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Salima Fakir  : 

La rupture dans Médée chérie (2019) de Yasmine Chami

Résumé

Dans la culture marocaine, l’amour dans le couple, tissé au fil des années et symbolisé par la fécondité, la réserve et la dignité de l’épouse, constitue l’une des bases de l’unité familiale. Cette unité n’est pas toujours sauvegardée, pour différentes raisons, et c’est la femme qui le subit le plus comme un échec irréversible. Tel est le cas de Médée, dans Médée Chérie (2019) de Yasmine Chami qui, abandonnée par son mari Ismaïl, expérimente l’anéantissement total. L’objectif est de voir, à la lumière du genre, comment en partant d’une réécriture du mythe de Médée la romancière représente l’impact de la rupture sur la femme.

Abstract

In Moroccan culture, love in the couple, woven over the years and represented by the fertility, the reserve and the dignity of the wife, constitutes one of the pillars of family unity. For different reasons, such unity is not always preserved, and it is the woman who undergoes it more like an irreversible failure. This is the case with Medea in Médée chérie (2019) by Yasmine Chami, who has been abandoned by her husband Ismail, then goes through complete chaos. Accordingly, the objective here is to see, in light of gender, how starting from rewriting Medea’s story, the author illustrates the impact of separation on the woman.

Index

Mots-clés : corps , femme, genre, identité, Médée, mythe, rupture

Keywords : body , gender, identity, Medea, myth, separation, woman

Géographique : Maroc

Chronologique : Période contemporaine

Plan

Texte intégral

1« Qu’est-ce qu’une femme ?1 », s’interroge d’emblée Simone de Beauvoir dans l’introduction du Deuxième Sexe (1949). À cette question, elle apporte une réponse qui repose sur un consensus entre les adeptes de la théorie de l’éternel féminin : elle est un individu de sexe féminin, donc « le négatif de l’homme » ; elle est un « être sexué » réduit à sa fonction reproductrice et maternelle et elle est un « être relatif » qui n’est pas défini en soi mais relativement à l’homme. Ce recensement amène la philosophe au constat que la femme « se détermine et se différencie par rapport à l’homme et non celui-ci par rapport à elle ; elle est l’inessentiel en face de l’essentiel. Il est le Sujet, il est l’Absolu : elle est l’Autre2 ». S’il y a une situation autour de laquelle se cristallisent l’immanence de la femme et la contingence pour soi de l’homme, c’est bien celle du couple marié à laquelle Beauvoir consacre tout un chapitre3. En effet, selon S. de Beauvoir, le mariage, tout autant que la maternité qui en résulte, condamnent la femme non seulement à abandonner ses revendications à la subjectivité transcendante mais nourrissent aussi chez elle une forme de dépendance intériorisée au mâle, à tel point que « s’il la quitte, c’est elle qui aura sa vie ruinée4 ». À l’ère où nous sommes, marquée par l’émancipation des femmes et l’amélioration de leur condition, le modèle traditionnel du mariage comme « annexion5 » devrait avoir disparu pour céder la place à une vision du mariage comme « mise en commun de deux existences autonomes6 ». La littérature marocaine d’expression française continue, toutefois, à présenter des modèles de conjugalité dont l’exploration révèle la permanence de la critique beauvoirienne du mariage comme lieu de domination pour les hommes et comme possibilité d’acquérir une identité et une place dans la société pour les femmes. L’œuvre de Yasmine Chami, dont le motif de la rupture conjugale constitue le leitmotiv, donne à voir des personnages féminins qui subissent la séparation comme un échec irréversible. Dans Cérémonie7 (1999), son premier roman, la romancière raconte l’histoire de Khadija qui, répudiée, retourne vivre dans la maison familiale. Ce retour, s’il lui permet de renouer avec son enfance, l’invite surtout à interroger son éducation qui ne lui a jamais indiqué la réussite ni le bonheur en dehors d’un projet marital et familial prospère. Dans Médée chérie8, paru en 2019, Yasmine Chami réinvestit cette thématique et décrit plus en détails les blessures de l’abandon à travers la réécriture du mythe de Médée. Ce roman met à son tour en scène le drame de Médée qui abandonnée par son mari, dans un aéroport, sans que rien ne le présage, se sent « flouée, dupée, laissée…9 ». « J’ai donné », dit-elle, « les clefs de ma vie à cet homme rencontré trente ans plus tôt, il me les a rendues, mais je ne sais plus m’en servir10 ». Sous l’angle du genre, notre objectif sera de voir comment en partant d’une réécriture du mythe de Médée, la romancière représente l’impact de la rupture sur la femme. Autrement dit, comment l’abandon, vécu par le personnage de Médée comme une « expérience du démembrement11 » et subi symboliquement dans sa propre chair donne-t-il lieu à une quête de recomposition identitaire à part entière ? Ce processus de désintégration conjugale et individuelle que Yasmine Chami met en scène ouvre la voie à une redéfinition du sujet féminin dans et par l’écriture.

