Loxias-Colloques |  14. Tolérance(s) I : Regards croisés sur la tolérance 

Isabelle Taillandier  : 

La tolérance entre les lignes. L’Abencérage (1565) d’Antonio de Villegas

Résumé

Cet article réfléchit au concept de tolérance en Espagne à travers une œuvre classique, L’Abencérage (1565) d’Antonio de Villegas. Lors d’un rapide tour d’horizon des dictionnaires espagnols de l’époque, il analyse la présence ou l’absence du mot tolérance. Il replace ensuite l’œuvre dans son contexte politique (problème morisque à partir de 1492, Réforme à partir de 1517, passage du règne de Charles Quint à celui de Philippe II en 1555) puis expose les forces politiques en présence - parti intransigeant, parti éboliste – pour insister ensuite sur le rôle des ébolistes dans la diffusion des trois versions de l’histoire de L’Abencérage. Enfin, il propose une réflexion sur le concept de liberté de conscience qu’utilise Miguel de Cervantès en 1615 dans la seconde partie du Quichotte.

Plan

Texte intégral

1L’histoire d’Abindarráez, de Rodrigo de Narváez et de Jarifa est un thème littéraire capital du Siècle d’Or espagnol, au point que les trois personnages principaux (Rodrigo de Narváez, Abindarráez et Jarifa) devinrent vite populaires. Ils sont notamment cités dans la première partie du Quichotte (1605), au chapitre V.

2Entre 1561 et 1565, au début du règne de Philippe II, apparaissent en Espagne trois versions de cette histoire. Le récit, situé à la frontière du royaume nasride de Grenade au XVe siècle, raconte l’histoire de deux chevaliers : Abindarráez le maure et Rodrigo de Narváez le chrétien. Ces deux chevaliers s’affrontent dans un combat singulier, remporté par Narváez. Le jeune maure devient donc son prisonnier. Sur le chemin du retour, les deux hommes dévoilent leur identité. Abindarráez comprend ainsi que son adversaire est un guerrier pour lequel il a énormément de respect ; Narváez, quant à lui, apprend que son prisonnier appartient à la célèbre famille grenadine des Abencérages1. Narváez demande aussi au jeune maure où il se rendait au moment où leurs chemins se sont croisés. Là, Abindarráez lui fait le récit de ses amours… compromis maintenant par sa captivité. Touché par le récit de son prisonnier et convaincu de son honnêteté, Narváez décide de lui donner une liberté provisoire afin qu’il puisse retrouver sa bien-aimée et l’épouser. La sympathie qui unit les deux hommes a pour ciment la confiance mutuelle. À la fin du récit, ils seront liés par une étroite amitié.

3Des trois versions de cette histoire, celle de Villegas est sans conteste la plus intéressante. On y trouve d’abord une délicatesse stylistique, associée à un propos moral, le tout formant un véritable joyau de la Renaissance espagnole2. Bien que les figures centrales soient idéalisées, ce récit est profondément ancré dans la réalité de son temps. Il affleure en effet l’un des plus graves problèmes sociaux du XVIe siècle espagnol : la question morisque.

La question morisque, ou la Couronne espagnole face à l’hétérodoxie

4À la chute de Grenade (2 janvier 1492), les Capitulations confirment aux musulmans le libre exercice de leur religion. Toutefois, dès 1500, la situation se dégrade et les musulmans sont contraints à l’exil ou à la conversion. Ceux qui se convertissent pour pouvoir rester sont dès lors dénommés morisques. Les morisques sont des chrétiens de fait (qu’ils le soient de façon sincère ou pas) mais ils revendiquent un héritage culturel d’origine musulmane dont les marqueurs les plus importants sont la langue arabe et les vêtements. Cette revendication conduit les vieux chrétiens3 à douter de leur fidélité à la Couronne. Convaincu que ces usages culturels sont des obstacles à une conversion sincère, la Couronne édicte une série de pragmatiques qui visent l’éradication de toute trace de culture musulmane sur le sol espagnol : interdiction des bains, de la teinture au henné, de la langue arabe, de chants et de danses, etc.

