Loxias-Colloques |  18. Tolérance(s) II : Comment définir la tolérance? 

Daniel Ménager  : 

L’ambassadeur doit-il être tolérant ?

Résumé

La tolérance de l’ambassadeur ne peut ressembler à celle d’un roi ou d’un ministre qui prend des décrets pour que deux religions puissent coexister pacifiquement dans son royaume. La sienne sera plus limitée. Disons même que, d’une certaine façon, l’ambassadeur tel que le façonnent les nombreux traités de la Renaissance, n’est pas l’homme de la tolérance. Représentant intransigeant de celui qui l’envoie, il doit faire respecter les intérêts de celui-ci, ne rien céder sur le protocole d’une réception. Pourtant, s’il s’obstine dans sa raideur, sa mission est vouée à l’échec. On lui demande aussi de devenir le familier du prince chez qui on l’a envoyé. Il doit capter ses confidences, vraies ou fausses, profiter des moments où il sera en tête-à-tête avec lui. Exercice qui n’est pas sans risque, comme on peut le voir dans la conduite de Machiavel auprès de Borgia. Exercice où l’on réussira si on fait preuve de prudence. À la Renaissance celle-ci n’est plus l’apanage des vieux serviteurs du roi, bien au contraire. Elle demande de la rapidité d’esprit et de l’intuition, qualités de la jeunesse. Séduire, voilà le nouvel objectif de l’ambassadeur. Peu à peu, on voit qu’il est de plus en plus à l’aise dans le pays où il réside et qu’il regarde avec un intérêt croissant. Or, attention : l’ambassadeur n’est guère un ange…

Abstract

The ambassador’s tolerance cannot be like that of a king or minister who issues decrees so that two religions can coexist peacefully in his kingdom. His tolerance will be more limited. In a certain way, the role of the ambassador is born through the ideals of the Renaissance. He needs to be an uncompromising representative of the one who sends him, respecting the interests of his master, and not yield too much to the protocol of the receiving context. However, if he persists in his stiffness, his mission is doomed to failure: he is often asked to become a “pet” of the prince he was sent to. He must capture his confidences, true or false, take advantage of the moments when he will be alone with him. This exercise is not without risk, as can be seen in the conduct of Machiavelli towards Borgia: The exercise will only succeed if you are cautious. During the Renaissance, it was no longer the preserve of the king's old servants, quite the contrary. It requires speed of mind and intuition qualities of youth. Seduce, this is the new ambassador’s goal. Little by little, we see that he is more and more comfortable in the country where he resides and that he is watching with growing interest. But watch out: the ambassador is not an angel…

Index

Mots-clés : ambassadeur , diplomatie, tolérance

Géographique : Angleterre , Espagne, France, Italie

Chronologique : XVIe siècle

Texte intégral

Cette communication nous a été offerte par Daniel Ménager, peu de temps avant son décès. Elle nous permet d’entendre encore une fois sa voix, de profiter de son érudition, tout en regrettant leur disparition.

1Merci d’abord à Véronique Montagne de m’avoir offert l’occasion de renouer avec mes vieilles amours, en l’occurrence : la figure de l’ambassadeur à laquelle j’ai consacré un livre en 20011. Je le mettais alors en parallèle avec l’ange, ce qui a paru quelque peu saugrenu à certains. Aujourd’hui, je laisserai l’ange à ses divines missions pour ne parler, sous forme de question, que de la tolérance de l’ambassadeur. À vrai dire, au premier abord, elle paraît quelque peu étrange. Il appartient aux rois et aux princes de savoir s’ils doivent ou non être tolérants en matière religieuse2. La tolérance est d’abord un choix politique. Elle intéresse aussi la sphère privée puisque les individus doivent aussi faire des choix : si je suis imprimeur de la Renaissance, dois-je accepter que l’un des compagnons de mon atelier soit protestant alors que je suis catholique ? Que ma fille, baptisée par un prêtre, se marie avec un hérétique ? Situations courantes mais si éloignées des questions qui se posent à l’ambassadeur qu’on peut se demander si je ne fais pas fausse route.

