Loxias-Colloques |  18. Tolérance(s) II : Comment définir la tolérance? 

Ullrich Langer  : 

Une rhétorique tolérante au XVIe siècle ? Modes d’exhortation chez Sébastien Castellion (Conseil à la France désolée)

Résumé

Cette étude passe en revue les arguments disponibles au XVIe siècle, qui ont pour but d’induire un interlocuteur à la tolérance (le scepticisme, la charité et la règle de réciprocité). Elle concerne ensuite plus particulièrement le Conseil à la France désolée (1562) et son utilisation de la règle d’or (la réciprocité, cautionnée par les Évangiles). Castellion construit un discours délibératif, calqué sur le modèle de la considération et sur l’exercice de méditation, dans la tradition de Bernard de Clairvaux. Ce discours établit un scénario des consciences qui reproduit, au niveau rhétorique, les éléments de son argument même.

Abstract

This study reviews the arguments encouraging tolerance available in the 16th century (skepticism, charity and the rule of reciprocity). It concerns in particular the Conseil à la France désolée (1562) and its use of the golden rule (reciprocity, as prescribed by the New Testament). Castellion constructs a deliberative discourse based on the model of consideration and on meditative exercises, in the tradition of Bernard of Clairvaux. This discourse establishes a scenario of consciences that reproduces, on the rhetorical level, the very elements of its argument.

Index

Mots-clés : Bayle , Bernard de Clairvaux, Castellion, considération, Érasme, règle d’or

Texte intégral

1La définition et la justification de la tolérance au XVIe siècle constituent un sujet bien connu auquel je ne prétends pas ajouter d’éléments nouveaux1. Il s’agira ici de la question annexe d’une rhétorique de la tolérance2. Pouvons-nous identifier un mode de discours particulier qui accompagne et induit la tolérance ? Ou, pour le formuler de manière moins absolue : les tentatives de persuader autrui de la nécessité d’une attitude tolérante, en matière de religion, se servent-elles d’une rhétorique spécifique ? En adoptant un certain type de discours, et certains procédés à l’intérieur de ce discours, peut-on faire accepter une proposition de type : « Un Chrétien ne doit pas faire mourir un autre Chrétien pour des raisons de foi » ? Dans les pages qui suivent il ne s’agit pas de sonder l’ensemble des arguments qui promulguent la tolérance, mais d’éclairer, à partir d’un exemple particulier, la cohérence d’une rhétorique et d’un raisonnement « tolérant ». Cet exemple, de toute évidence, a quelque peu le statut d’un hapax, car le Conseil à la France désolée (1562) de Sébastien Castellion ne représente guère un argumentaire que nous retrouvons fréquemment dans les débats autour de la persécution des hérétiques au XVIe siècle. Cela dit, loin de représenter une construction discursive abstraite, le Conseil puise dans des traditions rhétoriques reconnues et parfois surprenantes.

2Avant d’aborder le cas spécifique de Castellion, résumons les arguments possibles en faveur de la « tolérance » à l’époque des guerres de religion. Pourquoi, en effet, un Chrétien ne devrait-il pas mettre à mort un autre Chrétien, lorsque celui-ci n’est pas d’accord sur des questions de foi ? Au XVIe siècle, la réponse à cette question prend deux formes différentes. Tout d’abord, on peut se fonder sur des exemples et des préceptes tirés des Écritures, et la réponse relèvera donc de l’exégèse. C’est aux exemples et aux préceptes que l’on prêtera la force de persuasion. Mais il existe une autre forme de persuasion, celle qui se sert d’arguments théologiques raisonnés. Ceux-ci côtoient souvent l’évidence des Écritures, s’appuyant sur la faculté de raisonnement que partagent les interlocuteurs.

3Écartons tout d’abord la voie de l’exégèse biblique, car elle est moins pertinente dans le cas du Conseil de Castellion. Le raisonnement théologique et logique, en revanche, y occupe une place primordiale, car pour ne pas mettre à mort l’hérétique, il suffit, pour Castellion, de bien penser. Pour bien penser la nécessité de la tolérance, à quels arguments pouvait-on avoir recours, à l’époque de Luther et Calvin ? Dans l’ensemble de l’argumentaire disponible et mis en œuvre au XVIe siècle, on peut déceler trois raisons essentielles de s’abstenir de violence contre l’hérétique3.

