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Xavier Boissel  : 

George Orwell et le roman noir - un rendez-vous manqué

Résumé

George Orwell a consacré trois articles au roman policier, une recension en 1936 d’À tombeau ouvert, le roman de Paul Cain, ainsi que deux textes : une longue étude du roman de James Hadley Chase, Pas d’orchidées pour Miss Blandish en 1944, et la même année, un texte plus court dans une revue française. Orwell n’a que peu fréquenté ce genre littéraire et ces trois articles restent marginaux dans ses écrits. Ils font néanmoins sens dans la façon dont il l’appréhende, identifiant la métamorphose du roman à énigme en « crime stories » qui plongent les lecteurs dans une atmosphère où règnent violence et cynisme, un climat propice au fascisme. En pensant ainsi le phénomène dans son historicité et dans sa réception, Orwell rejoint le geste critique de certains auteurs allemands qui se sont intéressés au genre, tels que Siegfried Kracauer ou Theodor W. Adorno. Pour autant, si Orwell porte un regard sévère sur le genre, des liens peuvent s’établir avec ses écrits documentaires ou fictionnels, dans la volonté notamment d’écrire depuis le point de vue des proscrits de l’Histoire et dans sa manière d’être un témoin désillusionné de son temps. En ce sens, la rencontre entre George Orwell et le roman noir fut un rendez-vous manqué.

Abstract

George Orwell devoted three articles to the detective novel, a review in 1936 of Paul Cain’s Fast One, as well as two texts: a long study of James Hadley Chase’s novel No Orchids for Miss Blandish in 1944, and the same year, a shorter text in a French magazine. Orwell had not been much involved in this literary genre and these three articles remain marginal in his writings. Nevertheless, they make sense in terms of his understanding of it, identifying the metamorphosis of the detective novel into "crime stories" that immerse readers in an atmosphere of violence and cynicism, a climate conducive to fascism. By thinking of the phenomenon in its historicity and reception, Orwell joins the critical gesture of certain German authors who were interested in the genre, such as Siegfried Kracauer or T.W. Adorno. However, if Orwell takes a severe look at the genre, links can be established with his documentary or fictional writings, in particular in the will to write from the point of view of the outcasts of History and in his way of being a disillusioned witness of his time. In this sense, the meeting between George Orwell and the « hard boiled » genre was a missed appointment.

Index

Mots-clés : fascisme , réalisme critique, réception, roman policier, théorie critique

Texte intégral

à Gilles Magniont

1George Orwell a très peu écrit sur le roman policier, une poignée d’articles et quelques remarques éparses au fil de certains textes. Quoiqu’ayant noué une relation d’amitié avec l’auteur britannique Julian Symons (qui préfaça Animal Farm), il s’est tenu à distance du genre. Outre une recension consacrée à Fast One, le roman de Paul Cain en 19361, il a consacré deux articles au roman policier : le premier, et certainement le plus célèbre, Raffles et Miss Blandish paru dans le magazine anglais Horizon en octobre 19442 et un autre, beaucoup moins connu, répondant à l’invitation de la revue française Fontaine, en janvier 1944, Grandeur et décadence du roman policier anglais3. Bien qu’il n’en fût pas un amateur, il fut cependant l’un des premiers à prendre au sérieux un genre alors suspect et minoré (ou à tout le moins qui ne connaissait pas encore la fortune qu’il a aujourd’hui), pour en privilégier une approche tant littéraire que politique, mais aussi et surtout morale.

2Rappelons à grands traits la thèse qui s’esquisse dans ces deux articles. Dans le premier texte, Orwell propose une analyse comparative du roman de James Hadley Chase, Pas d’orchidées pour Miss Blandish publié à la veille de la Seconde Guerre mondiale en Angleterre, et de la série des Raffles, d’Ernest William Hornung, créateur d’un personnage aventurier de la Belle époque, qui serait l’équivalent anglais du gentleman-cambrioleur français Arsène Lupin. Dans le second, il esquisse une perspective historique du genre et dessine une ligne de démarcation entre le « detective stories » (avec les figures séminales de Dupin et de Sherlock Holmes) des années 1880-1920 et le « crime stories » de l’après-Première Guerre mondiale. Dans les deux textes s’opère le même double mouvement ; Orwell fait le constat d’un genre littéraire qui, distrayant en son temps, a basculé dans l’ultra-violence : sadisme (omniprésent dans le roman de Chase), cruauté, perversion, sensationnalisme sont désormais le lot de la littérature policière anglo-américaine. De même qu’il avait été choqué par l’amoralité de Fast One dans son article de 1936, Orwell se dit tout autant choqué par le roman de James Hadley Chase, regrettant la finesse d’écriture du « detective novel », tout en subtilités et en digressions, faisant du roman un « pur exercice intellectuel4 ». Le point de vue est tranché. On reconnaît là l’attachement de l’auteur de 1984 à une forme de morale liée à la Common decency. Cette grille de lecture est toutefois renforcée par une posture d’analyse plus idéologique. Bien conscient que les « causes sociales et économiques » ne peuvent plus faire « du simple policier un bienfaiteur de l’humanité »5, Orwell porte sur la métamorphose du roman policier le regard d’une lucidité politique articulée autour d’un double renversement : d’une part, il tente de penser le phénomène dans son historicité et pas seulement dans une histoire du genre ; d’autre part, la réflexion sur la popularité du roman de Chase renverse la perspective du point de vue de la production à celui de la réception ; si le roman de Chase a été publié en 1939, il rappelle qu’il « semble avoir atteint sa popularité en 1940, pendant la bataille d’Angleterre et le Blitz6 » et il écrit quelques lignes plus loin :