5Voici les dates les plus importantes de cette tentative d’acculturation : installation du tribunal de l’Inquisition à Grenade (1526), campagnes d’évangélisation (années 1530), désarmement des morisques (1563-1565), ce dernier étant la conséquence directe de la menace turque en Méditerranée depuis les années 1550.

6Les relations entre vieux et nouveaux chrétiens ne cessent alors de se détériorer. Les morisques sont en effet constamment opprimés, spoliés, humiliés.

La Réforme, ou la Couronne espagnole face à l’hérésie

7À la question morisque s’ajoute en 1517 les problèmes liés au début de la Réforme. C’est l’année où Charles Quint s’assoit sur le trône d’Espagne. En 1530, il convoque une diète à Augsbourg mais échoue à soumettre les princes allemands. Au contraire, Luther exhorte ces derniers à la guerre plutôt que d’accepter de transiger avec Rome. Conscient du problème généré par les revendications protestantes, le Pape convoque le Concile de Trente (1545).

8Dix ans plus tard, Charles Quint est toutefois contraint de signer la Paix d’Augsbourg (1555) et d’accepter les principes de cujus regio ejus religio et de ius migrandi4. Très malade, il abdique un an plus tard en faveur de son fils Philippe (né en 1527) que son père a associé au pouvoir dès 1543. Philippe II reprend le flambeau de son père, se veut le champion de la Contre-Réforme et réactive en 1562 le Concile de Trente5.

La réaction de la Couronne espagnole

9La monarchie espagnole cherche alors désespérément une solution aux problèmes qui, selon elle, menacent la stabilité de ses possessions territoriales : l’hétérodoxie et l’hérésie. Pour elle, toute remise en question du dogme officiel est en effet la parfaite excuse pour justifier une insurrection. Le problème morisque étant le plus ancien, il apparaît urgent de le régler avant de s’opposer aux revendications protestantes. D’où la constante remise en cause de la fidélité des morisques à la Couronne, et une pression de plus en plus forte sur la population morisque.

10Deux partis s’affrontent dans cet enjeu autant politique que religieux. Le parti intransigeant, mené par l’Inquisiteur général Fernando de Valdés, défend un centralisme castillan inflexible et un formalisme religieux virant au fanatisme, issu de l’esprit de croisade qui a animé ce qu’on appelle commodément la "Reconquête". Sa solution : la répression violente et implacable de toute forme de contestation du dogme. Le parti éboliste, mené par Ruy Gómez de la Silva (prince d’Eboli), soutient au contraire une forme de fédéralisme qui prendrait en compte les desiderata des diverses provinces qui constituent le royaume, ainsi qu’une vie religieuse plus empirique qu’intellectuelle. Sa solution : l’intégration progressive des morisques par la prédication et le bon exemple.

11Dans ce contexte extrêmement tendu – révolte des princes allemands mais surtout menace turque en Méditerranée (prise d’Alger en 1529, de Tripoli en 1551, Djerba en 1560) – la population morisque fait figure de cinquième colonne potentielle, d’où son désarmement entre 1563 et 1565. De plus, un concile provincial se tient à Grenade en 1565 : on demande entre autres aux prêtres de vérifier la bonne connaissance des prières, d’interdire les prénoms ou surnoms arabes aux nouveau-nés, de vérifier qu’aucun n’est circoncis, d’exiger une confession régulière. Toute infraction est punie d’une amende, de prison en cas de récidive.

L’Abencérage

12Ce n’est donc pas un hasard si Antonio de Villegas publie en 1565 son Inventario, dans lequel se trouve l’histoire de L’Abencérage. La troisième et dernière session du Concile de Trente, qui a renforcé le dogme catholique, est terminée depuis deux ans : les morisques sont désarmés, leur identité culturelle menacée, leur présence sur le sol espagnol contestée.

13Grâce aux recherches d’Eduardo Torres Corominas6, on sait que le parti éboliste est à l’origine de la publication des trois versions de l’histoire de l’Abencérage (deux en 15617, celle de Villegas en 1565). Cette triple publication d’une histoire d’amitié et de respect entre deux chevaliers, l’un chrétien, l’autre musulman, est une tentative évidente d’apporter une réponse à la question de la diversité.