4La première provient du scepticisme. Elle considère les différents niveaux de certitude avec laquelle nous recevons les vérités du dogme. Certaines vérités sont indubitables – l’existence de Dieu, certaines paroles et la passion du Christ. D’autres le seraient moins : la doctrine de la Trinité, etc. La tolérance de l’hérétique peut se fonder sur une sorte de prudence du Chrétien. Ne mettons pas à mort un prochain, en violant le précepte d’amour du Christ, s’il s’agit d’un désaccord sur des éléments moins certains de la foi. Punir des hérétiques sur la base de ces derniers revient à une affirmandi temeritas que Castellion reproche à Calvin (et à Théodore de Bèze), dans sa dispute autour de l’exécution de Michel Servet en 15534, et dans le débat qui se poursuivra jusqu’à la mort de Castellion. Une autre version de cette raison « sceptique » est le débat sur la distinction entre les éléments du dogme nécessaires au salut et ceux qui sont « indifférents » au salut, les adiaphora. Finalement, l’incertitude quant au comportement spirituel de l’hérétique peut fournir une troisième version : ne mettons pas à mort un hérétique car il pourra toujours revenir à la vraie foi ; seule la providence divine peut le savoir.

5La seconde raison de ne pas mettre à mort l’hérétique est simplement le précepte de charité. Castellion n’est pas le seul à s’en servir. Citons François de la Noue :

Jesus Christ nous donne bien une autre leçon [de celle de la haine], en ce memorable sermon qu’il fit aux Juifs, quand il leur disoit, Vous avez ouy qu’il a esté dit, Tu aimeras ton prochain & tu hairas ton ennemi. Mais moy je vous dis, faites bien à ceux qui vous haïssent & priez pour ceux qui vous calomnient & persecutent, à fin que vous soyez enfans de vostre pere qui est ès cieux. […] Toutes les haines particulieres, ausquelles plusieurs taschent de donner quelque fondement, pour en parler à la verité ne sont autre chose que judaismes, c’est à dire renversemens de la loy de charité universelle par fausses distinctions accordantes à la loy de nos appetis5.

6Le précepte de charité s’accompagne logiquement de la définition inclusive du « prochain » qui ne doit pas se limiter aux Chrétiens partageant exactement toutes les propositions dogmatiques. Cette définition inclusive semble indiquée par S. Paul dans la lettre qui exhorte les Ephésiens à se tolérer les uns les autres dans la charité, en vue de l’union de l’Esprit (« supportantes invicem in charitate », Ad Eph 4, 1-6).

7La troisième raison de ne pas mettre à mort l’hérétique est un principe de réciprocité, cautionné par les paroles du Christ. C’est celle qui nous intéresse le plus, car elle se trouve au cœur du Conseil à la France désolée de Castellion, et elle s’accompagne d’une rhétorique qui étaye son argumentation. Il s’agit de ce que nous appelons la « règle d’or ». S’adressant aux catholiques et aux « évangéliques », Castellion explique :

Et voylà comment se doit à la verité entendre ceste reigle : Ne fay à autruy, ce que tu ne voudrois qu’on te fist : qui est une regle si vraye, si juste, si naturelle, et tellement escrite par le doit de Dieu, au cœur de tous hommes, qu’il n’y a homme tant denaturé, n’y tant loing de toute discipline et enseignement, que incontinant qu’elle luy est proposée, ne confesse qu’elle est droite et raisonnable, dont il est aisé à juger que quand la verité nous jugera, elle nous jugera selon ceste reigle. Et de fait Christ, qui est la verité, la conferme, quand non seulement il nous defend de faire à autruy chose que nous ne voudrions qu’on nous fist, mais qui plus est nous commande de faire à autruy tout ce que nous voulons que l’on nous face : et dit tout outre que de la mesme mesure que nous aurons mesuré à autruy, il nous sera remesuré6.

8Il faudrait à mon sens ne pas confondre le précepte de charité et la règle d’or, même si la charité semble comprise dans cet idéal de réciprocité. Car cette troisième raison ne demande pas simplement que l’on aime son prochain, mais que l’on se mette à sa place. Elle sert de propédeutique à l’empathie. D’abord de façon négative – s’abstenir d’actions injurieuses sachant que l’on ne voudrait pas en être l’objet : on ressent donc les injures faites à l’autre comme si elles étaient faites à soi-même. Et surtout de façon positive – agir envers autrui comme si celui-ci était soi-même.