Ce fut, en fait, une des choses qui ont aidé les gens à supporter l’ennui des bombardements. Au début de la guerre, on pouvait voir dans le New Yorker un dessin représentant un petit monsieur s’approchant d’un kiosque couvert de journaux aux titres tonitruants : « Furieux combats de tanks dans le nord de la France », « Grande bataille navale en mer du Nord », « Gigantesques affrontements aériens au-dessus de la Manche », etc. En légende, le petit monsieur disait simplement : « Je voudrais Action stories, s’il vous plaît7. »

3La congruence entre la violence récréative et sa déréalisation fait selon Orwell du roman policier le divertissement par excellence, idée qu’il ramasse dans une formule saisissante : « Tout le monde sait qu’une balle fictive est beaucoup plus excitante qu’une balle réelle8. »

4Plus le roman policier se complique, plus il doit « satisfaire chez le lecteur un appétit de violence et une soif de sang toujours croissants9 », dans lesquels il baigne et auxquels il s’accoutume. Analysant dans le détail la trame du roman de Chase, Orwell en conclut que « c’est le genre de rêverie qui correspond à l’ère totalitaire », puisque « dans son monde imaginaire de gangsters, Chase nous offre, en quelque sorte, une image quintessenciée de la scène politique contemporaine10 ». Là encore, Orwell inscrit son analyse du phénomène littéraire dans une perspective morale :

Les gens vénèrent le pouvoir sous la forme qu’ils sont capables de comprendre. Un garçon de douze ans idolâtrera Jack Dempsey. Un adolescent vivant dans les taudis de Glasgow idolâtrera Al Capone. Un élève ambitieux d’une école d’études commerciales idolâtrera Lord Nuffield. Un lecteur du New Statesman idolâtrera Staline. S’il y a là des différences du point de vue de la maturité intellectuelle, il n’y en a aucune du point de vue moral11.

5Le trait caractéristique du pouvoir, qu’il soit politique ou mafieux, réside dans son absence de sens moral et sa violence intrinsèque. À l’ère moderne, le roman policier, en tant que divertissement de l’industrie narrative, en est le triste reflet. À sa façon, George Orwell anticipe ici les analyses d’Hans Magnus Enzensberger dans son texte « Chicago-Ballade. Modèle d’une société terroriste », qui montrera vingt ans plus tard en quoi la figure mythologique du gangster n’est pas née ex nihilo, mais qu’elle fut portée par l’inconscient collectif d’une époque où la criminalité s’organisa sur le modèle de l’activité commerciale12, tout en étant magnifiée par l’industrie culturelle (cinématographique, au premier chef). « Dès 1925, le gangster était un objet touristique » écrit Enzensberger, rappelant au passage que la Warner Bros, la grande firme d’Hollywood, avait offert à Al Capone un cachet de 200 000 dollars pour qu’il interprète son propre rôle, faisant du criminel « la reproduction de sa propre reproduction ».

6Résumons donc la position d’Orwell : en l’espace d’un demi-siècle, dans sa production comme dans sa réception, le genre policier a subi une profonde mutation ; l’auteur de 1984 trace une nette dichotomie entre le « detective novel » de la Belle Époque et le « crime stories » des années trente. Cette dernière est selon lui à la fois esthétique, sociologique mais surtout axiologique. Le personnage de Raffles, et Orwell insiste sur ce point à plusieurs reprises, est un gentleman, il est patriote et respectueux d’un certain code moral, il fait preuve de panache. Qui plus est, c’est un proscrit, et cela n’est pas sans lui déplaire. Par où l’on comprend pourquoi Orwell trouve au roman à énigme à l’ancienne, populaire et distrayant, un certain charme ; au surplus, cette ligne de démarcation éclaire son rejet, sinon sa répulsion envers la transformation antisociale, cynique et morbide du genre. Nonobstant cette inclination, Orwell n’en conserve pas moins une distance critique avec la série des Raffles, dont il souligne le caractère puéril et surtout conservateur, en rappelant que le héros, issu de la classe moyenne supérieure et quoique ancien élève d’une public school, ne sera jamais reconnu par l’establishment. Il reste un personnage « snob », au sens étymologique du terme. Le « detective novel », bien que divertissant, reste donc à ses yeux un genre conformiste.

