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Mahmoud Sheykholeslami  : 

Les Mémoires de Simone de Beauvoir, la fête des retrouvailles

Résumé

Simone de Beauvoir avait enduré de nombreuses épreuves jusqu’à l’année où elle a entamé la rédaction des Mémoires. À l’âge qui « combine au mieux le rétrospectif et le prospectif » ressentant le besoin d’un nouveau stimulus, elle choisit le retour au passé lui étant fondamental. L’image que l’autrice peint de la nature de la « fête » dans le texte, où celle-ci apparaît comme une « ardente apothéose du présent, en face de l’inquiétude de l’avenir » soulève une réflexion sur la recherche de la force motrice de la jeunesse que seule l’atmosphère festive créée par la rédaction des Mémoires pourrait susciter. Ainsi, bien que le texte traite du passé, pour la narratrice, il contient le rajeunissement et la récupération des forces de la jeunesse.

Abstract

Simone de Beauvoir had endured many hardships until the year she began writing the Memoirs. At the age which "combines the retrospective and the prospective in the best way", feeling the need for a new stimulus, she chooses the return to the past which is fundamental to her. The image that the author demonstrates the nature of the "celebration" in the text: "ardent apotheosis of the present, in the face of the anxiety of the future" raises an idea to search for the driving force of youth which only the festive atmosphere created by the writing of the Memoirs could arouse. So, although the text has looked to the past, there will be a rejuvenation for the future. The article sets out to identify this mechanism by trying to clarify the dimensions of it.

Index

Mots-clés : autobiographie , Beauvoir (Simone de), écriture de soi, résilience

Keywords : autobiography , Beauvoir (Simone de), resilience

Géographique : France

Chronologique : XXe siècle

Plan

Texte intégral

Retour au passé

1La variété des significations que le mot « fête » prend dans différents contextes promet de nouveaux aspects qui se cachent derrière ce mot mystérieux dont l’héortologie, à son tour, tâche de reconnaître les diverses dimensions. De l’ancien français feste, du latin festum, la fête est d’abord un « ensemble de réjouissances collectives destinées à commémorer périodiquement un événement1 ». Elle est ensuite source de réjouissance. Ce qui parmi les éléments définissant la fête nous intéresse particulièrement est lié à cet aspect dérogatoire à l’ordre2 qui comme une médiété entre l’ordinaire et l’extra-ordinaire, sera capable – pour un temps limité –, de renverser les valeurs de la société et du temps. C’est à cause de cette particularité de la fête que Simone de Beauvoir s’y est réfugiée en pleine occupation nazie, ce qu’elle et ses amis baptisèrent alors des « fiestas » leur apportant la revanche de la liberté sur l’asservissement, de la joie sur le malheur et de l’espoir sur l’abattement. L’organisation desdites fêtes s’explique par la nécessité de rompre avec un quotidien morne et ennuyeux. En devenant des espaces de liberté intemporels et même quasi obligatoires elles promettent un divertissement compensateur aux adversités endurées. En ce sens, une telle conception fait écho à la thèse de Mikhaïl Bakhtine, qui dans, L’Œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Âge et à la Renaissance3, définit la fête carnavalesque comme inversion des valeurs du quotidien. Dans cette perspective, l’action festive, plus qu’une pratique, serait comme un état d’esprit qui en défiant les normes permet de créer une nouvelle mesure du temps. C’est dans ce fait de se jouer du temps que la liberté s’exprime dans le cadre des fêtes. Ainsi, la recréation d’un temps intemporel, celle qu’on aimerait infinie, sera une manière pour le fêtard de reprendre la maîtrise sur la vie. Alors peut-on considérer l’art le plus évident de la fête dans ce paradoxe : « celui de rendre irréel une donnée du temps, elle, tout à fait réelle4 ».

2Il s’agit dans notre étude de voir quelle pertinence l’aspect cathartique de la fête – au sens que Simone de Beauvoir prête au terme – peut trouver dans l’atmosphère engendrée par la rédaction des Mémoires d’une jeune fille rangée, ainsi que dans les mécanismes de résilience proposés principalement par Boris Cyrulnik. Il faut souligner que dans notre approche, la réflexion sur le processus de résilience se limitera à explorer les actions, les stratégies et les résolutions de la narratrice pour y repérer les éléments constitutifs du phénomène de résilience. Il est également à noter que le déclenchement de la résilience n’exige pas nécessairement un événement catastrophique. D’ailleurs, on verra par la suite que Beauvoir parle bien de dégoût et non de catastrophe ou de trauma. Le processus peut être mené de manière appropriée et en fonction des désagréments endurés. Ainsi, dans notre cas, la recherche dune énergie de jeunesse par la reconstruction et la résurgence du passé serait une sorte de parcours de résilience à la hauteur des épreuves endurées.