2Nous allons, tout d’abord, analyser Médée chérie comme une variante du mythe de Médée. Nous nous arrêterons, ensuite, sur le motif de l’abandon pour décrire son impact sur le personnage. Ainsi verrons-nous comment le corps se transforme en locus littéraire qui mime et symbolise la désintégration conjugale et identitaire de Médée. Nous analyserons aussi le processus que traverse Médée pour surmonter son abandon, comment elle chemine vers la résilience. Nous découvrirons, enfin, à quel point Yasmine Chami développe par l’écriture une réflexion autour de l’emprise de la culture patriarcale et du caractère construit de la féminité.

1. Une variante du mythe de Médée entre rupture et constance

3L’œuvre se lit, tout d’abord, comme une variante du mythe de Médée. L’auteure s’inspire en revanche directement des premières versions du mythe où Médée n’aurait pas tué ses enfants, et non pas de la tragédie particulièrement sombre d’Euripide, qui constitue l’hypotexte sur lequel sont venues se greffer la plupart des autres versions connues à ce jour. Mais bien qu’elle n’exploite pas la portée terrifiante de l’onomastique littéraire de Médée, l’œuvre de Yasmine Chami reprend deux motifs essentiels relatifs à ce mythe ; à savoir Médée comme personnage principal et l’abandon comme ressort du tragique. En effet, comme Jason a abandonné Médée, après qu’elle a, par amour, tué son frère, trahi son père et sacrifié son peuple, en vue de l’aider dans la quête de la Toison d’or, Ismaïl a abandonné Médée, après vingt-cinq ans de mariage, dans un aéroport sans que rien ne le présage :

S’est-elle inquiétée au long de l’attente qui se prolonge ? Médée ne s’en souvient plus, là, face aux regards anxieux de deux de ses trois enfants venus lui annoncer avec d’infinis ménagements ce qu’elle entrevoit à peine, Ismail est parti sans elle. Elle a entendu, pourtant, dans ce kiosque situé à la lisière de la zone d’embarquement, les appels pour le vol de Sidney, le téléphone d’Ismail éteint, entre ses mains le magazine devenu pierre. Statufiée, Médée, son corps sait ce que sa pensée ne conçoit pas encore, elle est comme ces personnages arrêtés, piégés dans une matière plus lourde que le mouvement qu’ils tentent12.

4L’abandon, minutieusement prémédité par le mari (enfants avertis, lettre de cession, téléphone éteint), est décrit comme une trahison puisque rien ne semblait l’annoncer ni le justifier. Il correspond, par son effet sur le personnage, à ce que Clément Rosset appelle « l’instant tragique » ; le destin y prenant la forme de l’imprévisibilité et le temps s’y arrêtant et cédant la place à un présent éternel :

Le tragique, dit-il, c’est d’abord l’idée de l’immobilité introduite dans l’idée du temps, soit une détérioration de l’idée du temps : au lieu du temps mobile auquel nous sommes accoutumés, nous nous trouvons soudain dans le temps tragique, un temps immobile13.

5Qui plus est, le tragique ne se nourrit pas de sang et d’horreur, de crime et de vengeance comme dans les autres variantes de Médée, mais du drame d’une « femme qui s’est crue aimée14 », de l’inadéquation entre les aspirations de celle-ci à vivre le bonheur conjugal et familial et son échec soudain, total et sans remède. Le constat de cette inadéquation est exprimé sur le mode de l’interrogation rhétorique et la déploration ; fait qui concède au récit, à maints endroits, l’aspect d’une véritable lamentation. Ainsi Médée crie :

Est-ce possible ? Pourquoi la tendresse de Médée, son amour inquiet, sa vulnérabilité contenue n’ont-ils pas retenu Ismaïl ?15