7Cette approche du roman policier et de sa pratique effectuée par Orwell à la fin de la Seconde Guerre mondiale, dans ses inflexions sociologiques, rappelle quelque peu celle d’un autre auteur, qui proposa une réflexion singulière sur le genre vingt ans plus tôt : Siegfried Kracauer, un penseur qui, comme ses amis Theodor W. Adorno et Walter Benjamin, a lié sa pratique de la philosophie à un intérêt social. Entre 1922 et 1925, celui-ci écrit sous forme de feuilleton dans la Frankfurter Zeitung une série d’articles consacrée au roman policier, qui ne sera publiée de façon posthume sous le titre allemand Der Detektiv-Roman qu’en 197113. Il concentre son étude sur le roman à énigme dans une perspective relevant à la fois d’une approche métaphysique et d’une forme de sociologie existentielle. Il s’agit pour lui de démontrer que ce genre romanesque propose un nouveau mode de rationalité, qu’il appelle la ratio. Le détective est celui qui soumet le champ du réel aux catégories de l’entendement, réduisant la raison à sa simple puissance de calcul. Il ne fait plus de la raison une fin, il est son allégorie. « La ratio s’engendre elle-même en l’ombre abstraite du détective », écrit Kracauer14. La résolution de l’énigme est l’expression d’une déliaison et d’un aplatissement de la préhension rationnelle du monde.

8Kracauer évoque donc le roman à énigme, celui auquel ira la préférence d’Orwell. Au début des années vingt, le roman hard boiled15 n’a pas encore pénétré l’Europe, qui en est restée au whodunnit, le « roman-problème », ou le « roman-jeu », dans lequel le détective, figure aristocratique de l’amateur éclairé, fait triompher le raisonnement hypothético-déductif et la raison calculante16. On pourrait à cet égard penser que Kracauer s’est arrêté au moment où Orwell commence sa réflexion, vingt ans plus tard, en distinguant à gros traits roman policier et roman noir (comme le fait à peu près au même moment mais avec plus de précision Roger Caillois17). Il n’en est cependant rien. Le simple fait que Kracauer n’ait pas publié ce livre de son vivant18 atteste peut-être aussi autre chose : ses interventions dans la Frankfurter Zeitung visaient à politiser l’intelligentsia de son époque, et, partant, cherchaient une effectivité immédiate. Or, à la charnière des années vingt et trente, le roman policier sort de la métaphysique et les spéculations kantiennes de Kracauer ne semblaient peut-être plus d’actualité. Il y avait pour lui d’autres priorités, en témoigne sa vaste enquête sur les employés, cette couche sociale dont le malaise allait favoriser la prise de pouvoir d’Hitler19. Il n’empêche : en creux, il avait anticipé la mutation du genre, témoin du « désenchantement du monde » (Max Weber) et du devenir intégralement rationnel de la société : « Ils [les auteurs de romans policiers] présentent au caractère civilisateur une glace déformante d’où le regarde fixement la caricature de sa propre monstruosité20. » On le voit, Kracauer pressent ce que va devenir le roman policier avec la montée en puissance du parti nazi : une « comédie macabre », anticipant « la représentation collective de la terreur totalitaire », selon les mots de son ami T. W. Adorno, dans le fragment 148 de Minima Moralia, qui quelques années plus tard prendra acte de la « décadence » du genre : « alors qu’elle [la comédie macabre] continue à prétendre se moquer de la fausse horreur, elle détruit les images de la mort. Elle présente le cadavre en ce qu’il est devenu, un accessoire »21. Il est à cet égard significatif que cette réflexion, qui entre en pleine convergence avec le propos d’Orwell sur l’installation du fascisme dans les esprits, soit faite à partir de l’évocation par Adorno d’un auteur quelque peu oublié aujourd’hui, Edgar Wallace (1875-1932). Or c’est justement depuis les enquêtes de J. G. Reede, la figure de l’inspecteur de police créée par ce romancier, qu’Orwell analyse le point de rupture avec le roman à énigme : J.G. Reede est l’anti-Sherlock Holmes « qui arrête les criminels, non grâce à ses brillantes capacités intellectuelles, mais grâce à l’organisation toute-puissante dont il est un rouage », qui est « l’incarnation de la force brute » et véhicule d’un « inquiétant sadisme intellectuel22. »