9La charité ne se confond non plus avec la règle d’or par son statut même de paradoxe. Aimer son ennemi est paradoxal, contre l’opinion commune, comme le souligne La Noue qui cite le sermon sur la montagne. En revanche, la règle d’or est immédiatement recevable, une évidence écrite au cœur des hommes. Il suffit de la considérer, de l’entendre, pour l’approuver.

10Ces deux attributs de la règle de réciprocité – sa construction d’une empathie et son évidence – me paraissent liés au discours délibératif de « tolérance » pratiqué par Castellion dans son Conseil à la France désolée. Je remonte dans la série d’arguments adressés aux différents partis dans le Conseil, à la section que Castellion consacre à la « cause de la maladie » des conflits meurtriers entre confessions. Il s’adresse à la nation de France :

Je trouve que la principale et efficiente cause de ta maladie, c’est à dire de la sedicion et guerre qui te tourmente, est forcement de consciences : et pense que si tu y penses bien, tu trouveras asseurement qu’il est ainsi... (p. 9)

11La thèse principale du Conseil s’annonce dès le début : la cause principale et effective des guerres est la contrainte imposée sur la conscience des uns et des autres. Mais Castellion ne le formule pas ainsi. Il soumet cette thèse à sa validation personnelle – je trouve que – et cette modalité subjective est fondamentale.

12Tout d’abord elle traduit non pas une opinion ou une émotion, mais la découverte d’une vérité ; il faut comprendre « trouver » au sens latin de invenire. Cette vérité n’est pas le produit d’une recherche empirique ou d’un raisonnement artificieux. Il suffit de bien penser, d’accorder sa pleine attention, à l’intérieur de l’esprit, pour ainsi dire, pour arriver à cette découverte. N’importe quelle personne qui pense bien, qui accorde son attention à cette proposition, trouvera qu’elle est certaine (et non pas probable ou possible). Le « je » de la phrase « Je trouve que la principale et efficiente cause... » est donc à la fois personnel – il représente l’auteur Castellion – et universel. Je trouve comme tu trouveras. Et « tu » est ici la nation de France. Lorsqu’on sonde son intérieur on touche à l’universel. L’intérieur personnel traduit l’universel, et s’articule toujours au contact d’autrui. La reprise des termes – je trouve, tu trouveras ; je pense, tu penses – manifeste ce dialogisme au fond de la conscience. On ne pense jamais uniquement pour soi-même mais toujours avec autrui. On n’oblige pas l’autre à penser de même ; l’autre, s’il pense bien, arrivera aux mêmes conclusions, par un cheminement semblable, en découvrant lui-même ce que j’aurai découvert. Je n’ai pas besoin d’user de procédés que lui-même n’a pas à sa disposition.

13La formulation de Castellion reproduit ainsi les deux conditions spécifiques qui distinguent la règle d’or et la charité : réciprocité empathique et évidence. Elle s’intègre dans un discours délibératif, dans un conseil qui met l’interlocuteur devant un choix à faire, et qui vise l’avenir, un remède à la maladie qui tourmente la France. Dans les sections qui suivent ce début adressé à la nation entière, Castellion, suivant son habitude7, distingue les deux groupes principaux auxquels s’adresse son Conseil, les catholiques et les évangéliques. Dans la partie adressée aux premiers, l’argument crucial s’énonce ainsi :

Arrestés vous un peu icy, et pesés cecy à bon escient. C’est ung point qui vous est de grande importence. Dictes moy, et respondés icy : car aussi faudra il ribon ribaine que vous en respondiés, un jour devant le juste juge duquel vous portés le nom. Respondés, dy-je à ung poinct qui sans nulle doubte vous sera demandé au jour du jugement. Voudriés vous qu’on vous fist ainsi ? voudriés vous que on vous persecutast, emprisonnast, crottonnast, fist manger poux et pusses, et pourrir en bourbier, en tenebres hideuses et ombre de mort, et finablement qu’on vous roustist touts vifs à petit feu, pour n’avoir creu ou confessé quelque chose contre vostre conscience ? Que respondés vous ? mais qu’est il besoing de responce : on sçait bien que vostre conscience dist que non, voire si vivement que le plus hardi de vous ne l’oseroit nier. Or considerés bien ce poinct. Si desjà en ceste vie plaine d’ignorance et affections charnelles, qui bien souvent aveuglissent l’entendement des hommes, neantmoins ceste verité a tant d’efficace, qu’elle vous contrainct, veuillés ou non, de confesser que avés faict à autruy chose que vous ne voudriés qui vous fust faite, que sera ce au jour du jugement, là où toutes choses seront clairement et vivement descouvertes, et mises au jour ? (p. 17).

