Loxias-Colloques |  18. Tolérance(s) II : Comment définir la tolérance? 

Bernd Renner  : 

La tolérance en temps de guerre : entre satire et polémique

Résumé

Le concept de la tolérance et ses multiples définitions continuent à accuser un certain flou, allant d’un laxisme déplorable face à de prétendues « erreurs » à l’acceptation magnanime de l’altérité. Cette altérité se voit pourtant souvent traitée avec condescendance et mépris de la part de la faction dominante, notamment à l’époque de la première modernité, période marquée de grands bouleversements dans tous les domaines de la vie et de la perte de points de repère rassurants qui en résulte. C’est plus précisément pendant la période des guerres de religion que les manifestations de la tolérance sont d’habitude divisées en deux catégories, à savoir la tolérance civile provisoire et la tolérance religieuse.

Abstract

The concept of tolerance and its multiple definitions is somewhat vague, ranging from a deplorable laxity in the face of alleged "errors" to a magnanimous acceptance of otherness. Yet this otherness is often treated with condescension and contempt by the dominant faction, especially during the period of early modernity, a period marked by great upheavals in all areas of life and the resulting loss of reassuring reference points. It is more precisely during the period of religious wars that the manifestations of tolerance are usually divided into two categories, namely provisional civil tolerance and religious tolerance.

Texte intégral

J’ay trop long temps suyvi le mestier Heroïque,
Lyrique, Elegiaq’ : je seray Satyrique, […]
Ce bon Prince [Charles] en m’oyant se prenoit à sourire,
Me prioit, m’enhortoit, me commandoit d’escrire,
D’estre tout Satyrique instamment me pressoit : […]
Ce-pendant j’ay perdu ma Satyre et mon maistre.
Il n’y a ny Rheubarbe, Agaric, ny racine
Qui puisse mieux purger la malade poictrine
De quelque patient fiévreux ou furieux,
Que fait une Satyre un cerveau vicieux,
Pourveu qu’on la destrampe à la mode d’Horace,
Et non de Juvenal qui trop aigrement passe :
Il faut la preparer si douce et si à point,
Qu’à l’heure qu’on l’avalle on ne la sente point,
Et que le mocqueur soit à moquer si adestre
Que le moqué s’en rie, et ne pense pas l’estre1.

1Le concept de la tolérance et ses multiples définitions continuent à accuser un certain flou, allant d’un laxisme déplorable face à de prétendues « erreurs » à l’acceptation magnanime de l’altérité. Cette altérité se voit pourtant souvent traitée avec condescendance et mépris de la part de la faction dominante, notamment à l’époque de la première modernité, période marquée de grands bouleversements dans tous les domaines de la vie et de la perte de points de repère rassurants qui en résulte. La « posture énonciative », une des prémisses mises en lumière dans le colloque dont est issu ce volume, ne saurait évidemment être dissociée du contexte dans lequel elle s’affirme et, dans cette perspective, plus particulièrement des genres de discours qui seraient aptes à mettre en scène l’affirmation ou le refus d’un concept en voie d’apparition au seizième siècle, ainsi que les multiples facettes et gradations que la nature de cette tolérance naissante est susceptible d’accuser. C’est plus précisément pendant la période des guerres de religion que les manifestations de la tolérance sont d’habitude divisées en deux catégories, résumées par Arlette Jouanna, à savoir la tolérance civile provisoire et la tolérance religieuse, cette dernière étant considérée comme rare2. Est-on vraiment loin de l’indignation de Voltaire contre la « machine infernale », manifeste dans le procès de Jean Calas et mise en route par la révocation de l’Édit de Nantes3 ? Cette révocation nous replongerait dans l’atmosphère des guerres de religion justement, comme le suggère Voltaire dans le survol historique qui ouvre son traité :

La Ligue assassina Henri III et Henri IV, par les mains d’un frère jacobin et d’un monstre qui avait été frère feuillant. Il y a des gens qui prétendent que l’humanité, l’indulgence, et la liberté de conscience, sont des choses horribles ; mais, en bonne foi, auraient-elles produit des calamités comparables4 ?

2Sans oublier, en arrière-plan, le fanatisme de la Ligue et sa guerre pamphlétaire, calamités verbales qui incitent à des actions atroces – voir par exemple les textes de Jean Boucher –, deux remarques s’imposent à la fin d’un siècle qui voit la satire évoluer d’un genre classique bien défini, la satura romaine, à un mode parasitaire qui s’infiltre dans tous les genres littéraires5 : premièrement, on doit se poser la question fondamentale de savoir si satire et tolérance sont compatibles ; et deuxièmement, on devrait réfléchir à l’essor d’une polémique qui se fait de plus en plus violente pendant les guerres de religion, la polémique, surtout présente dans les guerres verbales des pamphlets, pouvant être considérée comme une variante extrême d’une satire destructrice qui radicaliserait l’héritage juvénalien, et risquerait alors de falsifier la nature de la satire et de son éthos6.

3Dans cet ordre d’idées, n’oublions pas non plus que l’édit de Nantes, à l’origine, fut lui aussi bien éloigné de nos notions modernes de la tolérance, comme l’a montré si bien Thierry Wanegffelen, en affirmant que cet édit consiste avant tout en l’officialisation de « l’acceptation d’un mal qu’on ne peut pas empêcher7 », les adversaires finissant justement par « se résoudre à l’inacceptable8 ». Voilà les implications complexes des paramètres qui encadrent et déterminent nos réflexions à suivre, véritables vues obliques portées sur la notion de la tolérance en temps de guerre.

4Étant donné les objectifs didactiques inhérents à la satire, qu’ils soient constructifs ou destructifs, la tentative d’établir un rapport avec la notion de la tolérance, d’autant plus dans un siècle où le terme est largement inconnu, risque de paraître surprenante, voire paradoxale, au premier abord. A priori, on serait bien tenté d’y voir plutôt le contraire, c’est-à-dire une sorte d’intolérance dissimulée, laquelle, encore selon T. Wanegffelen, se dessinerait derrière les prémisses de l’Édit de Nantes, signe d’un temps

où la tolérance, ce pis-aller, cette acceptation d’un mal qu’on ne pouvait supprimer, va donc de pair avec l’hostilité aux idées et aux croyances des autres, et avec, disons le mot, l’intolérance. Oui, l’intolérance ne serait pas l’antonyme de la tolérance, mais, au XVIe siècle en tout cas […], plutôt son complémentaire, l’autre facette d’une mentalité particulière, aujourd’hui disparue9.

5Par conséquent, il nous semble bien que les diverses facettes de l’écriture militante, qui atteignent un premier apogée en France pendant le dernier tiers du seizième siècle, sont à même de fournir une contribution pertinente à la discussion du concept de la tolérance. L’attitude critique que transmet ce mode d’écrire souvent transgressif informe les conflits de cette période mouvementée, lesquels se voient ainsi déplacés sur le plan verbal au point où un véritable dialogue satirique (et fréquemment polémique) finit par s’établir entre les deux camps ennemis. Et c’est bien dans l’instauration du dialogue, dans toutes ses facettes, qu’on espère discerner les traces de la notion particulièrement complexe de la tolérance renaissante.

6Pour résumer nos prémisses, nous nous proposons donc d’explorer la tolérance par le biais du mode satirique tel qu’il se manifeste à travers une sélection, certes très restreinte dans le cadre étroit de cet article, des contributions des deux partis majeurs engagés dans le conflit religieux. Cette approche nous paraît particulièrement prometteuse dans la mesure où, dans un premier temps, les différents modes de l’écriture militante, à savoir satire, polémique et pamphlet, finissent par se mélanger et par élargir le domaine satirique. Cet élargissement semble la consécration de la formation d’un mode satirique bien plus hétérogène, et ce en particulier pendant la période mouvementée des guerres de religion où guérison horatienne et anéantissement juvénalien de la cible de toute critique satirique se confrontent, se mélangent et, parfois, se nourrissent dans un conflit aux enjeux vitaux autour de la notion fondamentale du « vrai », notion qui se révèle à la fois particulièrement problématique et fertile dans une discussion sur la tolérance.

7Toujours est-il qu’on constate, dans un deuxième temps, que les notions de satire et de tolérance paraissent bien opposées, et on se demande, surtout de notre point de vue moderne qui risque d’être anachronique, si un tel conflit violent, en actes et en paroles, saurait être réconcilié avec le concept de la tolérance ; guérir les maux de la société, « taxer modestement les vices de [s]on Tens, et pardonner aux noms des personnes vicieuses », selon la définition donnée dans La Deffense, et illustration de la langue françoyse, telle est la définition la plus générale de la satire de l’époque, définition théorique dont se souviennent les satiriques des deux camps comme nous le verrons. Le fameux traité de Du Bellay non seulement précède, bien sûr, l’intensification des violences religieuses, mais prend aussi pour modèle de sa satire l’approche du gentil-doux Horace, prédilection théorique commune dans la première moitié du siècle10. Dans la définition de Du Bellay, la possibilité d’une quelconque tolérance se reflète dans le dernier élément, à savoir anonymat et pardon dérivant de la tradition chrétienne qui favoriserait l’effet pédagogique visé11. Or, il semble d’abord nécessaire de corriger toute « erreur », donc toute déviation des règles, normes et valeurs morales dominantes. Comme l’ont suggéré les remarques de T. Wanegffelen, la ligne de démarcation entre condescendance et tolérance se révèle alors floue, et ce d’autant plus dans le combat pour la suprématie religieuse et les implications fondamentales de la bonne interprétation de la vérité divine.