9Les articles d’Orwell sont écrits à peu près au même moment où Adorno entame la rédaction de ses Minima Moralia. Les deux auteurs formulent le même diagnostic : le roman policier est un genre complaisant dans lequel se déploient les instincts fascisants, véritable condensé des études sur la personnalité autoritaire menées par Adorno. Certains traits de l’échelle du fascisme (l’échelle F), celle qui cible un profil de personnalité autoritaire et anti-démocratique qui rend une personne vulnérable à la propagande fasciste, s’y retrouvent : la soumission à l’autorité, la fascination pour la force, le cynisme23. Notons au passage que ces analyses rejoignent en partie celles de Wilhelm Reich et notamment la notion de « peste émotionnelle » ainsi que la psychologie de masse de la petite bourgeoisie24. Effacement de l’intellect au profit de l’émotion et ensauvagement des rapports sociaux sont donc les traits spécifiques de la mutation du genre policier, selon Adorno et Orwell. Pour eux, la décomposition du genre est consommée. Avec le roman policier, la mort ne veut plus rien dire.

10Mais de quel type de roman parle-t-on ? Et surtout de quels auteurs ? Dans son article de 1936, Orwell évoque le roman, authentiquement hard boiled, de Paul Cain, qui condense la quintessence même du genre. Et dans son long article de 1944 publié dans Horizon, il analyse celui de James Hadley Chase, un écrivain anglais qui se contente surtout de copier ce qu’il a lu dans certains romans hard boiled américains pour n’en garder que des effets « tape à l’œil », l’une des marques du kitsch selon Hermann Broch25. Ce dont parle Orwell en 1944 et qui reste pour lui un repoussoir est justement une contrefaçon du roman noir. Cette kitschisation du polar semble quelque peu lui échapper26. Quoi qu’il en soit, qu’il ait affaire à un pur roman noir ou à sa copie dégradée, Orwell condamne le genre, ce qui est logique, car chez lui tout s’imbrique, littérature, politique, morale. Pourtant, le roman noir avait tout pour lui plaire. On peut en effet regretter qu’il soit passé à côté de ce que Benoît Tadié a appelé « le moment pulp » du polar, que l’on associe le plus souvent à la création du magazine Black Mask, fondé en 1920 et dans lequel Dashiell Hammett publia ses premières nouvelles27. Dans le récit à la mode « pulp », la résolution du crime est reléguée au second plan, de même que l’intrigue. Là où le roman à énigme montre un monde clos, où à la fin l’ordre bourgeois est rétabli28, le roman noir se situe dans un monde ouvert et brosse le plus souvent le tableau d’une société corrompue, où les criminels ne sont pas forcément châtiés. Même si les mécanismes de la corruption sont mis à nus par le détective privé, le dur à cuire (« hard-boiled »), à la fin, ce n’est pas le Bien qui triomphe. Avec le roman noir, la littérature bascule dans l’ère du soupçon. « Ce monde ne sent pas très bon, mais c’est celui où l’on vit29 », déclare Raymond Chandler. C’est ce que dévoilent les romans de Hammett, Chandler, Burnett ou Paul Cain, qui sondent les rouages de l’ordre social dessiné par le Capital et dans lesquels la société y est représentée tout entière « dans sa plus haute puissance du faux », pour reprendre une expression de Gilles Deleuze30. Selon une autre tonalité et une codification différente, le roman noir poursuit le projet balzacien – explorer « l’envers de l’histoire contemporaine » – non plus du point de vue de la totalité, mais depuis le microcosme social lui-même, débarrassé de sa projection illusoire, de son « macrocosme politique31 » ; la littérature hard-boiled retourne comme un gant la camera obscura de l’idéologie sur elle-même. Le regard qu’elle porte sur la société passe par le point de vue du détective, observateur aiguisé de la décomposition sociale, c’est un regard qui se situe à hauteur d’hommes : les anonymes, les ordinaires, les déclassés, condamnés à rester déclassés. Et le privé, nouvelle figure de l’anti-héros, reste celui qui sait garder son intégrité morale jusqu’au bout, « il est seulement la vertu d’un monde sans vertu. Il peut bien redresser quelques torts, il ne redressera pas le tort général de ce monde, et il le sait, d’où son amertume32 » écrit encore Jean-Patrick Manchette.

