Loxias-Colloques |  13. Lettres d'exil. Autour des Tristes et des Pontiques d’Ovide 

Odile Gannier et Giampiero Scafoglio  : 

Lettres d’exil.

Autour des Tristes et des Pontiques d’Ovide

Texte intégral

1Le 7 et 8 mars 2019 un groupe de chercheurs très aguerris provenant de différentes universités françaises et italiennes s’est réuni à Nice, à la double invitation du CTEL et du CEPAM, pour parler de l’un des poètes les plus intéressants, les plus fascinants et les plus controversés de l’Antiquité. Nous avons voulu célébrer en fait le bimillénaire de la mort d’Ovide par un colloque international, « Lettres d’exil. Autour des Tristes et des Pontiques d’Ovide », ne se limitant pas à explorer une partie de sa production poétique, mais s’étendant aussi à quelques étapes de sa réception dans les littératures européennes.

2« Exulis haec vox est… » Les Tristes et les Pontiques ont inauguré une longue tradition de lettres d’exil, Epistulae ex Ponto : Ovide, banni sur les bords de la mer Noire, aux confins du monde alors balisé comme le domaine de la civilisation, garde par ses lettres le contact avec ses amis, son épouse, Rome en un mot, son inspiration et son public.

3Nous avons choisi d’ailleurs de nous concentrer sur sa poésie de l’exil avant tout pour faire dialoguer recherche et pédagogie, notamment pour répondre au besoin de nos étudiants qui préparent le concours d’agrégation, car les Pontiques sont l’un des textes latins qui en font l’objet. Cependant c’est précisément la spécificité de la poésie ovidienne de l’exil qui nous a persuadés de la proposer comme sujet de notre entretien : la nature problématique de cette poésie, sa fortune fluctuante dans l’histoire de la critique (avec ses hauts et ses bas), la richesse et la fécondité de sa réception en diverses époques.

4Pour le grand public (si on peut parler de grand public pour la culture classique) Ovide est le poète des élégies d’amour et surtout des Métamorphoses. Jusqu’à la moitié du siècle dernier, en effet, la poésie ovidienne de l’exil était presqu’ignorée par la critique. Et, même quand elle était prise en considération, elle était sous-évaluée, voire dévaluée. On parlait d’une poésie faite de plaintes et gémissements, qui révélait un esprit épuisé par la souffrance, une inspiration affaiblie et asséchée, ou bien une poésie fictive et artificielle, remplie de rhétorique, pompeuse dans sa forme et vide en substance, privée de sentiments sincères, privée même de la joie de vivre typique de la meilleure veine ovidienne : une poésie mise en place seulement dans un but pratique, pour obtenir l’intercession de ses amis d’auprès d’Auguste et pour rentrer à Rome.

5La critique se retrouvait enfin dans une impasse, paralysée qu’elle était entre deux positions inconciliables, voire paradoxalement opposées : la déception à l’égard d’une poésie qui semble se dissoudre dans les lamentations (donc une poésie naïve, même trop sincère !) et la stigmatisation d’une poésie mystifiée et mensongère. Malgré leur antagonisme irréductible, ces deux positions convergeaient pourtant vers la « condamnation sans appel » des Tristes et des Pontiques, œuvres qui ne se sont soustraites de leur bannissement que récemment.

6« Petit livre » (Tristia, I,1) destiné à voyager sans son auteur, assigné à résidence, l’ensemble des Tristes et des Pontiques a cependant touché un large public. Dans la seconde moitié du XIXe siècle, particulièrement, la poésie ovidienne de l’exil a été réévaluée et presque redécouverte : on en a examiné les thèmes et les sources d’inspiration, ainsi que le style et les formes d’expression, en dissipant progressivement les préjugés et en adoptant une appréciation plus objective aussi bien des Tristes que des Pontiques. D’un côté, on a souligné la spécificité de cette poésie, soit dans ses rapports avec les modèles, soit dans la synergie entre motivation intérieure et rhétorique. De l’autre côté, on a mis en évidence la continuité de la production littéraire précédente avec celle de l’exil, en détectant des éléments communs tels que la présence du mythe ou le thème narratif et métaphorique de la métamorphose, qui traversent les diverses œuvres et leur impriment une cohérence de fond, en dépit de leur évolution au fil du temps. En fait, de nombreux auteurs, depuis l’Antiquité (avec Ausone et Rutilius Namatianus par exemple) et le Moyen-Âge, jusqu’à la période moderne, ont repris la thématique de l’exil ou du bannissement et le modèle de ses lettres : Du Bellay par exemple, mais aussi Chateaubriand, Saint-Simon, et au XXe siècle un certain nombre d’écrivains exilés ou bannis dont Mandelstam ou Cesare Pavese.