8Si les deux attitudes, tolérance et satire, se distinguent avant tout « dans et par le travail d’énonciation », terme emprunté à Pierre Bourdieu12, leur rapport se laisserait alors définir provisoirement par leur manière d’user de leur arme principale, « l’énoncé performatif ». Elles contribueraient ainsi « à la réalité de ce qu’[elles] annonce[nt] par le fait de l’énoncer ». La tolérance, à ce qu’il nous semble, se contente de décrire et d’énoncer, tandis que « le pouvoir structurant des mots » de la satire exploite « leur capacité de prescrire sous apparence de décrire ou de dénoncer sous apparence d’énoncer13 ». On croit observer une telle démarche notamment si la satire cherche à se donner des visées de tolérance, et c’est là où le croisement des deux modes, horatien et juvénalien, pendant les guerres de religion nous paraît particulièrement éclairant, même si l’on tient compte de la voie polémique, issue elle-même de la satire juvénalienne et visant à la destruction totale d’un ennemi irrécupérable, là aussi souvent sous le voile de la bienfaisance. La polémique servirait ainsi justement à mieux cerner l’intolérance et ses justifications dans le domaine de la satire tout en nous aidant à mieux cerner la complexité, voire la nature paradoxale du problème.

9Les différentes facettes de l’écriture militante nous amènent ainsi à nous interroger sur les liens entre la tolérance et la satire dans ce sens large. Ces deux attitudes se manifestent-elles différemment dans les deux camps majeurs impliqués dans les guerres civiles ? Le glissement entre polémique et satire conventionnelle ainsi que la montée du modèle juvénalien seraient-ils reliés à l’appartenance à un des deux camps ? Compte tenu de la richesse des textes choisis, nous ne saurons proposer qu’un aperçu rapide et sans doute lacunaire de quelques textes essentiels, en particulier de passages représentatifs des Discours des misères de ce temps de Pierre de Ronsard et des Tragiques d’Agrippa d’Aubigné afin de fournir un début de réflexion dans le contexte qui nous intéresse. En outre, il aurait été souhaitable de poursuivre l’étude jusqu’à la fin des guerres et au-delà en incorporant notamment des contributions de la Ligue, La Satyre ménippée et des satires du début du XVIIe siècle (Régnier ou bien la vague des recueils satyriques) pour tenter de nous situer dans une perspective plus large et plus compréhensive, mais cette continuation aurait largement dépassé le cadre de ce bref examen et sera donc traité à un autre moment.

10En revanche, le choix d’une perspective plus étroite nous permettra d’approfondir nos analyses de ces textes essentiels en juxtaposant les grandes lignes du problème telles qu’elles se présentent des deux côtés. On s’occupera donc de contributions plus proprement littéraires aux conflits religieux, de chefs-d’œuvre dont la pérennité confirme la pertinence au-delà du cadre historique étroit d’habitude réservé à la parole pamphlétaire commune et dont les qualités esthétiques se prêtent à une analyse plus élaborée des enjeux atemporels dans le cadre d’une colère concrète, parfois venimeuse, certes, bien distinguable de la haine aristotélicienne plus problématique de la majorité des libelles du temps14. Une telle distinction nous semble indispensable pour des propos satiriques au sujet de la tolérance, phénomène à la croisée de l’esthétique et de l’éthique dans le cadre d’une haine qui risque d’être « irrécupérable15 », pierre d’achoppement majeure pour toute visée tolérante. Par conséquent, on ne s’est pas penché sur les cas les plus extrêmes de la polémique, que ce soit celui des libelles oubliés et relégués tout au plus aux archives ou bien celui des écrits protestants contre Ronsard. Comme on l’a suggéré plus haut, la violence ad hominem la plus prononcée qui domine ces textes risque de falsifier la nature de la satire, tout au moins celle de l’incarnation plus modérée et sans nul doute plus efficace de la satire généralement promue dans les cercles humanistes et qui permettrait la possibilité de la tolérance ; peut en témoigner la préface des Tragiques qui reprend l’argumentation de Du Bellay et de la plupart des théoriciens de l’époque : « Car qui veut garder la justice, / Il faut hair distinctement, / Non la personne mais le vice, / Servir, non cercher l’argument16 ». Le satirique chercherait ainsi à éradiquer le « crime » tout en donnant au « criminel » l’occasion de se corriger, ce qui semblerait indiquer la voie à suivre dans toute tentative de réconciliation entre satire et tolérance.

11Ce sont donc l’importance et la richesse de l’écriture satirique au seizième siècle, d’une part, ainsi que le statut problématique de la tolérance dans cette période mouvementée, d’autre part, qui nous incitent à entamer une telle réflexion, et nos observations introductives ont tâché de souligner l’étendu de la question sans en oublier les pièges, et avant tout le danger des anachronismes. Comme le remarque encore T. Wanegffelen :

On l’oublie trop : au XVIe siècle, ni les humanistes, pas même Érasme ni Montaigne, ni les grands réformateurs protestants ne furent « tolérants », au sens que nous donnons aujourd’hui à ce terme. Au mieux, ils se montrent condescendants, acceptant de souffrir les « erreurs » de leurs contradicteurs par désir de préserver la paix ou par souci charitable de ne pas accabler un prochain moins éclairé qu’eux. Mais le plus souvent ils furent tout simplement intransigeants. Invoquaient-ils la « liberté de conscience », c’était pour eux-mêmes et ceux qui partageaient leur foi17.

12Un tel verdict bien intransigeant au sujet de l’intransigeance des grands humanistes et réformateurs fournit un bel indice en faveur du constat que la tolérance renaissante se distingue fort de notre conception moderne, ce qui n’est pas sans souligner les bénéfices potentiels de notre approche aux allures paradoxales. L’apport de la catégorisation de la satire nous semble en effet susceptible de nuancer quelque peu ces observations de l’éminent historien, peut-être même d’y ajouter une dimension qui finisse par les enrichir. Si « l’amour du prochain supposait qu’on lui imposât sa vérité18 » à l’époque, on est tenté d’y voir non seulement une évocation des préceptes aristotéliciens pour le poète (« dire ce à quoi l’on peut s’attendre »), repris, par exemple, dans l’argumentum de la Rhétorique à Herennius19, et dont la version satirique consisterait à dire ce qui aurait , ou bien devrait se produire. Mais on y voit alors aussi, voire avant tout, une mise en scène du triptyque satirique par excellence, delectare / docere / movere, donc ce qu’Horace invoquait en posant sa fameuse question rhétorique vers le début de sa première satire : « quamquam ridentem dicere verum, quid vetat ?20 ». Imposer la vérité serait alors un acte pédagogique, un acte de charité né d’une profonde conviction de rectitude, avec tous les risques de subjectivité et d’erreur qu’une telle conviction entraîne. Dans ce contexte didactique, environnement approprié pour ce que nous appellerions volontiers une « tolérance mitigée », c’est alors la confrontation avec le mode juvénalien, marquée, rappelons-le, d’une indignatio tragique – d’une « juste colère » dans le schéma aristotélicien21 – qui semble mieux appropriée aux événements violents de l’époque que la douceur horatienne, dans la poursuite des objectifs de la satire.

13En termes rhétoriques, on constate alors l’opposition des deux variantes majeures du discours démonstratif tel qu’il se réalise dans le mode satirique (blâme ou éloge) qui, en l’occurrence, se rapproche même du discours enthymématique (raisonnement probable). C’est bien cette attitude argumentative-là, censée problématiser le rapport entre « le particulier et l’universel » ou bien entre le réel et l’idéal22, qui illustre et renforce la visée démonstrative de la satire. Tandis que l’approche horatienne cherche à « guérir » ses cibles, à les éclairer et à leur permettre de retrouver la « bonne voie », approche correspondant aux préceptes développés par T. Wanegffelen, les adeptes de Juvénal considèrent de telles tentatives comme vaines, les cibles étant « incurables » et, par conséquent, vouées à l’anéantissement. Or, et nous sommes conscient du risque de simplifier trop, c’est dans ce cadre de l’opposition entre Horace et Juvénal que nous pensons discerner les marques d’une variante renaissante non négligeable du concept de la tolérance ou bien de son absence, d’une tolérance « mitigée » dans le meilleur des cas, variante qui, a priori, semblerait alors peu compatible avec notre compréhension moderne du concept. Se pose alors la question de la conciliation de l’objectif principal de la satire, l’amélioration de la société, et de l’attitude d’acceptation d’autres idées, notamment dans une société adonnée à des normes strictes, avant tout dans les domaines politique, social et religieux. Il est peu surprenant que dès le début de l’intensification des conflits confessionnels, l’approche juvénalienne gagne de plus en plus de terrain : la nécessité d’anéantir l’adversaire incurable semble manifeste notamment du côté des protestants, comme on le voit dans la préface d’un des premiers grands pamphlets protestants de l’époque, les bien-nommées Satyres chrestiennes de la cuisine papale, qui définit son projet dès la préface « Au Lecteur » :

Et lors m’est venu en pensée, qu’ainsi que suyvant le proverbe, à bien fonder une maison il faut commencer par la cuisine ; par le contraire, à la démolir il faut semblablement donner les premiers coups à la cuisine. Ce que j’ay tasché de faire icy, selon que le Seigneur m’a donné cœur, et presté la main. J’atten sa grace pour de brief m’employer à vaillamment ruiner le tout, et cuisine, et maison23.