14Antonio de Villegas est issu d’une famille de nobles castillans proches du parti éboliste qui s’est vu écarter de la Cour à mesure que le parti intransigeant gravissait les marches du pouvoir. Il assiste à cette montée de l’intransigeance et voit comment, petit à petit, l’Espagne se ferme à toute discussion, théologique et sociale. Même si, comme on le suppose, sa version de L’Abencérage est un ouvrage de commande car elle détone dans l’ensemble de son Inventario, il n’en reste pas moins qu’il n’aurait jamais accepté ce travail si la thématique ne le touchait pas de près.

15Exilés de la Cour, les Villegas se sont retirés sur leurs terres de Medina del Campo et se dédient à la viticulture. Villegas accepte-t-il cette commande par désir de revanche : prestige familial en déclin, perte de l’influence politique ? Nous pensons plutôt qu’il écrit ce texte par nostalgie du système féodal, basé selon lui sur le respect de l’adversaire si ce dernier est valeureux, sur la noblesse des sentiments, notamment la générosité du pardon, face à l’émergence d’une société organisée, structurée, excluant tout ce qui ne répond pas à ses critères.

16Il y a urgence car l’image du maure en 1565 est extrêmement négative ; elle ira en se détériorant jusqu’au moment du décret d’expulsion (1609) où le musulman aura droit à une panoplie de noms d’oiseaux, presque toujours sous la plume des membres du clergé : « vermine8 », « vicieux et pestilentiel9 », « maudite engeance d’Agar10 ».

La leçon morale

17Revaloriser l’image du maure en même temps que proposer un nouveau modèle de société constitue un mouvement littéraire spécifique à l’Espagne, appelé nouvelle morisque. L’Abencérage de Villegas est considérée comme la première œuvre du genre11. Francisco Márquez Villanueva affirme même que L’Abencérage est « un plaidoyer sérieux en faveur de la tolérance, basé sur la virtus néo stoïcienne » dont la « leçon a été calculée de façon à s’appliquer autant au problème des judéo-convers qu’à celui des morisques ». Plus loin, il ajoute que « c’est le signe évident d’un phénomène socio-politique d’alliance tactique entre morisques et convers, à savoir des deux branches de nouveaux chrétiens12. »

18La leçon morale13, spécifique à la version de Villegas, constitue de ce fait l’axe central du récit car, en proposant « un tableau vivant de vertu14 », l’auteur établit la vertu comme modèle universel capable de se situer au-dessus des différences ethniques ou religieuses.

19Dans la philosophie antique, la vertu est un ensemble de quatre valeurs principales : le courage, la justice, la tempérance et la sagesse. En mettant face à face deux personnages, l’un chrétien l’autre musulman, Antonio de Villegas va démontrer que tous deux possèdent ces quatre qualités. Certes, la primauté est donnée à Rodrigo de Narváez parce qu’il est plus âgé et plus expérimenté. Abindarráez est un jeune homme et, sous cet angle, l’histoire s’apparente à un récit initiatique. C’est donc le chevalier chrétien qui, pour suivre la métaphore proposée par l’auteur dans son « Au lecteur », va faire éclore la graine de la vertu dans le cœur du jeune homme car la vertu n’est l’apanage ni d’une ethnie ni d’une religion.

20Il est important de noter en effet que nulle part dans le récit Narváez tente de convertir Abindarráez : il y a un respect fondamental de son identité culturelle et religieuse. Mais la réflexion de Villegas va au-delà. En puisant dans la pensée antique, il tente d’établir un nouvel ordre, en dehors du champ religieux. Les valeurs qu’il propose n’excluent ni les chrétiens ni les musulmans car tous deux sont les héritiers de cette pensée gréco-romaine qui a ainsi l’avantage de réunir au lieu de diviser. C’est en ce sens qu’elle est universelle.

21Dans cette optique, L’Abencérage est un texte subversif car les valeurs qu’il promeut s’opposent de façon radicale au processus d’unification religieuse qui élimine la liberté de conscience ; elles s’opposent aussi à l’Inquisition qui use de la force pour parvenir à cette unité religieuse. Dans ce texte, Antonio de Villegas ose affirmer que l’exercice de la vertu est plus efficace que la coercition car il préserve la paix sociale ainsi que la stabilité du royaume.