2La question ne se posait pas avant la Renaissance3. C’est pendant celle-ci que la figure de l’ambassadeur gagne en importance et en prestige. Ce qui le prouve, c’est la floraison des traités qui lui sont consacrés. Les historiens nous font remarquer qu’elle coïncide, en Europe, avec le développement des relations diplomatiques et, en particulier, avec l’augmentation des ambassades permanentes. Rien de plus juste, mais ils seraient bien inspirés de remarquer que, de plus en plus, les traités en question s’intitulent De legato, et non De legatione : on parle maintenant d’un homme et non d’une fonction. Voilà qui change beaucoup de choses. La réussite d’une ambassade dépend en effet de plus en plus du talent de l’ambassadeur, de sa capacité à réussir dans les missions souvent difficiles qu’on lui a confiées. Comme dirait Montaigne, il y a des vertus sourdes et sans éclat. À première vue, la tolérance des individus est de ce genre-là. L’ambassadeur lui aussi doit endurer sans trop broncher les incartades du prince chez qui on l’a envoyé, sa mauvaise foi, ses soupçons, et, quand il est en poste à Venise, l’espionnage dont il est l’objet. Quand on se plonge dans les traités en question, les choses apparaissent sous un jour bien différent. L’ambassadeur n’est plus le souffre-douleur passif du prince étranger, mais le virtuose d’une tolérance qui laisse pantois les cœurs simples. Mieux : il espère en des conciliations qui semblent hors d’atteinte.

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4Pour parler comme il faut de l’ambassadeur de la Renaissance, il importe de se dépayser un peu. C’est d’ailleurs toujours une bonne chose. Le mieux est de commencer avec un traité de l’âge baroque, imprimé à Séville en 1620, traduit en français quinze années plus tard et dont l’auteur s’appelle Juan-Antonio de Vera4. Parlant de la première audience et du moment où l’ambassadeur nouvellement nommé remet ses lettres de créance, Juan Antonio de Vera explique que, dans cette circonstance, il doit s’efforcer de ressembler à celui qui l’envoie. Il faut qu’il imite ses gestes, sa façon de parler et jusqu’au timbre de sa voix5. Étonnant dépouillement. Vera concède que, dans les autres circonstances de sa vie, l’ambassadeur peut retrouver sa personnalité. Il n’empêche : il joue là, à nos yeux de modernes, un jeu dangereux, qui peut l’amener aux limites de ce que nous appelons la schizophrénie. Telle est pourtant la logique, très forte, de la représentation, fondée sur la ressemblance. Si l’on suit le raisonnement de Vera, il faut donc distinguer, chez l’ambassadeur, la persona et la personne. Dans l’exercice de ses fonctions, l’ambassadeur doit oublier son propre moi pour faire vivre celui qu’il représente. Il est l’homme de l’effacement, contrairement à ce que pourraient suggérer certaines représentations picturales (je pense à Carpaccio6) où il apparaît dans toute sa magnificence. On pourrait dire de lui, en parodiant une phrase bien connue de l’Évangile (Jn, 3, 30) qui la place dans la bouche de Saint-Jean Baptiste : « il faut qu’il (le Christ) croisse et que je diminue ». À ceci près, que l’ambassadeur n’annonce rien, il n’est le précurseur de personne mais l’homme qui donne à voir celui qui n’est pas là.

5On comprend mieux dans ces conditions la rigidité dont il fait preuve dans les questions de protocole. Tout ce qui pourrait altérer l’image que l’on doit avoir de son prince, il le repousse avec la dernière énergie. De ce point de vue-là, il est l’homme de l’intransigeance, de la « tolérance zéro ». D’où les doléances qu’il fait parvenir au prince étranger ou à ses ministres chaque fois que les préséances ne sont pas respectées, doléances dont on trouve un écho dans la correspondance diplomatique. Vera explique encore que l’ambassadeur doit éviter tout ce qui porte atteinte à sa dignité. Il ne doit pas tolérer, par exemple, que, dans l’exercice ordinaire de ses fonctions, on lui fasse faire antichambre.

