Loxias-Colloques |  15. Traverser l'espace 

Hatem Mhamdi  : 

Traverser la mémoire et reconstituer les espaces : L’Ancêtre de Juan José Saer

Résumé

Dans L’Ancêtre de Juan José Saer, le narrateur nous invite à parcourir plusieurs espaces. Traverser l’espace maritime pour arriver chez les Amérindiens dans l’autre bout du monde pendant les siècles de « Découverte », permet aussi de traverser deux autres espaces : la mémoire et la culture. Ainsi, l’expérience de la captivité nourrit la mémoire du narrateur en lui montrant un monde amérindien contraire à ce qu’on lui a fait connaître. Le narrateur, après son retour en Europe, reconstruira à travers l’écriture et le souvenir l’espace culturel amérindien. De ce fait, le témoignage ou le récit de captivité devient une manière de rendre hommage à un peuple et à une culture disparus et d’examiner l’histoire de la conquête.

Index

Mots-clés : captivité , colonisation espagnole, culture amérindienne, espace maritime

Plan

Texte intégral

1Le 7 juin 1494, deux ans après la « Découverte » de l’Amérique par Christophe Colomb, les Espagnols et les Portugais établissaient sous l’égide du pape Alexandre VI le traité de Tordesillas. Ce traité avait comme objectif le partage du « Nouveau Monde » et l’établissement d’une ligne frontalière qui sépare les propriétés espagnoles de celles du Portugal. Ainsi faut-il préciser que les terres partagées étaient considérées comme terra nullius, c’est-à-dire des terres qui n’appartiennent à aucune autorité. En effet, sans même savoir si les terres partagées existaient, ce traité se les appropriait. De même, tout en pensant que ces terres découvertes étaient les Indes, les Européens déplaçaient les lignes frontalières, modifiaient les cartes, redéfinissaient l’espace et créaient une nouvelle géographie.

2De ce fait, le voyage vers l’Amérique est la manifestation d’un désir d’évasion. Quitter l’Europe pour découvrir le continent américain c’est s’ouvrir à d’autres horizons, nouveaux et illimités, car celui qui voyage s’enrichit en s’arrachant de l’espace qui l’a vu naître. En effet, l’Amérique pendant le XVIe siècle représente l’espace de l’altérité lointaine et sauvage. Fascinante, l’Amérique promet des richesses et des aventures impensables. Pour le voyageur européen, se trouver dans le continent américain c’est aussi découvrir d’autres peuples et cultures, c’est apprendre que l’Europe n’est pas seule dans le monde, et que les Amérindiens sont un peuple qui a sa propre histoire et ses propres lois. Par conséquent, habiter d’autres pays est un moyen de découvrir les imperfections de son propre pays.

3Dans cette perspective, L’Ancêtre [El entenado] de Juan José Saer est un roman qui montre comment la fiction tente de reconstituer les espaces que les Européens ont traversés pendant la période des grands voyages. Saer, dans ce roman, fait l’apologie de la différence culturelle et relativise la culture européenne. En effet, à travers L’Ancêtre, Juan José Saer recourt à l’imaginaire afin de recréer et redéfinir l’espace référentiel réel, mais aussi pour « déshistoriser » l’Histoire et relativiser les certitudes du discours dominant, c’est-à-dire celui de la modernité en tant que mode de pensée occidental. Dans son roman, Saer essaye de déconstruire le mythe de l’Occident en donnant à travers la fiction une autre image à l’Histoire. Dans L’Ancêtre, l’auteur relate, en s’inspirant de l’histoire d’un personnage réel, l’histoire d’un captif, qui, pendant la grande période des voyages vers l’Amérique décide de traverser l’océan à la recherche d’un avenir meilleur. Ce marin deviendra après son arrivée dans le nouveau continent le seul survivant et le captif d’une tribu indienne anthropophage dans laquelle il passera dix ans de son existence. Les Amérindiens dont il a partagé la vie le libèrent pour qu’il devienne leur témoin, celui qui va raconter leur histoire en dehors de leur territoire et surtout après leur extermination par les Espagnols. L’ancêtre qui est le captif et le narrateur, après cette expérience impensable, revient à son pays d’origine où il passe le reste de sa vie entre la confusion et le malaise.

4Nous essayerons d’expliquer les mécanismes de la représentation faite par le narrateur : le recours à la mémoire permet de reconstruire l’image perdue de l’Autre ainsi que sa culture anéantie par les conquérants.

