Loxias | 76. Orwell dans le domaine public : retour à l’œuvre | I. Orwell dans le domaine public : retour à l’œuvre 

Jean Vogel  : 

Le secret de la chambre 101 du ministère de l’Amour.
De Trotsky à Orwell, Claude Lefort et l’énigme du totalitarisme

Texte intégral

1Synopsis de l’article (livraison intégrale à suivre)

2Durant cinquante ans, depuis ses premiers articles dans les revues Les Temps modernes et Socialisme ou Barbarie en 1949 jusqu’à son dernier livre La complication. Retour sur le communisme (1999), Claude Lefort n’a eu cesse de revenir sur l’analyse du totalitarisme ou, plus exactement, sur celle du stalinisme soviétique dont il pensait qu’il était le seul régime dans l’histoire à en avoir pleinement accompli toutes les finalités.

3Claude Lefort est surtout célébré aujourd’hui pour l’originalité de sa réflexion sur la démocratie mais une étude attentive de l’évolution de sa pensée à partir des premiers textes démontre que l’analyse du totalitarisme y est première, l’essentiel est dit dès 1956 et ce n’est que par la suite et en fonction d’elle que sa conception de la démocratie prendra figure.

4La notion de totalitarisme fait depuis le début partie du bagage théorique de Claude Lefort, dans une acception héritée de Trotsky, tout en acquérant par la suite des différences spécifiques importantes. Trotsky avait utilisé cette notion, dans son analyse de l’URSS, à partir de 1936. Elle figurait ainsi dans La révolution trahie en tant que caractéristique du régime politique dictatorial, de la terreur qu’il exerce et du contrôle exercé sur tous les aspects de la vie sociale, intellectuelle et privée. Le totalitarisme n’avait donc pas trait à la structure de la société mais au type de pouvoir exercé par le groupe social dominant. C’est à ce niveau-là, celui de l’exercice du pouvoir, que Trotsky établissait une équivalence d’ordre politique entre le régime stalinien et les régimes fasciste italien et national-socialiste allemand.

5Claude Lefort partageait initialement la définition trotskyste du totalitarisme stalinien comme désignant pour l’essentiel un régime politique. En revanche, il divergeait de Trotsky sur deux aspects majeurs de ce totalitarisme : sa fonction historique et la temporalité dans laquelle il s’inscrivait.

6Pour Trotsky, la fonction sociale du régime stalinien exprimait la domination de la bureaucratie, un groupe social (une « caste » dira-t-il) sans autonomie historique, dépendant à la fois de la bourgeoisie internationale et des structures économiques postcapitalistes mises en place par la révolution de 1917. Politiquement, le totalitarisme traduisait l’aggravation de la dégénérescence de l’Etat soviétique. Du point de vue de la régulation sociale, le totalitarisme représentait un gigantesque dysfonctionnement qui assurait cependant une fonction : préserver à tout prix le pouvoir et les privilèges de la caste bureaucratique dominante. Mais avec les progrès économiques et culturels de l’URSS, la domination bureaucratique prenait un caractère de plus en plus parasitaire et réactionnaire.

7Quelle était alors la place du totalitarisme dans l’histoire ? Pour Trotsky, il s’agissait d’un régime d’exception, correspondant à un état de crise permanente et de plus en plus aiguë de la domination bureaucratique. Cette fragilité du totalitarisme déterminait son caractère temporaire. Trotsky estimait inconcevable que le régime de Staline puisse survivre à la Seconde Guerre mondiale. À l’échelle de l’histoire, le totalitarisme devrait se révéler n’avoir été qu’un détour monstrueux dans la voie de la révolution socialiste mondiale.

8Dans ses premiers textes, Claude Lefort reconnaissait, comme Trotsky, l’existence d’une « fonction historique du stalinisme », mais, loin qu’elle corresponde à une excroissance parasitaire, il la déterminait comme relative à la création d’une structure sociale complètement nouvelle et, en premier lieu, au procès de constitution d’une classe bureaucratique dominante sui generis. Le totalitarisme stalinien a été l’agent à la fois de la « cristallisation de la nouvelle classe » et de la « révolution de la société entière ».