11L’efflorescence du roman noir correspond à un moment historique précis, celui du mouvement contre-révolutionnaire général : écrasement de la révolte spartakiste en Allemagne, prise du contrôle du parti par Staline en Union soviétique, avènement du crime organisé et devenir-mafieux de la société aux États-Unis. Il est donc contemporain de la défaite du mouvement ouvrier et de la liquidation du négatif. Sans doute est-ce cela aussi que pressentait le socialiste Orwell dans la mutation du genre. Et l’on se souvient par ailleurs que Georg Lukács, dans un essai paru au lendemain de la Première Guerre mondiale, fit du roman le genre même de la mélancolie33, celui de la totalité disloquée : fracture du personnage romanesque, crise du progrès et de la raison, sentiment d’absurdité et de résignation, et ce principalement depuis Flaubert. Avec ce dernier, c’est sur la ruine du sens que s’édifie désormais la forme romanesque, une forme désenchantée. C’est dans cet héritage naturaliste que s’inscrit le roman hard-boiled ; on peut au demeurant noter que cette littérature de la désillusion et de la mélancolie est en prise directe sur le corps social, et même qu’elle n’est pas dépourvue de geste critique.

12N’y-a-t-il pas là quelques échos avec l’œuvre d’Orwell ? Le lien est facile à faire avec ses écrits documentaires, rédigés le plus souvent du point de vue des vaincus de l’histoire, songeons par exemple à Dans la dèche à Paris et à Londres et au Quai de Wigan ; plus ténu, il l’est cependant encore avec certaines de ses fictions allégoriques comme 1984 et Animal Farm : la première est écrite du point de vue des proscrits (Winston Smith, en l’occurrence), et dans la seconde, le point de vue narratif adopté est essentiellement celui des animaux de la ferme, floués de leur révolution par la caste des cochons. Mais c’est surtout avec deux de ses romans d’avant-guerre, moins connus, Un peu d’air frais ou Vive l’aspidistra !, des fictions écrites elles aussi à hauteur d’hommes, que le lien nous paraît éclatant. Ce n’est certes pas le quotidien misérable des classes populaires qui y est décrit, comme dans les écrits documentaires, mais leur anti-héros, la mélancolie qui y règne (surtout dans Un peu d’air frais), l’atmosphère et les lieux rappellent quelque peu le réalisme du roman hard-boiled : faubourgs blafards, maisons miteuses, garnis minables, hôtels borgnes… Au surplus, l’argent, ou plutôt, la marchandise jetée dans « la cornue alchimique de la circulation » devenue argent, pour paraphraser Marx34, y tient une place prépondérante (songeons à Gordon Comstock, l’un des personnages de Vive l’aspidistra !, issu de la petite-bourgeoisie, parti en guerre contre le culte de l’argent). Ainsi, les connexions à établir entre la littérature « pulp » et l’œuvre de George Orwell, tant sur le plan esthétique que relativement à leur objet, méritent une étude. Dans les deux cas s’élabore une forme de réalisme critique. Rien de surprenant à cela, Manchette l’avait d’ailleurs parfaitement compris :

On commettrait une erreur si l’on comptait que les rapports entre George Orwell et le polar se tiennent seulement dans trois ou quatre comptes rendus et une douzaine de remarques incidentes, au milieu d’une énorme œuvre de critique et de commentateur soucieux de son temps. […] En revanche cet écrivain a sans cesse été ce « témoin de son temps » que le polar veut être. Comme le polar, Orwell a été un témoin désillusionné. Sa pensée et ses expériences, notamment son expérience de la guerre civile espagnole, l’ont mené à la plus grande vigilance touchant la violence sociale, les mécanismes du pouvoir politique, et la fausse conscience des intellectuels35.

13Être un témoin désillusionné de son temps, c’est bien en effet ce que fut Orwell, au même titre qu’un Dashiell Hammett. Dans la mesure où pour Manchette, le polar est « la grande littérature morale de notre époque36 », alors on peut en effet affirmer que si Orwell avait exploré le genre plus minutieusement, il en serait devenu un lecteur averti, au même titre que Paul Valéry ou Walter Benjamin. Nul doute qu’il y aurait retrouvé le même ethos qui façonne toute son œuvre. Aussi, en guise de conclusion, nous ferons nôtre cette dernière réflexion de Manchette : « Orwell n’a pas aimé le polar. C’est parce qu’il ne l’a pas fréquenté. Nous qui fréquentons le polar, nous aimerons fréquenter Orwell37. »

Notes de bas de page numériques

1 À tombeau ouvert, traduit de l’américain par Jacques-Laurent Bost et Marcel Duhamel et publié en Série Noire en 1949. Cette recension a paru dans le New English Weekly du 23/04/1936.

