Loxias | Loxias 33 « Qu’il parle maintenant ou se taise à jamais… »: Les effets du silence dans le processus de la création (2) | I. Mise en art du silence 

Géraldine Vogel  : 

« Être c’est dire », le silence dans l’œuvre dramatique d’Edmond Rostand

Résumé

Dans l’œuvre d’Edmond Rostand, comme dans celle de ses contemporains, la mise en scène du silence est remarquable. Afin de comprendre le rôle que cette thématique y revêt, la présente étude remonte aux sources du silence dans l’imaginaire rostandien. À la base, le silence présent dans l’œuvre évoque les peurs secrètes d’un jeune auteur dramatique. Le mutisme revêt alors un aspect peu rassurant chez Edmond Rostand. Il semble être la preuve d’une montée de l’aveuglement et de l’ignorance chez les personnages. Le goût de l’auteur pour le théâtre, médium de l’éloquence, s’explique lorsque l’on comprend que, pour Edmond Rostand, le fait de dire permet d’appréhender l’univers et d’exister.

In Edmond Rostand’s work, like that of his contemporaries, the staging of silence is remarkable. In order to understand the role this theme takes on in his work, the present article goes back to the origins of silence in Rostand’s imagination. The notion of silence present in his theatre, is reminiscent of the secret fears of a young playwright. It is thus not a very reassuring theme and seems to represent blindness and ignorance in the part of the characters. The author’s natural taste for the stage, medium of eloquence, can be explained when understanding that, for Edmond Rostand, speech enables man to comprehend the internal mechanism of the universe and to exist.

Index

Mots-clés : parole , poésie, Rostand, silence, théâtre

Géographique : France

Chronologique : XIXe siècle

Plan

Texte intégral

Introduction

1Si la question du silence au tournant du siècle dernier a déjà fait l’objet de nombreuses études, l’attitude des contemporains de Mallarmé face à cette quête n’a pas encore été explorée. Or, il n’est pas qu’une seule façon de voir et d’inviter le silence en écriture. La même fascination en cette Belle-Époque, pour l’expérimentation artistique, a donné chez d’autres auteurs des résultats différents. Car le silence intéresse aussi, entre autres, Edmond Rostand, auteur de Cyrano de Bergerac, des Deux Pierrots, de L’Aiglon et de Chantecler. Dans ces pièces, la mise en scène du silence est remarquable. Mais quels aspects et quels rôles cette thématique revêt-elle donc dans l’œuvre rostandienne ? Afin de répondre à cette question, il est nécessaire dans un premier temps de remonter aux sources du silence dans l’imaginaire de Rostand. Ensuite, il faudra expliquer les aspects peu rassurants que revêt le mutisme chez ce poète dramatique. Et enfin, il sera alors possible d’analyser le rapport entre goût de l’éloquence et choix du médium « théâtre », la scène étant l’endroit le plus propice à représenter la parole.

Aux sources du silence, ou les peurs secrètes d’un auteur dramatique

2Au début de sa carrière, Edmond Rostand subit les premiers accès d’un « trouble littéraire », qu’il définit dans une lettre écrite à sa fiancée, la poétesse Rosemonde Gérard :

Je suis dans un curieux état littéraire en ce moment. J’ai une foule d’idées qui grouillent, qui grouillent dans ma tête, sans savoir exactement lesquelles. À chaque instant j’ai envie d’écrivailler ; n’importe quoi. J’éprouve comme une souffrance de ne rien produire. Je sens en moi toutes sortes de choses qui ont besoin de s’en aller sous la forme de prose ou de vers, peu importe, vous connaissez ça ? … Et cet état s’accompagne d’un ennui, d’un dégoût de tout, d’un énervement très particulier… Oh ! le curieux malaise littéraire ! …1

3L’origine de ce « malaise littéraire » provient donc de la difficulté à organiser et à mettre en mots des pensées qui se bousculent. Son effet immédiat est la stérilité, le silence. La frustration qui résulte de ce silence involontaire est un sort que partagent nombre d’écrivains. Chez Edmond Rostand, elle perdurera tout au long de sa carrière, comme en témoignent ses proches et ses biographes. D’après les ouvrages de ceux-ci, le poète dramatique n’aurait jamais pu envisager l’écriture comme une discipline aisée et sereine. Au contraire, si les idées ne venaient pas toujours facilement, la mise en forme était ardue. Dans son ouvrage consacré à Edmond Rostand, Rosemonde Gérard décrit le travail de son mari en ces termes : « C’étaient des repas silencieux, des plaisirs renoncés, des désespoirs modestes et des recommencements courageux. […] Les saisons ne se passaient que dans son rêve : lorsque la page, refusant l’inspiration, restait blanche, c’était toute la neige de l’hiver ; et lorsque sa pensée, comme une grappe, laissait éclater les bourgeons magiques, aucun printemps n’aurait remplacé celui qui éblouissait son cœur2. » La peur de la page blanche et le silence qu’elle signifie ont un effet très lisible sur le comportement de l’auteur. Pire encore, le malaise littéraire rostandien dépasse la simple difficulté de traduire l’idée en mots.

4Dans « Un Soir à Hernani3 », poème écrit à l’occasion du centenaire de la célèbre pièce de Victor Hugo, Edmond Rostand adresse une prière à celui qu’il considère comme le père littéraire du XIXe siècle. Dans ces mots, il laisse entrevoir une autre raison à son incapacité d’écrire : « Donne-nous le courage et donne-nous la foi/Qu’il nous faut pour oser travailler après toi4… ». Ainsi, ses doutes sont cause de silence, ses doutes face au colosse Hugo, qui transparaissent d’un bout à l’autre du poème comme ils se manifestaient déjà dans L’Aiglon, une pièce qui met en scène le très velléitaire fils de Napoléon.