Guerre de Grenade et expulsion

22Fin 1568, les morisques de Grenade décident de prendre les armes. La Guerre de Grenade (1568-1571) ensanglantera pendant trois ans cette région où la population est majoritairement morisque (65 %). La répression durant et après la guerre sera d’une violence inouïe avec, entre autres, la déportation et la dépossession des enfants en bas âge. Finalement en 1609, Philippe III prendra la décision d’expulser tous les morisques d’Espagne, soit environ 300 000 personnes (4 % de la population totale du royaume).

Tolérance et liberté de conscience

23Nous avons intitulé notre article « la tolérance entre les lignes » car Villegas ne mentionne jamais ce mot dans son texte et pourtant, il ne semble parler que de cela. Le premier dictionnaire espagnol est le Tesoro de la lengua castellana de Sebastián de Covarrubias, publié en 1611 : le verbe tolerar et le nom tolerancia n’y figurent pas15. Le CORDE (Corpus diachronique de l’espagnol) édité par la Real Academia española est donc un outil précieux : entre 1500 et 1600, il recense en Espagne 55 occurrences dans tous les supports ; 12 sont antérieures à la publication de L’Abencérage. Toutes répondent à la définition « supporter avec patience, résister, supporter ». Le mot n’apparaîtra qu’en 1739, dans le tome VI du Diccionario de autoridades16, confirmant cette acception17.

24Dans ce contexte, il est évident que pour un Espagnol du XVIe siècle, « tolérer » un morisque, un convers, un luthérien ou un calviniste est synonyme de permission (sufrir), patience (paciencia), résistance (aguante). Cela implique donc des limites.

25Ce n’est que dans l’édition de 1925 que la définition change pour devenir « Respect et considération envers les opinions ou pratiques d’autrui, même si elles répugnent aux nôtres.18 », modifié en 1992 par « Respect ou considération envers les opinions ou pratiques d’autrui même si elles sont différentes des nôtres.19 » En 1925, apparaît aussi une troisième acception : « Reconnaissance de l’immunité politique à ceux qui professent des religions distinctes de celle admise officiellement.20 ».

26L’idée de « tolérer » une autre religion est donc à chercher ailleurs. Cinquante ans après Villegas, Cervantès mentionne dans la seconde partie du Quichotte (1615) l’expression « liberté de conscience » : Sancho croise par hasard un de ses anciens voisins, le morisque Ricote, qui lui raconte son histoire, notamment l’exil puisque la dernière vague d’expulsion des morisques eut lieu en 1613 dans la région de Murcie. Voici le passage :

« Je quittai donc notre village et j’entrai en France. On nous y faisait bon accueil, mais je voulais tout voir avant de me décider. Je passai en Italie, puis en Allemagne, et il me parut que c’était là qu’on pouvait vivre le plus librement, parce que les habitants ne s’y embarrassent pas de petites choses ; de plus, chacun y vit comme il l’entend, car, dans la plus grande partie du pays, on respecte la liberté de conscience.21 »

27Il explique ensuite qu’il ira chercher sa femme et sa fille expulsées vers Alger pour les ramener avec lui à Augsbourg où il a acheté une maison.

28Dans son article sur Cervantès et la liberté de conscience22, le juriste espagnol José Antonio Rodríguez García se demande comment l’écrivain espagnol interprétait cette expression et quelle était sa position à cet égard. La discussion est éternelle… et la réponse impossible : désirait-il la liberté de conscience ? La condamnait-il au contraire ? Il n’est pas lieu ici de faire la liste de tous les arguments en faveur de telle ou telle hypothèse. Ce qui nous intéresse, c’est la présence de l’expression dans une œuvre publiée deux ans après la fin de l’expulsion des morisques.