2 Article repris dans le recueil Tels, tels étaient nos plaisirs, éditions Ivrea/éditions de l’Encyclopédie des Nuisances, p. 22-41 et traduit de l’anglais par Anna Krief, Bernard Pecheur et Jaime Semprun, 2005.

3 Revue Fontaine, n° 37-40, janvier 1944, p. 69-75 et traduit de l’anglais par Fernand Auberjonois. Article mis en ligne par Nedjib Sidi Moussa sur son site : https://sinedjib.com/index.php/2021/07/24/george-orwell-grandeur-et-decadence-du-roman-policier-anglais/ (cons. 1er mars 2022).

4 George Orwell, Conclusion de Grandeur et décadence du roman policier anglais, art. cit.

5 George Orwell, Grandeur et décadence du roman policier anglais, art. cit.

6 George Orwell, Raffles et Miss Blandish, op. cit., p. 28.

7 George Orwell, Raffles et Miss Blandish, op. cit., p. 31.

8 George Orwell, Raffles et Miss Blandish, op. cit., p. 32.

9 George Orwell, Grandeur et décadence du roman policier anglais, art. cit.

10 George Orwell, Raffles et Miss Blandish, op. cit., p. 39.

11 George Orwell, Raffles et Miss Blandish, op. cit., p. 40.

12  » Il est facile de retirer à cette renommée son côté magique. La guerre des gangs de Chicago n’est pas autre chose que la continuation de l’affaire avec d’autres moyens. Elle n’a pas été motivée par le goût de la bravade ; elle est une suite inévitable de la logique économique. Le syndicat était contraint à l’expansion ; ses concurrents se virent obligés de défendre leurs propres marchés de débouchés. L’histoire de la guerre des gangs est aussi pleine d’enseignements et aussi ennuyeuse que celle du secteur de l’alimentation dans n’importe quelle ville de province ; c’est un thème pour dissertations d’économie politique. Ses personnages sont très moyens ; le fait qu’ils aient eu recours à des mitrailleuses au lieu des traites ne les grandit pas. La lecture, la chronique de cette lutte est à la fois confuse et monotone, et ses massacres sensationnels sont éventés : ce sont des épisodes quelconques, aussi inintéressants que le rapport périmé d’un expert comptable ». « Chicago-Ballade. Modèle d’une société terroriste », in Crime et politique, neuf études, Gallimard, coll. Les Essais CXXVI, pages 94-95, traduit de l’allemand par Lily Jumel, 1967 [Politik und Verbrechen, Suhrkamp Verlag, 1964].

13 Siegfried Kracauer, Le roman policier, Payot & Rivages, traduit de l’allemand par Geneviève et Rainer Rochlitz, 2001.

14 Siegfried Kracauer, Le roman policier, op. cit., chapitre « Détective », p. 93-94.

15 « Hard-boiled » fait référence aux œufs trop cuits et familièrement signifie un « dur à cuire », expression utilisée pour désigner le personnage central de cette catégorie du roman noir américain. Les plus célèbres « hard boiled detectives » sont Sam Spade, le détective de Dashiell Hammett, et Philip Marlowe, celui de Raymond Chandler. C’est ce type de roman que l’écrivain britannique James Hadley Chase a imité avec Pas d’orchidées pour Miss Blandish.

16 Gilles Deleuze, dans un article pénétrant, a affiné cette taxinomie en distinguant à l’intérieur même du roman à énigme « deux écoles du vrai : l’école française (Descartes), où la vérité est comme l’affaire d’une intuition intellectuelle de base, dont il faut déduire le reste avec rigueur – l’école anglaise (Hobbes), d’après laquelle le vrai est toujours induit d’autre chose, interprété à partir des indices sensibles. Bref : déduction et induction. », cf. « Philosophie de la Série Noire » (1966), in L’île déserte et autres textes, Paris, éditions de Minuit, 2002, p. 115.

17 Très au fait de la littérature hard-boiled, dans un chapitre de Puissances du roman, Roger Caillois note que l’école américaine « détourne incontestablement le roman policier de sa vocation intellectuelle » pour l’entraîner vers une « surenchère dans l’ordre de la sensation » et en conclut à l’opposition de « deux pôles opposés », cf. Puissances du roman, Marseille, éditions du Sagittaire, 1942, p. 128-136.

18 Un seul chapitre de ce livre sera finalement publié : « Hall d’hôtel » dans L’Ornement de la masse en 1927 (paru aux éditions La Découverte en 2008, traduit de l’allemand par Sabine Cornille) – chose significative, quand l’on connaît la fonction du hall d’hôtel dans le polar, lieu même de l’éphémère, du transitoire, de la déliaison et de la déréliction.