5Edmond Rostand éprouva un complexe d’infériorité au contact de l’œuvre hugolienne. Dans « Un Soir à Hernani », l’imposante créativité de Victor Hugo prend possession du temps et de l’espace, montrant à quel point l’auteur de Cyrano reste dominé. En refaisant – Edmond Rostand utilise le terme « refaire » à dessein – le trajet des Hugo, visitant Hernani, le poète revient aux sources de cette littérature herculéenne qui influence tant la sienne. Dans son poème, il avouera modestement, comme le reconnaissait Émile Zola avant lui, avoir subi les influences du romantisme hugolien : « Pendant si longtemps [Hugo] sera terrible et seul,/Et […] pratiquera si bien l’Art d’être Aïeul/Que, pâles apprentis sortant tous de ses forges,/Les poètes seront ses innombrables Georges5 ! » C’est ainsi que Rostand, par élan littéraire, par désespoir et délibérément, se place sous un modèle étouffant.

6Dans un article consacré au lyrisme d’Edmond Rostand, Henri Ghéon s’en montre sincèrement navré : « Ou devons-nous nous réjouir que la main puissante d’Hugo réduise un poète de plus en vasselage, ne lui communiquant de sa force que de quoi continuer, à l’occasion, le monologue picaresque de Don César de Basan ? Ou plutôt allons-nous pleurer la petite flamme personnelle que son énorme souffle risque de trop peu respecter ? […] Monsieur Rostand en vers d’Hugo, le brode6. » Il semble que la lyre rostandienne, muette, puisse uniquement exister en marge des textes, dans le blanc des interlignes. Le silence chez Edmond Rostand est d’abord une voix qui se tait devant une sonorité plus forte.

7Cependant, la théorie que Rostand va développer dans son drame L’Aiglon est tout autre. La pièce raconte sous couvert d’intrigue historique, la souffrance d’un poète moderne aux prises avec un héritage littéraire dont il ne peut se défaire. Dans sa préface à la pièce, Patrick Besnier perçoit L’Aiglon comme la manifestation de « la hantise de l’échec7 » et de l’impuissance créatrice de notre auteur dramatique : deux phobies représentées dans ce personnage central inactif et dont les paroles finissent par s’abîmer dans le silence. Car le jeune roi de Rome se désespère de ne pouvoir réaliser son rêve. Il donne un résumé de sa vie silencieuse dans cette réplique : « Oh ! vouloir à l’histoire ajouter des chapitres,/Et puis n’être qu’un front qui se colle à des vitres8. » Le duc de Reichstadt, cet « Aiglon », aurait souhaité prendre sa place dans l’Histoire et, par conséquent, l’écrire. La raison de cet échec semble double.

8Dans le fantôme de Napoléon, dieu solaire qui hante le duc de Reichstadt, Patrick Besnier reconnaît le Victor Hugo d’Edmond Rostand. Tout au long du drame, l’Aiglon demeure un pantin écrasé par le souvenir de son père. En effet, le duc de Reichstadt se compare directement à Victor Hugo lorsqu’il respire le vent de Wagram pour la première fois. Mais sa réplique exprime toute la vanité de son ambition, comme celle d’Edmond Rostand. « Mon père aurait voulu faire prince Corneille :/Je ferai duc Victor Hugo !/Je ferai… je ferai… je veux faire… je rêve9… »

9Le vêtement, dans cette pièce, apprend beaucoup au spectateur et parle quand la parole fait silence. Ainsi, le Roi de Rome porte un uniforme autrichien dont la blancheur est à rapprocher d’un autre personnage silencieux créé par Edmond Rostand : le Pierrot Pleureur des Deux Pierrots. Tout ce que crée le Pierrot Pleureur, ce décadent, tend vers le silence. La couleur vestimentaire de ces deux personnages représente davantage le vide laissé par leur inactivité que leur pureté historique ou littéraire, au sens mallarméen du terme. Cet habit symbolise à lui seul le syndrome de la page blanche que n’a pu dépasser l’antihéros rostandien, dont l’épopée se déroule en creux, en marge de l’histoire et de la politique comme de la littérature. Le duc n’est que le triste rejeton d’un être grandiose, comme il n’est qu’un pion de l’Autriche sur l’échiquier géopolitique évoqué par la pièce. Cet habit blanc, cet habit des silencieux, montre sur les planches la stérilité créatrice.

10En effet, si l’histoire du duc blanc se raconte en marge de l’Histoire, la poésie qu’il rêve d’écrire est vouée au silence. Comme il ne trouve pas les mots pour raconter son histoire, l’Aiglon s’identifie aux vers de Racine et de Lamartine, qu’il admire. À la façon de Percinet des Romanesques, troisième pièce d’Edmond Rostand, qui reprendra des vers de Shakespeare pour exprimer son propre amour, la vie du duc se raconte par des vers étrangers. L’entrée en scène du « duc pâle » est annoncée, comme le précisent les didascalies, par ses vers préférés que lit Thérèse de Lorget. Cette exposition du personnage principal laisse parfaitement présager l’issue désastreuse du drame. Voici ce que récite la jeune femme : « Jamais des séraphins les chants mélodieux/De plus divins accords n’avaient ravi les cieux :/Courage, enfant déchu d’une race divine10… » La mort ponctuera cette vie dite par d’autres et la phrase de Metternich, « Vous lui remettrez son uniforme blanc », marque bien l’inutile pureté de cette existence.

11Il convient cependant de distinguer l’auteur de son œuvre. Même si L’Aiglon raconte l’histoire d’un artiste aux prises avec un romantisme étouffant, Edmond Rostand cherche à se distinguer de son personnage et de son destin. D’abord parce que, contrairement à sa création, lui-même raconte, fabrique des vers nouveaux pour donner corps à cette pièce. Ensuite par ce qu’il exprime dans ses vers. Dans le poème final, c’est en effet Edmond Rostand qui assure le sauvetage « littéraire » de cette figure historique vouée au silence. Il écrit : « Dors ! mais rêve en dormant que l’on t’a fait revivre,/Et que, laissant ton corps dans son cercueil de cuivre,/J’ai pu voler ton cœur dans son urne d’argent11. » En écrivant l’histoire de l’Aiglon, Edmond Rostand l’aura fait exister, l’aura arraché au silence, l’espace d’un drame. Grâce à ce personnage plus étouffé encore que lui, il trouve le moyen de combattre ses propres silences. Dès lors, Edmond Rostand se fait le Victor Hugo de l’Aiglon.