6Le roman dépeint alors une tragédie qui trouve sa racine dans le surinvestissement sentimental de Médée. En outre, l’auteure rompt avec la tradition, fortement contestée dans le domaine des études féministes et de genre, qui d’Ovide à Christa Wolf a consacré Médée en mère criminelle, et remet en cause sa monstruosité. La Médée de Yasmine Chami est, en ce sens, une anti-Médée qui incarne la constance de l’amour maternel et sa persistance contre la haine et la tentation de vengeance. Dès le titre, s’annonce l’effort de libérer Médée, en tant que nom propre, de l’anathème formulé contre lui ; et ce à travers l’emploi de l’adjectif « chérie » comme mot adjoint au nom propre « Médée » qui le détermine, le qualifie et en modifie, in fine, la portée. Le titre inscrit de ce fait le roman, dès le seuil, dans une logique de rupture, entendue comme réévaluation du nom de Médée, avec cette responsabilité associée « au nom donné ou du nom porté, du nom qu’on reçoit ou du nom qu’on se donne16 », comme l’explique Jacques Derrida. La Médée de Yasmine Chami chérit plutôt, aime et s’attache, « elle qui toute sa vie a exhumé la tessiture des liens, les entraves consenties de l’amour humain, l’élan toujours inassouvi de l’union de la chair et de l’esprit17 ». Dès lors, quand bien même l’abandon constitue un moment névralgique de la tension tragique, toute possibilité pour l’héroïne de sombrer dans la folie matricide se trouve écartée, comme il est écrit dans ce passage :

Impossible de toucher Médée, il y a autour d’elle une citadelle de verre qui la sépare de ses enfants. « Maman », appelle doucement Aya, le regard de Médée s’arrête sur elle, un immense effort, cette conversion à l’extérieur de soi, elle esquisse un sourire18.

7La vengeance et la haine, en tant que passions qui portent à la démesure, à l’excès et au désordre, au lieu de se transformer en folie meurtrière, sans être aussi véritablement apprivoisées, sont plutôt tournées vers le corps de Médée et prennent la forme d’une auto-flagellation psychologique. Mais bien qu’elle soit au centre de la tension tragique Médée reste paradoxalement lucide. Elle commence alors un travail d’« excavation19 », entendu comme entreprise d’introspection, afin de découvrir la cause de son abandon ; situation limite où son destin croise celui de la Médée mythique. Ainsi, s’il est vécu comme un douloureux traumatisme, l’abandon est de facto ce qui engagera ce personnage dans une quête de sens, doublée d’une quête de soi. Le mot Médée ne découle-t-il pas, d’ailleurs, du verbe grec « médomai20 » qui signifie méditer, comprendre, concevoir :

Mais dans la vraie vie, il y a longtemps que Médée sait et comment pourrait-elle ne pas le savoir, elle qui porte le nom grec de la femme qui sait, comme seules savent les sorcières de la vie21.

8Nous le verrons, si l’abandon est peint comme « une expérience du démembrement22 », il engage le personnage de Médée dans une quête de recomposition identitaire à part entière.

2. De la rupture conjugale à la désintégration identitaire

9Dans Médée chérie, l’abandon a sur Médée l’effet d’une perte de l’identité personnelle. Le départ d’Ismaïl est vécu comme une « dépossession de soi irréversible23 ». Cette réaction semble compréhensible au vu de la manière dont il est perçu et représenté par celle-ci, d’entrée de jeu du roman :

L’estomac retourné, elle s’est éveillée, tendant machinalement la main vers le corps massif d’Ismaïl, sa chair élastique comme un rempart contre les miasmes d’angoisse, elle s’est apaisée lentement24.

10Ainsi, source de protection et d’assurance, Ismaïl incarne le genre de la virilité. Sa disparition soudaine révèle la fragilité de Médée, définit le genre de la dépendance et enclenche le processus de décomposition identitaire :

Il est vraiment parti, dit-elle à Tanya, et je n’espère rien, mais il m’a rendu étrangère à moi-même. Je ne sais plus dire mon histoire, ma mémoire me trahit, je ne sais plus ce que j’ai vécu25.