19 Siegfried Kracauer, Les Employés, traduit de l’allemand par Claude Orsoni, Maison des sciences de l’homme, coll. Philia, 2004. Terminé à la fin de 1929, le manuscrit est publié en une série de dix articles dans la Frankfurter Zeitung.

20 Siegfried Kracauer, Le roman policier, op. cit., p. 32.

21 T. W. Adorno, Minima moralia, traduit de l’allemand par Éliane Kaufholz et Jean-René Ladmiral, Paris, Payot, 1983, p. 217, § 148 [Reflexionen aus dem beschädigten Leben, Suhrkamp, Berlin/Francfort, 1951].

22 George Orwell, Raffles et Miss Blandish, op. cit., p. 36.

23 T. W. Adorno, Études sur la personnalité autoritaire, traduit de l’anglais par Hélène Frappat, éditions Allia, 2007. Rédigée pendant la Seconde Guerre mondiale, cette enquête a été publiée en 1950 par l’American Jewish Committee.

24 Voir la dernière partie de L’analyse caractérielle et le chapitre II de La psychologie de masse du fascisme, Paris, Petite Bibliothèque Payot, tous deux traduits de l’allemand par Pierre Kamnitzer, 1972 et publiés initialement en Allemagne en 1933.

25 Hermann Broch, Quelques remarques à propos du kitsch, traduit de l’allemand par Albert Kohn, éditions Allia, 2001 [conférence prononcée aux États-Unis en 1950].

26 Comme le note Jean-Patrick Manchette : « Orwell a, du même pas, confondu dans une même répugnance le roman noir et ses ersatz. », « 1984 », in Chroniques, Rivages/Écrits noirs, 1996, p. 284.

27 Pour plus de précisions sur ce distinguo générique, on se rapportera à l’article de Benoît Tadié, « La ville du polar américain : images et expérience », in Belphégor, Littérature populaire et culture médiatique n° 14, Dossier « sérialités », 2016, ainsi qu’à son essai, Le polar américain, la modernité et le mal (1920-1960), PUF, 2006, notamment l’introduction.

28 Voir à ce sujet la thèse du sociologue Luc Boltanski, pour qui l’assomption de la figure du détective, de Conan Doyle à Maigret, est une manière de rétablir l’autorité de l’État-Nation sur la réalité. Cf. Énigmes et complots, Une enquête à propos d’enquêtes, Gallimard, coll. NRF Essais, 2012, en particulier les chapitres 2 et 3.

29 Raymond Chandler « The Simple Art of Murder », publié dans le Saturday Review, 15/04/1950, traduit de l’anglais par Claude Gilbert. Article en ligne sur le net : http://artemusdada.blogspot.com/2016/01/lart-simple-dassassiner-raymond.html

30 Gilles Deleuze, « Philosophie de la Série Noire », op. cit., p. 117.

31 Nous empruntons cette formule à Fredric Jameson, cf. les analyses de son essai Raymond Chandler. Les détections de la totalité, traduit de l’anglais par Nicolas Vieillescazes, Les Prairies ordinaires, 2014, en particulier la première partie « La distraction comme perception », voir les p. 17-21.

32 J.-P. Manchette, « Cinq remarques sur mon gagne-pain », Chroniques, op. cit., p. 21.

33 Georg Lukács, La Théorie du roman [édition originale Berlin, 1920], traduit de l’allemand par Jean Clairevoye, éditions Gonthier/Bibliothèque Médiations, 1963, voir plus précisément le chapitre 2 de la seconde partie, p. 115 et suivantes.

34 Cf. Karl Marx, Le Capital - Livre premier, première section : la marchandise et la monnaie, Chapitre III : La monnaie ou la circulation des marchandises, éditions sociales, traduit de l’allemand par Joseph Roy, p. 96, 1976 [première publication : 1867]

35 J.-P. Manchette, « 1984 », Chroniques, op. cit., p. 284-285.

36 J.-P. Manchette, « 1984 », Chroniques, op. cit., « Approche lente », p. 26.

37 J.-P. Manchette, « 1984 », Chroniques, op. cit., p. 285.

Bibliographie

Œuvres d’Orwell

ORWELL George, Raffles et Miss Blandish, magazine Horizon, octobre 1944, repris dans le volume Tels, tels étaient nos plaisirs, traduit de l’anglais par Anna Krief, Bernard Pecheur et Jaime Semprun, Paris, éditions Ivrea/éditions de l’Encyclopédie des Nuisances, 2005, p. 22-41

ORWELL George, Grandeur et décadence du roman policier anglais, Revue Fontaine, n° 37-40, janvier 1944, p. 69-75, traduit de l’anglais par Fernand Auberjonois. Article mis en ligne par Nedjib Sidi Moussa sur son site : https://sinedjib.com/index.php/2021/07/24/george-orwell-grandeur-et-decadence-du-roman-policier-anglais/

Autres textes et études

ADORNO T. W., Minima moralia [publié en Allemagne en 1951], traduit de l’allemand par Éliane Kaufholz et Jean-René Ladmiral, Paris, Payot, 1983.