14Sur un fond « d’évidence », d’une narration qui rend visible et palpable la persécution et la mise à mort de l’hérétique, l’auteur confronte le lecteur à la nécessité d’appliquer la règle d’or et d’écouter sa conscience. L’évidence se situe en fait à trois niveaux : la souffrance humaine et la cruauté du persécuteur, d’une part, la réponse de la conscience, dans un deuxième temps, et l’évidence du jugement dernier, lorsque « toutes choses seront clairement et vivement descouvertes », dans un troisième temps. S’il y a un cas où la règle d’or s’applique, c’est bien celui-ci. Pour attirer l’attention du lecteur, pour souligner l’urgence du cas présent, dans une sorte d’exaspération croissante, le passage est fortement scandé par les impératifs, les interrogatifs, et les déictiques : « Arrestés vous un peu icy », « pesés cecy », « Dictes moy », « respondés icy », « Respondés », « Voudriés vous », « voudriés vous », « Que respondés vous ? », « Or considerés bien ce poinct ».

15Cet enchaînement d’évidences répond tout d’abord à une potentielle esquive logique : la règle d’or s’applique-t-elle si le persécuteur sait que la victime ne pourra jamais lui rendre la pareille ? Oui, car au jugement dernier tous seront jugés à l’aune de la souffrance qu’ils auront provoquée chez les autres, et aucune action n’échappera à cette règle. Mais il s’agit, en plus, de faire en sorte que le lecteur prenne conscience de ces évidences et qu’il change sa vie. C’est la tâche de la rhétorique.

16Revenons donc à cette insistance sur l’attention accordée par le lecteur à « ce poinct ». Castellion demande au lecteur de « s’arrêter », de « peser » et de « considérer » le cas qu’il lui présente, pour écouter sa conscience et pour agir, pour vivre en accord avec le grand principe de réciprocité. Le Savoyard se situe ici dans une tradition de méditation spirituelle qui remonte à Bernard de Clairvaux, dont le traité sur la considération, le Tractatus de consideratione ad Eugenium Papam est un texte fondateur du genre délibératif spirituel. Ses représentants les plus connus aux XVIe et XVIIe siècles sont Ignace de Loyola, Louis de Grenade, et François de Sales, et ses avatars incluent aussi Thomas à Kempis8 et Érasme.

17Le traité de Bernard est une lettre de conseil au Pape Eugène III. Celui-ci se trouve accablé des difficultés qu’entraîne l’administration de l’Église et la lettre entend lui rappeler l’importance, au milieu de toutes les tracasseries, des mystères sacrés de la foi. La « considération » de ces mystères, de ce qui est vraiment important, précède et embrasse toutes les vertus, y compris les chrétiennes. La considération lie la pensée et l’action, elle permet à l’esprit ce pas vers l’action : « Certe nec ipsi actioni expedit consideratione non praeveniri9 ». Elle n’est pas proprement un mouvement vers l’action mais une attention intensive à des vérités de la foi qui, de par leur importance prioritaire, facilitent l’action. La considération est une sorte de moment d’arrêt, de pesée et de perception de l’essentiel. Bernard s’explique, en discutant la piété, vertu chrétienne suprême :

Quid sit pietas quaeris ? Vacare considerationi. Dicas forsitan me in hoc dissentire ab illo [S. Augustin], qui pietatem diffinivit cultum Dei. Non est ita. Si bene consideras, illius sensum meis expressi verbis, licet ex parte. Quid enim tam pertinens ad cultum Dei, quam quod ipse hortatur in Psalmo [45 :11] : VACATE ET VIDETE QUONIAM EGO SUM DEUS, quod quidem in partibus considerationis praecipuum est ?10

Qu’est-ce que la piété, tu demandes ? Donner du temps à la considération. Tu diras peut-être que je diffère dans ma définition de celui [S. Augustin] qui définit la piété comme le culte de Dieu. Mais ce n’est pas le cas. Si tu considères bien, son sens est exprimé par mes mots, au moins en partie. Car qu’est-ce qui est aussi pertinent au culte de Dieu que ce à quoi il exhorte lui-même dans le psaume [46,11] : Vacate, et videte quoniam ego sum Deus [Donnez votre temps, et voyez que je suis Dieu] ? Cela est certainement l’essence de la considération (je traduis).