12Le mutisme est certes une réaction du poète devant les aspects les plus triomphaux du romantisme, mais il traduit également l’engourdissement dans lequel le naturalisme et le symbolisme décadent plongent les poètes. Tout au long de la pièce, l’Aiglon est en effet victime de son atavisme. L’héritage génétique paternel lui a apporté l’énergie créatrice, cultivée ensuite par des lectures historiques. Le sang maternel lui a apporté la blondeur, c’est-à-dire la féminité, cause chez lui d’une certaine androgynie. Avec elle, l’hésitation, le scepticisme et l’inaction rappellent fortement les personnages et les théories d’Émile Zola. Et si le duc de Reichstadt n’agit pas, n’écrit pas, c’est qu’il est maintenu prisonnier de son double héritage. Dans une entrevue donnée au Gaulois, Sarah Bernhardt explique, au sujet du personnage qu’elle interprète : « [L’Aiglon est] d’âme hardie et haute, pleine d’élans, aspirant aux cimes non point par un vain plaisir de gloire, mais parce qu’un instinct secret, puissant et irrésistible l’y élève. Il a hérité de son père la sève des vastes espoirs. Elle monte en lui cette sève […]. Mais ce ne sont que des éclairs. Ils retombent aussitôt par son sang appauvri. L’âme du Corse dans le corps des Habsbourg, les élans d’une race jeune qui se lève dans l’enveloppe d’une race vieillissante12… » Dans le cas de l’Aiglon, la double nature, tantôt portée par l’enthousiasme, tantôt en proie au doute, l’empêche de noircir des pages d’Histoire. C’est cette condition de perpétuel muet que déplore et critique l’œuvre d’Edmond Rostand. Le silence est donc un système clos, sans faille. C’est cette permanence, cette dimension perpétuelle qui en fait le tragique et c’est ce tragique qui en fait la matière théâtrale.

Silence, aveuglement et ignorance

13Si l’écriture, le vers, peut défendre l’existence contre l’oubli, l’auteur est celui qui entretient et qui restaure. Edmond Rostand se place ainsi en droite ligne des premiers poètes, dont la fonction était de raconter des faits historiques pour qu’ils échappent au néant. Les premières poésies en ancien français étaient des chansons de gestes, de longs poèmes versifiés racontant des exploits guerriers de rois ou de chevaliers. Edmond Rostand semble revisiter cette tradition en écrivant des poèmes lyriques et dramatiques, en alexandrins, dédiés aux faits et gestes d’hommes remarquables. Le Vol de la Marseillaise réunit ainsi des poèmes à la gloire d’hommes ayant marqué leur siècle dont un, Bernard de Burgues de Missiessy, « lieutenant au cent soixante-treizième ». Le poème raconte son « dernier geste » avant de mourir au front durant la première guerre mondiale : un baiser adressé à son capitaine, baiser personnifié qui exprime un long remerciement.

14La sourde peur de l’oubli et de la mort encourage sans doute l’auteur dramatique, comme les poètes médiévaux, à écrire, à dire. Et l’idée de la mort hante Edmond Rostand, comme le démontre Raymond Lerouge lorsqu’il affirme qu’elle éveille en lui le sens de l’individuel, de l’éphémère et de l’infini. On retrouve la mort dans les pièces rostandiennes, une mort qui endosse bien souvent le costume du silence. À sa mort, son personnage de Cyrano de Bergerac emporte son « panache », mot-clé sur lequel se termine la pièce. Or, dans son Discours de réception à l’Académie française, Edmond Rostand définit ce terme de la manière suivante : « Si je ne craignais d’avoir l’air bien pressé de travailler au Dictionnaire, je proposerais cette définition : le panache, c’est l’esprit de la bravoure. Oui, c’est le courage dominant à ce point la situation qu’il en trouve le mot13. » Voici donc que l’écriture, le mot d’esprit correspondent pour Edmond Rostand à une attitude individuelle et courageuse. Cette attitude est un pur défi à des poètes romantiques comme Vigny dans Chatterton ou Banville dans Gringoire. C’est également un défi à la condition humaine vue par les naturalistes Taine et Zola. Enfin, le terme « panache » résume une théorie littéraire adverse du silence mallarméen. Pour Edmond Rostand, l’absolu réside dans la poésie loquace. Ni romantique, ni naturaliste, ni symboliste, l’écriture rostandienne est celle d’un combat contre le silence paresseux.

15En effet, dans la « Ballade des vers qu’on ne finit jamais », il déplore sa propre paresse. Il explique : « Quand on est poète, on est paresseux14. » C’est que l’écriture demande un travail titanesque, qui est au-delà des forces du poète, puisque chaque vers fini reste truffé d’imperfections. Dans le même poème, il constate :

L’idée est délicate, et la forme la blesse
Des poèmes trop faits. Elle préfère ceux
Qui ne l’ajustent pas avec trop d’étroitesse :
Elle court moins danger de s’abîmer en eux.

16La recherche formelle, représentée par son contemporain Mallarmé, n’est donc pas une solution. Elle serait plutôt la cause de l’échec à en croire une lettre d’Edmond Rostand à sa fiancée, où il parle déjà de sa « manie de bien commencer et de mal finir15 ». Dans un autre poème publié dans Les Annales politiques et littéraires du 6 novembre 1904, Edmond Rostand évoque la même idée : les beaux vers ne peuvent traduire qu’imparfaitement l’idée.

Quand on a longuement forgé
Quelque belle forme savante
On a trop souvent égorgé
L’idée, en son esprit vivante !
Les labeurs furent superflus ;
La rime est soumise, et le mètre…
Qu’importe ! puisqu’il ne vit plus,
Le Rêve qu’on voulait y mettre16 !

