduction nouvelle de C.V. Ouizille, Paris, Planckoucke, 1840, tome 5, p. 49-51.

14 Tristes, III, 5, v. 50.

15 B. Gorrillot, « Pascal Quignard et la parole des enfers », art. cit.

16 Pascal Quignard, Le sexe et l’effroi, Gallimard, 1994, p. 260.

Bibliographie

Bataille Georges, Lascaux ou la naissance de l’art, Genève, Skira, 1955.

Gorrillot Bénédicte, « Pascal Quignard et la parole des enfers », Acta fabula, vol. 6, n° 3, automne 2005, http://www.fabula.org/revue/document1107.php, page consultée le 11 mai 2019.

Hughes Ted Tales from Ovid, New York, Farrar, Straus and Giroux, 1997; Contes d’Ovide, trad. Patrick Reumaux, Paris, Phébus, 2002.

Levinas Emmanuel, Éthique et Infini. Dialogues avec Philippe Nemo, Paris, Fayard, 1982.

Ovide, Métamorphoses, texte établi et traduit par Georges Lafaye, revue et corrigé par Henri le Bonniec, Paris, Belles-Lettres, Collection des Universités de France, 2010.

Ovide, Œuvres complètes avec la traduction en français, dir. Charles Nisard, Paris, J. J. Dubochet, Le Chevalier et comp. Éditeurs, 1850.

Ovide, Tristes, texte établi et traduit par Jacques André, Paris, Belles-Lettres, Collection des Universités de France, 1988.

Quintilien, De l’Institution oratoire, X, 1,8 8, texte établi et traduit par Jean Cousin, Paris, Belles-Lettres, Collection des Universités de France, 1979.

Quintilien, Institution oratoire, traduction nouvelle de C. V. Ouizille, Paris, C.L.F. Planckoucke, 1840.

Quignard Pascal, Le sexe et l’effroi, Paris, Gallimard, 1994.

Quignard, Pascal Pour trouver les Enfers, Paris, Galilée, 2005.

Pour citer cet article

Claire Paulian, « L’exil ovidien comme mythe littéraire chez Pascal Quignard : l’effet d’une écriture « lascive » ? », paru dans Loxias-Colloques, 13. Lettres d'exil. Autour des Tristes et des Pontiques d’Ovide, Traductions, adaptations et réécritures, L’exil ovidien comme mythe littéraire chez Pascal Quignard : l’effet d’une écriture « lascive » ?, mis en ligne le 18 août 2019, URL : http://revel.unice.fr/symposia/actel/index.html?id=1288.


Auteurs

Claire Paulian

Claire Paulian est enseignante à l’Université de Paris 13 Villetaneuse et fait partie, dans cette même université, du laboratoire Pleiade. Elle a publié un livre Les Métamorphoses d’Ovide aujourd’hui. Une mémoire en déplacement consacré aux éditions, traductions et réécritures des Métamorphoses en anglais, allemand et français entre 1988 et 2005.