18La formule « Vacate et videte » résume bien le procédé de Castellion : arrêtez-vous et regardez, répondez à la question qui vous fait voir la souffrance que vous infligez à l’hérétique et que vous ne voudriez pas subir vous-même. La considération de la vérité est validée par la conscience et validée en outre par la présence de Dieu : « videte quoniam ego sum Deus ». La règle d’or, la conscience et la divinité qui les sanctionne sont pour ainsi dire coprésents dans cet acte de considération. Et la considération met le fidèle devant des choix, d’une vie à mener11. Loin de se contenter d’une pure contemplation des mystères de la foi, elle est procédé de découverte, une tension de l’âme vers le vrai12. La tradition spirituelle dite « méditative » n’est point simple passivité dans l’éblouissement devant le sacré, mais construit des exercices qui dirigent l’âme vers le choix d’une action. Elle s’allie donc naturellement à la rhétorique délibérative.

19C’est en ce sens qu’il faut comprendre, par exemple, le discours délibératif d’un Érasme, notamment dans son Institutio principis christiani, qui met le futur Prince dans une sorte de face à face avec lui-même. Il s’agit de faire comprendre et de faire passer la proposition « Il vaut mieux être un prince vertueux qu’un prince riche et puissant ».

Si te voles excellentem principem ostendere, vide ne quis te propriis superet bonis : sapientia animi magnitudine temperantia integritate. Sin tibi visum erit cum aliis certare principibus, non ita te superiorem existimes, si quam illis ditionis partem ademeris aut copias fuderis, sed si fueris quam illi sunt incorruptior, si minus avarus, si minus iracundus, si minus praeceps quam illi13.

Si vous voulez être un excellent prince, veillez à ce que nul ne vous dépasse par les qualités proprement princières : sagesse, grandeur d’âme, maîtrise de soi, intégrité. Mais il se peut que vous vous jugiez bon de rivaliser avec d’autres princes : ce n’est pas en amputant leur territoire de quelque province et en mettant leurs en déroute que vous l’emporterez, mais en vous montrant plus intègre, moins avide, moins arrogant, moins brutal, moins téméraire qu’eux14.

20Le conseiller s’adresse à l’adolescent sachant que celui-ci a des choix à faire : être un grand prince ou non, exceller dans la richesse et la guerre ou exceller dans les vertus. Une fois placé devant ce choix intérieur, le futur prince verra ce qu’il a à faire, en prince chrétien. En l’absence de ce scénario intérieur, de cette considération, intimis...affectibus (p. 147), le prince sera entraîné par le désir de conquête et de richesses qui gouverne les mauvais conseillers qui l’entourent et les mauvais princes avec lesquels il rivalise. Il faut prendre le temps et bien voir pour bien choisir.

21Si la rhétorique de Castellion, dans le Conseil à la France désolée, partage les procédés de la tradition spirituelle méditative, se prête-t-elle spécifiquement à la tolérance ? Cette tradition – à part Érasme qui ne la suit pas dans toutes ses conséquences – ne s’associe guère à ce que nous appelons aujourd’hui la tolérance religieuse, mais plutôt à la Contre-Réforme catholique. Mais entre les mains du Protestant Castellion, dans son propre discours délibératif, les procédés de la méditation spirituelle étayent la tolérance lorsqu’elle se fonde sur la règle d’or, c’est-à-dire sur la réciprocité et sur l’évidence intérieure de la conscience.

22Tout d’abord, on construit un scénario intérieur : situe-toi au fond de toi-même. Ensuite, on montre à l’interlocuteur un choix à faire et on lui prête la capacité à faire ce choix. Cette exigence s’exprime devant un « narré » vif et « énergique » des contingences présentes. L’exigence se renforce du fait que le choix ne restera jamais absolument privé, mais se fait sous les yeux de Dieu et se fait dans cette situation dialogique : je te parle en tant qu’être humain devant considérer les mêmes contingences et les mêmes vérités et devant choisir comme toi. Pourtant, je n’ai pas vraiment besoin de te « persuader ». Tu es ton propre guide, par ta conscience qui sera évidente, une fois que tu considères bien. Je te laisse libre comme tu le voudrais. En revanche, tu comprends que tu dois me laisser ma liberté à moi, par cette même évidence. La rhétorique délibérative et, dirions-nous, « communicative » de Castellion incarne la réciprocité de la règle d’or. Le Christ, en plus, a sanctionné la règle, le principe, de ce scénario à la fois personnel et dialogique15.