17Tout comme les symbolistes, Edmond Rostand reconnaît lui-même les limites de son art mais, contrairement à eux, il ne compense pas par la complexité. La complexité le rebute car elle est exclusive. Comme les symbolistes, il aime la pente facile de l’hermétisme, mais contrairement à eux, il lutte pour ne pas la suivre.

18La lutte poétique d’Edmond Rostand porte donc d’abord sur ses propres vers, lutte illustrée par la scène du balcon dans Cyrano de Bergerac. Par la voix de Cyrano, il y développe une parole simplifiée, dépouillée d’artifices et proche de l’improvisation :

Ah ! si, loin des carquois, des torches et des flèches,
On se sauvait un peu vers des choses… plus fraîches !
Au lieu de boire goutte à goutte, en un mignon
Dé à coudre d’or fin, l’eau fade du Lignon,
Si l’on tentait de voir comment l’âme s’abreuve
En buvant largement à même le grand fleuve17 !

19D’un côté, la parole de certains boit largement à même le grand fleuve et, de l’autre, les mots, pensés et repensés, mènent au silence. Ainsi l’écriture rostandienne tend vers l’abondance, une abondance non canalisée, une verbosité positive qui ne peut s’exprimer.

20Chantecler, le coq de basse-cour, lutte pour la simplicité de l’expression littéraire lorsqu’il rencontre, sous le déguisement des poulets, la critique qui l’« interviewe » sur son esthétique. Or, ces questions l’étourdissent tellement qu’il en perd la manière de chanter avant de la retrouver après un long voyage dans un univers de tristesse et de mesquinerie. La préciosité et une pensée contournée engendrent l’économie de paroles et mènent au mutisme : c’est parce que les nocturnes cachent leur complot pour le meurtre du Coq qu’ils ne s’expriment pas clairement. La parole ne naît plus spontanément et n’est plus accessible au public sans glose. Même le Merle, figure de la gouaille et de la finesse, « n’y comprend rien sur son fagot », précise la didascalie18. Parler du jour et de la nuit devient ici un prétexte littéraire pour dénoncer les théories poétiques du symbolisme.

21Dans sa correspondance avec Rosemonde Gérard, Edmond Rostand s’exprime à deux reprises sur l’organisation d’un texte. Il déclare : « Je voudrais que vous me disiez que bien vraiment vous préférez mes phrases à bâtons rompus à une véritable lettre. Car je pourrai vous en faire, si vous voulez, des lettres vraiment peignées et attifées comme des pages de romans… Je crois que ça vous ennuierait de sentir en moi la préoccupation de vous épater, le désir de ne pas vous laisser me voir en négligé de style, enfin, que je mette entre nous, l’amour-propre littéraire19. » L’écriture « attifée » masque l’idée et les sentiments réels. Il ajoute : « Je ne dis pas ce que je voudrais dire… Je suis incapable de travailler une lettre comme un devoir, cela me paraît ridicule20. » Ainsi, il faut travailler à simplifier la forme pour éclaircir l’idée mais la simplification engendre l’abondance verbale et non plus la réserve. La parole éclaire et rend la vision à celui qui l’a perdue. Dans une autre lettre adressée à Rosemonde Gérard datant de 1888, Edmond Rostand fait part d’un projet qui germe dans son esprit depuis peu. Il s’agit d’une pièce en vers qu’il composerait pour l’actrice Sarah Bernhardt, et qui le ferait connaître dans le monde du théâtre. En précisant son idée à sa jeune fiancée, il écrit : « Je cherche pour Sarah ma scène en vers, que j’entr’aperçois comme décor, comme genre, – dont j’entends vaguement chanter les vers, – sans même soupçonner ce qui peut s’y passer… En un mot je vois la couleur de la chose, – sans en percevoir la forme, comme un myope que je suis21. » Le son et la couleur démarrent le processus de création. S’il n’y a pas de pièce, il n’y a pas non plus de son ni de couleur : il y a donc silence et aveuglement. Le silence est ainsi le sinistre jumeau de l’aveuglement. Chantecler illustre superbement ce phénomène.

22Le personnage éponyme croit d’abord faire lever le jour grâce à son chant puis, revenant sur ce rêve illusoire, affirme éveiller les hommes à la contemplation des beautés de la nature baignée de soleil. Si Chantecler est un avatar animal du poète et que « chant du coq » correspond à « création littéraire », alors, pour Edmond Rostand, la parole poétique met à jour les beautés du monde : elle fonctionne comme un verre grossissant le réel. Ainsi, le poète s’érige en savant, en philosophe sachant d’abord débusquer la vérité par sa maîtrise de la parole, puis libérer ses semblables de la nuit, arracher les mortels au néant. Chantecler, porte-voix de tous les poètes, arrache les hommes et les animaux de la basse-cour aux ténèbres. Il chante :

Mais si je chante, exact, sonore, et si, sonore,
Exact, bien après moi, pendant longtemps encore,
Chaque ferme a son Coq qui chante dans sa cour,
Je crois qu’il n’y aura plus de nuit ! […] Un Jour22 !

23Le chant de Chantecler, au nom éclairant, ne peut que guider. Ainsi, ce n’est plus le philosophe qui, à la manière de Platon, guide les hommes hors de la caverne de l’ignorance mais bien le poète, au Verbe simple, naturel et proche des sentiments.

24Dans Cyrano de Bergerac, de banales scènes amoureuses résonnent, elles aussi, de ces accents initiatiques. Le personnage central, poète et bretteur, ressent pour Roxane un amour secret. La poésie qu’il récite à son balcon et celle qu’il lui écrit dans ses lettres, révèleront l’héroïne à elle-même. « Maintenant j’y vois mieux… » dit l’héroïne23. Ces mots révèlent la vérité des sentiments dissimulés jusque-là dans l’obscurité trompeuse. Roxane est aveugle en aimant Christian mais elle recouvre la vue avec quelques mots.