Franchir les frontières ou « l’appel du dehors »

5L’appel du dehors dans le roman se manifeste par l’évocation du premier lieu qui est le port. En effet, ce lieu presque maritime est aussi une limite, il sépare la terre de la mer, et en quelque sorte, il est la première frontière que le voyageur franchira lors de son voyage vers le dehors. Par ailleurs, le port peut être perçu comme un monde indépendant, il est le lieu des êtres exceptionnels, les sans-abris et sans familles : « Ma condition orpheline me poussa vers les ports1. » Ainsi dans ce sens les ports furent la première et l’unique maison du narrateur avant qu’il ne parte en expédition :

L’odeur de la mer et du chanvre mouillé, les voiles raides et lentes qui vont et viennent, les conversations des vieux marins, les parfums multiples d’épices et l’amoncellement des marchandises, prostituées, alcools et capitaines, bruits et mouvements, tout cela me berça, fut ma maison, servit à m’éduquer et m’aida à grandir, me tenant lieu, pour aussi loin que remonte ma mémoire, de père et de mère2.

6Ce lieu hors du commun était un vecteur, un point central pour la construction de l’identité du narrateur et surtout un lieu qui reçoit l’appel du dehors et le transmet à ses habitants. Le port est ainsi un moyen qui permet à ceux qui l’habitent d’espérer et de donner un sens à leur existence. Plus précisément, dans le contexte du voyage maritime, le port est une étincelle qui conduit vers le lieu rêvé, le lieu qui contient le sens recherché. D’autre part, le port trace une ligne droite vers le dehors même si celui-ci reste toujours une énigme et un lieu indéfinissable. Par conséquent, la fonction du port dans le roman est de persuader les marins et les voyageurs qu’un ailleurs ravissant se trouve quelque part au-delà de l’océan.

7Par ailleurs, l’appel du dehors est un catalyseur du voyage et d’écriture. En effet, si le voyage est l’expression d’un désir d’expansion et de « déterritorialisation », l’écriture est l’expression d’une nostalgie d’une expérience d'altérité. En d’autres termes, si le voyage se présente comme un remède à l’insuffisance du lieu que le narrateur ressent avant qu’il ne change de territoire, l’écriture et le souvenir permettront de reconstituer mentalement l'espace absent après le retour au pays natal. Poussé donc par un désir de voyage, l’ancêtre parcourt l’espace et franchit les frontières. Le départ compte plus que la destination. Autrement dit, le plus important c’est de partir pour combler un manque et pour se nourrir de nouvelles expériences :

Déjà les ports ne me suffisaient plus : il me vint une faim de haute mer. L’enfance attribue à son ignorance et à sa gaucherie l’incommodité du monde ; il lui semble que loin, sur la rive opposée de l’océan et de l’expérience, le fruit est plus savoureux et plus réel, le soleil plus jaune et plus amène, les paroles et les actes des hommes plus intelligibles, plus justes et mieux définis. Enthousiasmé par ces réflexions – qui étaient aussi la conséquence de la misère –, je me mis en campagne pour m’embarquer comme mousse, sans trop me préoccuper de la destination que j’allais choisir : l’important était de m’éloigner du lieu où j’étais vers un point quelconque de l’horizon circulaire, fait de délices et d’intensité3.

8D’autre part, l’appel du dehors c’est surtout le voyage et la traversée de l’océan. L’océan, cet espace démesuré, obsède les voyageurs. Cet espace inhabitable devient néanmoins la demeure des voyageurs pendant des longs mois. Ainsi, le passage d’un lieu à un autre implique la traversée d’un non-lieu. L’océan dans L’Ancêtre est ce non-lieu parce qu’il est hostile, parce qu’il dissipe les directions et rend absurde la notion de distance. De même, l’océan suscite un sentiment de danger permanent. À propos de la mer, le narrateur dit :

Les navires, l’un derrière l’autre, à distance égale, semblaient traverser le vide d’une immense sphère bleutée qui, la nuit, devenait noire, criblée dans les hauteurs de ponts lumineux. […]. Au bout de plusieurs semaines nous fûmes gagnés par le délire : notre seule conviction et nos simples souvenirs n’étaient pas un fondement suffisant. Mer et ciel finissaient par n’avoir plus de sens ni de nom4.