ADORNO T.W., Études sur la personnalité autoritaire [publié aux États-Unis en 1950], traduit de l’anglais par Hélène Frappat, éditions Allia, 2007.

BOLTANSKI Luc, Énigmes et complots. Une enquête à propos d’enquêtes, Gallimard, Coll. NRF Essais, 2012.

BROCH Hermann, Quelques remarques à propos du kitsch, traduit de l’allemand par Albert Kohn, éditions Allia, 2001 [conférence prononcée aux États-Unis en 1950].

CAILLOIS Roger, Puissances du roman, Marseille, éditions du Sagittaire, 1942.

CAINE Paul, À tombeau ouvert [publié aux États-Unis en 1933], traduit de l’américain par Jacques-Laurent Bost et Marcel Duhamel, Série Noire, 1949.

CHANDLER Raymond, « The Simple Art of Murder », [publié aux États-Unis en 1950], traduit de l’anglais par Claude Gilbert : http://artemusdada.blogspot.com/2016/01/lart-simple-dassassiner-raymond.html

DELEUZE Gilles, « Philosophie de la Série Noire » (1966), in L’île déserte et autres textes, Paris, éditions de Minuit, 2002, p. 114-119.

ENZENSBERGER Hans Magnus, Crime et politique, neuf études [publié en Allemagne en 1964], traduit de l’allemand par Lily Jumel, Paris, Gallimard, coll. Les Essais CXXVI, 1967.

JAMESON Frederic, Raymond Chandler. Les détections de la totalité [publié aux États-Unis en 2015], traduit de l’américain par Nicolas Vieillescazes, Les Prairies ordinaires, 2014.

KRACAUER Siegfried, Le roman policier [publié en Allemagne entre 1922 et 1925], traduit de l’allemand par Geneviève et Rainer Rochlitz, Paris, Payot & Rivages, 2001

KRACAUER Siegfried, L’Ornement de la masse [publié en Allemagne en 1927], traduit de l’allemand par Sabine Cornille, Paris, éditions La Découverte, 2008

KRACAUER Siegfried, Les Employés [publié en Allemagne en 1929], traduit de l’allemand par Claude Orsoni, Maison des sciences de l’homme, coll. Philia, 2004

LUCÁKS Georg, La Théorie du roman [publié en Allemagne en 1920], traduit de l’allemand par Jean Clairevoye, éditions Gonthier/Bibliothèque Médiations, 1963.

MANCHETTE Jean-Patrick, Chroniques, Rivages/Écrits noirs, 1996.

MARX Karl, Le Capital [première publication en Allemagne en 1867], traduit de l’allemand par Joseph Roy, éditions sociales, 1976 [Livre premier, première section : la marchandise et la monnaie, Chapitre III : La monnaie ou la circulation des marchandises]

REICH Wilhelm, L’analyse caractérielle et La psychologie de masse du fascisme [publiés en Allemagne en 1933], traduits de l’allemand par Pierre Kamnitzer, Paris, Petite Bibliothèque Payot, 1972.

TADIÉ Benoît, Le polar américain, la modernité et le mal (1920-1960), PUF 2006.

TADIÉ Benoît, « La ville du polar américain : images et expérience », in Belphégor, Littérature populaire et culture médiatique n° 14, Dossier « sérialités », 2016.

Pour citer cet article

Xavier Boissel, « George Orwell et le roman noir - un rendez-vous manqué », paru dans Loxias, 76., mis en ligne le 15 mars 2022, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html?id=9957.


Auteurs

Xavier Boissel

Né en 1967 à Lille, Xavier Boissel est romancier et essayiste. Il a publié deux essais – Paris est un leurre (Inculte, 2012), Capsules de temps (Inculte 2019) – et trois romans : Autopsie des ombres (Inculte, 2013), Rivières de la nuit (Inculte, 2014) et Avant l’aube (10/18, 2017). Il est correspondant de la plateforme en ligne D-Fiction : https://d-fiction.fr/tag/xavier-boissel/. Il a rejoint au printemps 2019 le comité éditorial des éditions JOU, fondées par l’écrivain Éric Arlix, en compagnie du critique et libraire Hugues Robert : https://editionsjou.net/. Son prochain roman, Sommeil de cendres paraîtra chez 10/18 en mai 2022.