25À l’opposé de l’inaction de Christian, qui ne possède pas le don des mots, Cyrano agit, car il parle. Ainsi, dans le théâtre rostandien, la poésie est comparable au combat et la parole à l’action. La parole est une arme qui pourfend. Dans Cyrano de Bergerac, ce sera la « Ballade du duel qu’en l’hôtel bourguignon/Monsieur de Bergerac eut avec un bélître ! » Dans les Deux Pierrots, c’est le duel amoureux pour séduire Colombine, semblable à un poème dramatique déchiré entre décadentisme et optimisme. Quant à Chantecler, ne s’exclame-t-il pas : « Chanter, c’est ma façon de me battre et de croire » ? Le silence est, pour Edmond Rostand, le monde de l’obscurité, de l’ignorance. Il est la mort littéraire et parler, c’est se battre.

Être c’est dire : l’anti-hamlétisme rostandien

26Le personnage de l’Aiglon créé par Edmond Rostand est défini par la critique comme « une sorte de Hamlet blanc faisant ineffablement pendant à l’Hamlet noir de Shakespeare24 ». Torturé, hésitant entre la passivité et l’action, entre la vie et la mort, le duc de Reichstadt a tout du protagoniste shakespearien et se pose la question de l’essence profonde de l’existence. L’uniforme blanc qui habille le personnage atteste à la fois de sa pureté mais également du vide que son existence représente. En effet, la vie de l’Aiglon est sacrifiée par les autres au profit de son « expiation » des crimes de Napoléon Ier. Ainsi, son existence est vue comme une page blanche dans l’Histoire, comme une longue souffrance, comme un long questionnement silencieux. À la fin de la pièce, lorsqu’il agonise, l’Aiglon prononce des paroles que sa mère ne comprend pas : lorsqu’elle lui demande de répéter, il réplique : « Qu’ai-je dit ? Je n’ai rien dit !… Hein ! Quoi ?/Non !… Rien25 !… » L’Aiglon n’aura pas été car la parole est indispensable, chez Edmond Rostand, pour marquer son individualité et sa différence.

27Dans un poème intitulé « Les mots », une allusion supplémentaire de Rostand à Hamlet montre à quel point le questionnement et le doute mènent l’homme au mutisme. Il écrit :

[…] Oubliant dans mon délire
L’hamlétisme et tous ses maux,
Je me mis à lire, à lire
Des mots, des mots et des mots26… 

28Le dernier vers fait allusion au fameux words, words, words que prononce Hamlet au moment où il est interrogé par Polonius sur le livre qu’il lit. Ensuite, le personnage central de la pièce de Shakespeare déplore la manière dont le poète qu’il lit a écrit sur la vieillesse, estimant que ses mots sont erronés. En effet, pour les auteurs baroques du théâtre élisabéthain, le langage est trompeur et les mots sont toujours plus ou moins inappropriés. C’est d’ailleurs pour cette raison qu’Hamlet reste incompris des autres personnages. Le poème d’Edmond Rostand rappelle ce détail de la pièce shakespearienne, mais il en inverse la signification. D’après ce poète de la Belle-Époque, les mots « jetés en touffes » permettent de lutter contre l’incompréhension, mais surtout de mieux affronter les questionnements existentiels. Lorsqu’il ne parvenait pas à écrire, Edmond Rostand s’isolait, refusait d’entretenir des rapports sociaux et s’infligeait des punitions. Il s’interdisait de vivre autrement tant que l’inspiration n’était pas revenue. Ainsi, chez les rostandiens, pour justifier de son existence, il faut sans cesse dire et créer. Et la question d’être ou de ne pas être perd une grande partie de son importance.

29L’administrateur de la Comédie française, Jules Claretie, à qui Maurice de Feraudy lit Les Deux Pierrots, deuxième pièce d’Edmond Rostand, écrit au sujet de cet ouvrage : « C’était tout à fait joli, pimpant et gai, d’une alacrité joyeuse. Cela s’appelait, je crois, Pierrot qui pleure et Pierrot qui rit, et dans ces rimes légères apparaissait la double face de notre humanité dolente et chantante à la fois, le visage d’Héraclite et celui de Démocrite. Pierrot lugubre, tout noir, se lamentait à côté de Pierrot tout blanc, rieur et philosophe pratique […] Au point que je voulais mettre sur-le-champ la pièce en répétition avec M. Coquelin cadet dans Pierrot-Hamlet et M. de Feraudy dans Pierrot-Sancho27 ». Dans ce passage, l’allusion à Hamlet se double d’une allusion à Héraclite. Jules Claretie oppose le Pierrot Pleureur, semblable à Hamlet, au Pierrot Rieur, dont la philosophie ressemble à celle de Démocrite, autre philosophe grec, pour qui la nature était entièrement composée de deux principes. Ces deux principes, l’atome – ce qui est plein – et le vide – ou néant – rejoignent la pensée rostandienne en matière de silence. Démocrite croyait que rien ne vient du néant, et que rien, après avoir été détruit, n’y retourne. Les atomes étaient considérés comme des corps solides et indivisibles, séparés les uns des autres par du vide. Dans ce vide, les atomes entrent en collision, se heurtent, rebondissent ou s’associent selon leur forme. Quand suffisamment d’atomes sont associés, ils forment un être. Cette philosophie reconnaît la nécessité du vide, mais comme simple véhicule de la matière. L’homme rostandien, comme le texte littéraire, comme la parole, existent de même par leur matérialité. Ainsi, leur simple présence atteste de leur existence. Si tout atome, tout être existe de part sa présence solide, il suffit au poète hamlétien d’écrire pour s’assurer de son existence.

30Dans l’écriture rostandienne, le poème naît d’un mot existant dans le vide, entendu peut-être au hasard. Edmond Rostand considère le drame hugolien Hernani comme né du nom propre « Hernani », prononcé par un habitant au moment de la visite du lieu par le poète enfant. Et ce mot, cet atome du texte poétique, s’associe à d’autres mots dans l’âme silencieuse du poète, comme les cris des pâtres basques retentissant dans la montagne. C’est comme si ce premier mot, prononcé par l’enfant, le construisait, et déterminait son œuvre dramatique à venir. Dès lors, le poème dramatique ne naît pas du vide car il l’emplit de a permanence « atomique ».