29Rappelons que Cervantès a été fait prisonnier par les Turcs en 1575. Malgré trois tentatives d’évasion, il reste captif à Alger pendant cinq ans, jusqu’à son rachat par les Frères Trinitaires. Rodríguez García affirme que Cervantès fait une nette distinction entre les musulmans – qu’il exècre car ils lui rappellent sa captivité – et les morisques pour lesquels il a une certaine compassion, voire une forme de fraternité, d’une part parce qu’ils se considèrent avant tout espagnols, d’autre part parce qu’ils sont également maltraités par les musulmans d’Alger. Le morisque Ricote y fait d’ailleurs allusion dans la même conversation avec Sancho :

Où que nous soyons, nous pleurons et regrettons l’Espagne ; car nous y sommes nés, et elle est à jamais notre unique patrie. Nulle part nous n’avons trouvé l’accueil que nous pouvions espérer dans notre malheur. C’est en Barbarie et dans ces parties de l’Afrique, où nous nous attendions à être reçus comme des frères, qu’on nous maltraite et qu’on nous humilie le plus23.

30Rodríguez García relève seulement deux faits significatifs : c’est justement à Augsbourg que le morisque Ricote choisit de vivre ; les pays qu’il mentionne se caractérisent par une relative tolérance envers les autres religions.

31La France est celle d’Henri IV et de l’Édit de Nantes (1598). Louis Cardaillac24, dans un article consacré aux morisques qui passent par le Languedoc pour se rendre à Venise ou en Turquie, ou qui décident d’y rester évoque la position d’Henri IV vis-à-vis des morisques :

Le roi décide en effet « que soit uzé à leur endroit d’humanité ». Il s’engage à accueillir sur ses Etats ceux qui voudront faire « profession de la religion catholique, apostolique, romayne » ; ceux-ci pourront y demeurer en toute sécurité, à condition toutefois de franchir d’abord la Garonne et la Dordogne ; Henri IV semble ainsi vouloir les tenir éloignés de la frontière espagnole, craignant peut-être que quelques-uns d’entre eux ne conspirent plus tard avec des Espagnols.

32Par ailleurs, dans son œuvre, Cervantès fait souvent référence à l’Italie en tant que berceau de l’humanisme, ce à quoi il faut ajouter la tolérance religieuse propre à Venise afin de ne pas porter préjudice à ses activités commerciales avec Istanbul. Quant à l’Allemagne, nous l’avons noté plus haut, c’est le pays où domine le principe du cujus regio ejus religio. Peut-on alors considérer que Cervantès met dans la bouche de Ricote divers exemples de sociétés qui pratiquent la diversité ?

33Il est impossible de trancher car on peut également interpréter ce passage à l’inverse : Ricote, ce morisque converti et par définition double – à savoir fourbe par nature – ne peut qu’admirer des pays qui, aux yeux du dogme défendu par la Couronne espagnole, « trahissent » la foi catholique. La liberté de conscience, dans ce sens, est l’équivalent d’un relâchement des mœurs et d’une perversion qui aboutissent à une anarchie religieuse et morale. C’est ainsi qu’on peut interpréter la phrase citée plus haut : « les habitants ne s’y embarrassent pas de petites choses ; de plus, chacun y vit comme il l’entend ». Voilà pourquoi, il est difficile de « coller » notre définition actuelle de la liberté de conscience, liée à l’identité personnelle25. Cela dit – et c’est ce sur quoi conclut Rodríguez García – la phrase du morisque Ricote est le premier jalon de notre définition de la liberté de conscience car elle pose la question du droit à « vivre comme chacun l’entend ».

34 

35Le désir de Villegas d’une société plurielle n’a donc pas disparu cinquante ans après la publication de L’Abencérage. Finalement, savoir si Cervantès est pour ou contre la liberté de conscience n’est pas la vraie question. Ce qui est important, c’est que, par le biais de la fiction, il a cité ce concept. La liberté de conscience ne reflétant absolument pas la réalité sociale de son époque, on peut y voir le leitmotiv de certains écrivains espagnols de tendance humaniste – dont Cervantès – qui pensent la société de leur époque en la comparant à d’autres : ici, les sociétés françaises et allemandes, confrontées au pluralisme religieux, avec les solutions qu’elles ont apportées et contre lesquelles la société espagnole s’insurge. C’est peut-être la fonction du témoignage du morisque Ricote : relancer le débat de manière indirecte, le placer sur un plan rationnel, opposé au refus catégorique irrationnel.