Dons d’écriture

3Par la rédaction de ses Mémoires d’une jeune fille rangée, Simone de Beauvoir poursuivait plusieurs objectifs dont la parution de La Force des choses en 1963 révèle certains :

Mes vingt premières années, il y a longtemps que je désirais me les raconter ; je n’ai jamais oublié les appels que j’adressais, adolescente, à la femme qui allait me résorber en elle, corps et âme : il ne resterait rien de moi, pas même une pincée de cendres ; je la conjurais de m’arracher un jour à ce néant où elle m’aurait plongée. Peut-être mes livres n’ont-ils été écrits que pour me permettre d’exaucer cette ancienne prière. À cinquante ans, j’ai jugé que le moment était venu ; j’ai prêté ma conscience à l’enfant, à la jeune fille abandonnée au fond du temps perdu, et perdues avec lui. Je les ai fait exister en noir et blanc sur du papier5.

4Ce paragraphe témoigne d’une sorte d’engagement envers l’adolescente qu’elle fut, comme si l’autobiographe ne voulait pas se détacher ce qui avait été constitutif de sa personnalité depuis l’enfance. L’autre fait marquant est lié à une sévère préoccupation à l’égard de l’oubli ; l’idée de voir son passé sombrer bientôt dans l’oubli fait naître chez elle un désir irrésistible, un sentiment de nécessité, jamais éprouvé avec une telle vivacité. Pour l’existentialiste, amoureuse de la vie, qui « déteste tant que [s]on passé seffiloche6 », il existait un rapport significatif entre le temps, la mort et loubli qui rend capitale la nécessité de sauvegarder son passé en le ressuscitant par l’écriture. Cette même angoisse dêtre oublié, exacerbée par la pensée de la mort, est évidemment décelable chez certains protagonistes dans ses différentes œuvres dont Anne dans Les Mandarins sera un exemple7.

5À travers ses Mémoires, l’autobiographe poursuivait aussi d’autres intentions ; notamment raconter l’histoire tragique de sa meilleure amie d’enfance, Élizabeth Mabille, – Zaza dans les Mémoires – en mettant particulièrement en lumière l’atmosphère suffocante de l’époque. L’existence de Zaza a joué un rôle à ne pas négliger dès l’enfance puis dans la vie de l’autrice : « Mon entente avec Zaza, son estime, m’aidèrent à m’affranchir des adultes et à me voir avec mes propres yeux.8 » La mort tragique de Zaza a eu un impact indéniable sur la vie de l’autrice, hantant ses pensées, elle habitait continuellement la vie et l’œuvre de Simone de Beauvoir : « Souvent la nuit, elle m’est apparue, toute jaune sous une capeline rose, et elle me regardait avec reproche9 ». Avant d’écrire ses Mémoires, elle a essayé, à plusieurs reprises, de raconter l’histoire tragique de cette meilleure amie, mais aucune ne lui paraissait satisfaisante : « Mon essai sur la Chine achevé, j’attaquai en octobre 56 le récit de mon enfance. C’était un vieux projet. Plusieurs fois, dans des romans et des nouvelles, j’avais essayé de parler de Zaza10. » De ce fait, comme avance Éliane Lecarme-Tabone, ses Mémoires d’une jeune fille rangée, « le plus construit et le plus cohérent des volumes autobiographiques11 », sont finalement la réalisation aboutie de son vœu de « s’acquitter de [s]a dette envers Zaza » en lui redonnant vie par l’écriture. Ainsi à l’égard de Zaza, l’aspect cathartique de l’écriture a donné à l’écrivaine la paix tant enviée : « C’était romanesque, cette découverte de mon passé à partir du récit que j’en avais fait […] Plus jamais elle [Zaza] ne revint me voir en rêve12. » Nous retrouvons le rôle que l’écriture de L’Invitée avait naguère joué pour « le mirage de l’Autre », c’est-à-dire Olga. Nous songeons notamment à l’aspect effectif et constructif de l’écriture dont l’autrice elle-même souligne l’importance dans le texte : « Et pourtant dans la mesure où la littérature est une activité vivante, il m’était indispensable de m’arrêter à ce dénouement : il a eu pour moi une valeur cathartique. D’abord, en tuant Olga sur le papier […]13 ».