31Mieux encore, l’aspect que prend le poème, composé d’une association de plusieurs mots-atomes, atteste du choc et du mélange des mots, mais aussi de leur émergence du silence. En parlant de la forme des mots, des hiéroglyphes, Edmond Rostand écrit : « tout prend un sens qui scintille/Dans le mot, subtil schéma28. » Un seul mot posé sur la page blanche peut se lire et peut en attirer d’autres, arrachés au vide pour former un univers. En prenant forme, les mots du poème rostandien immortalisent une image du monde sans toutefois nier l’existence du néant, nécessaire au bon fonctionnement de la poésie comme de l’existence.

32Le mot existe d’ailleurs à part entière car, dans ce même poème, Edmond Rostand le personnifie, à tel point qu’il prend la parole contre les hommes qui amputent son orthographe. Le poète le dit clairement : « parole écoutée ou lue,/Sur la feuille ou dans le vent,/Le mot, qui vit, évolue/Ainsi qu’un être vivant29. » Doté de sa propre individualité, il est naturel qu’il préside à tout, et principalement à l’idée. Ainsi, seul le poète, qui a apprivoisé le langage, peut donner vie aux pensées et à la réalité. Les mots s’exclament : « C’est par nous que pense l’homme./Et ses pensers les plus hauts/Ne sont jamais que la somme/D’une addition de mots30 ! » Les paroles permettent ainsi aux idées d’exister et le silence signale leur mort ; la parole est donc l’instrument de l’inspiration. Pour les prédateurs dans Chantecler, la nuit est synonyme de silence, et ce mutisme favorise la mort : la nuit, les proies ne les entendent pas venir. Ce que les nocturnes veulent faire taire, c’est le chant du coq, symbole de la poésie, qui ramène la lumière et l’entendement, la vie intellectuelle et la connaissance.

33En effet, pour clarifier et matérialiser les idées, il faut souvent les mettre en mots. Pour Edmond Rostand, ce qui s’énonce clairement se conçoit bien et une réflexion profonde ne suffit pas à développer complètement la pensée. En ce sens, l’écriture, mais surtout la parole orale, sont essentielles à la naissance de l’idée, arrachée au vide ambiant. Dans une lettre à sa fiancée, Edmond Rostand explique : « Ce n’est que depuis que je vous ai parlé de ces contes de fées, que mon travail sur eux m’intéresse et que les idées me sont venues31. » La communication et l’échange favorisent la naissance des idées et luttent contre le silence. Déjà en son temps, le Père Bernard Lamy affirmait : « Puisque les paroles sont des signes qui représentent les choses qui se passent dans notre esprit, l’on peut dire qu’elles sont comme une peinture de nos pensées32 ». Loin des doutes des élisabéthains ou d’autres, Edmond Rostand partage cet optimisme des classiques face au langage.

34Pourtant, si être c’est dire, c’est souvent dire différemment, presque en creux, en marge d’un discours existant. Dans sa préface à Cyrano de Bergerac, Patrick Besnier constate la dislocation de l’alexandrin rostandien, qui s’éloigne d’une rhétorique conventionnelle. Il explique :

de l’alexandrin, il explore, contourne, détourne les outrances et les mécanismes ; chaque vers devient défi, poussé jusqu’à l’excès, la désintégration. Si l’on pense au Hugo du quatrième acte de Ruy Blas, c’est plus encore le Mallarmé des Vers de circonstance qu’on doit évoquer. Aux rimes extravagantes, aux rythmes déchiquetés, Rostand ajoute les scènes d’ensemble, d’une écriture quasi musicale et qui semble irréalisable à la scène […]. Le vers explose – et reste pourtant fantomatiquement présent.33

35Les paroles des personnages et, par conséquent, les alexandrins qui leur servent à s’exprimer, sont constamment interrompus par des bouts de répliques d’autres protagonistes. Ces ruptures illustrent l’incompréhension des uns envers les autres. Ou bien, lorsque Cyrano raconte ses exploits de la Porte de Nesle aux Cadets de Gascogne, Christian ponctue les phrases du bretteur avec des moqueries autour du nez. Ainsi, pour provoquer Cyrano, il réveille une vérité secrète que le discours du fanfaron voulait faire oublier. C’est ce nez et ce physique grotesques que Cyrano tente de cacher dans un flot de paroles étourdissantes.

36Dans ses manipulations de l’alexandrin, Edmond Rostand cherche un verbe plus à même de traduire la pensée, sans toutefois le trouver. En effet, la parole n’y est pas en adéquation avec les idées, les sentiments. La verbosité même des tirades masque les émotions coupables que le personnage rostandien veut taire. Ainsi, l’amour de Cyrano pour Roxane transparaît dans ses élans d’indépendance et de fanfaronnade. Lorsque Le Bret constate la souffrance amoureuse de son ami et cherche à en connaître le motif, Cyrano l’enjoint plusieurs fois de se taire. Le verbe refuse donc une réalité indésirable mais qui apparaît clairement au spectateur grâce à la réplique finale de Le Bret : « Fais tout haut l’orgueilleux et l’amer, mais, tout bas,/Dis-moi tout simplement qu’elle ne t’aime pas34 ! » Ainsi, la secrète mélancolie du bretteur gît sous un amas de paroles et se cache dans un silence assourdissant. En racontant ses exploits, Cyrano perd son temps et son pouvoir, cherche à combler, à oublier sa blessure silencieuse, motif de toute la pièce, de toutes ses paroles et de tous ses gestes. Et si, alors, à travers Cyrano de Bergerac, Edmond Rostand avait souhaité remplacer progressivement la parole par le geste, parole dont le poète ne se satisfait plus ?