9Le narrateur compare la mer au vide parce que par son caractère monotone elle représente le néant. Ainsi, la recherche du dehors et la traversée de l’océan deviendront-ils un cauchemar qui hante les marins ? En effet, l’impossibilité de croire que la traversée sera finie et que la terre apparaîtra pousse les voyageurs à l’aliénation. De ce fait, le temps, l’attente et l’espace altèrent le rapport des marins à la réalité car tous les trois ne font que se reproduire au point que le sens se dissipe progressivement et finira par disparaître :

Le rapport à la mer est loin d’être une donnée atemporelle, l’amour de la mer et les délices de sa contemplation n’ont rien d’un invariant littéraire. En réalité la mer a toujours été un élément complètement à part, auquel le commun des mortels n’a guère accès. L’immensité de l’océan représente plus un vide, un néant effrayant, que le lieu de ressourcement des hommes. Ceux qui désirent s’embarquer sont des êtres tenus pour singuliers, dont les terriens se défient5

10Pour sortir de cette impasse, il faut que le lieu recherché, c’est-à-dire le dehors, apparaisse. La terre, cette surface solide inspire plus de cohérence, sa seule apparition renverse la situation : du non-lieu maritime, le narrateur se trouve dans le lieu terrestre et par conséquent du néant à l’être et du non-sens à la signifiance :

La joie fut grande. Nous abordions, soulagés, à des rives inconnues qui laissaient présager la diversité. Ces plages jaunes, entourés de palmiers, désertes sous la lumière zénithale, nous aidaient à oublier la traversée longue, monotone, sans accident aucun, d’où nous sortions comme d’une période de folie. Par nos cris d’enthousiasme, nous souhaitons la bienvenue à la contingence. Nous passions de l’uniforme à la multiplicité de l’advenir6.

11L’arrivée compte plus que la destination. Autrement dit, les longs mois de navigation se font oublier dès que la terre apparaît. Les terres découvertes sont-elles ce que le narrateur et les autres marins recherchent ? Cela n’a pas trop d’importance. Dans ces terres inconnues, le narrateur restera dix ans en captivité chez les Indigènes. Ce séjour de captivité façonnera sa mémoire et deviendra le centre de son existence.

Errances mémorielles et pratiques culturelles

12Culture et mémoire forment deux espaces très différents mais qui sont toutefois liés l’un à l’autre. Le premier contient les souvenirs que l’on se rappelle souvent ou occasionnellement. Ces souvenirs, bien qu’ils appartiennent à un passé proche ou lointain, donnent au présent sens et réalité, et cela est clair dans L’Ancêtre. Sans la mémoire, le présent se dissipe, des peuples et des cultures peuvent sombrer dans l’oubli. D’autre part, la mémoire peut être un moyen qui permet d’échapper à l’absurdité du temps. Quant à la culture, elle n’est pas moins importante que la mémoire. Un peuple sans culture, c’est-à-dire sans une organisation sociale régissant l’espace géographique qu’il occupe, est un peuple qui ne participe pas à la création de l’histoire. Ainsi, lorsqu’une culture dominante s’affirme comme universelle, elle risque d’évincer toutes les autres cultures si cela n’est pas l’un de ces objectifs. Comment peut-on faire donc pour préserver ces cultures menacées ?

13Dans L’Ancêtre, c’est la mémoire, hésitante et fragmentée, et pourtant plus crédible que l’histoire, qui permet cette préservation. Cela dit, on peut affirmer que dans L’Ancêtre il s’agit d’un travail de la mémoire, une véritable récupération du passé qui s’effectue à travers l’écriture. L’espace mémoriel que le narrateur parcourt et récupère permettra d’accéder à l’espace culturel indigène puisque dans le roman, les Amérindiens ont été exterminés lors d’une expédition de découverte du Rio de la Plata. Exclus de l’histoire, ils ont été aussi gommés de toute mémoire et le rôle de l’ancien captif consiste dès lors à récupérer une mémoire collective (celle des Indiens) à travers une mémoire individuelle (la sienne). Or, cette mémoire que le narrateur essaye de restituer semble de temps en temps confuse et agitée.