6Outre la possibilité d’exprimer l’histoire dramatique de Zaza, en dénonçant le conservatisme social de l’époque, ses principes, ses préjugés, ses tabous et ses incohérences, certes, d’un point de vue individuel, l’écriture des Mémoires lui a permis également de

récupérer [s]a vie : ranimer les souvenirs oubliés, relire, revoir, compléter des connaissances inachevées, combler des lacunes, élucider des points obscurs, rassembler ce qui est épars. Comme s’il devait y avoir un moment où [s]on expérience serait totalisée, comme s’il importait que cette totalisation fût effectuée14.

7Pareillement, tout au long du texte, l’autrice énumère d’autres bénéfices que l’écriture pourrait lui apporter : « En écrivant une œuvre nourrie de mon histoire, je me créerais moi-même à neuf et je justifierais mon existence. […] Elle m’assurerait une immortalité qui compenserait l’éternité perdue15 », et ceci, en mettant plutôt l’accent sur les aspects collectifs d’écrire : « Si elle [sa voix] se multipliait dans des milliers de cœurs, il me semblait que mon existence rénovée, transfigurée, serait, d’une certaine manière, sauvée16. » Bien entendu, l’écriture lui était certainement fructueuse à bien des égards, notamment que Simone de Beauvoir fut une écrivaine « dont toute l’existence est commandée par l’écriture17 », mais ce qui nous intéresse particulièrement s’attache à l’aspect sensationnel de l’écriture qui, en se manifestant pendant l’acte d’écrire, pourrait être significativement cohérent avec la définition que l’autrice propose d’ailleurs du concept de la fête :

La fête est avant tout une ardente apothéose du présent, en face de l’inquiétude de l’avenir ; un calme écoulement de jours heureux ne suscite pas de fête : mais si, au sein du malheur, l’espoir renaît, si l’on retrouve une prise sur le monde et sur le temps, alors l’instant se met à flamber, on peut s’y enfermer et se consumer en lui : c’est fête18.

8Ainsi, l’autrice présente une idée qui s’inscrit dans les modes idéaux et particulièrement réussis du processus de résilience. Boris Cyrulnik, dans son ouvrage Résilience. Connaissances de base, développe les multiples concepts de résilience en interrogeant leur efficacité dans différentes situations et périodes de la vie. Il développe l’idée selon laquelle la tendance vers le passé et la rétrospection en général, fréquente à partir de l’âge mûr, pourrait être l’un des facteurs influents dans la formation d’un mécanisme de résilience exigeant considérablement du lien et du sens. Le sentiment nostalgique de la jeunesse permet de recréer du lien au présent grâce au passé. Dans des conditions favorables, ce retour au passé, en renforçant l’identité de la personne qui se trouve désormais dans la deuxième moitié de la vie, pourrait à terme aboutir à « une véritable sécurité interne19 ».

9Dans les cas où la personne possédait des forces importantes dans son passé, à un moment donné de la vie, la réactivation des souvenirs et la réorganisation des événements de vie peut même se transformer en une sorte de besoin. Les souvenirs lointains constituant le monde familier pour l’individu peuvent devenir son refuge : « Les premiers souvenirs fonctionnent comme des traces – empreintes biologiques qui la guident dans le présent et lui apportent un sentiment de continuité et d’identité20. » Certes, l’acte d’écrire peut être considéré comme l’un des meilleurs outils pour évoquer les souvenirs passés. C’est parce qu’ils sont porteurs d’incitations ou d’obstacles au développement du principe fondamental de l’être que les situations et les personnages sont décrits dans le texte. Les expériences simultanées ou successives d’enfance du milieu familial, amical, intellectuel, de la religion et de la nature qui se développent au cours du récit sont comme des contextes favorables dans lesquels la contemplation peut conduire à la vérification de personnalité et affirme son moi. Ainsi, la révision des aspects affirmatifs y compris les pensées, les sentiments, les attitudes, les décisions, les motivations, les efforts, la persévérance etc. les amène à prendre – à nouveau – pour la personne fatiguée, – et donc plus sensible aux traces intériorisées –, une grande importance.