6On sait bien pourtant que la théorie est une chose et que la pratique en est une autre. Un exemple suffira pour éclairer ce point. Le consistoire de 1536, à Rome, est le théâtre d’un violent incident diplomatique, dont sont témoins les deux envoyés du roi de France : Dodieu Vély et l’évêque de Mâcon7. Il faut croire qu’il a laissé des traces dans la mémoire collective puisque Montaigne l’évoque dans une page des Essais8. Pour une raison plus ou moins claire, Charles Quint, qui est présent, perd complètement son sang-froid, sort de ses gonds et déclare qu’il est prêt à affronter le roi de France, en champ clos, « avec l’espée et le poignard ». Stupeur des ambassadeurs français. Que doivent-ils faire ? Quitter séance tenante le consistoire, parce que le roi de France a été offensé ? Ou rester ? Ils choisissent la seconde solution. L’évêque de Mâcon, qui voit bien que l’empereur est hors de lui et qui sans doute a compris ce qu’il a dit en allemand, prétexte son ignorance de cette langue pour ne pas répondre. Ont-ils eu raison ? En apparence, oui, puisque, dans une seconde entrevue, l’empereur est revenu à de meilleurs sentiments. Il n’empêche qu’ils ont dû, comme on dit, « mettre leur mouchoir » sur l’offense faite à leur maître. Ils ne sont ni les premiers ni les derniers. On sait que, dans une histoire récente, les ambassadeurs des démocraties occidentales ont dû tolérer les vociférations d’Hitler et que, dans l’espoir de sauver la paix, ils ont eux aussi avalé bien des couleuvres. Splendeur et misère des ambassadeurs.

7Le respect du protocole, c’est aussi une manière de prendre en compte et d’accepter l’altérité du pays où l’on est envoyé. Parfois, ces protocoles sont pour le moins déroutants. Ainsi dans le royaume du prêtre Jean, autrement dit l’Éthiopie. Un ambassadeur portugais dans ce pays raconte ainsi que, lors de sa première audience, il n’a pas vu, à proprement parler, celui auquel il remettait ses lettres de créance. Dans un premier temps, la communication s’est faite à travers une tenture derrière laquelle se trouvait caché Lebna Mengel, alias David, alias Prêtre Jean. Dans un deuxième temps, l’ambassadeur est autorisé à se rapprocher du souverain, toujours dissimulé par le rideau. Ce n’est que par étapes que les voiles tombent et que l’illustre descendant du roi Salomon et de la reine de Saba apparaît aux mortels. Quels que soient son impatience et son étonnement, l’ambassadeur est bien obligé de se plier à ce cérémonial. Dans un deuxième temps, on peut se demander si la diversité des mœurs et des usages politiques ne devient pas pour lui un sujet de réflexion. Quand, plus tard, il écrit ses Mémoires, il n’est pas rare que l’ancien ambassadeur se transforme plus ou moins en anthropologue, tout prêt à concéder que chaque usage a sa raison. Il fait l’apprentissage de la relativité. C’est sa manière à lui d’être tolérant.

8Cette relative tolérance peut s’expliquer aussi par la nature même de la fonction diplomatique. On se trompe quand on pense que l’essentiel se joue lors de la première audience ou lors des conférences officielles. Tous les ambassadeurs nous racontent qu’ils placent leurs espoirs dans des tête-à-tête confidentiels, des conversations discrètes dans l’embrasure d’une fenêtre, des promenades dans un beau parc ou, comme disait Giraudoux9, au bord d’un lac. Dans ces circonstances, le prince se montre souvent beaucoup plus accommodant et prêt à des accords qu’il n’ose pas accepter en public. Toute l’adresse d’un ambassadeur avisé consiste à susciter ces circonstances, comme on peut le voir dans la Correspondance de ceux qui sont en poste auprès d’Henri VIII, qui n’était pas non plus d’un commerce facile10. La comédie de la grandeur se lézarde, on se prend par le bras, on se fait des confidences. Les traités expliquent en général que l’ambassadeur doit chercher à établir le plus vite possible des relations personnelles avec le prince chez qui on l’a envoyé. Ils théorisent l’idée de la double audience : après la réception officielle, le prince entraîne l’ambassadeur dans ses appartements privés, loin des regards indiscrets. La diplomatie, c’est cela : des confidences, vraies ou fausses, et des rideaux tirés.

9Les ambassadeurs les plus prestigieux connaissent aussi les difficultés du quotidien. C’est alors que leur stoïcisme prend une coloration spéciale. Ils deviennent des figures remarquables de la vigilance et de la lucidité. Presque tous les traités qui leur sont consacrés traitent de leur manière de vivre ordinaire, loin des feux de la rampe. Ils nous réservent bien des surprises.