14En effet, le narrateur commence par montrer l’impuissance de la mémoire face au présent. Autrement dit, les expériences accumulées finissent par se dissoudre. Cependant, si toutes ces expériences y compris celles du temps présent sont futiles et fallacieuses, une seule expérience qui appartient à un passé lointain, très lointain, est la seule qui permet de survivre et d’alléger l’épaisseur du temps présent. Dans le roman, la mémoire finira par laisser surgir les souvenirs afin que le monde des Indigènes réapparaisse. Le narrateur dit :

Si ce qu’envoie périodiquement la mémoire parvient à fissurer cette épaisseur, dès que ce qui a filtré s’est déposé sur la plage, sec et noir comme une scorie, la persistance pâteuse du présent ne s’en recompose pas moins et elle redevient muette et lisse comme si aucune vision venue d’autres parages ne l’avait jamais traversée. Ce sont ces autres parages, incertains, fantomatiques, aussi peu palpables que l’air que je respire, qui devraient être ma vie. Et cependant, par moments, les images enflent à l’intérieur avec une telle force que l’épaisseur s’efface et que je me sens comme en va-et-vient entre deux mondes7.

15Dans ce passage, la mémoire semble vaciller entre deux espaces divergents, elle passe de l’incertitude et l’absence à la lucidité et la clairvoyance. La mémoire du narrateur est devenue vague par suite de l’éloignement de l’espace indigène. Ainsi, l’espace et le temps du passé semblent toujours détachés de la réalité et la plupart des souvenirs apparaissent sous une forme fantomatique et ressemblent à des événements inconnus, évasifs et insaisissables. Toutefois, il y a des souvenirs qui marquent la mémoire, ni le temps ni la distance ne peuvent les dissiper. En vérité, ces souvenirs sont ce qui donne à la vie du narrateur un sens : « C’est ainsi que soixante ans plus tard, ces Indiens occupent encore, invincibles, ma mémoire8 ». À ces souvenirs invincibles s’ajoutent d’autres souvenirs, ces derniers sont plus concrets et plus vivants, ils ne sont pas des représentations mentales, des images passagères qui occupent pendant un moment bref l’esprit et se dissipent par la suite. Ils sont plutôt sentis et vécus pendant le moment présent, très proches de l’espace et du temps du passé.

En entrant dans l’air translucide du matin, le corps se souvient, sans que la mémoire le sache, d’un air fait de la même substance qui l’enveloppait, identique, en des années déjà enterrées. Je peux dire que, d’une certaine façon, mon corps entier se souvient à sa manière de ces années de vie épaisse et charnelle et que cette vie semble l’avoir imprégné qu’elle l’a rendu insensible à toute autre expérience9.

16Ces souvenirs avaient un effet réel. Leur puissance se manifeste dans le ressenti que le corps évoque. Le caractère exceptionnel de ces souvenirs est dû au contexte auquel ils appartiennent. En effet, voyager en Amérique et vivre avec les Amérindiens pendant dix ans a bouleversé la vie du narrateur, a changé même sa conception du monde. En effet, les Amérindiens possédaient quelque chose que l’Europe n’avait pas : pas seulement une sensation exotique, mais un sentiment plus profond en rapport avec l’existence et l’interprétation du monde. Le narrateur a découvert que la tribu amérindienne avait une autre compréhension de la vie et de la mort, de la guerre et de la paix, de tout ce qui façonne la vie humaine et c’est pour cette raison que sa mémoire a été capturée par les Amérindiens. En outre, c’est la mémoire, et non pas l’histoire, qui a permis au narrateur de reconstituer l’espace indigène parce que « là où l’histoire s’efforce à mettre le passé à distance, la mémoire cherche à fusionner avec lui10 ». Toutefois, au moment de la restitution, cet espace est devenu colonial. Ce sont désormais l’histoire et la culture espagnoles qui occupent l’espace indigène. Or, la fonction de la mémoire dans le roman ne consiste pas à réécrire l’histoire. La mémoire a plutôt comme rôle de montrer les égarements de l’histoire officielle sans prétendre qu’une autre histoire peut la remplacer. Elle permet aussi l’accès à un espace culturel subalterne afin de le rendre visible.