Lors du rajeunissement

10Par l’entreprise des Mémoires, Simone de Beauvoir développe sa résilience dans un rapport étroit au temps et à la mémoire. À cinquante ans, lorsqu’elle a entamé la rédaction du texte, elle avait déjà traversé de nombreuses épreuves ; dès son enfance, en exigeant avec zèle son indépendance, elle se distinguait par des flambées brusques de désirs et des suffocations de rage. Analysant son enfance, l’autobiographe conclut : « somme toute, mes colères compensaient l’arbitraire des lois qui m’asservissaient21. » De même, Delphine Nicolas-Pierre, consacrant un chapitre entier à examiner l’enfance de l’écrivaine conclut comme suit :

Elle se sent « une vraie personne », « un individu complet », un sujet existentiel non divisé, inentamé et inentamable, alors qu’elle doit sans cesse se plier aux exigences des adultes et qu’elle tire presque entièrement son image d’eux. Ainsi Beauvoir tient-elle l’enfance pour un malheur, une espèce d’infirmité, un décalage, une intime contraction qu’elle endure très mal22.

11Par ailleurs, très vite, la jeune fille, s’est mise à s’opposer à sa famille. L’autobiographe consacre de nombreuses parties du début de son récit à décrire ses contestations ardentes avec sa mère et puis son père. De cette manière, la compréhension avec sa famille a progressivement cédé la place à des contradictions marquées au point qu’aucun compromis n’était plus possible. L’autrice affirme que leurs disputes « s’envenimèrent » et qu’il « n’existait pas de solution ». Elle ajoute : « j’étais coincée ; mes parents ne pouvaient supporter ni ce que j’avais à leur dire, ni mon mutisme ; quand je me risquais à leur en donner, mes explications les atterraient23. » Concernant l’autre élément central de l’adolescence de l’autrice, à savoir son éducation et le milieu éducatif dans lequel elle a vécu, l’autrice relate des descriptions détaillées illustrant bien, ici également, la désolation endurée : « On ne peut imaginer enseignement plus sectaire que celui que je reçus. Manuels scolaires, livres, classes, conversations : tout convergeait. Jamais on ne me laissa entendre, fût-ce de loin, fût-ce en sourdine, un autre son de cloche24 ». À travers son texte, l’écrivaine met en avant une critique sérieuse des conditions éducatives de l’époque, notamment l’aspect discriminatoire de l’éducation des filles et des garçons :

Une classe de garçons, et je me sentais en exil. Ils avaient pour professeurs des hommes brillant d’intelligence qui leur livraient la connaissance dans son intacte splendeur. Mes vieilles institutrices ne me la communiquaient qu’expurgée, affadie, défraîchie. On me nourrissait d’ersatz et on me retenait en cage25.

12De la même manière, la critique des conditions sociales de son temps joue un rôle important dans l’ensemble des volumes autobiographiques de Simone de Beauvoir. Le rythme chronologique des Mémoires illustre bien la formation de son aversion à l’égard de l’ordre bourgeois établi et de ses valeurs conservatrices – famille, mariage et mondanités. Ainsi, plus sa conscience s’enrichissait, plus elle devenait frustrée : « La culture bourgeoise [avait été une] promesse : d’un univers harmonieux où on peut jouir sans scrupule des biens de ce monde ; elle garantit des valeurs sûres qui s’intègrent à notre existence et lui donnent la splendeur d’une Idée. Je ne me suis pas facilement arrachée à de si grands espoirs26 » insiste-t-elle. Le sort tragique des deux amis intimes – Jacques27 et Zaza – fut également comme une confirmation remarquable de l’atmosphère sociale conformiste, étouffante et mortelle de l’époque.

13Ces réserves faites, il est important de rappeler que surmonter ces questions n’a pas été gratuit pour Simone de Beauvoir. La grandeur du progrès et de l’art de la jeune fille « dérangée » se mesurent aux pressions et aux obstacles auxquels elle faisait face :

Trop de lectrices ont apprécié dans les Mémoires d’une jeune fille rangée la peinture d’un milieu qu’elles reconnaissaient, sans s’intéresser à l’effort que j’avais fait pour m’en évader. Quant à la Force de l’âge, j’ai souvent grincé des dents quand on me félicitait : « C’est tonique, c’est dynamique, c’est optimiste », à un moment où tel était mon dégoût que j’aurais mieux aimé être morte que vive28.