9En ce qui concerne la temporalité dans laquelle s’inscrit le totalitarisme, Lefort récusait à la fois la thèse de sa nécessité et celle de son accidentalité. Aucune nécessité, relevant soit d’un déterminisme économique, soit d’une tendance historique inéluctable, n’avait présidé à l’avènement du totalitarisme stalinien. Mais parallèlement, Lefort n’acceptait pas non plus de limiter celui-ci à la contingence de son apparition. Le totalitarisme n’était pas un détour ou une anomalie par rapport à la transition canonique du capitalisme au socialisme, il n’était pas cette « formation accidentelle dépourvue de toute signification historique » à laquelle le réduisait finalement l’interprétation « exceptionnaliste » de Trotsky.

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11En 1956, dans son grand article « Le totalitarisme sans Staline », Claude Lefort dégageait les déterminations essentielles de cette structure et débouchait sur une nouvelle étape de sa réflexion. Il était parti de la conception du totalitarisme comme régime politique, « superstructure » du capitalisme d’État. Il avait ensuite envisagé sa fonction sociologique et historique dans la constitution et la cohésion de la bureaucratie en tant que classe dominante et de la « société bureaucratique » qu’elle avait créée « à son image ». En dégageant les traits essentiels de cette formation, une nouvelle conclusion s’imposait : « le totalitarisme n’est pas un régime politique : il est une forme de société ».

12L’évolution de l’analyse du régime soviétique par Claude Lefort recoupait celle suivie par George Orwell des années auparavant, de la guerre d’Espagne jusqu’à sa mort, exprimée dans ses romans Animal Farm (1945) et 1984 (1949) et dans de nombreux articles que Lefort ignorait peut-être à l’époque. Orwell suivait attentivement les discussions sur la nature de l’URSS et du totalitarisme qui se menaient surtout dans des milieux intellectuels de gauche aux Etats-Unis. Il avait connaissance et a, à plusieurs reprises, dans des articles ou des lettres, commenté les diverses théories du « collectivisme bureaucratique » proposées par des auteurs souvent ex-trotskystes comme James Burnham, Dwight MacDonald ou Max Shachtman. Dès mai 1940, à un moment où l’URSS et l’Allemagne nazie étaient toujours fortement liées par le pacte passé l’année précédente, George Orwell avait donné un nom à cette nouvelle forme de société : « les deux régimes, partis de points diamétralement opposés, convergent rapidement vers un même système – une forme de collectivisme oligarchique ».

13C’est précisément le nom donné dans 1984 au livre maudit d’Emmanuel Goldstein, « Théorie et pratique du collectivisme oligarchique » auquel Orwell consacrera l’entièreté du chapitre IX dans la deuxième partie du roman, sans que les conceptions attribuées à Goldstein ne traduisent cependant exactement la conception que le romancier se faisait du totalitarisme.

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15Claude Lefort reprendra et approfondira son analyse du totalitarisme à partir des années 1970, en particulier sous l’impulsion de l’événement représenté par la publication en 1973 de l’Archipel du Goulag de Soljenitsyne. En 1976, il publiera le livre Un homme en trop, développant ses réflexions sur et à partir de cette œuvre.

16En dégageant ce qu’il appelle la « logique politique du totalitarisme », Lefort, sans explicitement s’y référer, redécouvre plusieurs traits essentiels de l’univers social décrit dans 1984.

17D’abord, le totalitarisme se déploie à travers un double mouvement de déni et de réaffirmation de la division sociale sur un mode complètement mystifiant. Au-delà de la division de classes et de la division politique, c’est toute la surface de la vie sociale qui est aspirée par l’image de la société Une. Tout ce qui met l’unité de la société en défaut doit être rapporté à un pôle antagoniste (« l’ennemi »). Cette unité imaginaire de la totalité sociale nécessite la construction d’une figure imaginaire de l’altérité. Pour soutenir cette représentation d’un « peuple uni, sans division », il faut lui opposer l’image d’un autre et il revient à l’État, en tant qu’« agent incessant de l’unification » du tout social, de sans cesse produire des ennemis et les éliminer. Cette nécessité de la production constante d’ennemis comme opération corollaire de la production d’un peuple Un est ce qui alimente les purges périodiques et la répression diffuse dans tous les pores de la société totalitaire.