11François de Singly a proposé la même interprétation, dans une étude sociologique de l’expérience de la rupture, telle qu’elle est vécue par les femmes qui, fortement investies dans « le nous conjugal26 », se sentent flouées et risquent la perte de soi. L’enfermement de Médée dans le couple constitue alors ce qui a transformé l’abandon en tragédie de l’être et a amorcé la brisure de sa personnalité. Son identité, reposant principalement sur son rôle de « femme d’Ismail » et de « mère de… », fait qu’elle se retrouve avec une « identité vide27 » et l’accule à la désintégration identitaire. Cette désintégration se situe, ici, au niveau du corps, support de l’identité et origine de l’image que tout individu a de soi. Elle est exprimée moyennant quatre motifs essentiels : la paralysie, la rupture, le morcellement et la dévoration. En effet, la paralysie est la première traduction de la perte de l’unité. Elle marque le début de l’expérience du tragique. Sculptrice, Médée devient sa propre statue :

Statufiée, Médée, son corps sait ce que sa pensée ne conçoit pas encore, elle est comme ces personnages arrêtés, piégés dans une matière plus lourde que le mouvement qu’ils tentent28.

Et la voilà statue de sel […] elle est immobile, ses mains sont posées l’une sur l’autre, rapprochées de son buste comme pour parer le coup29.

12Pour dire l’effondrement intérieur, l’auteure exploite, en outre, un réseau d’images qui rivalisent dans l’expression de la douleur, l’accentuent et la transfèrent par suite au corps. Au premier chef, on cite l’image de la rupture, au sens littéral du terme :

Sans doute est-elle rompue elle aussi, Ismail a organisé son abandon pour la couper en deux, un coup sec et définitif qui a brisé l’enveloppe miroitante de Médée, laissant s’échapper de la coque brisée une sève élastique et tendre30.

13L’expression de la douleur culmine dans ce tableau morbide et étonnement vivant, qui remplit d’horreur, représentant le corps de Médée, déchiqueté, en lambeaux :

L’image du Cerbère flotte à la surface de sa conscience, les trois têtes ont à présent la bouche ouverte, des gueules dentées, les crocs pointus déparent les faces grimaçantes, un morceau de chair dépasse de la gueule refermée de la troisième tête rejetée en arrière dans la perspective du festin. C’est sa chair à elle qui palpite entre les canines luisantes, lambeaux en elle, elle déjà en lambeaux, les bras croisés sur son torse où les os dénudés tressaillent, là, assise face à ses enfants31.

14La structure chiasmique « lambeaux en elle, elle déjà en lambeaux » qui rythme ce passage, concède à la rupture conjugale un caractère psychosomatique ; somatise la douleur du rejet, creuse le détachement de l’être aimé dans le corps de la mal-aimée, le marque en le décomposant. Ainsi sommes-nous loin de la représentation classique de la Médée monstrueuse et criminelle. Elle est victime plutôt que bourreau. Elle est âme tourmentée et corps supplicié jusqu’au « démembrement ». Le mot « corps » est d’ailleurs employé, ici, dans son sens étymologique (soma), en tant que corps inanimé, en tant que cadavre. Le corps en « lambeaux » renvoie donc à la destruction, après celle de la chair, de l’être tout entier. L’acte d’écrire regagne de ce fait chez Yasmine Chami une dimension concrète, devient un corps à corps avec le corps-matière, permet de scalper, d’écorcher et de tordre le corps « relatif » et dépendant de Médée en vue de le libérer ou encore le réinventer :

Puis venait le travail de réinvention de l’objet, son insertion dans une nouvelle histoire racontée ensemble, la lente élaboration de liens entre ces reliques d’autres vies, échouées sur cet établi lui-même improvisé, avec eux tous réunis dans une rencontre improbable pour créer ensemble un monde nouveau32.

3. Vers une recomposition identitaire

15La capacité qu’a la Médée de Yasmine Chami d’analyser avec lucidité sa situation malgré l’ampleur de la douleur lui permet de reconstruire ex nihilo une identité nouvelle. Cette reconstruction se fait, tout d’abord, grâce à la solitude. La réclusion volontaire à laquelle se condamne Médée, en choisissant de demeurer dans une chambre d’hôtel, située à l’aéroport où elle a été abandonnée, va lui permettre de restituer par « le silence33 » réparateur et le souvenir, ce qui a pu lui échapper pour ne pas se rendre compte de l’effondrement du lien conjugal ; lien qu’elle pensait être gravé dans le marbre, indéfectible. Le roman est du coup ponctué par des analepses qui permettent de récupérer les antécédents de l’histoire, d’éclairer le passé du personnage et de justifier sa psychologie. L’emboîtement de ces fragments de souvenir, s’il mime le chaos identitaire de Médée, offre la possibilité de retrouver l’unité dans ce qu’elle a de plus unitaire. Force est de constater également comment l’auteure a pu exploiter la technique lacanienne34 du stade du miroir en vue de favoriser le remodelage identitaire de Médée. Les séances d’auto-contemplation auxquelles celle-ci se voue devant le miroir de la salle de bain, si elles lui renvoient l’image de son corps dévasté par le temps, altéré par les maternités, flétri par la douleur du rejet, annoncent et préfigurent une nouvelle naissance, le déclenchement d’un « travail de réinvention de l’objet35 », son « insertion dans une nouvelle histoire36 ». Le deuil de l’abandon ainsi amorcé, la narratrice annonce l’abjuration des illusions ; ou encore un nouveau départ, dans une nouvelle peau, en ces termes :