14À vrai dire, par « un travail pénible et exaltant à travers [s]on âge ingrat29 » elle a in fine réalisé l’exemple que lui donna Garric pour la première fois, celui qu’elle contemplait avec émerveillement : « un homme qui au lieu de subir un destin avait choisi sa vie ; dotée d’un but, d’un sens, son existence incarnait une idée, et elle en avait la superbe nécessité.30 » Tout comme aussi la promesse qu’elle s’est faite : « je suscitais à travers mon livre des curiosités, des impatiences, des sympathies ; il y avait des gens qui l’aimaient. Je tenais enfin les promesses que je m’étais faites à quinze ans ; enfin je recueillais la récompense d’un long travail inquiet !31 »

15La série de ses œuvres autobiographiques couvre de nombreuses thématiques ; le volume important du cycle autobiographique est évidement dû aux descriptions détaillées qu’elle donne de divers événements, dont une étude ciblée sur l’aspect nocifs de ceux-ci et la conséquence qu’ils auront pu laisser sur l’autrice à différentes étapes de sa vie nous montre à quel point ils furent graves, variés et dans certains cas irréparables. Alors, comme l’exprime le mieux l’autobiographie, avec l’âge, les troubles de l’adolescence cèdent la place aux questions plus sérieuses et angoissantes telles que le déclenchement de la guerre mondiale, la prise de conscience des atrocités humaines – surtout à cause des événements liés à la guerre d’Algérie – et l’obsession toujours plus lancinante de la mort. Dans cette perspective, il ne sera pas surprenant que nous puissions discerner dans le texte de maints passages décrivant les tourments austères de l’écrivaine. Parmi les nombreux exemples, nous n’en citerons que deux :

L’histoire, le temps, la mort. Cette fatalité ne me laissait même plus la consolation de pleurer. Regrets, révoltes, je les avais épuisés, j’étais vaincue, je lâchai prise. Hostile à cette société à laquelle j’appartenais, bannie, par l’âge, de l’avenir, dépouillée fibre par fibre du passé, je me réduisais à ma présence nue. Quelle glace !32

16Et encore :

J’avais renoncé successivement à la gloire, au bonheur, à servir ; maintenant je ne m’intéressais plus même à vivre. Par moments, je perdais tout à fait le sens de la réalité [...] Il m’arrivait de me dire avec fierté et avec crainte que j’étais folle : la distance n’est pas très grande entre une solitude tenace et la folie33.

Fête

17Compte tenu des épreuves endurées par l’autrice jusqu’à l’âge mûr, la rédaction des Mémoires, en plus des avantages mentionnés, et grâce notamment à l’aspect émotionnel que le texte élaborait, pourrait s’apparenter au concept cité de la « fête » en ce qu’elle dilate l’espace et le temps et structure le sentiment dont un extrait de La Force des choses affirme d’ailleurs le degré de prégnance :

J’apprenais pour un jour à me servir de ma science ; j’ai énormément oublié et, de ce qui surnage, je ne vois rien à faire. Me remémorant mon histoire, je me trouve toujours en deçà ou au-delà d’une chose qui ne s’est jamais accomplie. Seuls mes sentiments ont été éprouvés comme une plénitude34.

18Dans cette perspective, nous pouvons souscrire à la thèse de Boris Cyrulnik, mettant en exergue l’écriture comme l’un des facteurs importants dans le processus de la résilience :

Les blessures de l’existence, les manques et les pertes nous mettent en demeure de créer d’autres mondes plus habitables où nos âmes assombries seront ensoleillées par nos œuvres. Quand la créativité est fille de la souffrance, l’écriture rassemble en une seule activité les principaux mécanismes de défense : l’intellectualisation, la rêverie, la rationalisation et la sublimation35.

19Ainsi Simone de Beauvoir, à l’âge qui « combine au mieux le rétrospectif et le prospectif36 », ressentant le besoin d’un nouveau stimulus, se réfugie dans le temps ; elle choisit le retour au passé qui fut pour elle fondamental : « Le passé m’habite et m’investit37 », « [Ma vie] dépend étroitement d’un même passé. C’est lui qui définit ma situation actuelle et son ouverture vers l’avenir38. » En écrivant ses Mémoires, cette « résurrection intégrale », elle crée une atmosphère comme lorsque quelqu’un entre dans une fête où il aurait pu rencontrer une version précédente de soi-même âgé de dix-huit ans. C’étaient uniquement les mots qui, créant un mécanisme de métamorphose, auraient effectivement pu convoquer son « monde » passé, en le précipitant entre « [ses] quatre murs39 ».