10On doit l’un de ces traités, publié en 1604, à Hermann Kirchner11. Il a pour titre, tout simplement : Legatus et le chapitre qui m’intéresse s’occupe de la conversatio ordinaire de l’ambassadeur, autrement dit, sa manière de vivre. Il peut être tenté de rester chez lui, pour être sûr qu’un domestique stipendié, par exemple, par la Sérénissime, ne fouille pas dans ses papiers ou pour chiffrer et déchiffrer sa Correspondance, ce qui prend un temps considérable et fatigue les yeux12. Pourtant, il doit sortir et c’est là que les dangers commencent. Il doit sortir pour entendre ce que dit la rumeur des rues dans les moments de tension diplomatique, exercice dans lequel excellait Machiavel, lors de sa mission à Rome13. Il doit sortir, surtout, parce qu’il serait mal poli de refuser certaines invitations. Qu’il le veuille ou non, il est un homme en vue. S’il refuse, il a l’air d’un ours, ce qui est mal vu, surtout en Italie. Donc, il accepte, on le fait asseoir auprès de jolies femmes. Double danger. Sous l’effet conjoint du charme féminin et de la boisson, le voilà qui parle et même beaucoup trop. In vino veritas. L’adage érasmien14 n’a jamais été aussi vrai que dans le cas des diplomates. Pour un peu, il dévoilerait des secrets d’État. Kirchner, qui, comme son nom l’indique, est allemand, sait de quoi il parle quand il évoque les repas trop arrosés de son propre pays. Se souvenant qu’au Moyen Âge, l’autre nom de l’ambassadeur était orator, il écrit joliment que l’ambassadeur doit tenir le vin : mieux vaut un solide potator qu’un brillant orator15.

11Accepter les mondanités, est-ce toujours une corvée ? Pour certains ambassadeurs, blanchis sous le harnois, sans doute. Ou pour les mélancoliques, dont le prototype est sans doute Jean de Dinteville, l’un des deux ambassadeurs d’Holbein, qui s’ennuie tellement à Londres où il est toujours enrhumé, qu’il finit par demander son rappel à François Ier, qui, bon prince, le lui accorde dans une lettre pleine d’humour16. Mais qui a dit que les ambassadeurs devaient être âgés ? Les héritiers de la pensée médiévale. Pour eux, il ne fait pas de doute que la prudentia, vertu cardinale de l’ambassadeur, est inséparable de l’âge. Mais la compréhension de celle-ci change à la Renaissance. Plus fidèles à la pensée d’Aristote, on écrit maintenant que la prudence (ou, si vous préférez, la phronesis) est inséparable de la rapidité de jugement17, car elle est avant tout la capacité de comprendre, très vite, ce qui est inattendu, singulier, ce qui échappe à toute prévision et que n’ont pas anticipé les Instructions remises à l’ambassadeur lors de son départ. Cette rapidité de jugement est l’apanage de la jeunesse. Presque tous les traités « modernes » s’accordent donc à dire que l’ambassadeur, sans être bien sûr un gamin, doit être plutôt jeune, ce qui chamboule bien des perspectives.

12Nos traités, qu’ils soient français, espagnols, allemands ou italiens, disent aussi, dans la même perspective, une chose encore beaucoup plus étonnante : l’ambassadeur doit être beau18. On s’étonne et pourtant, c’est tout simple. L’ambassadeur doit être beau parce qu’il doit séduire. Et je ne parle plus, bien sûr, des jeux de l’amour. Il doit séduire le prince chez lequel il est envoyé. Ce qui veut dire que l’échange des raisons et des arguments devient moins important que l’ascendant exercé par le timbre d’une voix, une façon de sourire ou d’être pensif, peut-être même une façon de danser. Si le grave Georges de Selve19 ne dansait pas (son état ecclésiastique le lui interdisait), les bals ne manquaient pas lors des grandes réceptions italiennes, françaises ou anglaises. Les penseurs les plus graves estimaient peut-être que l’ambassadeur descend alors du piédestal où la pensée médiévale l’avait installé et que les ronds de jambe ne sont pas son affaire. Mais il doit être de son temps, et la vie de cour est faite de ces riens qui offusquent les platoniciens. Montaigne à coup sûr n’en faisait pas partie, qui accordait tant d’importance aux effets de la beauté20. Du même coup, la personne de l’ambassadeur conquiert son indépendance. Il ne représente plus du tout son maître. Son charme, la séduction qu’il exerce ne sont pas le reflet de celui qu’il représente, mais des qualités qui lui appartiennent en propre et qui de plus en plus apparaissent essentielles à la réussite de sa mission.