14On voit là tout un programme pour éradiquer un des symboles les plus visibles des abus de l’Église (que le texte étendra ensuite à tous les domaines du vice charnel), mais aussi un manifeste apparent d’une intolérance explicite portée par une indignation satirique héritée de Juvénal24. À la lumière de ces longues remarques préliminaires, et plus particulièrement dans le contexte des guerres civiles, la problématique qui est à la base de nos réflexions finit par devenir plus claire et plus pressante : peut-on être tolérant, au sens moderne, face à l’erreur prétendument indéniable, surtout si l’on est convaincu de sa propre vertu, conviction qui n’est pas toujours facile à distinguer du fanatisme ? Ou est-il nécessaire, voire possible, de redéfinir la tolérance selon les paramètres de l’époque et d’y trouver une place pour le mode satirique et son mélange épistémologique aux multiples strates ?

15Si la politique officielle de la tolérance à l’époque consistait alors soit en un « pis-aller pour maintenir la paix », soit en « un moyen efficace d’endiguement du protestantisme dans le royaume » ou bien, enfin, en « un moindre mal religieux25 », ce relativisme indiquerait les voies ouvertes à l’expression satirique pour exprimer en effet une version mitigée de la tolérance au nom des bénéfices de la reconnaissance et de la propagation de la « vérité » pendant cette longue crise nationale, indice de la souplesse épistémologique de la première modernité qui se refléterait ainsi particulièrement dans la littérature de combat.

16 

17L’ensemble des textes rassemblés par Ronsard sous le titre Discours des misères de ce temps nous semble une première illustration parfaite des prémisses exposées dans ces longues réflexions introductives, non seulement pour des raisons de chronologie, mais aussi parce qu’il s’agit là des textes fondateurs de la poésie patriotique selon la critique, rédigés par un catholique modéré et qui fut tenté par la Réforme à un moment donné26, ce qui permet de présumer le potentiel d’une attitude modérée, voire tolérante. Mais on a avant tout affaire à un poète satirique hors pair qui, de plus, va largement éviter les questions proprement théologiques pour renforcer son argument, rendre son approche satirique plus générale et faciliter l’administration d’une « cure » plus facile à promouvoir en dehors du fanatisme religieux. Trois textes courts précèdent les Discours proprement dits : l’Élégie à Guillaume Des Autels gentilhomme Charolais, l’Élégie à Louis Des Masures Tournisien et l’Institution pour l’Adolescence du Roi très-chrétien Charles neuvième de ce nom. Ils représentent une sorte de prolégomènes pour ce qui va suivre, notamment en insistant sur la force du verbe et en illustrant de manière représentative l’évolution de l’attitude du prince des poètes. Le premier de ces textes s’ouvre ainsi dans sa première version, datée de 1560 :

Des Autels, que la loi et que la rhétorique,
Et la Muse chérit comme son fils unique :
Je suis émerveillé que les grands de la cour
(Vu les temps orageux qui par l’Europe court)
Ne s’arment les côtés d’hommes qui ont puissance
Comme toi de plaider leurs causes en la France,
Et revenger d’un art par toi renouvelé,
Le sceptre que le peuple a par terre foulé.
   Ce n’est pas aujourd’hui que les rois et les princes
Ont besoin de garder par armes leurs provinces ;
Il ne faut acheter ni canons ni harnais,
Mais il faut les garder seulement par la voix,
Qui pourra dextrement de la tourbe mutine
Apaiser le courage et flatter la poitrine :
Car il faut désormais défendre nos maisons,
Non par le fer tranchant mais par vives raisons,
Et courageusement nos ennemis abattre
Par les mêmes bâtons dont ils nous veulent battre.
Ainsi que l’ennemi par livres a séduit
Le peuple dévoyé qui faussement le suit,
Il faut en disputant par livres le confondre,
Par livres l’assaillir, par livres lui répondre, […]27.

18Tous les éléments de la satire horatienne sont rassemblés dans ce début du poème. Ils se reflètent notamment dans la cause principale de l’admiratio initiale du poète : la force persuasive et correctrice du logos, et tout d’abord de la voix, ce qui s’apparente aux « sermons », titre original des satires horatiennes, une voix dont on s’adresse directement et sans intermédiaire à son public (« voix », v. 12). Cette apostrophe est ensuite transmise par un outil plus pragmatique de l’utile dulci mixtum, le livre (v. 22). C’est cette attitude didactique et bienveillante qui constitue l’approche que nous considérons comme l’expression de la tolérance mitigée de la satire, laquelle fait preuve de « vertu » et d’un « magnanime cœur » face aux « plaies honorables » dans l’estomac de la patrie (v. 35-37). Toute tolérance discernable se justifie aussi du fait que les fautes se situent des deux côtés : « Nos ennemis font faute et nous faillons aussi » (v. 48). Tout au long des discours, à quelques rares exceptions près, Ronsard situe ces fautes dans le domaine politique, évitant ainsi les épineuses questions théologiques pour promouvoir de manière plus puissante l’unité de la nation au nom du patriotisme, notion bien moins controversée que tout débat religieux ; d’où l’appel incessant à la France personnifiée, voire la lamentation répétée de la « pauvre France ». En plus du domaine politique, Ronsard insiste également, et de plus en plus au fur et à mesure que les Discours progressent, sur des critères purement poétiques, esthétiques et culturels, sa supériorité dans ces domaines renforçant son argumentation et la puissance de son verbe28. Là aussi, on discerne le potentiel d’indulgence du maître envers ses disciples. Or, la tolérance au sens moderne ressort peut-être le plus clairement d’un passage de l’Élégie à Louis Des Masures (1560) :

Dieu seul ne faut jamais, les hommes volontiers
Sont toujours de nature imparfaits et fautiers.
Mon livre est ressemblable à ces tables friandes
Qu’un prince fait charger de diverses viandes.
Le mets qui plait à l’un à l’autre est déplaisant,
Ce qui est sucre à l’un est à l’autre cuisant, […]
Et jamais le banquet n’est agréable à tous. […]
Ainsi ni par édit, ni par statut publique
Je ne contrains personne à mon vers poétique ;
Le lise qui voudra, l’achète qui voudra.
Celui qui bien content de mon vers se tiendra
Me fera grand plaisir ; s’il advient au contraire,
Masures, c’est tout un ! Je ne saurais qu’y faire29.

19Belle démonstration de magnanimité, voire de tolérance de la part du prince des poètes, du moins en apparence. À ce moment-là, Ronsard semble sûr du pouvoir curatif de son verbe au point qu’il n’a pas besoin de forcer l’adversaire à se laisser « traiter ». Cela ne l’empêche pas, cependant, de se déclarer correcteur des abus et défenseur suprême de la « cause30 », à une période, certes, qui précède le déclenchement des conflits armés ainsi que la prolifération des invectives et se prête alors encore plus aisément à des positions modérées31. Ce qui gêne avant tout notre poète-médecin patriotique, ce sont la rigidité et les revendications totalitaires de ce qu’il appelle à maintes reprises la simple « opinion » de la « religion prétendue réformée » (souvent abrégée en « RPR », sigle curieux pour nous modernes), de ces « pauvres abusés, que le cuider savoir / Plus que toute l’église a laissé décevoir32 ». Tout en simplifiant, voire en faussant l’attitude de Calvin, Ronsard prétend que ces « erreurs », autre mot-clé qui revient sans cesse, mènent avant tout à un désordre politique et social. Or, un tel désordre serait moins problématique à combattre qu’un schisme religieux, lequel, à son tour, se voit d’ailleurs minimisé par ce leitmotiv de l’« opinion » attribuée à la « RPR », contrairement à la proclamation de dogmes et de vérités divines défendus par le camp adverse. C’est le conflit entre le « vrai », défendu par un Ronsard doté de la divine fureur, et l’opinion erronée des protestants entraînés par la folie de paroles trompeuses qui justifie non seulement la satire ronsardienne33, mais une version plus radicale de ce mode, fondée sur la parrhêsia, franc-parler sans concession au service de l’éthique, comme le souligne M. Foucault : « L’objectif du dire-vrai est […] moins le salut de la cité que l’êthos de l’individu34 ». C’est donc là que toute tolérance atteint ses limites et que la satire rejoint le plus clairement la tonalité de l’indignatio de Juvénal, lequel proclamait « mourir pour la vérité35 » ; d’où sans doute aussi la tendance accrue à l’attaque ad hominem dans les passages marqués par la parrhêsia opposée à la rhétorique mensongère de l’adversaire que nous venons de voir. Le choix de la « remontrance », genre juridique et parlementaire36, n’est certainement pas un hasard dans ce contexte chargé car il aide á contourner le caractère absolu du débat théologique et déplace le débat formellement sur des terrains plus aptes aux compromis et, par extension, à la tolérance. L’appel à l’unité nationale est ainsi renforcé de manière subtile ; d’où aussi l’insistance sur l’origine étrangère de la menace qui parcourt les Discours, menace émanant justement d’« étrangers qui n’ont point d’amitié / A notre nation37 ».