23J’aimerais conclure en confrontant cette démarche de Castellion à celle qu’adopte Pierre Bayle, dans un but comparable, le refus de « forcer les consciences16 ». Il s’agit de l’article « Mâcon » du Dictionnaire historique et critique, dans lequel Bayle s’adresse à ses contemporains, pour leur rappeler les horreurs des conflits confessionnels du XVIe siècle, et pour leur rappeler la nécessité de tolérance. Il distingue, tout comme Castellion, différents groupes de lecteurs mais ajoute « ceux qui gouvernent » à « ceux qui conduisent les affaires ecclésiastiques » (les catholiques), et aux théologiens réformateurs :

[J]e ne dois pas oublier que comme toutes choses ont deux faces, on peut souhaiter pour de très-bonnes raisons que la memoire de tous ces effroyables desordres soit conservée soigneusement. Trois sortes de gens auroient besoin d’y jetter chaque jour la vuë, & de s’en faire un songez y bien. Ceux qui gouvernent se devroient faire dire tous les matins par un Page, Ne tourmentez personne sur ses opinions de Religion... Ceux qui conduisent les affaires Ecclesiastiques sont la seconde espece de gens qui doivent se bien souvenir du XVI. Siecle. Quand on leur parle de tolerance, ils croyent ouïr le plus affreux & le plus monstrueux de tous les dogmes, & afin d’interesser dans leurs passions le bras seculier, ils crient que c’est ôter aux Magistrats le plus beau fleuron de leur couronne, que de ne leur pas permettre pour le moins d’emprisonner, & de banir les heretiques. […] Enfin que ces Theologiens remuans qui prenent tant de plaisir à innover, jettent continuellement la vuë sur les guerres de religion du XVI. Siecle. Les Reformateurs en furent la cause innocente : nulle consideration ne devoit les arrêter, puis que selon leurs principes il n’y avoit point de milieu, il faloit ou laisser damner éternellement tous les Papistes, ou les convertir au Protestantisme. […] Qu’ils considerent donc les suites de leurs nouveautez, & de l’action qu’ils intentent à l’usage ; & s’ils peuvent s’y embarquer sans une absoluë necessité, il faut qu’ils ayent une ame de tigre...17

24Bayle met en scène donc un discours délibératif adressé aux trois publics : un page qui parle à ses maîtres ; « on » parle aux ecclésiastiques et ceux-ci répondent ; et l’auteur lui-même qui invite les protestants à « considérer » les conséquences de leurs réformes. Ces discours délibératifs sont axés sur l’évidence des horreurs des guerres de religion dont la mémoire doit rester vive.

25La perspective, pourtant, n’est plus tout à fait la même : alors que Castellion entame pour ainsi dire un dialogue intime avec chacun des lecteurs (« je pense que si tu y penses bien... »), établissant un contact entre deux consciences, Bayle se situe à l’extérieur, en esprit critique. Le triple scénario commence par une maxime, « toutes choses ont deux faces », qui se situe en dehors de chaque interaction avec les partis concernés. Cette maxime n’est pas de nature religieuse ou théologique, mais une règle générale de l’esprit critique. Chacun, que ce soit un catholique, un protestant, ou un athée, peut s’accorder sur cette règle18. Il en découle que la persécution des hérétiques et « l’innovation » impétueuse ne restent pas sans conséquences secondaires ou corollaires néfastes : la preuve en sont les violences terribles que la France du XVIe siècle ait connues. La tolérance devient ainsi la conséquence du travail critique, et non pas la conséquence de la conscience elle-même, dans sa considération de la souffrance et des vérités de la foi. La condamnation morale (« âme de tigre ») émane non pas de la règle d’or, elle-même ancrée dans les paroles du Christ, mais d’une reconnaissance universelle, neutre et humaine du mal et de la cruauté, que possède tout esprit critique.

Notes de bas de page numériques

1 Sur les différentes formes de la pensée de la tolérance, de la concorde, etc., en Europe au XVIe siècle, voir Thierry Wanegffelen, L’Édit de Nantes : une histoire européenne de la tolérance (XVIe-XXe siècle), Paris, Librairie générale française, 1998, p. 59-155.