La reconstruction de la culture indigène

17Le sujet indigène en Amérique Latine et en particulier en Argentine était souvent exclu de l’espace culturel national. Placés dans la marginalité depuis la conquête, les peuples autochtones ont vu la régression de leurs cultures au profit des cultures espagnole et créole. À travers L’Ancêtre, Saer a essayé de récupérer le sujet indigène et de restituer son image à travers la fiction. Par conséquent, la représentation de l’espace culturel indigène est en quelque sorte un manifeste de la différence culturelle. En effet, le narrateur suit une logique qui rompt avec les constructions binaires « coloniales » qui opposent deux parties (le colonisateur et le colonisé) afin de montrer la supériorité du premier sur le deuxième. Cette logique binaire, dans le contexte de la « découverte » de l’Amérique par les Espagnols, était un outil à travers lequel les conquistadores affirmaient leur supériorité et leur domination sur le continent américain. En effet, les Espagnols se définissaient comme des chrétiens civilisés alors que les Indigènes ne sont que des sauvages et des barbares. Cette opposition a nourri l’imaginaire européen pendant des siècles au point de devenir une vérité intangible. Toutefois, le narrateur déconstruit cette logique coloniale en relativisant la culture dominante. C’est à travers le principe de la différence culturelle que le narrateur façonne son récit de captivité afin de libérer les Indigènes des représentations colonisatrices. Le narrateur décrit un monde amérindien divers, riches de pratiques culturelles, de langues et de populations.

Mais pour ces marins, tous les Indiens étaient semblables et ils ne pouvaient pas, comme moi, faire la différence entre les tribus, les régions, les noms. Ils ignoraient que sur quelques lieues vivaient, juxtaposées, plusieurs tribus différentes et que chacune d’elles était non pas seulement un simple groupe humain ou la prolongation numérique d’un groupe voisin mais un monde autonome avec ses lois propres, son langage, ces coutumes, ses croyances, vivant dans une dimension impénétrable aux étrangers11.

18Le narrateur a décidé de montrer à ceux qui vont lire son récit tout ce qui forme la culture de la tribu qui l’a capturé. Il décrit les fêtes anthropophages, les orgies collectives et toute une attitude frénétique qui s’empare des Amérindiens pendant des périodes précises. Mais il décrit aussi une organisation sociale, un mode de vie cohérent dans lequel chaque Amérindien a une fonction déterminée, une pensée complexe et codifiée et des pratiques particulières : cette culture indigène est aussi susceptible d’envisager son avenir et sa propre disparition. En décrivant cette culture, le narrateur anéantit la représentation qu’il a donnée pendant sa jeunesse avec une troupe de comédiens. En effet, après son retour en Europe, le narrateur est devenu le héros d’une pièce de théâtre qui racontait son expérience de captivité. Les comédiens utilisaient l’expérience du narrateur, la seule personne qui ait vraiment connu cette tribu, pour représenter les Amérindiens, en singeant leur culture et leur histoire. Mais le rescapé finit par abandonner ce groupe de comédiens. À la fin de sa vie, l’ancien captif réussit à établir à travers son écrit une critique de la société européenne en se référant à ce qu’il a remarqué chez les Indigènes et en comparant les deux cultures. À la générosité des Amérindiens, il oppose l’avidité des comédiens avec qui il a travaillé, à la bienveillance des Indigènes quand ils l’ont capturé, il oppose la suspicion éprouvée par des soldats espagnols quand ils l’ont retrouvé.

19Par ailleurs, la description des pratiques culturelles indigènes dans le roman ne peut pas être dissociée de la notion de lieu. En effet, si on se réfère à la réflexion de Marc Augé, les Indigènes étaient les habitants d’un « lieu anthropologique » puisqu’ils s’identifiaient au lieu qu’ils habitaient, ils y établissaient des relations durables et y rattachaient une histoire collective. Le lieu anthropologique est donc un lieu identitaire et relationnel. Selon le narrateur : « Ce lieu était pour eux la maison du monde. Si quelque chose pouvait exister, ce ne pouvait être que là12 ». Il ajoute : « Ils étaient eux-mêmes ce lieu. C’est en lui qu’ils naissaient et mouraient, qu’ils semaient, qu’ils travaillaient et, quand ils partaient à la pêche ou à la chasse, c’est là qu’ils rapportaient ce qu’ils avaient pris13 ». Les Indigènes accordent une importance presque sacrée au lieu qu’ils habitent, car c’est ce lieu qui les aide à concevoir la réalité avec plus de lucidité et de donner à leur vie un sens bien défini. Par conséquent, ce lieu sera aussi un espace pratiqué selon l’expression de Michel de Certeau14, il est chargé de sens comme le souligne Marc Augé dans Non-lieux : « le lieu anthropologique est simultanément principe de sens pour ceux qui l’habitent et principe d’intelligibilité pour celui qui l’observe15 ». De ce fait, l’espace et la culture sont interdépendants. En effet, pour pouvoir parler d’un espace qui apporte du sens à l’histoire, il faut qu’il y ait une culture pratiquée et c’est exactement ce que les Amérindiens dans le roman ont compris. Eux qui ne pratiquaient pas l’écriture employaient d’autres moyens afin de s’inscrire dans le cours de l’histoire. Par conséquent, le narrateur n’était pas un captif mais un élu, il avait été choisi par la tribu afin d’accomplir une mission. Ainsi, si le narrateur a écrit ce récit c’est parce qu’il a compris ce que les Amérindiens attendaient de lui :