20On commence alors à comprendre pourquoi Ronsard ne peut pas s’empêcher d’osciller entre les deux attitudes satiriques principales, son durcissement intermédiaire étant peut-être dû à la « violence des iconoclastes protestants » comme le remarquent Frank Lestringant38 et d’autres ; ainsi par exemple dans la harangue de la « France » tourmentée dans la « Continuation », en réaction, il est vrai, à l’intensification d’un conflit de plus en plus violent :

Ils ont rompu ma robe en rompant mes cités,
Rendant mes citoyens contre moi dépités :
Ont pillé mes cheveux en pillant mes églises,
Mes églises hélas ! que par force ils ont prises !
En poudre foudroyant images et autels,
Vénérable séjour de nos saints immortels !
Contre eux puisse tourner si malheureuse chose,
Et l’or saint dérobé leur soit l’or de Toulouse !
Ils n’ont pas seulement, sacrilèges nouveaux,
Fait de mes temples saints étables à chevaux,
Mais comme tourmentés des fureurs Stygiales
Ont violé l’honneur des ombres sépulcrales,
Afin que par tel acte inique et malheureux
Les vivants et les morts conspirassent contre eux :
Busire fut plus doux, et celui qui promène
Une roche aux enfers, eut l’âme plus humaine39.

21La fustigation véhémente des « sacrilèges nouveaux » des protestants « pillant [l]es Églises » montre l’extrême adaptabilité du propos satirique à tout changement des conditions extralittéraires, en l’occurrence à travers le « style endurci40 », plus juvénalien dans notre perspective, de la « Continuation ». La comparaison défavorable des protestants avec des « païens », un cruel roi d’Égypte (Busire) et un célèbre personnage mythologique grec (Sisyphe), achève d’expulser l’adversaire hors de la communauté chrétienne et justifie le manque de tolérance envers ceux qui menacent la demeure « de nos saints immortels » et violent « l’honneur des ombres sépulcrales ».

22La description de Luther est une autre illustration de l’évolution de la perspective satirique et de la potentialité de la tolérance : d’abord, en 1560, on voit un pitoyable et presque comique « poussif Allemand, dans un poêle enfermé, / A bien interpréter les saintes écritures, / Entre les gobelets, les vins et les injures41 ». On y retrouve l’insinuation ironique de l’erreur et de l’obstination totalitaire de l’adversaire. La description se fera ensuite (1562) plus menaçante dans le « Discours » : « Mars enflé de faux zèle et de vaine apparence / Ainsi qu’une furie agite notre France, / Qui, farouche à son prince, opiniâtre suit / L’erreur d’un étranger, qui folle la conduit42 ». L’insistance sur toute une série de traits caractéristiques négatifs, culminant dans la folie, au service du dieu de la guerre, témoigne de l’influence de la parrhêsia en transformant l’erreur en une arme redoutable, bien au-delà des précédentes injures alimentées par l’ivresse.

23 Si la menace d’une punition sévère est brandie de plus en plus souvent, il semble, au fur et à mesure que les Discours progressent, qu’elle reste néanmoins grosso modo au service de la cure, en rendant celle-ci plus désirable, en la présentant comme la meilleure des alternatives et en en faisant la seule voie vers l’édification, vers l’instruction, ce qui finit par la légitimer comme la seule manière de préserver le monde à l’endroit. Un des exemples les plus évidents de cela est constitué par les hésitations qui s’expriment dans les modifications de l’« Élégie à Des Autels » précédemment citée, notamment aux vers 9-12, qui, dans la version remaniée de 1562, réagissent au déclenchement des conflits armés par l’appel aux actes qui compléteraient, voire remplaceraient les paroles privilégiées en 1560 : « C’est donques aujourd’hui que les rois et les princes / Ont besoin de garder par armes leurs provinces, / et contre leurs sujets opposer le harnais, / Usant et de la force et de la douce voix » (1562) ; en 1578, peut-être sous l’impulsion des atrocités prolongées ou bien par respect pour la fonction esthétique de la poésie qu’il finit par soutenir, le poète revient à la leçon initiale : « Mais il faut les garder par livres et par voix ». On retrouve des remaniements semblables au vers 22, d’abord modifié en « Par armes l’assaillir, par armes lui répondre », appel suivi ensuite par le rejet de la violence des actes en 1578, « Par savoir l’assaillir, par savoir lui répondre », avant un retour final, en 1584, à la leçon initiale43. C’est donc à travers les valeurs de l’esthétique et de l’éthique humanistes que la tolérance semble pouvoir s’infiltrer dans le discours ronsardien.

24Le potentiel d’une approche tolérante paraît, en outre, bien visible dans les rapports du poète avec certains adversaires renommés, notamment l’ancien ami Théodore de Bèze, à qui Ronsard s’adresse ainsi dans la « Continuation » :

De Bèze, je te prie, écoute ma parole
Que tu estimeras d’une personne folle ;
S’il te plaît toutefois de juger sainement,
Après m’avoir ouï tu diras autrement. […]
Un jour en te voyant aller faire ton prêche,
Ayant dessous un reître une épée au côté :
« Mon Dieu (ce dis-je lors) quelle sainte bonté !
Quelle évangile, hélas, quel charitable zèle !
Qu’un prêcheur porte au flanc une épée cruelle !
Bientôt avec le fer nous serons consumés,
Puisque l’on voit de fer les ministres armés44.

25Le jeu binaire « folie / jugement sain » responsabilise l’adversaire à l’aide d’une rhétorique de la persuasion subtile dont Ronsard se sert à maintes reprises, et qui risque d’effacer les lignes de démarcation entre le docere satirique et l’approche plus ouvertement militante d’une persuasion aux visées plutôt polémiques. Toujours est-il qu’on ne saurait nier la présence d’un discours qui implique la force du verbe satirique, donc d’une attitude didactique, voire à potentiel conciliateur, notamment si l’on compare le traitement qui est fait de Bèze45 à celui réservé à Luther. En absence d’une parrhêsia trop ouvertement agressive et transgressive, réservée justement aux ennemis irrécupérables comme Luther, c’est bien cette couche latente de la rhétorique des Discours, entre l’enseignement et la persuasion, trop négligée d’habitude, qui nous semble susceptible d’être au service d’une tolérance mitigée et pragmatique qui chercherait à éviter le pire tout en s’adaptant aux circonstances afin de se révéler une arme plus efficace que l’épée :

Madame, je serais ou du plomb ou du bois,
Si moi que la nature a fait naître Français,
Aux siècles à venir je ne contais la peine,
Et l’extrême malheur donc notre France est pleine.
Je veux malgré les ans au monde publier,
D’une plume de fer sur un papier d’acier,
Que ses propres enfants l’ont prise et dévêtue,
Et jusques à la mort vilainement battue46.

26Le verbe satirique, surtout lorsqu’il est manié par un sentiment de patriotisme, s’adapte donc une fois de plus aux circonstances, en l’occurrence à la violence croissante du conflit, sans pour autant renoncer nécessairement à ses aspirations de guérison.

27La fine ligne de démarcation entre satire et polémique ressort d’autant mieux si l’on compare ce passage avec un changement subtil qui surviendra dans la « Réponse aux injures et calomnies » qui date de 1563 et marque l’intensification du conflit dans le domaine verbal. Dès l’épître en prose qui sert de préface à cette pièce, notre poète distingue de manière méticuleuse entre les deux variantes en question de l’écriture militante, qualifiant ses propres textes par un vocabulaire typiquement satirique, « taxer et blâmer », sans tomber sous l’emprise de la passion, ce qui évoque la définition dominante de la satire qu’avait fournie l’autre figure de proue de la Pléiade, Joachim Du Bellay (à l’exception de la revendication de l’anonymat, certes), tandis que les adversaires sont accusés de calomnie47. Notre poète cherche à naviguer entre ces deux variantes en ayant recours à une approche d’inspiration juvénalienne (« Indignatio facit versum ») qui se reflète justement dans la modification de l’image de l’écriture que nous venons de voir, l’ancienne « plume de fer » se servant désormais de « l’encre de colère », ce qui en fait une arme d’autant plus redoutable et en même temps, assurément, moins portée vers la conciliation, la fureur poétique nourrissant la fureur satirique :

Je m’enfermai trois jours renfrogné de dépit,
Et prenant le papier et l’encre de colère,
De ce temps malheureux j’écrivis la misère,
Blâmant les prédicants, lesquels avaient prêché
Que par le fer mutin le peuple fut tranché,
Blâmant les assassins, les voleurs et l’outrage
Des hommes réformés, cruels en brigandage,
Sans souffrir toutefois ma plume s’attacher
Aux seigneurs dont le nom m’est vénérable et cher.
Je ne veux point répondre à ta théologie,
Laquelle est toute rance, et puante, et moisie,
Toute rapetassée et prise de l’erreur
Des premiers séducteurs insensés de fureur48.

28L’actualité du conflit semble avoir modifié l’usage du vocabulaire satirique dans ces moments de colère juvénalienne fruit du dépit du poète face à la misère qu’il décrit. La force du verbe peut aller dans les deux sens, d’où la nécessité de blâmer les « prédicants » qui auraient transformé le fer en un outil de mutinerie. On remarque aussi une fois de plus la stratégie ronsardienne consistant à esquiver l’épineuse question théologique en faveur d’un appel politique à l’unité nationale, même si le poète insiste de manière générale sur le manque total de mérite de la théologie réformée « pourrie » (« toute rance, et puante, et moisie »).