2 Pour éviter l’anachronisme, il faudrait sans doute dire « permission » au lieu de « tolérance », ce dernier terme n’ayant pas de sens positif dans le contexte du conflit confessionnel au XVIe siècle. Voir William H. Huseman, « The Expression of the Idea of Tolerance in French During the Sixteenth Century », Sixteenth Century Journal 15.3, 1984, p. 293-310.

3 La question est comprise d’abord comme concernant la théologie, et non pas la politique ; la distinction entre la sphère de la res publica et celle de la religio comme source de tolérance ou de concorde, telle que l’envisage Michel de l’Hospital, n’est donc pas en jeu ici (voir Marie Seong-Hak Kim, « “Nager entre deux eaux”. L’idéalisme juridique et la politique religieuse de Michel de l’Hospital », in Thierry Wanegffelen (dir.), De Michel de l’Hospital à l’édit de Nantes : Politique et religion face aux Églises, Clermont-Ferrand, Presses univ. Blaise Pascal, 2002, p. 243-254).

4 Voir son De l’impunité des hérétiques. De haereticis non puniendis, Bruno Becker, M. Valkhoff (éds.), Genève, Droz, 1971, p. 22-23. Sur la prudens ignorantia de Socrate par rapport à l’affirmandi temeritas des Péripatéticiens, voir Stefania Salvadori, « Socrate contre Aristote : Sébastien Castellion et la discussion sur les modèles rhétoriques », in Marie-Christine Gomez-Géraud (dir.), Sébastien Castellion : des Écritures à l’écriture, Paris, Garnier, 2013, p. 371-392. Salvadori, à mon sens, ne parle de rhétorique que dans son aspect de preuve et de probabilité.

5 « De la legereté dont plusieurs usent à haïr, condamner & detester leurs prochains, à cause du different de la Religion », in Discours politiques et militaires du seigneur de la Noue [1587], F.E. Sutcliffe (éd.), Genève, Droz, 1967, p. 95-96.

6 Florence Alazard, Stéphan Geonget, Laurent Gerbier, Paul-Alexis Mellet, Romain Menini (éds.), Genève, Droz, 2017, p. 28-29. Daniel Ménager souligne aussi l’importance de ce proverbe pour l’argumentaire du Conseil (« Le Conseil à la France désolée et la passion de la tolérance », in Sébastien Castellion : des Écritures à l’écriture, p. 393-403).

7 Il distinguera de même trois types de lecteurs de sa réponse à Bèze : « Or, comme ainsy soit qu’en cest affaire il y ayt de troys sortes de gens (car les uns sont doulx et bénins, favorisans de leur bon gré à nostre cause ; les autres rudes et inhumains, lesquelz voluntairement l’ont en horreur ; les derniers sont bien de bonne nature, mais comme ignorans et estans en doubte chancellent) », De l’impunité, p. 219. Les textes de Castellion sont fortement marqués par la conscience de sa situation communicative : voir Ménager, « Le Conseil... », p. 400. Sur les différentes postures d’énonciation dans le Conseil, voir l’introduction à l’éd. Alazard, Geonget, Gerbier, Mellet, Menini, p. LXXVIII-C.

8 Dont Castellion lui-même fournira une édition, véritable refonte du latin de Thomas. Le De Christo imitando est explicitement délibératif, et se sert de procédés semblables (exhortations, interrogations, etc.). Sur le travail éditorial de Castellion, voir Max Engammare, « Castellion et le De imitando Christo de 1563 : Une pure et pieuse castration », Bibliothèque d’Humanisme et Renaissance, 64, 2012, p. 465-477.

9 Sancti Bernardi Opera, vol. III, J. Leclercq, H. M. Rochais (éds.), Rome, Editiones Cistercienses, 1963, Liber I, p. 400 (V.6). Sur les sens de consideratio en latin et français dans le contexte rhétorique et chez Bernard, voir la discussion utile chez Francis Goyet, Les Audaces de la prudence : littérature et politique aux XVIe et XVIIe siècles, Paris, Garnier, 2009, p. 354-363.

10 De consideratione, Liber I, VII.8, p. 403.

11 La considération chez Bernard devient une sorte de prudence chrétienne souveraine : elle purifie l’esprit ; elle nous aide à distinguer le vrai et le faux, et à décider de l’action à entreprendre ; elle nous permet d’anticiper les actions et de les préparer ; elle nous confère la connaissance de choses humaines et divines ; elle nous fortifie dans l’adversité ; elle est à la fois force et prudence (« alterum fortitudinis, alterum prudentiae est », De consideratione, Liber II, II.5, p. 404).