Voilà elle est dévorée, enfin, plus aucune peur de rien, tout est là, la vieillesse, l’abandon, la solitude, elle est au bout de la route, tombée dans le précipice […] et c’est bon, les chiens sont repus s’éloignent un peu, mais parfois l’un d’eux arrache un lambeau de chair oublié, elle tressaille légèrement et les yeux fermés sur ses merveilleuses prunelles oublie jusqu’à la mémoire de cette femme qui s’est crue aimée37.

16Mais rien ne permet à Médée de renouer autant avec la vie que le rétablissement des liens sociaux, la rupture de l’isolement. En effet, le lien est véritablement ce qui va permettre à Médée de puiser, dans le cours de cette crise, l’énergie de survivre à l’expérience de l’abandon, de composer une nouvelle identité. Le premier lien salvateur est celui qui serre Médée à ses enfants, à Adam son fils en l’occurrence, qui au fil du récit l’entraîne littéralement dans la vie comme une mère apprend la marche à son enfant. Ce rôle d’initiateur, endossé en général par l’actant adjuvant dans les contes, c’est Adam qui va le jouer. Grâce à lui, Médée va « réapprendre à marcher sans se retourner38 », « réapprendre une vie pas à pas39 ». La présence d’Adam auprès de sa mère dit le triomphe du lien filial sur le lien conjugal, oppose le stable à l’éphémère et corrobore cette analyse d’Abdelwahab Boudhiba du statut sacré de la mère dans la société arabo-musulmane :

La relation mère-enfants prime sur la relation mère-épouse et enfants-père. Vertu exemplaire de l’ombilic, cordon nourricier qui rattache l’adulte à ses uçûl, ses racines authentiques. Le « lien vaginal » (çilatu rrah’imi) est un lien exemplaire. Par un rare bonheur d’inspiration, le prophète y voyait un « surcroît d’existence ».40

17La plus belle exhortation à la vie reste de loin celle réalisée par une rencontre imprévisible avec Tanya, « réfugiée dame pipi41 » que Médée rencontre alors qu’elle était entre la vie et la mort. Le chapitre où le narrateur s’arrête sur cette rencontre, qui est aussi une mission de sauvetage, consacre Tanya en figure salvatrice hors pair :

Médée est sortie de sa chambre, elle a marché dans les toilettes, a rencontré Tanya. Un léger sentiment d’euphorie la traverse, peut être lié à cette jeune femme, sa bienveillance immédiate qui l’a amenée à sa propre humanité, […] Cet échange peu prévisible, une fenêtre entrouverte au fond d’un tunnel si obscure que la possibilité même de la lumière en semble exclue à tout jamais […], et voilà qu’une rencontre de hasard a restitué à Médée l’espoir tremblant des richesses insoupçonnables42.

18Si cette femme redonne à Médée autant d’espoir, c’est bien parce qu’elle incarne la ténacité face au destin. « Visage du désastre qui s’obstine à vivre43 », Tanya a expérimenté la perte radicale sans que cela l’affecte dans ses repères. Irakienne, elle a enduré la guerre, elle a perdu son mari et son fils, elle a vu sa maison s’écrouler, et elle a dû émigrer pour survivre ; ce qui ne l’empêche pas de continuer à lutter et à célébrer la beauté de la vie. Elle est alors ce double transitionnel, ce détour inestimable que Médée traverse, pour faire son propre « rebond » dans la vie. Médée chérie est, dans ce sens, un témoignage de la résilience d’une épouse abandonnée, qui faute de liens et sans coopération avec autrui, n’aurait jamais pu sortir « par le haut » de son traumatisme, pour mettre en route un nouveau développement, voire une nouvelle identité. Preuve ultime de puissance, « féminité qui résiste44 », Médée va tracer, à travers la sculpture, un chemin vers son salut, son émancipation. En effet, l’œuvre se clôt sur sa décision de s’engager dans un nouveau projet professionnel ; ce qui concède à l’art une importance capitale dans le « travail de réparation de Médée45 ».