Notes de bas de page numériques

1 Les Abencérages étaient une famille noble de Grenade dont la présence est attestée en Espagne musulmane au Xe siècle. Ce n’est toutefois qu’à partir du XIVe siècle qu’ils commencent à jouer un rôle politique. Dès la première moitié du XVe siècle, ils constituent un parti politique puissant, certains de leurs membres occupant quasi continument la charge de vizir. A ce titre, cette famille est à l’origine d’un mythe que l’arabisant espagnol Luis Seco de Lucena Paredes a tenté d’éclaircir dans Los Abencerrajes : leyenda e historia (1960). Après la chute de Grenade, la majorité d’entre eux suivent le dernier roi de Grenade dans son exil en Afrique du Nord. Les ruines de leur palais construit à la fin du XIIIe siècle sont encore visibles dans l’enceinte de l’Alhambra.

2 Pour des exemples plus précis, voir notre présentation de l’œuvre dans VILLEGAS Antonio, L’Abencérage, traduit et présenté par Isabelle Taillandier, Paris, La Reine Blanche, 2017, pp. 13-16.

3 Chrétien qui peut prouver que, chez ses ascendants, il n’y a aucun musulman, juif ou païen. C’est le concept de pureté de sang. Les musulmans et juifs convertis sont des nouveaux chrétiens.

4 Cujus regio ejus religio (principe politique, défendu au xvie siècle, selon lequel la religion d’un peuple devait être nécessairement celle de son souverain) ; ius migrandi (droit d’aller dans un endroit où, par exemple, votre religion est tolérée).

5 Première session (1545-1549), deuxième session (1551-1552).

6 VILLEGAS Antonio de, L’Abencérage, pp. 63-65.

7 Crónica (anonyme), La Diana, de Jorge de Montemayor.

8 Jaime Bleda, cité par BUNES Miguel Ángel de, Los moriscos en el pensamiento histórico, Cátedra, Madrid, 1983, p. 33. Sauf indication contraire, nous avons traduit les textes cités, écrits en espagnol.

9 Pedro Aznar Cardona, cité par GARCÍA ARENAL Mercedes, Los moriscos, Editorial Nacional, Madrid, 1975, p. 230.

10 Blas Verdú, cité par CARDAILLAC Louis, Morisques et chrétiens : un affrontement polémique (1492-1640), Klincksieck, Paris, 1977, p. 57, note 5.

11 Cette appellation s’applique à trois œuvres : L’Abencérage d’Antonio de Villegas (1565), Guerras civiles de Granada de Ginés Pérez de Hita (1595) et Ozmín y Daraja de Mateo Alemán (1599). A ces textes, il convient d’ajouter des romances morisques, comme ceux de Lope de Vega ou de Pedro de Horquilla, ainsi que les comédies dite de captivité (comedias de cautivos), comme El viaje a Turquía de Cristóbal de Villalón (1557), La selva de aventuras de Jerónimo de Contreras (1565) ou El trato de Argel de Cervantès (1582).

12 Francisco Márquez Villanueva, « La criptohistoria morisca : los otros conversos », Cuadernos hispanoamericanos, nº 390, 1982, pp. 521-522.

13 Nous nous appuyons ici sur l’analyse qu’en fait TORRES COROMINAS Eduardo dans Literatura y facciones cortesanas en la España del siglo XVI. Estudio y edición del Inventario de Antonio de Villegas, Madrid, 2008, pp. 434-468.

14 L’Abencérage, p. 25.

15 En revanche, le mot MORISCOS y figure : « los convertidos de Moros a la Fe Católica, y si ellos son Católicos, gran merced les ha hecho Dios, y a nosotros también. »

16 L’une des premières taches de la Real Academia Española (créée en 1713) fut la rédaction d’un dictionnaire. Les six tomes du Diccionario de autoridades furent publiés entre 1726 et 1739. C’est en 1780 qu’il prend le titre de Diccionario de la lengua castellana, puis Diccionario de la lengua española.