12 « Et primo quidem ipsam considerationem quid dicam, considera. Non enim id per omnia quod contemplationem intelligi volo, quod haec ad rerum certitudinem, illa ad inquisitionem magis se habeat. Iuxta quem sensum potest contemplatio quidem diffiniri verus certusque intuitus animi de quacumque re, sive apprehensio veri non dubia, consideratio autem intensa ad vestigandum cogitatio, vel intensio animi vestigantis verum. Quamquam soleant ambae pro invicem usurpari » (De consideratione, Liber II, II.5, p. 414).

13 Institutio principis christiani, in Opera omnia, vol. 4.1, O. Herding (éd.), Amsterdam, North Holland Publishing Co., 1974, p. 145-146.

14 L’Éducation du prince chrétien, ou l’Art de gouverner, Anne-Marie Greminger (trad.), Paris, Les Belles Lettres, 2016.

15 Cette règle ne se limite pas, bien sûr, aux Évangiles ; Castellion aurait pu la trouver chez Sénèque qui lui-même cite Publilius Syrus : « Tu dois attendre des autres, ce que tu leur auras fait » - « Ab alio expectes, alteri quod feceris » (Lettres à Lucilius, 94.43). La perspective du jugement divin fournit à l’injonction une urgence tout autre, et étaye la rhétorique délibérative. Lorsque je parle à ta conscience, à l’intérieur de toi-même, c’est comme si Dieu le faisait, au moment où il te jugera.

16 Le cas de Bayle est fort complexe et riche ; son rôle dans le débat autour du verset « Contrains-les d’entrer » (Luc 14 : 23) et son argumentaire en faveur de la tolérance font l’objet de maintes études. Pour une récente mise au point, Jean-Luc Solère, « The Coherence of Bayle’s Theory of Toleration », Journal of the History of Philosophy, 54.1, 2016, p. 21-46. Je remercie Steven Nadler de cette référence.

17 Pierre Bayle, Dictionnaire historique et critique, 5e éd., vol. 2, Rotterdam, Reinier Leers, 1697, article « Mâcon », p. 462-464.

18 Même insistance sur une maxime externe, capable de régler des disputes sur la nature de la « véritable Église », dans le Commentaire philosophique : « Il s’agit entre eux [les catholiques] & nous [les protestants] si l’Eglise Romaine est la véritable Eglise, le bon sens veut que nous prouvions qu’elle ne l’est pas par des Principes communs, & non pas par nôtre prétention même qu’elle ne l’est pas, & qu’eux de leur côté prouvent qu’elle l’est non pas par leur prétention ... mais par des maximes qui nous soient communes à eux & à nous » (Commentaire philosophique sur ces paroles de Jésus-Chrit [sic], « Contrain-les d’entrer » ..., A Cantorbery [Amsterdam], chez Thomas Litwel, 1686, xxiii).

Bibliographie

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WANEGFFELEN Thierry, L’Édit de Nantes : une histoire européenne de la tolérance (XVIe-XXe siècle), Paris, Librairie générale française, 1998.

Pour citer cet article

Ullrich Langer, « Une rhétorique tolérante au XVIe siècle ? Modes d’exhortation chez Sébastien Castellion (Conseil à la France désolée) », paru dans Loxias-Colloques, 18. Tolérance(s) II : Comment définir la tolérance?, Une rhétorique tolérante au XVIe siècle ? Modes d’exhortation chez Sébastien Castellion (Conseil à la France désolée), mis en ligne le 11 octobre 2021, URL : http://revel.unice.fr/symposia/actel/index.html?id=1843.


Auteurs

Ullrich Langer

Ullrich Langer est Professeur de littérature française à l’Université du Wisconsin-Madison. Il est l’auteur de nombreux ouvrages sur la littérature et l’histoire intellectuelle du XVIe siècle ; parmi les plus récents, Lyric in the Renaissance : From Petrarch to Montaigne, Cambridge, 2015, et Les Remontrances (Europe XVIe-XVIIIe siècles). Textes et commentaires (dir. avec Paul-Alexis Mellet), Classiques Garnier, 2021.

University of Wisconsin-Madison