18Ensuite, en cherchant à approfondir la signification du « culte de la personnalité » de Staline et des « excès » qui lui ont été reprochés, Lefort soulève la question de savoir « s’il est dans la nature du système totalitaire d’engendrer un pouvoir exorbitant, de rendre possible le détachement de quelqu’un et son retranchement dans le fantasme de la toute-puissance ». Il reprend la dénomination inventée par Soljenitsyne pour désigner Staline : « l’Egocrate ». L’Egocrate Staline est « conjoint à la société entière ». Il s’agit non pas d’un « maître qui gouverne seul, affranchi des lois, mais celui qui concentre en sa personne la puissance sociale et, en ce sens, apparaît (et s’apparaît) comme s’il n’avait rien en-dehors de soi, comme s’il avait absorbé la substance de la société, comme si, Ego absolu, il pouvait indéfiniment se dilater sans rencontrer de résistance dans les choses ». Tout dans cette analyse aurait autorisé Lefort à le désigner aussi bien comme Big Brother.

19Enfin, la société totalitaire se représente sous une nouvelle présentation-figuration imaginaire : le peuple-Un : « Un individu collectif, agissant, se faisant, prenant possession de toutes ses facultés pour s’accomplir, en se débarrassant de tout ce qui lui est étranger : un corps qui a la ressource de contrôler les mouvements de chacun de ses organes et de chacun de ses membres ». Cette image du corps est essentielle dans la constitution anthropologique de l’individu de la société totalitaire, d’un individu qui, « possédé par le corps social, est simultanément retranché dans son existence privée ». Cet individu « se trouve dissous dans un nous qui parle, entend – lit le réel – à travers lui, s’identifiant ainsi au parti, au corps du peuple… L’attrait du tout ne se dissocie plus de celui du morcellement ».

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21En 1984, un assez bref article « Orwell, le corps interposé », consacré au roman 1984, appartient aux plus belles pages, d’un point de vue littéraire, que Claude Lefort ait jamais écrites. C’est aussi un texte dont je conseille avec beaucoup d’insistance la lecture à tous ceux qui ont lu et aimé le roman de George Orwell, un texte qui non seulement lui rend pleinement justice en tant qu’œuvre littéraire (en opposition à ceux qui n’y voient qu’un essai politique habillé en fiction), mais en éclaire certains contenus latents essentiels sans que jamais l’interprétation ne lui fasse violence.

22Le fil du roman exprime la double quête du héros de la narration, Winston Smith, de la vérité sur la société totalitaire où il vit et de la vérité sur lui-même (« La volonté de savoir ce qu’il en est du secret du régime ne fait qu’un avec la volonté de savoir ce qu’il en est de son propre secret »).

23À la fin du roman, dans la Chambre 101 du Ministère de l’Amour, dont personne ne peut sortir indemne, ce n’est pas seulement par la torture que O’Brien, son tortionnaire, le brisera. Pour « éplucher jusqu’à l’os » Winston, O’Brien conjugue à la torture qui fait hurler le corps et à la menace de son anéantissement sous l’aspect pour lui le plus insoutenable (la dévoration par les rats), l’offre d’un objet imaginaire, fantasmatique, destiné à se substituer à son désir de vérité et de liberté. Winston en viendra « à préférer à la certitude de ce qui est la certitude que l’autre – fût-ce pour sa perte – partage ses pensées ». En échappant à la dévoration par les rats, Winston s’est laissé envahir par l’image de Big Brother. Le corps immortel de Big Brother est devenu un corps protecteur, « un nouveau corps interposé entre lui et la mort », Ou, en d’autres termes, l’Autre l’a dépossédé de lui-même et « englouti dans l’être-ensemble du Parti ».

24Le secret terrifiant contenu dans 1984, que Lefort a voulu dévoiler, c’est la révélation que le totalitarisme, aussi monstrueux soit-il, représente une réponse possible au besoin psychique de conjurer la mort.

Pour citer cet article

Jean Vogel, « Le secret de la chambre 101 du ministère de l’Amour.
De Trotsky à Orwell, Claude Lefort et l’énigme du totalitarisme
 », paru dans Loxias, 76., mis en ligne le 16 mars 2022, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html/index.html?id=9976.


Auteurs

Jean Vogel