37Alors qu’il se sent mourir, Cyrano ne révèle son amour à Roxane qu’en le niant, en une série de répliques négatives, que ponctuent les paroles suivantes : « Non, non, mon cher amour, je ne vous aimais pas35. » À l’aide d’un geste seulement, Roxane comprendra cet amour : il récite la lettre d’adieu qu’il avait écrite pour Christian, sans se rendre compte que l’obscurité du soir ne lui permet plus de la lire. L’illusion entre personnages est ainsi rompue et la vérité révélée. Un autre exemple peut illustrer la manifestation de ce qui est tu par le geste : dans Les Deux Pierrots, Colombine choisit d’abord d’épouser le Pierrot Pleureur et silencieux, mais se rétracte finalement, au moment où le Pierrot Rieur manifeste sa tristesse en laissant couler une larme le long de sa joue. Ce geste discret et modeste montre combien le Pierrot Rieur, dans sa gaieté et sa volubilité, cachait une souffrance profonde.

38Toutefois, le geste demeure un langage en lui-même que le spectateur peut voir. C’est pourquoi Edmond Rostand a recours au « tableau » – moment où, au théâtre, le seul message est visuel – pour exprimer ce qui ne peut se dire. Arnaud Rykner a défini, à notre époque, l’utilisation du « tableau » au théâtre en ces termes : « Le tableau, pictural ou dramatique, se présente ainsi comme un lieu de passage. Au théâtre il fait sentir, dans le silence qu’il impose, la circulation des forces émotionnelles que le discours ne pourrait que tuer. Plein du passé et gros de l’avenir, il arrête la parole en un instant suprême où tout est donné hors de la parole, hors du mouvement36. » Les imposantes didascalies qui annoncent le décor au début des actes dans L’Aiglon et Cyrano de Bergerac, notamment, permettent de camper non seulement le décor mais également les sentiments. La condition de l’Aiglon est rendue plus évidente grâce aux indications scéniques qui précisent le décor. Au début de chaque acte, elles insistent sur la lourdeur des meubles et des tapisseries autrichiens. Si le jeune prince dort « sous un dôme d’histoire », les livres par lesquels il apprend l’histoire de son père étant rangés au-dessus de son lit à baldaquin, il vit à Schönbrunn, château de la famille de sa mère. Ce tableau, naturaliste, résume ainsi ce que la pièce raconte en substance : la vie d’un pauvre enfant écrasé par son hérédité et son cantonnement au silence.

39Dans une lettre écrite à Jean Coquelin à l’occasion d’une reprise de Cyrano de Bergerac, l’auteur dramatique donne des précisions sur le décor de l’acte IV, qu’il veut ouvertement pictural. Il écrit :

Le décor du IV n’est pas assez un camp. Voir Wouwermans37, Callot38, etc. Et plus de précision dans les petits détails de la ville, au fond, de ses remparts, de ses clochers, de son fleuve, comme dans les gravures de batailles de l’époque. Voir Van der Meulen39. Et là encore la couleur du carrosse, du costume de Roxane (qui devrait être la note centrale qui fera tout chanter) devrait être décidée pour le décor ! Ou bien, on n’aura pas le tableau de maître que l’on pourrait avoir40.

40Le souvenir des tableaux des peintres classiques permet à Edmond Rostand et aux directeurs de théâtre de recréer l’atmosphère militaire du siège d’Arras, atmosphère difficilement traduisible par des paroles seules. Contrairement au langage, le tableau est un art figuratif, puisqu’il reproduit l’événement directement pour un des sens. Or, le recours au tableau, chez Edmond Rostand, semble faire écho à la parole. Dans sa lettre à Jean Coquelin, le dramaturge entend transmettre par l’entremise du tableau un « chant », une représentation harmonieuse de l’existence. Ce « chant » acquiert ainsi une double signification. Il est à la fois « sonore » comme dans Chantecler mais il est également silencieux et volontairement dissimulé au plus profond du personnage rostandien.

Conclusion

41L’œuvre rostandienne est le théâtre d’un affrontement, d’une tension perpétuelle entre la parole, traditionnelle, et le silence, fin de siècle. Sans toutefois nier la présence et la nécessité du silence, symbole de ses peurs secrètes, Edmond Rostand prône l’utilisation quasi frénétique de la parole pour fuir la souffrance et l’oubli. Pour lui, la vie se loge dans la création poétique et artistique, dans le foisonnement, alors que la mort attend en silence ; ce silence dans lequel le diable passe dans La Dernière Nuit de Don Juan41. Dans cette période de doute qu’est la fin du XIXe siècle, chaque artiste cherche sa voie. Comme il y a des amateurs de microscope, des chercheurs de la psyché, des pratiquants méthodiques de la décadence, il y aura aussi un défricheur de la voix. Son travail sur la parole et le silence trouve peut-être leur écho, sans qu’il y paraisse, chez des auteurs contemporains.

Notes de bas de page numériques

1  Edmond Rostand, Lettres à sa fiancée, correspondance avec Rosemonde Gérard (1888), Paris, Éditions Nicolas Malais, 2009, p. 12.

2  Rosemonde Gérard, Edmond Rostand, Paris, Fasquelle éditeurs, 1935, pp. 34-35.

3  Comprendre « au village d’Hernani ».

4  Edmond Rostand, « Un Soir à Hernani » dans Le Cantique de l’Aile, Paris, Eugène Fasquelle éditeur, 1922, p. 199.

5  Edmond Rostand, « Un Soir à Hernani » dans Le Cantique de l’Aile, Paris, Eugène Fasquelle éditeur, 1922, p. 195.

6  Henri Ghéon, « Le lyrisme de Monsieur Rostand » dans Nos Directions : réalisme et poésie, notes sur le drame poétique, Paris, NRF, 1911, p. 189.

7  Edmond Rostand, L’Aiglon, Paris, Éditions Gallimard, 1986, p. 11.

8  Edmond Rostand, L’Aiglon, Paris, Éditions Gallimard, 1986,  acte II, scène 4, p. 139.

9  Edmond Rostand, L’Aiglon, Paris, Éditions Gallimard, 1986, acte V, scène 2, p. 324.

10  Alphonse de Lamartine, « L’Homme. A Lord Byron » dans Méditations, cité par Edmond Rostand, L’Aiglon, Paris, Éditions Gallimard, 1986, acte I, scène 8, p. 63.