20L’écriture lui procura l’accès à des potentialités exceptionnelles : « Sans doute les mots, […] sont-ils le seul transcendant que je reconnaisse et qui m’émeuve40 ». Cyrulnik remarque d’ailleurs cette constante : « Quand un auteur couche son monde intime sur un papier, il en fait un objet extérieur à lui-même qu’il peut ainsi mieux observer41. » Bien que la jeune Simone ait disparu, elle n’a pas été détruite, le texte l’appelle du fond du passé ; arrachée au néant, convoquée par l’écriture de soi, observable, extérieure à soi-même, elle devient la plus « pénétrante réalité ». Notons aussi qu’« un objet d’écriture matérialise la pensée42 » et que le monde écrit ne serait ainsi plus coupé de la réalité car « nous croyons au monde que nous inventons puisque nous le ressentons vraiment43 ». De cette manière, la rencontre entre deux Simone serait une rencontre d’émotions : « Il existe des conduites magiques, qui abolissent les distances à travers l’espace et le temps : les émotions44. » Évoquons pour qualifier ces retrouvailles une formule de Rilke qui en traduit parfaitement la nature : « Il n’est pas seulement précieux que deux êtres se reconnaissent, il est essentiel qu’ils se rencontrent au bon moment et célèbrent ensemble de profondes et silencieuses fêtes qui les soudent dans leurs désirs pour qu’ils soient unis face aux orages45. » En rejoignant « ce-qui-fut-jadis » et « ce-qui-est-à-venir », non seulement l’écrivaine s’apprécie en quelque sorte en passant en revue tout ce qu’elle a enduré depuis l’adolescence, mais elle aurait retrouvé un fil ténu qui la reliait au « centre de la vie », celui qui l’excitait toujours : « Ce qui me frappe, au contraire, c’est comment la petite fille de trois ans se survit, assagie, dans celle de dix ans, celle-ci dans la jeune fille de vingt ans, et ainsi de suite46. » C’est avec ce sentiment qui « se suffit à soi-même, qui n’entre dans aucune histoire, arraché à sa propre histoire47 », que l’autrice essaie de renouer. Un sentiment que nous pouvons peut-être définir comme l’alliance d’une solidité psychologique et des exigences morales qui se perfectionnaient depuis l’enfance. Combler le vide en y découvrant des trésors, tout ce qui peut augmenter la force, c’est ce dont l’écrivaine s’est inspirée pour reprendre une nouvelle évolution.

Conclusion

21Par l’entreprise des Mémoires d’une jeune fille rangée, Simone de Beauvoir découvre « une certaine solitude48 » dans son angoisse. L’idée de la découverte de soi ne lui a pas seulement fourni le sujet d’une œuvre, mais l’a conduite à la récupération d’une force stimulante qui, bien qu’invisible, existe toujours et doit être trouvée. Par une démarche entre mémoire et découverte, une dialectique de fidélité à l’histoire et de liberté de l’esprit et un travail de remaniement de la représentation de soi, elle fabrique une base de sécurité, un réel de papier pour lutter contre le sentiment de léthargie qui l’avait saisie à ce stade de sa vie. L’élaboration permise à l’occasion de l’écriture, « le lent travail intellectuel, émotionnel et relationnel49 » donne une forme acceptable à ce qui était intolérable.

Notes de bas de page numériques

1 Définition proposée par le dictionnaire Larousse.

2 « La fête s’élabore autour d’un thème mythique particulier et organise, sinon un désordre, du moins des dérogations à l’ordre, pour obtenir ou réactualiser dans la conscience collective l’assentiment à l’ordre préconisé […] », définition proposée par CNRTL, https://www.cnrtl.fr/etymologie/f %C3 %AAte (cons. le 18 août 2021).

3 Mikhaïl Bakhtine, L’œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Âge et à la Renaissance, Paris, Gallimard, 1982.