29La fonction curative de la satire horatienne est loin d’être absente de la harangue, certes, mais l’attitude « utile-douce », moins radicale, semble bien dominer les premiers textes des Discours, avant l’intensification du conflit qui finit par la reléguer, temporairement, à un rang inférieur. Face à cette intensification, par-delà les hésitations du poète face à la diversité infinie de l’écriture militante et donc à la bonne démarche à suivre, un franc-parler plutôt juvénalien lui semble néanmoins la seule manière possible de « guérir » un peuple immunisé aux remèdes conventionnels par les abus rhétoriques d’un Calvin qui « se fait en France un martyr glorieux, / Souffrant pour sa parole49 » :

Le peuple qui vous suit est tout empoisonné,
Il a le cerveau de sectes étonné,
Que toute la rhubarbe et toute l’anticire
Ne lui saurait guérir sa fièvre qui empire :
Car tant s’en faut, hélas ! qu’on la puisse guérir
Que son mal le contente, et lui plaît d’en mourir50.

30On a là un plaidoyer des plus puissants par la force du verbe, force soulignée par maints paradoxes tels que celui du « martyr glorieux » ou bien du lien établi entre guérison et mort51. On retrouve ici la fonction essentielle du satirique-médecin et de son assaut livresque, plus efficace que tout médicament conventionnel. L’abus verbal calviniste ne saurait être contré que par le logos ronsardien, supérieur ; d’où l’insistance du poète sur les qualités esthétiques et éthiques de ses vers. Il s’agit là de véritables « rhubarbe et anticire » rhétoriques, qui brandissent comme seule alternative à leurs tentatives de guérison un soulagement des plus radicaux : la mort de l’adversaire. Toute tolérance s’arrêterait alors au seuil de conséquences irréversibles, là où ses effets seraient néfastes.

31Mais on mesure aussi le chemin parcouru par Ronsard en comparant les premiers textes du poète à ceux qu’il a composés plus tard, comme on vient de le voir, notamment les variantes déjà citées du début de l’« Élégie à Des Autels » au sujet de l’impact, néfaste ou curatif, des livres. La tolérance, même mitigée, semble de plus en difficile à maintenir face à la violence réelle des conflits armés et à celle, verbale, des assauts polémiques auxquels Ronsard se voit forcé à répondre52. On reconnaît là les rapports étroits entre satire et monde réel, une caractéristique fondamentale de l’écriture militante qui semble plus développée que dans les autres formes de l’expression littéraire, se servant souvent de moyens stylistiques tels que le paradoxe ou le dialogue. Toujours est-il que l’échec de la parole polémique se reflète dans les ultimes modifications relevées, et notamment dans celles qui ont été apportées au début de l’« Élégie à G. Des Autels ». C’est là que nous rejoignons, par un autre chemin, les conclusions de D. Ménager qui constate l’échec des visées politiques des Discours, Ronsard se voyant forcé à conférer au poète le seul « rôle esthétique à la place du rôle politique qu’il espérait lui voir jouer »53. Conciliation et approche horatienne semblent ainsi l’avoir emporté sur la radicalisation juvénalienne du discours.

32Pour retourner à notre propos « chronologique », on constate alors la complexité derrière les hésitations de notre poète, des hésitations qui se manifestent tout au long des textes en question, par exemple dans la prière qui clôt le premier « Discours » où l’appel à l’apaisement des colères et à l’unité de la patrie est suivi par la menace d’une punition sévère en cas d’échec : « Et pour punition élance sur leur tête, / Et non sur un rocher, les traits de ta tempête54 ». Ou bien dans la juxtaposition de têtes de proue, Charles IX, d’un côté, et Condé ou Coligny, de l’autre :

Puis, quand je vois mon roi qui déjà devient grand,
Qui courageusement me soutient et défend,
Je suis toute guérie, et la seule apparence
D’un prince si bien né me nourrit d’espérance55.
[…]

Dieu qui regardes tout, qui vois tout et entends,
Donne, je te suppli’, que l’herbe du printemps
Si tôt parmi les champs nouvelle ne fleurisse,
Que l’auteur de ces maux au combat ne périsse,
Ayant le corselet d’outre en outre enfoncé
D’une pique ou d’un plomb fatalement poussé.
Donne que de son sang il enivre la terre,
Et que ses compagnons au milieu de la guerre
Renversés à ses pieds, haletants et ardents
Mordent dessus le champ la poudre entre leurs dents,
Étendus l’un sur l’autre, et que la multitude
Qui s’assure en ton nom, franche de servitude,
De fleurs bien couronnée, à haute voix, Seigneur,
Tout à l’entour des morts célèbre ton honneur,
Et d’un cantique saint chante de race en race
Aux peuples à venir tes vertus et ta grâce56.

33Poison et contrepoison se reflètent dans ces deux passages, guérison et juste colère divine qui doit servir à dissuader les « peuples à venir » sans pouvoir sauver cette minorité « haletant[e] et ardent[e] » qui sera sacrifiée pour le bien commun. Horace se voit ainsi souvent remplacé par Juvénal au fur et à mesure que les Discours accompagnent une crise de plus en plus violente, mais l’idée d’une vraie « cure » semble en souffrir, et l’efficacité (ou bien l’inefficacité) de la parole poétique semble au cœur des tentatives expérimentales du discours ronsardien et de ses fluctuations.

34Les hésitations, vacillements et changements d’approche que nous avons relevés dans ces quelques exemples nous semblent représentatifs d’un concept de tolérance qui, tout en se cherchant, se soumet aux paramètres dominants de la satire, paramètres qui se caractérisent non seulement par la richesse conceptuelle et épistémologique des diverses formes d’écriture militante, en l’occurrence avant tout la dichotomie Horace / Juvénal, mais également par l’ancrage extrême de la satire dans le domaine extralittéraire. Mais plus que tout, c’est par l’effet sur le réel que le succès de toute parole satirique se mesure et c’est là que se situe la préoccupation majeure du poète inspiré. Par conséquent, si tolérance il y a, elle se distingue alors considérablement de nos conceptions modernes et se range dans la logique d’un pragmatisme ou d’une charité pédagogique qui, l’un et l’autre, se tiennent dans un équilibre fragile, prêt à bousculer à tout moment, à l’instar du rapport dichotomique entre paroles et actes. Mais, surtout, cette tolérance ne semble ressortir que grâce à la juxtaposition avec l’alternative menaçante et avec des textes plus violents, ce qui nous amène brièvement à une autre version des mystères du temps, celle d’Agrippa d’Aubigné, redevable plus explicitement au mode tragique juvénalien et à sa muse Melpomène, qui lui confèrent la violence de son souffle prophétique.

35 

36Contrairement à Ronsard, le monde à l’envers n’est plus une menace mais une réalité déplorable chez d’Aubigné, ce qui ne laisse plus le choix de l’hésitation entre diverses approches satiriques. « L’humble héritier57 » de la Pléiade adopte alors une stratégie bien différente de celle du Vendômois, mais ce sont justement ces différences qui nous semblent en dire long sur le traitement complexe de la tolérance dans les deux camps. Dès le livre premier, « Misères », la critique satirique d’Aubigné est dépourvue des oscillations ronsardiennes face à cette « perversion fondamentale58 » : « Les loups, et les renards, et les bestes sauvages, / Tienent place d’humains, possedent les villages59 ». L’homme a été déshumanisé, et la tyrannie du renversement est clairement celle du pape, l’inguérissable « beste de Romme60 », et cible principale de la condamnation de l’influence étrangère qui mêle politique et religion :

Cet ancien loup romain n’en sceut pas davantage,
Mais le loup de ce siècle a bien autre langage,
Je dispense, dit-il, du droict contre le droict :
Celuy que j’ay damné, quand le ciel le voudroit
Ne peut estre sauvé, j’authorise le vice :
Je fais le faict non faict, de justice injustice,
Je sauve les damnez en un petit moment,
J’en loge dans le ciel à coup un régiment :
Je fais de boüe un roy, je mets les rois aux fanges,
Je fais les saincts, soubs moy obeissent les anges,
Je puis (cause premiere à tout cet univers)
Mettre l’enfer au ciel, et le ciel aux enfers61.

37Les allégories ronsardiennes, plus prudente (« Opinion ») ou bien plus politique (« France »), se voient remplacées ici par une image transparente qui équivaut à une attaque ad hominem, démarche plus appropriée sans doute dans une France déchirée par une guerre civile qui avait vécu un triste sommet lors de la Saint-Barthélemy, « triomphe de l’horreur » aux yeux d’Aubigné62. Une telle expérience traumatisante semble rendre impossible l’attitude plus modérée du Ronsard des années 1560, faisant pencher Aubigné du côté du tragique de la satire juvénalienne. En outre, Aubigné s’attaque au problème de l’influence corruptrice de l’étranger du point de vue théologique, en l’occurrence en dénonçant les flagrants abus de pouvoir de Rome, angle bien plus prometteur qu’une quelconque approche trop ouvertement politique. La problématique politique se mue ainsi en conséquence des soucis théologiques, comme en témoignent les longues et puissantes dénonciations de Catherine de Médicis et du Cardinal de Lorraine qui suivent (I, v. 699-1028). En éliminant ainsi l’accusation du manque de patriotisme, voire en l’adressant à un adversaire sous le joug de l’Église de Rome, cet angle renforce la cause protestante en minimisant, du moins officiellement, tout conflit, néfaste, avec le pouvoir royal63. C’est là que l’avertissement aux « vrais rois » se manifeste dans un passage ambigu qui semble associer Henri III et Henri de Navarre et souligne implicitement le prix que paie une France malade pour la violence et l’intolérance qui sévissent :

Henry, qui tous les jours vas prodigant ta vie,
Pour remettre le regne, oster la tyrannie,
Ennemy des tyrans, ressource des vrais rois,
Quand le sceptre des lis joindra le Navarrois,
Souvien toi de quel œil, de quelle vigilance,
Tu cours remedier aux malheurs de la France.
Souvien-toy quelque jour, combien sont ignorans
Ceux qui pour estre rois, veulent estre tyrans64.