Ils attendaient de moi que je puisse dédoubler, ainsi que l’eau, l’image qu’ils donnaient d’eux-mêmes, répéter leurs gestes et leurs paroles, les représenter en leur absence et que je fusse capable, quand ils me rendraient à mes semblables, de faire comme l’espion ou l’éclaireur qui, après avoir été témoin de choses que la tribu n’a pu voir, revient sur ses pas pour raconter toutes choses en détail à tous16.

20Loin d’être un scripteur de l’histoire officielle, le narrateur se présente comme un témoin. Les événements qu’il racontait proviennent donc d’une expérience personnelle qui s’oppose à l’opinion générale (celle des autorités politiques et religieuses et celles des historiographes) de son temps afin de donner un autre visage à l’Histoire. Le narrateur n’assume pas le rôle d’un avocat ni celui d’un défenseur acharné de la vérité. C’est plutôt quelqu’un qui maîtrise l’art de la représentation et qui veut instaurer une théorie de la différence culturelle. Ainsi, entre les Européens et les Amérindiens, le narrateur essaie de jouer le rôle du médiateur, son but consiste à faire connaître à l’Européen l’Autre et sa culture, afin qu’il se réconcilie avec lui.

Conclusion

21Dans le roman de Saer, voyager ou traverser l’espace devient une manière d’appréhender le monde et de multiplier les visions et les représentations qu’on peut avoir d’un espace. Penser le divers c’est être ouvert aux autres et à l’espace. Ainsi, peut-on rapprocher la pensée de Saer de la pensée postmoderne, c’est-à-dire d’une pensée qui prône la pluralité des identités. Cette pensée permet aussi de revaloriser les cultures marginales et de mieux comprendre les particularités des groupes qui ont été exclus pendant les siècles de colonisation. Par conséquent, penser la différence culturelle est l’un des points majeurs de ce roman. Fonder un espace dans lequel les identités sont métissées c’est ce qu’on peut appeler un espace de partage et d’échange. Dans cet espace, les cultures dialoguent et échangent, s’associent et se dissocient, et résistent les unes aux autres. C’est ce que Homi Bhabha appelle « le tiers-espace » en lui accordant une fonction précise : « Ce tiers-espace vient perturber les histoires qui le constituent et établit de nouvelles structures d’autorité, de nouvelles initiatives politiques, qui échappent au sens commun17 ». Dans ce tiers-espace, les rapports de domination et d’autorité deviennent des rapports de négociation et de résistance. Il n’y a ni dominant, ni dominé mais des identités hybrides et mouvantes qui transcendent le repli et l’immobilisme culturels.

Notes de bas de page numériques

1 Juan José Saer, L’Ancêtre, traduction Laure Bataillon, Paris, Le Tripode, 2014, p. 13. « La orfandad me empujó a los puertos », El entenado, Barcelona, Ediciones Destino, 1988, p. 11.

2 Juan José Saer, L’Ancêtre, traduction Laure Bataillon, Paris, Le Tripode, 2014, p. 13. « El olor del mar y del cáñamo humedecido, las velas lentas y rígidas que se alejan y se aproximan, las conversaciones de viejos marineros, perfume múltiple de especias y amontonamiento de mercaderías, prostitutas, alcohol y capitanes, sonido y movimiento: todo eso me acunó, fue mi casa, me dio una educación y me ayudó a crecer, ocupando el lugar, hasta donde llega mi memoria, de un padre y una madre. », Saer, El entenado, Barcelona, Ediciones Destino, 1988, p. 11.