7Le texte est accessible au lecteur français par de nombreuses traductions : après les traductions classiques, dont celles de Jean Binard en 1625, Abbé de Marolles en 1661, Étienne-Algay de Martignac en 1697, Jean-Marin de Kervillars en 1723, Armand-Balthasard Vernadé en 1834, N.M. Caresme en 1836, Charles Nisard en 1838, ce sont, plus près de nous, Émile Ripert, Jacques André, Chantal Labre, Danièle Robert et Jean-Luc Lévrier pour la dernière traduction, Tristesses, en 2017, qui nous donnent différentes versions des lettres d’exil ; Marie Darrieussecq, enfin, a donné de ces lettres d’exil un volume librement adapté, sous le titre Tristes Pontiques (2008). « Ces mots écrits sur des supports fragiles ont traversé des mers, franchi des montagnes, pris des chemins à peine tracés, vers Rome où ils ont été lus, appris, recopiés puis recopiés encore, de siècle en siècle jusqu’à croiser l’invention de Gutenberg1. » Il s’agira aussi de voir dans ces pages les premières fondations d’un genre, celui des lettres d’exil, qui sera largement illustré ensuite au cours du temps.

8On peut également penser à sa surprenante faveur sous le pinceau de Delacroix (« Ovide chez les Scythes », 1859), ou à d’autres formes de réécriture. Baudelaire, commente ce tableau dans le Salon de 1859, citant Chateaubriand, lui-même ému par le sort du poète banni :

Le voilà couché sur des verdures sauvages, avec une mollesse et une tristesse féminines, le poëte illustre qui enseigna l’art d’aimer. Ses grands amis de Rome sauront-ils vaincre la rancune impériale ? Retrouvera-t-il un jour les somptueuses voluptés de la prodigieuse cité ? Non, de ces pays sans gloire s’épanchera vainement le long et mélancolique fleuve des Tristes ; ici il vivra, ici il mourra2.

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Delacroix, « Ovide chez les Scythes », 1859, National Gallery

Le catalogue, parlant ici la langue si nette et si brève des notices de Delacroix, nous dit simplement, et cela vaut mieux : « Les uns l’examinent avec curiosité, les autres lui font accueil à leur manière, et lui offrent des fruits sauvages et du lait de jument. » Si triste qu’il soit, le poëte des élégances n’est pas insensible à cette grâce barbare, au charme de cette hospitalité rustique. Tout ce qu’il y a dans Ovide de délicatesse et de fertilité a passé dans la peinture de Delacroix […]3.

9L’histoire de l’exil d’Ovide, en lui-même, a suscité des réécritures, un peu sur le modèle des Mémoires d’Hadrien, comme Dieu est né en exil. Journal d’Ovide à Tomes, du Roumain Vintila Horia (1960) ; et l’histoire de son œuvre a été évoquée dans Le Dernier des mondes (Die letzte Welt), par Christoph Ransmayr en 1988 et jusque dans le tout récent ouvrage au titre explicite : L’Exil d’Ovide de Salim Bachi (2018).

10À la lumière de cette richesse de motifs littéraires et d’aspects stylistiques, il n’est pas surprenant que les Tristes et les Pontiques suscitent, aujourd’hui, un intérêt renouvelé, qui nourrit différentes lignes de recherche et pistes de réflexion, en favorisant des progrès remarquables dans l’interprétation de ces œuvres, progrès dont ce recueil des contribution présentées au colloque ambitionne de donner une idée qui sera inévitablement partielle mais, on l’espère, également claire et efficace.

Notes de bas de page numériques

1 Marie Darrieussecq, Tristes Pontiques, P.O.L, 2008, p. 18.

2 Charles Baudelaire, Salon de 1859, chapitre V « Religion, histoire, fantaisie », Laffont, coll. Bouquins, 1980, p. 760.

3 Baudelaire, Salon de 1859, éd. cit., p. 760.

Pour citer cet article

Odile Gannier et Giampiero Scafoglio , « Lettres d’exil. », paru dans Loxias-Colloques, 13. Lettres d'exil. Autour des Tristes et des Pontiques d’Ovide, Lettres d’exil., mis en ligne le 10 juin 2019, URL : http://revel.unice.fr/symposia/actel/index.html?id=1227.


Auteurs

Odile Gannier

Université Côte d’Azur, CTEL

Giampiero Scafoglio

Université Côte d’Azur, CEPAM