4 Félix Raulet, « La fête et l’atemporalité d’une catharsis moderne », Opium Philosophie, https://opium-philosophie.com/opium8/article_010.html (cons. le 14 août 2021).

5 Simone de Beauvoir, La Force des choses, t I. Paris, Gallimard, coll. « folio », 1963, p. 11.

6 Simone de Beauvoir, Tout compte fait, Gallimard, coll. « folio », 1972, p. 60.

7 Voir Pierre-Louis Fort, « Chapitre 7. Une pensée à l’œuvre », dans Pierre-Louis Fort (dir.), Simone de Beauvoir, Presses universitaires de Vincennes, « Libre cours », 2016, pp. 133-152.

8 Simone de Beauvoir, Mémoires d’une jeune fille rangée, Paris, Gallimard, coll. « folio », 1958, p. 20.

9 Simone de Beauvoir, Mémoires d’une jeune fille rangée, op. cit., p. 473.

10 Simone de Beauvoir, La Force des choses, t II. Paris, Gallimard, coll. « folio”, 1972, p. 128.

11 Anne Strasser, « Figure de Zaza : écriture et réécriture », SELF XX-XXI, Journée d’étude « Zaza, figure et traces », avril 2010, https://self.hypotheses.org/files/2018/11/Figure-de-Zaza.pdf

12 Simone de Beauvoir, La Force des choses, t. II. op. cit., p. 489.

13 Simone de Beauvoir, La Force de l’âge, Paris, Gallimard, coll. « folio », 1960, p. 343.

14 Simone de Beauvoir, Tout compte fait, op. cit., p. 60.

15 Simone de Beauvoir, Mémoires d’une jeune fille rangée, op. cit., p. 187.

16 Simone de Beauvoir, La Force de l’âge, op. cit., p. 729.

17 Simone de Beauvoir, La Force de l’âge, op. cit., p. 495.

18 Simone de Beauvoir, La Force de l’âge, op. cit., p. 742.

19 Boris Cyrulnik, Résilience. Connaissances de base, Paris, Odile Jacob, 2012, p. 122.

20 Boris Cyrulnik, Résilience. Connaissances de base, op. cit., p. 123.

21 Simone de Beauvoir, Mémoires d’une jeune fille rangée, op. cit., p. 23.

22 Delphine Nicolas-Pierre, Le bleu impérieux du ciel : lecture des « Mémoires d’une jeune fille rangée » de Simone de Beauvoir, Presses universitaires de Rouen et du Havre, 2018, p. 32.

23 Simone de Beauvoir, Mémoires d’une jeune fille rangée, op. cit., p. 253.

24 Simone de Beauvoir, Mémoires d’une jeune fille rangée, op. cit., p. 168.

25 Simone de Beauvoir, Mémoires d’une jeune fille rangée, op. cit., p. 161.

26 Simone de Beauvoir, Tout compte fait, op. cit., p. 166.

27 Il conviendra aussi ajouter à l’aventure de Zaza, celle de Jacques pris au piège d’un « vague idéal romantique obsolète » convaincu du luxe et de la vie facile : « De son côté, Jacques épouse sans enthousiasme Odile, et devient un mari fainéant, coureur, ivrogne et menteur. Il sombre dans l’alcool et meurt à 46 ans, torturé par sa condition bourgeoise, incapable autant de s’y adapter que d’y échapper. » (Natacha Cerf, Mémoires d’une jeune fille rangée de Simone de Beauvoir (Fiche de lecture), Le Petit Littéraire, 2014, p. 11.

28 Simone de Beauvoir, La Force des choses, t. II. op. cit., p. 497.

29 Simone de Beauvoir, Tout compte fait, op. cit., p. 24.

30 Simone de Beauvoir, Mémoires d’une jeune fille rangée, op. cit., p. 238.

31 Simone de Beauvoir, La Force de l’âge, op. cit., p. 722.

32 Simone de Beauvoir, La Force des choses, t. II. op. cit., p. 415.

33 Simone de Beauvoir, Mémoires d’une jeune fille rangée, op. cit., p. 340.

34 Simone de Beauvoir, La Force des choses, t. II. op. cit., p. 504.

35 Boris Cyrulnik, La nuit, j’écrirai des soleils, Paris, Odile Jacob, 2019, p. 297.

36 Jacques Lecarme, Éliane Lecarme-Tabone, L’Autobiographie, Paris, Armand Colin, [1997], 1999, p. 128.

37 Simone de Beauvoir, Tout compte fait, op. cit., p. 49.

38 Simone de Beauvoir, Tout compte fait, op. cit., p. 49.

39 Dans un extrait de Tout compte fait, Simone de Beauvoir souligne le pouvoir magique de l’écriture et sa fascination pour tout dépaysement ; Simone de Beauvoir, Tout compte fait, op. cit., p. 193.