17 « Sufrir, llevar con paciencia » (tolerar) ; « sufrimiento, paciencia, aguante » (tolerancia).

18 « 2. Respeto o consideración hacia las opiniones o prácticas de los demás, aunque repugnen a las nuestras. »

19 « 2. Respeto y consideración hacia las opiniones o prácticas de los demás, aunque sean diferentes a las nuestras. »

20 « 3. Reconocimiento de la inmunidad política para los que profesan religiones distintas de la admitida oficialmente. »

21 Miguel de Cervantes, L’Ingénieux Hidalgo don Quichotte de la Manche, traduit de l’espagnol par Aline Schulman, tome 2, Paris, Seuil, 1997, p. 397.

22 « Cervantes y la libertad de conciencia : recapitulando », Laicidad y libertades : escritos jurídicos, núm. 17 (2017), pp. 211-234.

23 Miguel de Cervantes, L’Ingénieux Hidalgo don Quichotte de la Manche, pp. 396-397.

24 Louis Cardaillac, « Le passage des Morisques en Languedoc », Annales du Midi : revue archéologique, historique et philologique de la France méridionale, Tome 83, n° 103, 1971. pp. 259-298.

25 José Antonio Rodríguez García, « Cervantes y la libertad de conciencia : recapitulando », p. 231 : « La liberté de conscience se confond avec l’identité personnelle en tant que liberté radicale et libre développement de la personnalité. »

Bibliographie

CARDAILLAC Louis, « Le passage des Morisques en Languedoc », Annales du Midi : revue archéologique, historique et philologique de la France méridionale, Tome 83, n° 103, 1971. pp. 259-298.

CERVANTES Miguel de, L’Ingénieux Hidalgo don Quichotte de la Manche, traduit de l’espagnol par Aline Schulman, tome 2, Paris, Le Seuil, 1997

CIROT Georges, « La maurophilie littéraire en Espagne au XVIe siècle », Bulletin hispanique, n° 40 et 46, 1938 et 1944

COVARRUBIAS, Tesoro de la lengua castellana o española (1611)

Diccionario de Autoridades (1739)

MÁRQUEZ VILLANUEVA Francisco, « La criptohistoria morisca : los otros conversos », Cuadernos hispanoamericanos , nº 390, 1982, pp. 517-534

Nuevo Diccionario histórico del español, « Mapa de diccionarios académicos », http://web.frl.es/ntllet/SrvltGUILoginNtlletPub

RODRIGUEZ GARCIA José Antonio, « Cervantes y la libertad de conciencia : recapitulando », Laicidad y libertades : escritos jurídicos, n° 17, 2017, pp. 211-234

TORRES COROMINAS Eduardo, Literatura y facciones cortesanas en la España del siglo XVI : estudio y edición del Inventario de Antonio de Villegas, Madrid, Polifemo, 2008

VILLEGAS Antonio de, L’Abencérage, traduit du castillan (Espagne) par Isabelle Taillandier, Paris, La Reine Blanche, 2017

Pour citer cet article

Isabelle Taillandier, « La tolérance entre les lignes. L’Abencérage (1565) d’Antonio de Villegas », paru dans Loxias-Colloques, 14. Tolérance(s) I : Regards croisés sur la tolérance, La tolérance entre les lignes. L’Abencérage (1565) d’Antonio de Villegas, mis en ligne le 06 octobre 2019, URL : http://revel.unice.fr/symposia/actel/index.html?id=1327.


Auteurs

Isabelle Taillandier

Isabelle Taillandier a fait des études de littératures hispaniques et de Lettres Modernes et a soutenu en 2004 une thèse de doctorat en littérature comparée sur la réception de la littérature espagnole dans l’édition et la presse française. Son champ de recherche comparatiste sont les études de réception et d’imagologie. Parallèlement, elle traduit de l’espagnol des textes littéraires classiques ou contemporains. Après avoir enseigné plus de dix ans en Espagne, en Allemagne et en Suisse, elle est actuellement professeur titulaire aux Cours de Civilisation française de la Sorbonne. Outre ses traductions, elle a publié des ouvrages de fiction et des manuels d’enseignement du français (grammaire, littérature).