38On a ici affaire à un avertissement dirigé au futur roi dans le contexte de la tyrannie des Guise, qui annonce celle de la Ligue. En même temps, c’est un appel lancé à l’union nationale pour vaincre l’intolérance et les abus religieux qui sèment la violence et risquent de condamner la patrie tourmentée, laquelle, à ce moment stratégique, retrouve son rôle de personnage allégorique. Or, la différence subtile par rapport à l’usage qu’en avait fait Ronsard ne nous échappe pas à la lumière des démarches albinéennes qu’on vient d’esquisser :

France, puis que tu perds tes membres en la sorte,
Appreste le suaire et te conte pour morte :
Ton poux foible, inegal, le trouble de ton œil,
Ne demande plus rien qu’un funeste cercueil65.

39On assiste ainsi à l’autodestruction d’une « furieuse France » (v. 622) gravement malade, désormais cible et victime des violences au lieu d’agent, soumise à des tyrans fanatiques sous l’égide de ce qui a souvent été décrit comme le règne de l’antéchrist papal dans la polémique réformée66. Ce sont surtout ces fortes images apocalyptiques des troubles civils sous la tyrannie d’autorités ecclésiastiques abusives qui différencient l’épopée albinéenne des Discours du chef de la Pléiade, et le manque de tolérance y joue un rôle non-négligeable67. Au fait, la tolérance fait partie des défauts qui rendent possible la maladie mortelle dont souffre la patrie. L’adversaire dominant abuse de l’éloquence qui se manifeste en « monstrueux discours » et « funestes harangues » (I, v. 634), allusion aux faux prophètes catholiques. Ces souffrances de la France aboutissent à une dénaturation des « honteux degeneres François » (I, v. 659) et au dysfonctionnement du corps (humain et, par extension, politique) :

Mais France, on vot doubles dedans toy l’avarice,
Quand nature deffaut, les viellards ont ce vice :
Quand le malade amasse et couverte et linceux
Et tire tout à soy, c’est un signe piteux.
On void perir en toy la chaleur naturelle,
Le feu de charité, tout amour mutuelle :
Les deluges espais achevent de noier
Touts chauds desirs au cœur, qui estoit leur foüier :
Mais ce foüier du cœur a perdu l’advantage
Du feu et des esprits qui faisoient le courage68.

40Voilà à quel point la perte des valeurs chrétiennes de base – car on est tenté de considérer la tolérance comme une variante séculaire de la caritas – mène tout droit à un déséquilibre organique qui est l’indice d’un pays ravagé de « monstrueux discours » ; d’où la force des images rhétoriques et médicales qui revêtent tout leur sens dans le contexte des diverses aspirations curatives de la satire, qu’elles penchent du côté d’Horace (Ronsard) ou bien de Juvénal (Aubigné).

41À moins qu’on n’arrive à anéantir les tyrans, « quand le sceptre des lis joindra le Navarrois », donc à l’avènement d’un roi averti et, dans notre contexte, tolérant, la seule issue est la mort, radicalisation de la « cure » juvénalienne : « Si vous estes François, François, je vous adjure, / Donnez secours de mort, c’est l’aide la plus seure / Que j’espere de vous, le moien de guerir69 ». Là où Ronsard espère, Aubigné désespère : l’intolérance ne saurait être vaincue que par des moyens extrêmes70. L‘alternative ronsardienne fait défaut au discours albinéen, du moins pour la génération actuelle. On est face à une véritable dichotomie rigide entre les « justes » et les « injustes » donc, soutenue par un Dieu omnipotent, dont le jugement sera développé au dernier livre. Elle est renforcée par une deuxième dichotomie, de visée satirique, qu’Agrippa d’Aubigné illustre par les capacités malléables de la raison humaine dans laquelle on trouverait un « fruit contraire, / La Medecine et le poison71 », donc les capacités de nuire et de guérir, lieu d’origine justement et de « monstrueux discours » et du logos curatif de la satire tel qu’il est propagé par Aubigné. Le discours albinéen se voit ainsi au service de la justice divine :

Chastie en ta douceur, punis en ta furie,
L’escapade aux agneaux, des loups la boucherie :
Distingue pour les deux (comme tu l’as promis)
La verge à tes enfans, la barr’ aux ennemis
Veux-tu longtemps laisser en cette terre ronde
Regner ton enemy ? N’es-tu seigneur du monde ?
Toy, Seigneur qui abbats, qui blesses, qui guéris,
Qui donnes vie et mort, qui tüe et qui nourris72.

42Le travail d’énonciation, en l’occurrence sous forme de prière, se met ainsi au service divin tout en soulignant le leitmotiv dichotomique « justes / injustes » (redoublé des couples guérir / blesser ou encore nourrir / tuer). Cette parrhêsia exceptionnellement véhémente souligne justement la force de « l’énoncé performatif », sa « capacité de prescrire sous apparence de décrire73 », dont la rhétorique albinéenne fournit une démonstration des plus réussies. Point d’espoir de guérison donc pour les injustes et leur fanatisme dans cet univers apocalyptique, ce qui ne saurait influencer toute tentative de tolérance que de manière adverse. Le désespoir des opprimés se reflète jusque dans l’acte d’écrire qui semble conçu à l’opposé des visées curatives ronsardiennes observées plus haut :

J’écris aiant senti avant l’autre combat
De l’ame avec son cœur l’inutile debat,
Prié Dieu, mais sans foi, comme sans repentance,
Porté à exploiter dessus moy la sentence :
Et ne faut pas icy que je vante en mocqueur
Le despit pour courage, et le fiel pour le cœur :
Ne pense pas aussy, mon lecteur, que je conte
A ma gloire ce poinct, je l’escris à ma honte74.

43Malgré son impuissance à guérir l’adversaire, l’écriture paraît ici comme le dernier bastion, comme les derniers retranchements face aux assauts d’un ennemi surpuissant, ce qui renforce davantage l’aspect performatif de l’énoncé. En plus de l’événement concret du duel auquel le poète fait ici référence, on voit surtout, dans notre perspective, une conception différente, en apparence pessimiste, du pouvoir de l’écrivain devant la catastrophe. Même la moquerie est à éviter dans cette situation désespérée où la plume se mue en véritable épée. L’aveu de la honte semble néanmoins contredit par l’effet puissant de l’esthétique de la violence qui donne toute sa force au verbe albinéen. C’est cette « beauté convulsive », selon le mot de Michel Jeanneret75, véritable beauté d’une haine inévitable, qui remplit ainsi la revendication du movere satirique. Or, ce movere appelle à la résistance, ce qui semble opposé à toute tentative de tolérance et, tout au plus, servira de leçon aux futures générations. La force du verbe performatif se concentre surtout dans cette qualité quasi religieuse de prophétie, souvent exprimée au futur : « Tyrans, vous craignez mes propos : / J’auray la paix en ma logette, / Vos palais seront sans repos76 ». La menace d’une défaite imminente se voit ainsi relativisée par l’annonce d’une victoire à la Pyrrhus de l’adversaire, victoire qui sera renversée définitivement par le « jugement » du dernier livre.

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45Si l’erreur de l’adversaire semble inguérissable, c’est parce qu’il ne s’agit pas d’une simple « opinion », à la limite négligeable car « inférieure » à la vérité soutenue, mais de la tyrannie consciente et intentionnelle des forces au pouvoir laquelle légitime ses erreurs. On peut alors se demander si le problème de la tolérance, tel que nous le concevons dans le domaine de la satire renaissante, est bien un privilège, un luxe des puissants qui cherchent à protéger leur position en faisant des concessions, comme l’a supposé T. Wanegffelen. De telles concessions se mueraient ensuite en leçons didactiques exploitées par la satire horatienne. Les guerriers de Dieu se transformeraient ainsi en guerriers de la patrie, notion bien moins controversée si l’on cherche à préserver le statu quo ; d’où, par conséquent, la réaction des opprimés qui tentent de déplacer le débat sur le terrain plus problématique de la théologie et qui se voient forcés à adopter une stratégie satirique plus radicale face à cet adversaire redoutable. Orthodoxie et conservatisme se heurteraient ainsi à la transgressivité dans le riche univers de la parole satirique. Mais, pour revenir à notre interrogation initiale, peut-on vraiment parler d’un combat entre tolérance et intolérance, ces notions sont-elles vraiment applicables, à de rares exceptions près, dans le domaine de la satire de ce siècle mouvementé, ou cherchons-nous à imposer des concepts modernes en tombant dans le piège perpétuel de l’anachronisme ? Nous espérons avoir montré que le mode satirique, grâce à sa large gamme d’approches épistémologiques, est susceptible d’enrichir non seulement nos débats sur la définition élusive de la tolérance (renaissante), mais aussi notre compréhension de textes majeurs de la première modernité, pourvu qu’on soit prêt à en adapter la définition au temps, aux contextes et aux circonstances spécifiques qui dominent le discours humaniste à l’époque. La malléabilité de la parole satirique et ses qualités performatives, conservatrices ou bien subversives, nous semblent utiles pour nuancer la discussion sur la tolérance à la première modernité, l’ambivalence des attitudes tolérante et satirique semblant se nourrir mutuellement en déployant leurs stratégies subtiles.