13Voilà comment l’ambassadeur se familiarise peu à peu avec une cour étrangère. Dès lors, la question de sa tolérance change de sens. Insensiblement, il va se sentir plus ou moins chez lui. Il n’est plus l’homme de la patience stoïque mais celui qui goûte les charmes de la nouveauté et du dépaysement. Cela, bien sûr n’est pas sans danger. Il est très facile, en effet, de « retourner » un ambassadeur. Sans aller jusque-là, il arrive que celui-ci comprenne trop bien le point de vue du prince chez qui il se trouve et que cette « compréhension » l’éloigne de ses Instructions et même de la stricte fidélité à son propre prince. Il existe à ce sujet un texte étonnant de Guichardin, qui met en garde l’ambassadeur contre cette ouverture à des points de vue qui ne sont pas ceux qu’il doit défendre. Il est tiré des Avertissements politiques : « Il semble que les ambassadeurs prennent souvent le parti du prince auprès duquel ils se trouvent ; ce qui fait soupçonner qu’ils agissent par corruption, ou par espoir de quelque récompense, ou, du moins, que flatteries et bienveillance les ont rendus partisans de ce prince. Mais cela peut aussi procéder d’une autre raison : comme ils ont sans cesse sous les yeux les affaires du prince chez qui ils demeurent et qu’ils ne voient plus le détail des autres, il leur semble en devoir tenir plus grand compte qu’elles ne le méritent vraiment. Et puisque cette raison ne vaut pas pour leur prince […], ce dernier découvre aisément l’erreur de son envoyé et attribue souvent à la malignité ce qui est plutôt causé par quelque imprudence. C’est pourquoi, quiconque part comme ambassadeur doit y prendre bien garde ; car c’est là un point qui importe fort21. » Admirons au passage l’intelligence du grand historien italien et sa manière de réfuter les explications trop faciles. Il est clair, par exemple, que, lors de ses ambassades auprès de César Borgia, Machiavel, subjugué par son intelligence et sa brutalité, se met à comprendre trop bien un projet qui ne fait pas forcément l’affaire de Florence dont il est l’envoyé. On arrive ainsi à une figure inattendue : celle de l’ambassadeur anceps, capable de défendre aussi bien le point de vue de son maître que celui du prince chez lequel il réside. Le danger guette en particulier ceux qui ont à traiter de questions religieuses. Un ambassadeur catholique en Allemagne entre trop bien dans les raisons des luthériens, plus fortes qu’il ne l’imaginait au départ. Va-t-il « culpabiliser », comme on dit aujourd’hui ? Pas forcément. Car il se dit aussi que, si on l’a choisi pour telle ou telle mission22, c’est parce qu’on estimait qu’il était en mesure de l’accomplir mieux que d’autres, de comprendre des points de vue différents. Le choix de Jean de Dinteville pour l’ambassade de Londres, en 1531, ne doit rien au hasard. Le prélat était connu pour ses sympathies anglicanes23. La bouée de secours de notre ambassadeur sera une relation épistolaire étroite avec le prince qu’il représente. Mais elle est souvent aléatoire et décalée. Il est impossible de communiquer dans l’urgence.

14Homme des fastes, brillant de tous les feux de son esprit, l’ambassadeur est aussi l’homme de l’inquiétude et du doute. L’idée même de représentation a fait son temps. Elle suppose toujours une relation avec autre chose. Voici que notre ambassadeur est obligé de prendre des initiatives, de juger seul, d’inventer seul. Il nous emmène bien loin de l’idée de tolérance. Celle-ci a l’inconvénient de ne pas faire bouger les choses. À ses risques et périls, l’ambassadeur voit plus loin, plus haut. Il se voudra médiateur.