11 Edmond Rostand, L’Aiglon, Paris, Éditions Gallimard, 1986, p. 388.

12  Jacques Lorcey, Edmond Rostand, tome I, Anglet, Atlantica-Séguier, 2004, p. 400.

13  Edmond Rostand, Discours prononcé dans la séance publique tenue par L’Académie française pour la réception de M. Edmond Rostand le 4 juin 1903, Paris, Imprimeurs de l’Institut de France, 1903, p. 12.

14  Edmond Rostand, « Ballade des vers que l’on ne finit jamais », in Les Musardises, Paris, Charpentier et Fasquelle, 1919, p. 119-120.

15  Edmond Rostand, Lettres à sa fiancée : correspondance inédite avec Rosemonde Gérard (1888), édition de Michel Forrier et Oliver Goetz, Nicolas Malais Éditeur, 2009, p. 111.

16  Edmond Rostand « Les Vers et l’Idée » dans Les Annales politiques et littéraires, 6 novembre 1904, cité par Michel Forrier, Chantecler, un rêve d’Edmond Rostand, Orthez, Éditions Gascogne, 2010, p. 59.

17  Edmond Rostand, Cyrano de Bergerac, Paris, Classiques Hachette, 1997, acte III, scène 7, pp. 193-194.

18  Edmond Rostand, Chantecler, Paris, Éditions Flammarion, 2006, acte II, scène 1, p. 149.

19 Edmond Rostand, Lettres à sa fiancée : correspondance inédite avec Rosemonde Gérard (1888), édition de Michel Forrier et Oliver Goetz, Nicolas Malais Éditeur, 2009, p. 44.

20  Edmond Rostand, Lettres à sa fiancée : correspondance inédite avec Rosemonde Gérard (1888), édition de Michel Forrier et Oliver Goetz, Nicolas Malais Éditeur, 2009, p. 53.

21  Edmond Rostand, Lettres à sa fiancée : correspondance inédite avec Rosemonde Gérard (1888), édition de Michel Forrier et Olivier Goetz, Nicolas Malais Éditeur, 2009, p. 55.

22 Edmond Rostand, Chantecler, Paris, Éditions Flammarion, 2006, p. 327.

23  Edmond Rostand, Cyrano de Bergerac, Paris, Classiques Hachette, 1997, acte IV, scène 8, p. 196.

24  Jacques Lorcey, Edmond Rostand, tome I, Anglet, Atlantica-Séguier, 2004, p. 366.

25  Edmond Rostand, L’Aiglon, Paris, Éditions Gallimard, 1986, acte VI, scène 3, p. 382.

26  Edmond Rostand, « Les mots » dans Le Cantique de l’Aile, Paris, Eugène Fasquelle éditeur, 1922, p. 138.

27  Jules Claretie cité par Jacques Lorcey, Edmond Rostand, tome I, Anglet, Atlantica-Séguier, 2004, p. 135.

28  Edmond Rostand, « Les mots » dans Le Cantique de l’Aile, Paris, Eugène Fasquelle éditeur, 1922, p. 125.

29  Edmond Rostand, « Les mots » dans Le Cantique de l’Aile, Paris, Eugène Fasquelle éditeur, 1922, p. 115.

30  Edmond Rostand, « Les mots » dans Le Cantique de l’Aile, Paris, Eugène Fasquelle éditeur, 1922, p. 126.

31  Edmond Rostand à Rosemonde Gérard, cité par Jacques Lorcey, Edmond Rostand, tome I, Anglet, Atlantica-Séguier, 2004, p. 95.

32  Père Bernard Lamy, L’Art de parler, livre premier, Paris, 1676, p. 99-100.

33  Edmond Rostand, Cyrano de Bergerac, édition de Patrick Besnier, Paris, Éditions Gallimard, 1999, p. 28.

34  Edmond Rostand, Cyrano de Bergerac, Paris, Classiques Hachette, 1997, acte II, scène 8, p. 143.

35  Edmond Rostand, Cyrano de Bergerac, Paris, Classiques Hachette, 1997, acte V, scène 6, p. 323.

36  Arnaud Rykner, L’Envers du théâtre, dramaturgie du silence de l’âge classique à Maeterlinck, Paris, Librairie José Corti, 1996, p. 223.

37  Le peintre Philips Wouwermans au XVIIIe siècle s’était spécialisé dans les scènes d’escarmouches et de camps militaires. Son talent lui permet d’exécuter les détails les plus fins. Il défie la loupe et le microscope par son exactitude.

38  Le graveur français Jacques Callot (1592-1635) parvint à perfectionner à un très haut degré la gravure à l’eau-forte sur des sujets religieux, fantaisistes ou historiques.

39  Le peintre flamand de l’époque baroque Adam Frans Van der Meulen (Bruxelles, 1632-Paris, 1690), accompagna Louis XIV dans ses campagnes militaires. Il détailla nombre de batailles à l’aide de dessins propres à la préparation de tableaux et de tapisseries.

40  Edmond Rostand. L.A.S [fin 1912], à Jean Coquelin ; 3 pages in-4. inv. 99-81 Mn 721, bibliothèque des Arts du spectacle, Paris.

41  « Un silence où je passe », « La Dernière Nuit de Don Juan » dans Théâtre d’Edmond Rostand, Paris, Omnibus, 2006, p. 948.

Pour citer cet article

Géraldine Vogel, « « Être c’est dire », le silence dans l’œuvre dramatique d’Edmond Rostand », paru dans Loxias, Loxias 33, mis en ligne le 15 juin 2011, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html?id=6705.


Auteurs

Géraldine Vogel

Géraldine Vogel a soutenu une thèse intitulée « La figure du poète dans le théâtre d’Edmond Rostand » à l’Université de Strasbourg en novembre 2008. Elle a depuis publié plusieurs articles sur l’œuvre dramatique et la correspondance rostandiennes. Pour le centenaire de Chantecler, elle a participé à un colloque organisé par les Amis d’Arnaga et d’Edmond Rostand. Ses recherches portent également sur l’histoire du théâtre, Rosemonde Gérard et Théodore de Banville.