3 Juan José Saer, L’Ancêtre, traduction Laure Bataillon, Paris, Le Tripode, 2014, p. 14. « Ya los puertos no me bastaban: me vino hambre de alta mar. La infancia atribuye a su propia ignorancia y torpeza la incomodidad del mundo; le parece que lejos, en la orilla opuesta del océano y de la experiencia, la fruta es más sabrosa y más real, el sol más amarillo y benévolo, las palabras y los actos de los hombres más inteligibles, justos y definidos. Entusiasmado por estas convicciones – que eran también consecuencia de la miseria – me puse en campaña para embarcarme como grumete, sin preocuparme demasiado por el destino exacto que elegiría: lo importante era alejarme del lugar en donde estaba, hacia un punto cualquiera, hecho de intensidad y delicia, del horizonte circular. », Saer, El entenado, Barcelona, Ediciones Destino, 1988, p. 12.

4 Juan José Saer, L’Ancêtre, traduction Laure Bataillon, Paris, Le Tripode, 2014, p. 16-17. « Las naves, una detrás de otra a distancia regular, parecían atravesar, lentas, el vacío de una inmensa esfera azulada que de noche se volvía negra, acribillada en la altura de puntos luminosos. No se veía un pez, un pájaro, una nube. Todo el mundo conocido reposaba sobre nuestros recuerdos. Nosotros éramos sus únicos garantes en ese medio liso y uniforme, de color azul. El sol atestiguaba día a día, regular, cierta alteridad, rojo en el horizonte, incandescente y amarillo en el cenit. Pero era poca realidad. Al cabo de varias semanas nos alcanzó el delirio: nuestra sola convicción y nuestros meros recuerdos no eran fundamento suficiente. Mar y cielo iban perdiendo nombre y sentido. », Saer, El entenado, Barcelona, Ediciones Destino, 1988, p. 15.

5 Odile Gannier, Le Roman maritime. Emergence d’un genre en Occident, Paris, PUPS, 2011, p. 29.

6 Juan José Saer, L’Ancêtre, traduction Laure Bataillon, Paris, Le Tripode, 2014, p. 18-19. « La alegría fue grande; aliviados, llegábamos a orillas desconocidas que atestiguaban la diversidad. Esas playas amarillas, rodeadas de palmeras, desiertas en la luz cenital, nos ayudaban a olvidar la travesía larga, monótona y sin accidentes de la que salíamos como de un período de locura. Con nuestros gritos de entusiasmo, le dábamos la bienvenida a la contingencia. Pasábamos de lo uniforme a la multiplicidad del acaecer. », Saer, El entenado, Barcelona, Ediciones Destino, 1988, p. 17.

7 Juan José Saer, L’Ancêtre, traduction Laure Bataillon, Paris, Le Tripode, 2014, p. 69-70. « Si lo que manda, periódica la memoria, logra agrietar este espesor, una vez que lo que se ha filtrado va a depositarse, reseco, como escoria, en la hoja, la persistencia espesa del presente se recompone y se vuelve otra vez muda y lisa, como si ninguna imagen venida de otros parajes la hubiese atravesado. Son esos otros parajes, inciertos, fantasmales, no más palpables que respiro, lo que debiera ser mi vida. Y sin embargo, por momentos, las imágenes crecen, adentro, con tanta fuerza, que el espesor se borra y yo me siento como en vaivén, entre dos mundos. », Saer, El entenado, Barcelona, Ediciones Destino, 1988, p. 73-74.

8 Juan José Saer, L’Ancêtre, traduction Laure Bataillon, Paris, Le Tripode, 2014, p. 161. « Así en cómo después de sesenta años esos indios ocupan, invencibles, mi memoria. », Saer, El entenado, Barcelona, Ediciones Destino, 1988, p. 174.

9 Juan José Saer, L’Ancêtre, traduction Laure Bataillon, p. 163. « Entrando en el aire traslucido de la mañana, el cuerpo se acuerda, sin que la memoria lo sepa, de un aire hecho de la misma substancia que lo envolviera, idéntico, en anos enterrados. Pueblo decir que, de algún modo, mi cuerpo entero recuerda, a su manera, esos años de vida espesa y carnal, y que esa vida pareciera haberlo impregnado tanto que lo hubiese vuelto insensible a cualquier otra experiencia », Saer, El entenado, Barcelona, Ediciones Destino, 1988, p. 175-176.