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16Rien dans la philosophie officielle de la diplomatie ne l’autorise à endosser ce rôle. Montaigne qui accepta certaines missions difficiles au service des princes de ce temps n’est jamais allé jusqu’à écrire que l’ambassadeur était l’homme des médiations. Il lui suffisait de servir correctement et avec intelligence les intérêts de son prince. Rapprocher les points de vue, créer la paix là où la guerre fait rage, c’était autre chose. Jusqu’au jour où Antonio de Vera, précédé il est vrai par Le Tasse24, consacra à l’office de l’ambassadeur des pages tout à fait nouvelles. Permettez-moi de les résumer.

17Le traité du Tasse qui a pour titre Il messagero (1580) rassemble deux figures majeures de la médiation : celle de l’ambassadeur et celle de l’ange. Rapprochement inédit et stimulant. De même que des esprits établissent une relation entre Dieu et les hommes (ce sont les anges25), de même les ambassadeurs permettent la communication entre les rois et les princes. Quel rapport, demanderont les esprits positifs ? Autant les premiers sont immatériels, autant les seconds sont charnels. Autant les premiers s’occupent de choses célestes, autant les seconds sont embourbés dans l’humain. Mais pour l’auteur du traité, c’est la fonction qui compte. D’où cet audacieux rapprochement. Il profite tout entier à l’ambassadeur car les anges n’avaient pas attendu Le Tasse pour être prestigieux. Le voici maintenant promu au noble rang de médiateur. Il continue à défendre les intérêts de son prince, et en cela, il est très éloigné de la neutralité, une notion que, à la même époque, Montaigne déteste. Mais, autant que cela lui est possible, il tentera de rétablir l’amitié entre les princes. En deux mots comme en mille, « les ambassadeurs permettent [aux princes] de se parler et de se comprendre26. »

18Antonio de Vera avait lu ce traité quand, un peu plus tard, et sur la même question, il publie le sien. Pour lui aussi, l’ambassadeur est vraiment un « conciliateur des volontés27 ». La paix, qui est son ardent désir, explique qu’il ne se borne pas à transmettre des messages. Il possède un objectif plus élevé : la réconciliation des cœurs. Cette réflexion prend tout son sens si on la replace dans le contexte de la Réforme catholique, qui ne peut tolérer que des princes chrétiens se fassent la guerre. Le meilleur moyen de les empêcher reste la diplomatie, conçue comme l’art très élevé de rapprocher l’un de l’autre les ennemis d’hier. Le tout sous le regard de Dieu attentif à ces missions et qui possède lui aussi son corps diplomatique : je parle bien entendu des anges.

19Voilà qui change profondément la donne, comme on dit dans les jeux de cartes. Car ce nouvel ambassadeur ne peut tolérer que les choses s’obstinent dans leur singularité. Et cela concerne de près la manière dont il considère la tolérance au sens habituel de ce mot. Le voyageur doit être tolérant car, dans ses itinéraires, il découvre des mœurs et des religions différentes qui composent la variété chatoyante du monde. Le voyageur idéal, c’est bien sûr Montaigne. L’ambassadeur new look ne peut s’en contenter, il cherchera l’unité. Cette ambition rehausse évidemment son prestige car, pour y parvenir, il est obligé à la fois d’inventer et de séduire. On a parfois l’impression que, contre toute attente, il a été sur le point de réussir et que, grâce à lui, l’histoire aurait pu prendre un autre tour. Illusion rétrospective, sans doute, qui a le tort de nous faire croire que l’histoire est faite de petits riens. Si Charles Quint avait passé une meilleure nuit, il aurait été plus conciliant, telle ou telle guerre aurait été évitée. Ainsi de suite. Tout cela nous ramène au nez de Cléopâtre !