46Pour résumer la problématique que nous avons cherché à examiner, la réponse à nos interrogations en général et à la question particulière de l’anachronisme dépend de l’aboutissement de deux réflexions essentielles : d’une part, est-il légitime de parler de tolérance si l’on veut montrer le bon chemin afin de détromper les victimes de l’erreur, que ce soit de manière bienveillante ou pas ? d’autre part, serait-ce faire preuve de tolérance mal comprise de vouloir se taire dans un tel cas ? Ronsard et Aubigné répondent chacun à sa manière à ces questions et montrent que toute notion théorique doit être envisagée dans le contexte de son temps et, plus encore, dans la perspective particulière du groupe social, politique ou religieux dont elle est issue. À l’instar de l’attitude satirique, la tolérance ne peut pas être considérée indépendamment des circonstances spécifiques où elle se trouve. Il s’agit d’une notion subjective, non pas absolue, notion malléable et souple, qui ne se laisse pas réduire à une seule et unique recette. Comme on parle d’un roman humaniste, précurseur du roman moderne, on serait alors tenté de parler d’une tolérance humaniste, qu’elle soit qualifiée plutôt par les adjectifs « mitigée », « pragmatique », « didactique » ou même « charitable ». Ce concept relatif ressort clairement de la confrontation des grands textes militants des camps adverses pendant les guerres de religion et contribue de manière approfondie non seulement à une meilleure compréhension des enjeux et stratégies de la tolérance mais également à celle du fonctionnement de l’écriture militante.

Notes de bas de page numériques

1 Pierre de Ronsard, « À luy-mesme », Le Bocage Royal, Œuvres complètes, II, éd. J. Céard, D. Ménager, M. Simonin, Paris, Gallimard, 1994, « Bibliothèque de la Pléiade », p. 23, v. 113-114, 117-119, 122-134.

2 Arlette Jouanna, « Tolérance », in Arlette Jouanna et al., Histoire et dictionnaire des guerres de religion, Paris, Robert Laffont, 1998, « Bouquins » p. 1332-33.

3 Voltaire, Traité sur la tolérance, éd. R. Pomeau, Paris, GF Flammarion, 1989, p. 13.

4 Voltaire, Traité sur la tolérance, p. 45.

5 Pour la tradition de la satura romaine au seizième siècle, voir Pascal Debailly, La Muse indignée. Tome 1 : La satire en France au XVIe siècle, Paris, Classiques Garnier, 2012 ; pour l’élargissement considérable du champ de la satire, voir Bernd Renner (dir.), La Satire dans tous ses états. Le « meslange satyricque » à la Renaissance française, Genève, Droz, 2009, et Bernd Renner, « From Satura to Satyre : François Rabelais and the Renaissance Appropriation of a Genre », Renaissance Quarterly, 67.2, 2014, p. 377-424 ; pour les qualités parasitaires de la satire renaissante, voir aussi Sophie Duval, Marc Martinez, La Satire (littératures française et anglaise), Paris, Armand Colin, 2000.

6 Pour les liens entre pamphlet, polémique et satire, « formes contigües » particulièrement difficiles à distinguer à la première modernité, voir Marc Angenot, La parole pamphlétaire. Typologie des discours modernes, Paris, Payot, 1982, notamment p. 9-45 (ici p. 9) ; pour l’éthos, voir Pascal Debailly, « L’Éthos du poète satirique », RHR, 57, 2003, p. 71-91.

7 Thierry Wanegffelen, L’Édit de Nantes. Une histoire européenne de la tolérance (XVIe – XXe siècle), Paris, Librairie Générale Française, 1998, p. 14.

8 Denis Crouzet, Les Guerriers de Dieu. La violence au Temps des Troubles de Religion (vers 1525 – vers 1610), Seyssel, Champ Vallon, 1990, t. 2, p. 9.

9 Thierry Wanegffelen, L’Édit de Nantes. Une histoire européenne de la tolérance (XVIe – XXe siècle), p. 56.

10 Joachim Du Bellay, La Deffence, et illustration de la langue françoyse, éd. J.-Ch. Monferran, Genève, Droz, 2001, « Textes Littéraires Français », p. 135.

11 Voir Tatiana Debaggi Baranova, À coups de libelles. Une culture politique au temps des guerres de religion (1562-1598), Genève, Droz, 2012, p. 57-63.

12 Pierre Bourdieu, Langage et pouvoir symbolique, Paris, Le Seuil, 2001, p. 190.

13 Pierre Bourdieu, Langage et pouvoir symbolique, p. 188.

14 Voir Aristote, Rhétorique ; et surtout les commentaires de Jan Miernowski, La beauté de la haine, Genève, Droz, 2014, p. 9-20, ici p. 12 : « Par sa double opposition à l’amour d’une part et à la colère de l’autre, la haine aristotélicienne apparaît comme une passion calme, diffuse, sans objet défini et sans limites temporelles. […] Le philosophe insiste, par exemple, que la haine est incapable de pitié. Cela est logique : contrairement à la colère qui résulte toujours d’un tort concret causé par une personne particulière, la haine n’a pas de cause définie et n’est dirigée contre aucun individu particulier. »

15 Jan Miernowski, La beauté de la haine, p. 13.

16 Agrippa d’Aubigné, Les Tragiques, éd. J.-R. Fanlo, Paris, Champion, 2006, « préface », v. 381-84.

17 Thierry Wanegffelen, L’Édit de Nantes, p. 15.

18 Thierry Wanegffelen, L’Édit de Nantes, p. 15.

19 Aristote, Poétique, 1451a Rhétorique à Herennius, livre I, 13.

20 Horace, Satires, livre I.1, v. 24-25.

21 Voir aussi Pascal Debailly, La Muse indignée, p. 86-91.

22 Voir Marc Angenot, La parole pamphlétaire, p. 31.

23 [Théodore De Bèze], Satyres chrestiennes de la cuisine papale, éd. Ch.-A. Chamay, Genève, Droz, 2005, p. 7.

24 Voir Charles-Antoine Chamay et Bernd Renner, « Les Satyres chrestiennes de la cuisine papale : jeux et enjeux d’un texte de combat » dans B. Renner (dir.), La Satire dans tous ses états, p. 267-284.

25 Thierry Wanegffelen, L’Édit de Nantes, p. 53, 56.

26 La littérature critique sur les Discours abonde. En plus des pages éclairantes qu’y a consacrées Daniel Ménager dans son étude essentielle, Ronsard. Le roi, le poète et les hommes, Genève, Droz, 1979, p. 185-274, voir plus récemment Véronique Duché (dir.), Ronsard, poète militant, Paris, PUF, 2009, et Véronique Ferrer, Frank Lestringant, Alexandre Tarrête, Sur les Discours des Misères de ce temps de Ronsard, Orléans, Paradigme, 2009. Ces deux ouvrages collectifs contiennent des bibliographies secondaires fort utiles.

27 « Élégie à G. Des Autels » dans Pierre de Ronsard, Discours des misères de ce temps, éd. F. Higman, Paris, Librairie Générale Française, 1993, v. 1-22 (nous soulignons). Cette édition a l’avantage de donner la version originale (1560) avec les variantes en note ; on se référera plus bas aux passages en italiques.

28 Voir par exemple sa défense dans la “Réponse aux injures”, v. 1035-1039 : « Tu ne le puis nier : car de ma plénitude / Vous êtes tous remplis : je suis seul votre étude, / Vous êtes tous issus de la grandeur de moi, / Vous êtes mes sujets, et je suis votre loi. / Vous êtes mes ruisseaux, je suis votre fontaine ». Voir les commentaires de Daniel Ménager, Ronsard, p. 253-270, et Pascal Debailly, La Muse indignée, p. 452 : « Plus que le conflit politique et religieux, c’est donc ici [dans la « Réponse »] la poésie et l’identité du poète, qui vont être les enjeux du débat. » Pour le pouvoir satirique du verbe, voir surtout Robert C. Elliott, The Power of Satire : Magic, Ritual, Art, Princeton, Princeton UP, 1960.

29 « Élégie à Louis Des Masures », v. 15-34.

30 Voir « Élégie à G. Des Autels », v. 109-116 : « Il faut donc corriger de notre saint église / Cent mille abus commis par l’avare prêtrise, / De peur que le courroux du Seigneur tout puissant / N’aille avecques le feu nos fautes punissant. / Quelle fureur nouvelle a corrompu notre aise ? / Las ! des Luthériens la cause est très-mauvaise / Et la défendent bien : et par malheur fatal / La nôtre est bonne et sainte, et la défendons mal. »

31 Là aussi, le durcissement de l’attitude du poète-médecin accompagne la violence de plus en plus accrue du conflit ; voir son insistance sur la « vérité » menacée qu’il faut impérativement défendre dans la Remontrance, v. 543-544 : « Si ne veux-je pourtant me retenir d’écrire, / D’aimer la vérité, la prêcher et la dire. » ; v. 559-562 : « Je meurs, quand je les vois enflés de vanteries, / Semant de toutes parts cent mille menteries, / Et déguiser le vrai par telle autorité / Que le faux controuvé semble être vérité. » ; v. 607-610 : « Et ne trouvez mauvais, si nos plumes s’aiguisent / Contre vos prédicants qui le peuple séduisent : / À la fin vous verrez, après avoir ôté / Le chaud mal qui vous tient, que je dis vérité. »

32 « Élégie à Louis Des Masures », v. 43-44. Pour l’opinion et « cuyder », voir l’énumération de passages représentatifs et les observations de Daniel Ménager, Ronsard, p. 226-229.