10 Joël Candau, Anthropologie de la mémoire, Paris, Armand Colin, 2005, p. 58.

11 Juan José Saer, L’Ancêtre, traduction Laure Bataillon, Paris, Le Tripode, 2014, p. 139-140. « Pero, para los marineros, todos los indios eran iguales y no podían, como yo, diferenciar las tribus, los lugares, los nombres. Ellos ignoraban que en pocas leguas a la redonda, muchas tribus diferentes habitaban, yuxtapuestas, y que cada una de ellas era no un simple grupo humano o la prolongación numérica de un grupo vecino, sino un mundo autónomo con leyes propias, internas, y que cada una de las tribus, con su propio lenguaje, con sus costumbres, con sus creencias, vivía en una dimensión impenetrable para los extranjeros. », Saer, El entenado, Barcelona, Ediciones Destino, 1988, p. 150.

12 Juan José Saer, L’Ancêtre, traduction Laure Bataillon Paris, Le Tripode, 2014, p. 141. « Ese lugar era, para ellos, la casa del mundo. », Saer, El entenado, Barcelona, Ediciones Destino, 1988, p. 152.

13 Juan José Saer, L’Ancêtre, traduction Laure Bataillon Paris, Le Tripode, 2014, p. 142. « Ellos mismos eran ese lugar. En el nacían y morían, sembraban, trabajaban, y, cuando salían de pesca o de caza, era ahí a donde traían lo que recogían. », Saer, El entenado, Barcelona, Ediciones Destino, 1988, p. 153.

14 Michel de Certeau, L’Invention du quotidien, I Arts de faire, Paris, Gallimard, 1990.

15 Marc Augé, Non-lieux. Introduction à une anthropologie de la surmodernité, Paris, Le Seuil, p. 68.

16 Juan José Saer, L’Ancêtre, traduction Laure Bataillon, Paris, Le Tripode, 2014, p. 160. « De mi esperaban que duplicara, como el agua, la imagen que daban de si mismos, que repitiera sus gestos y palabras, que los representara en su ausencia y que fuese capaz, cuando me devolvieran a mis semejantes, de hacer como el espía o el adelantado que, por haber sido testigo de algo que el resto de la tribu todavía no había visto, pudiese volver sobre sus pasos para contárselo en detalle a todos. », Saer, El entenado, Barcelona, Ediciones Destino, 1988, p. 173.

17 Homi Bhabha et Jonathan Rutherford, « Le tiers-espace », Multitudes, n° 26, 2006/3, p. 99.

Bibliographie

Corpus

SAER Juan José, L’Ancêtre, [El entenado, 1983], traduction Laure Bataillon, Paris, Le Tripode, 2014

El entenado, Barcelona, Ediciones Destino, 1988

Ouvrages de critique 

BHABHA Homi K et RUTHERFORD Jonathan, « Le tiers-espace », Multitudes, n° 26, 2006/3, pp. 95-107.

CANDAU Joël, Anthropologie de la mémoire, Paris, Armand Colin, 1996

DE CERTEAU Michel, L’invention du quotidien, I Arts de faire, Paris, Gallimard, 1990

GANNIER Odile, Le roman maritime. Emergence d’un genre en occident, Paris, PUPS, 2011

AUGE Marc, Non-lieux. Introduction à une anthropologie de la surmodernité, Paris, Le Seuil, 1992

GRUZINSKI Serge, La machine à remonter le temps. Quand l’Europe s’est mise à écrire l’histoire du monde, Paris, Fayard Histoire, 2017

Pour citer cet article

Hatem Mhamdi, « Traverser la mémoire et reconstituer les espaces : L’Ancêtre de Juan José Saer  », paru dans Loxias-Colloques, 15. Traverser l'espace, Traverser la mémoire et reconstituer les espaces : L’Ancêtre de Juan José Saer , mis en ligne le 05 décembre 2019, URL : http://revel.unice.fr/symposia/actel/index.html?id=1394.


Auteurs

Hatem Mhamdi

Hatem Mhamdi est doctorant à l’Université Côte d’Azur. Sa thèse : « Le captif et le sauvage : représentations des Indiens d’Amérique depuis la découverte à travers relations de voyage, récits de captivité et fiction contemporaine » est dirigée par Mme Odile Gannier, Professeure de littérature comparée à l’Université Côte d’Azur et directrice du CTEL. Les études postcoloniales ainsi que l’ethnologie lui permettent d’étudier la littérature de voyage sous plusieurs angles, dont l’histoire des colonisations.

Université Côte d'Azur, CTEL