20Certains ambassadeurs ont incarné le nouvel idéal avant même qu’il soit clairement formulé. C’est le cas de Guillaume de Langey, qui appartient à l’illustre famille des Du Bellay. En 1534-1535, il exécute pour le compte de François Ier plusieurs missions difficiles en Allemagne, dans le but de parvenir à un accord doctrinal entre protestants et catholiques. Personne n’est dupe : le roi de France veut affaiblir Charles Quint en montrant qu’il est l’homme de la réconciliation. Mais Langey et ses interlocuteurs, dont le principal est Bucer, le Réformateur de Strasbourg, voient les choses autrement, avec plus de hauteur. Pour les Allemands, Langey est le médiateur idéal, parce qu’il est à la fois habile, savant, prudent, éloquent. Avec lui, mais aussi avec Melanchthon, c’est toute une philosophie qui s’élabore, celle des synodes28, composés d’hommes vertueux et savants, prêtres, pasteurs, laïcs. Cette conjonction de la science (théologique) et de la piété nourrit de beaux espoirs qui seront déçus. Langey échouera et d’autres après lui. Mais elle donne la mesure des ambitions d’une époque, elle permet de ramener à leur valeur, finalement médiocre, les accords politiques imaginés plus tard pour apaiser les conflits religieux. La politique des colloques religieux est une chose, celle des édits de tolérance une autre. Comme cette histoire a été plusieurs fois écrite, je n’insiste pas davantage. Je rappelle quand même que le célèbre colloque de Poissy, en 1561, est, pour la France, la dernière et bien automnale tentative, voulue par Catherine de Médicis, pour parvenir à un accord proprement religieux entre les deux confessions. Malgré son échec, il fait pâlir les petits arrangements conclus pendant trente ans de guerre civile aussi bien que la brutale décision d’Augsbourg (1555) qui oblige les sujets de l’empire à adopter la religion de leur prince (cujus regio ejus religio)29. Le vibrant éloge de Guillaume de Langey que l’on peut lire dans le Quart Livre de Rabelais doit sans doute quelque chose à cette philosophie de la médiation. Langey, à la fois « docte et pieux », « âme genereuse et heroïque »30 a eu la mort métaphysique qui convient aux hommes hors du commun. Rabelais suggère peut-être aussi qu’il était le médiateur idéal parce que toujours proche du monde des esprits.

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22À la fin de cette petite réflexion, il est possible de donner une réponse assez directe à la question initiale. L’ambassadeur doit-il être tolérant ? Ce sera, mais en toute rigueur, une réponse de Normand. Oui, bien sûr, l’ambassadeur doit être tolérant, dans les petites et les grandes choses. Il doit boire avec les Allemands même si, par tempérament, il est sobre ; supporter les fausses confidences d’Henri VIII, et le protocole insupportable des Espagnols. Plus profondément, il échouera dans sa mission s’il refuse de voir les situations par les yeux du prince chez lequel il réside. Sans cette souplesse de l’intelligence, il ne parviendra à rien. Mais cette tolérance-là, trop psychologique, ne donne pas la mesure des ambitions de la Renaissance et de l’âge baroque. Ces deux époques ont nourri des rêves beaucoup plus fous. L’ambassadeur est devenu, sous certaines plumes, bien autre chose que le serviteur scrupuleux de son maître, dont il attend avec angoisse les instructions. Il se voit dans un rôle plus important, que le Moyen Âge n’avait jamais imaginé. Il ne prend pas son parti d’un monde divisé et dont l’unité religieuse a disparu. Cela lui est intolérable. Dans le tableau d’Holbein, on voit un luth auquel il manque une corde. Qui la réparera ? L’ambassadeur, bien sûr, et du même coup, il fera entendre la musique du monde. La tolérance est une vertu bien pâle comparée à ces rêves d’unité. Mais, rien n’étant simple, il faut dire aussi que ces rêves d’unité comportent une part de danger. On passe très vite d’une unité espérée, donnée par Dieu, à une unité conquise par la force, comme dans toutes les rêveries millénaristes. Il y a aussi une forme de courage dans l’acceptation des différences.

Notes de bas de page numériques

1 L’Ange et l’Ambassadeur, Paris, Garnier, 2001.

2 L’histoire de cette notion, à la Renaissance, a inspiré de très nombreux livres. Les principaux figurent dans la bibliographie et les notes de l’ouvrage cité dans la note précédente.