33 Parmi la multitude d’exemples, voir « Remontrance, v. 106-108 : « Un paillard, un causeur, un renié Français, / Nous prêche le contraire, et tellement il ose / Qu’à toi, la vérité, son mensonge il oppose » ; ou bien « Réponse », v. 979-980 : « Tu renverses nos lois, et tout enflé de songes, / En lieu de vérité tu plantes tes mensonges ».

34 Michel Foucault, Le Courage de la vérité. Le gouvernement de soi et des autres II, Paris, Gallimard – EHESS – Seuil, 2009, p. 61. Voir aussi les remarques de Pascal Debailly, La Muse indignée, p. 428-432.

35 Juvénal, Satires, trad. Cl.-A. Tabart, Paris, Gallimard, 1996, satire IV, v. 92.

36 Voir Pascal Debailly, La Muse indignée, p. 431-432.

37 « Discours », v. 89-90.

38 Frank Lestringant, « Les raisons d’un engagement », dans Sur les Discours des Misères de ce temps de Ronsard, p. 16-20 ; voir aussi Olivier Christin, Une révolution symbolique. L’iconoclasme huguenot et la reconstruction catholique, Paris, Les Éditions de Minuit, 1991.

39 « Continuation », v. 377-392.

40 « Continuation », v. 441.

41 « Élégie à Louis des Masures », v. 52-54.

42 « Discours », v. 187-190.

43 On renvoie aux illustrations exemplaires de cet assaut par les livres dans Jean-Baptiste Trento, Pierre Eskrich, Mappe-monde nouvelle papistique, parue à Genève en 1566 ; voir l’édition récente par F. Lestringant et A. Preda, Genève, Droz, 2009.

44 « Continuation », v. 95-98, 144-150. À ce sujet, voir Anne-Pascale Pouey-Mounou, « Des prêches, des armes et des livres : la figure de Théodore de Bèze dans la polémique des Discours des Miseres de ce temps (1562-1563) », in Elizabeth Vinestock, David Foster (dir.), Writers in Conflict in Sixteenth-Century France : Essays in honour of Malcolm Quainton, Durham, Durham UP, 2008, p. 153-172, et Daniel Ménager, Ronsard, p. 207-212, 243.

45 Daniel Ménager, Ronsard, p. 243 : « Quand Ronsard […] apostrophait De Bèze, il s’adressait avant tout à l’humaniste, ancien professeur de grec, au poète, et à l’enfant de Vézelay ».

46 « Continuation », v. 1-8 (nous soulignons).

47 « Réponse », p. 130-31 : « Bien est vrai que mon principal but, et vraie intention, a toujours été de taxer et blâmer ceux, qui sous ombre de l’évangile (comme les hommes non passionnés pourront facilement connaître par mes œuvres) ont commis des actes tels, que les Scythes n’oseraient ni ne voudraient tant seulement avoir pensé. Donc, quiconque sois, prédicant ou autre, qui m’a voulu malheureusement calomnier, je te supplie de prendre en gré cette réponse, t’assurant que si j’avais meilleure connaissance de toi, que [tu] n’en seras quitte à si bon marché, et au lieu de quinze ou seize cents vers que je t’envoie pour réchauffer ta colère, je ferais de ta vie une Iliade toute entière » (nous soulignons). On se rappelle que Du Bellay appelait à « taxer modestement les vices de ton Tens, et pardonner aux noms des personnes vicieuses » (La Deffence et illustration de la langue françoyse, p. 135), approche modérée et rationnelle qui s’oppose aux calomnies dénoncées par Ronsard.

48 « Réponse », v. 1082-1094. Pour la notion de la « fureur » dans ce contexte, voir les remarques de Pascal Debailly, La Muse indignée, p. 445-454, même si nous nous éloignons quelque peu de ces développements.

49 « Continuation », v. 202-203.

50 « Continuation », v. 209-214.

51 Voir aussi le « miel empoisonné » de la « Remonstrance », v. 212 et, plus généralement, les analyses de Katherine Maynard, « ‘Miel empoisonné’ : Satire and Sickness in Ronsard’s Discours des misères de ce temps » in Bernd Renner (dir.), La Satire dans tous ses états, p. 245-264.

52 Voir Jacques Pineaux, éd., La Polémique protestante contre Ronsard, 2 t., Paris, STFM, 1973, « Société des Textes Français Modernes ».

53 Daniel Ménager, Ronsard, p. 266.

54 « Discours », v. 235-36.

55 « Continuation », v. 409-12.

56 « Remontrance », v. 829-844.

57 Frank Lestringant, Lire Les Tragiques d’Agrippa d’Aubigné, Paris, Classiques Garnier, 2012, p. 35.

58 Jean Céard, « Le Style satirique dans Les Tragiques d’Agrippa d’Aubigné », in Marie Thérèse Jones-Davies (dir.), La Satire au temps de la Renaissance, Paris, Jean Touzot, 1986, p. 196.

59 Agrippa d’Aubigné, Les Tragiques, éd. J.-R. Fanlo, Paris, Champion, 2006, « Misères », v. 325-26. On se concentrera sur l’appareil liminaire et le livre I ici, tout en sachant que les livres II et III constituent le sommet de la satire albinéenne. Ce qui nous intéresse dans ce cadre restreint, ce sont les prémisses, l’attitude initiale, pareillement à l’attitude conciliatrice des premiers textes des Discours.

60 « Misères », I, v. 312, 314 : « L’homme n’est plus un homme, […] / Ravissant les repas apprestez pour les bestes » ; et « Misères », I, v. 1213.

61 « Misères », I, v. 1233-44. Dans « Princes », bien sûr, les attaques ad hominem, résultent en une des satires anti-curiales les plus accomplies du siècle. Pour un aperçu général, voir Pauline M. Smith, The Anti-Courtier Trend in Sixteenth Century French Literature, Genève, Droz, 1966, p. 152-218, Olga Trtnik-Rossettini, Les Influences anciennes et italiennes sur la satire en France au XVIe siècle, Florence, Sansoni antiquariato, 1958, p. 267-273, et plus récemment, Nathalie Peyrebonne et alii (dir.), Le mépris de la cour. Cahiers V. L. Saulnier, 35, 2018, p. 9-13, 26-29.

62 Denis Crouzet, La nuit de la Saint-Barthélemy. Un rêve perdu de la Renaissance, Paris, Fayard, 1994, p. 36.

63 Pour les influences profanes d’Aubigné, voir le résumé succinct dans Frank Lestringant, Lire Les Tragiques d’Agrippa d’Aubigné, p. 31-35 ; pour l’arrière-plan théologique que nous négligeons ici, voir aussi p. 23-30 ; pour le côté de la satire tragique, enfin, voir Pascal Debailly, La Muse indignée, p. 583-637.

64 « Misères », I, v. 593-600.

65 « Misères », I, v. 609-612.

66 Voir p. ex. dès 1560 Les Satyres chrestiennes de la cuisine papale.

67 N’oublions pas non plus que, comme le remarque Daniel Ménager, Ronsard, p. 246, que « la véritable mission de la poésie est religieuse » selon la vue protestante, tandis que le Vendômois finit par privilégier le rôle littéraire des vers, ce « vers poétique » mis en lumière dès l’« Élégie à Louis des Masures » (v. 30).

68 « Misères », I, v. 649-658.

69 « Misères », I, v. 389-391.

70 Voir Marie-Madeleine Fragonard, La pensée religieuse d’Agrippa d’Aubigné et son expression, Paris, Champion, 2004, p. 259-305, pour la prépondérance du champ sémantique du « mal » et du « vice » chez Aubigné.

71 « Préface », v. 371-372.

72 « Misères », I, v. 1289-1296. En s’appuyant sur Calvin, Olivier Millet, Calvin et la dynamique de la parole. Étude de rhétorique réformée, Paris, Champion, 1992, p. 321-349 (« La véhémence et ses tons »), souligne le bien-fondé de l’indignation verbale dans la rhétorique protestante. Voir aussi Pascal Debailly, La Muse indignée, p. 602-605.

73 Pierre Bourdieu, Langage et pouvoir symbolique, p. 188. Pour la parrhêsia albinéenne, voir aussi Pascal Debailly, La Muse indignée, p. 584-588.

74 « Misères », I, v. 1067-1074.

75 Michel Jeanneret, « Préface », dans Olivier Pot (dir.), Poétiques d’Aubigné, Genève, Droz 1999, p. 7.

76 « Préface », v. 184-186. Dans ce même ordre d’idées, voir aussi le topos du monde à l’envers qui est une réalité pour Aubigné mais une potentialité pour Ronsard, sujet trop vaste pour être traité ici ; voir Marie-Madeleine Fragonard, La pensée religieuse d’Agrippa d’Aubigné et son expression, p. 307-371.

Pour citer cet article

Bernd Renner, « La tolérance en temps de guerre : entre satire et polémique », paru dans Loxias-Colloques, 18. Tolérance(s) II : Comment définir la tolérance?, La tolérance en temps de guerre : entre satire et polémique, mis en ligne le 07 octobre 2021, URL : http://revel.unice.fr/symposia/actel/index.html?id=1749.


Auteurs

Bernd Renner

CUNY