40 Simone de Beauvoir, La Force des choses, t II. op. cit., p. 498.

41 Boris Cyrulnik, La nuit, j’écrirai des soleils, Paris, Odile Jacob, 2019, p. 283.

42 Boris Cyrulnik, La nuit, j’écrirai des soleils, op. cit., p. 143.

43 Boris Cyrulnik, La nuit, j’écrirai des soleils, op. cit., p. 290.

44 Simone de Beauvoir, La Force de l’âge, op. cit., p. 743.

45 Béatrice Commengé, En face du jardin. Six jours dans la vie de Rainer Maria Rilke, Paris, Flammarion, 2007, p. 37.

46 Simone de Beauvoir, Tout compte fait, op. cit., p. 46.

47 Simone de Beauvoir, La Force de l’âge, op. cit., p. 451.

48 Simone de Beauvoir, La Force de l’âge, op. cit., p. 472.

49 Boris Cyrulnik, La nuit, j’écrirai des soleils, op. cit., p. 97.

Bibliographie

Œuvres de Simone de Beauvoir

BEAUVOIR Simone de, Mémoires d’une jeune fille rangée [1958], Paris, Gallimard, « folio », 2007

BEAUVOIR Simone de, La Force de l’âge [1960], Paris, Gallimard, « folio », 2020

BEAUVOIR Simone de, La Force des choses, t I. et t II., [1963], Paris, Gallimard, « folio », 2012

BEAUVOIR Simone de, Tout compte fait [1972], Paris, Gallimard, « folio », 2018

Études

COMMANGÉ Béatrice, En face du jardin. Six jours dans la vie de Rainer Maria Rilke, Paris, Flammarion, 2007

CYRULNIK Boris, Résilience. Connaissances de base, Paris, Éditions Odile Jacob, 2012

CYRULNIK Boris, La nuit, j’écrirai des soleils, Paris, Éditions Odile Jacob, 2019

FORT Pierre-Louis, « Chapitre 7. Une pensée à l’œuvre », dans Pierre-Louis Fort, Simone de Beauvoir, Saint-Denis, Presses universitaires de Vincennes, « Libre cours », 2016, p. 133-152

LECARME Jacques, LECARME-TABONE Éliane, L’Autobiographie, Paris, Armand Colin, 1999

NICOLAS-PIERRE Delphine, Le bleu impérieux du ciel : lecture des « Mémoires d’une jeune fille rangée » de Simone de Beauvoir, Presses universitaires de Rouen et du Havre, 2018

RAULET Félix, « La fête et l’atemporalité d’une catharsis moderne », Opium Philosophie, https://opium-philosophie.com/opium8/article_010.html (cons. le 14 août 2021)

STRASSER Anne, « Figure de Zaza : écriture et réécriture », SELF XX-XXI, Journée d’étude « Zaza, figure et traces » avril 2010, https://self.hypotheses.org/files/2018/11/Figure-de-Zaza.pdf (cons. le 20 juin 2021)

Pour citer cet article

Mahmoud Sheykholeslami, « Les Mémoires de Simone de Beauvoir, la fête des retrouvailles », paru dans Loxias, 74., mis en ligne le 19 septembre 2021, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html?id=9806.


Auteurs

Mahmoud Sheykholeslami

Doctorant en littérature générale et comparée au sein de l’Université Côte d’Azur, laboratoire CTEL. Sujet de thèse : « La question de la catharsis dans l’écriture autobiographique féminine, approche comparée des œuvres autobiographiques et analytico-théoriques d’Annie Ernaux et Simone de Beauvoir » sous la direction de Madame Françoise Salvan-Renucci. Il a rédigé des travaux sur « L’Autofiction : définition, enjeux et aspect transpersonnel, suivi d’une étude sur La Fille à la voiture rouge de Philippe Vilain » et « Mémoire de fille d’Annie Ernaux : De la réénonciation personnelle à la projection collective ».

Université Côte d'Azur, CTEL