3 Voir D. E. Queller, The Office of the Ambassador in the Middle Ages, Princeton University Press, 1961

4 Juan Antonio Vera y Zuniga, El Ambassador, Séville, 1620 ; traduction française, Le Parfaict Ambassadeur, Paris, 1635.

5 Juan Antonio Vera y Zuniga, Le Parfaict Ambassadeur, Paris, 1635, p. 64.

6 Voir la Légende de Sainte Ursule, Venise, Accademia

7 Jean et Martin Du Bellay, Mémoires, éd. Bourrilly-Vindry, Paris, 1910, t. II, p. 306-308.

8 Montaigne, Les Essais, I, 16, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2007, p. 75.

9 Jean Giraudoux, La Guerre de Troie n’aura pas lieu, II, 13, Théâtre complet, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1981, p. 344.

10 Voir en particulier la Correspondance diplomatique de MM. Castillon et de Marillac ambassadeurs de France en Angleterre, Paris, Alcan, 1885.

11 Hermann Kirchner, Legatus, Marburg, 1964.

12 Sur la pratique du chiffre dans la Correspondance diplomatique, voir Jean-Michel Ribera, Diplomatie et espionnage, Champion, 2007, p. 257 et suiv.

13 Nicolas Machiavel, Toutes les Lettres, éd. Barincou, 2 vols., Gallimard, 1955, et L’Ange et l’Ambassadeur, Paris, Garnier, 2001, p. 167 et suiv.

14 Érasme, Adages 617, LB II, 267B.

15 Hermann Kirchner, Legatus, Marburg, 1964, p. 208.

16 Voir L’Ange et l’Ambassadeur, Paris, Garnier, 2001, p. 147.

17 Voir Aristote, Éthique à Nicomaque, 1140b, 2 et 1142 b, 2.

18 Voir L’Ange et l’Ambassadeur, Paris, Garnier, 2001, p. 132 et suiv.

19 Il est, comme on le sait, l’un des deux Ambassadeurs d’Holbein.

20 Voir en particulier le chapitre III, 12, « De la physionomie ».

21 François Guichardin, Avertissements politiques, fragment CLIII, tr. fr., Paris, éd. du Cerf, 1988, p. 109.

22 Ce sera le cas de Guillaume de Langey : voir infra.

23 Voir L’Ange et l’Ambassadeur, Paris, Garnier, 2001, p. 137.

24 Voir L’Ange et l’Ambassadeur, Paris, Garnier, 2001, p. 21 et suiv.

25 Beaucoup plus présents dans la spiritualité protestante qu’on ne le dit parfois.

26 L’Ange et l’Ambassadeur, Paris, Garnier, 2001, p. 27.

27 L’Ange et l’Ambassadeur, Paris, Garnier, 2001, p. 27.

28 Voir De Michel de L’Hospital à l’édit de Nantes, sous la direction de Thierry Wanegfellen, Clermont-Ferrand, Université Blaise Pascal, 2002 ainsi que : Conflits politiques, controverses religieuses, sous la direction d’Ouzi Elyada et Jacques Le Brun, Éditions des Hautes Études en sciences sociales, Paris, 2002.

29 La célèbre formule apparaîtra plus tard mais elle résume bien l’esprit de l’accord.

30 Rabelais, Quart Livre, ch. XXVII, éd. Mireille Huchon, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1994, p. 602.

Bibliographie

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Pour citer cet article

Daniel Ménager, « L’ambassadeur doit-il être tolérant ? », paru dans Loxias-Colloques, 18. Tolérance(s) II : Comment définir la tolérance?, L’ambassadeur doit-il être tolérant ?, mis en ligne le 07 octobre 2021, URL : http://revel.unice.fr/symposia/actel/index.html?id=1745.


Auteurs

Daniel Ménager

Daniel Ménager, né en 1936 et décédé en 2020, était professeur de littérature française. Ancien enseignant à l’Université Paris X, il était agrégé de lettres classiques, docteur d’État et ancien élève de l’École Normale Supérieure. Seiziémiste, spécialiste de la Renaissance, il a participé à la publication de nombreux ouvrages, dont des ouvrages scolaires. Son Introduction à la vie littéraire au XVIe siècle est une référence pour les étudiants dans ce domaine. Parmi ses œuvres, citons L’Aventure pastorale (2017), Ronsard : le roi, le poète et les hommes (1979), Diplomatie et théologie à la Renaissance (2001) et L’Ange et l’Ambassadeur : diplomatie et théologie à la Renaissance (2013).