4. Genre, écriture de la rupture et subversion

19En traitant le thème de la conjugalité, Yasmine Chami aborde une question qui préoccupe beaucoup dans le domaine des études féministes et de genre, la sociologie de la famille ; celle-ci mettant en jeu des « rapports sociaux de sexes » organisés sur la base de certaines normes culturelles et sociales historiquement construites, dont « la valence différentielle des sexes46 » et la répartition sexuelle des rôles sociaux. En effet, à travers l’écriture de ce roman et au-delà des aspects esthétiques qui font sa littérarité, l’auteure réfléchit, anthropologue qu’elle est, sur ce qui dans l’univers socio-culturel marocain prépare la femme à vivre la rupture conjugale comme une crise existentielle. Ainsi, sur cet aspect, le texte présente des contre-points non négligeables avec La Femme rompue47 (1967), nouvelle écrite par Simone de Beauvoir pour illustrer sa critique de la société patriarcale inaugurée dans Le Deuxième Sexe (1949). Dès lors, derrière la mise à mal de l’unité corporelle et identitaire de Médée, à la suite de son abandon, se profile une contestation des normes et des stéréotypes de genre qui inscrivent dans la constitution des femmes les gènes de la dépendance au mâle. Le fait que l’auteure opte, de bout en bout du roman, pour un narrateur hétérodiégétique et n’appartenant pas à l’univers spatio-temporel du récit qu’il narre, permet à la critique de se superposer subtilement au récit fictionnel, laisse émerger ici et là la voix de l’analyste. Ainsi se tisse parallèlement à la narration un éclairage sociologique et anthropologique de l’expérience vécue d’une femme qui a fondé son identité sur l’amour d’Ismaïl et sur ses fonctions de mère. On relève alors, au fil de la lecture, des commentaires de veine féministe, où la voix du personnage s’efface pour laisser pointer celle de l’auteure qui stigmatise le patriarcat, « les identités assignées48 », le caractère « périlleux49 » de la féminité dont les piliers sont la chasteté et la fécondité, commente, analyse et interprète, « le malheur des femmes et la trahison des hommes50 » :

C’est entre elles que les femmes nouaient des alliances, guerroyaient […] parce qu’elles savaient depuis toujours la fragilité des serments d’amour masculins, si aisément accordés, si promptement repris. Mais elle, Médée, elle avait refusé ce pacte implicite des femmes, nouant dans sa chair et son esprit, un lien d’amour avec cet homme, inscrivant dans le marbre et le fer, la corde et le verre, les voies de cette alliance nouvelle, scellant dans le dévoilement et le partage de son cheminement la sûre architecture de cet amour construit pierre par pierre. Et la voilà défaite51.

20L’exploitation du corps de Médée comme locus littéraire de la désintégration conjugale et identitaire est on ne peut plus originale puisqu’elle déconstruit, en finesse, le stéréotype de la femme-objet, mère et épouse propre aux sociétés patriarcales où l’identité de la femme repose principalement sur son corps parce qu’il est un capital symbolique selon le vocabulaire bourdieusien :

21[La domination masculine] constitue les femmes en objets symboliques dont l’être (esse) est un être perçu (percepi), ce qui a pour effet de les placer dans un état permanent d’insécurité corporelle ou, mieux, de dépendance symbolique : elles existent d’abord par et pour le regard des autres, c’est-à-dire en tant qu’objets accueillants, attrayants et disponibles52.

22Si, à travers la composition de Médée chérie, l’auteure libère l’onomastique littéraire de Médée de sa portée noire et criminelle, c’est aussi dans le cadre d’une critique de la représentation des femmes par les hommes, « roi de la création53 », dans la littérature. Elle corrobore ainsi la remarque faite par Poulain de la Barre – rapportée par S. de Beauvoir dans Le Deuxième Sexe –, dans laquelle il affirme que « tout ce qui a été écrit par les hommes sur les femmes doit être suspect, car ils sont à la fois juge et partie54 ». À Yasmine Chami d’ajouter, à propos du caractère patriarcal et souvent misogyne des mythes :

Ulysse sur les flots de son désir, de ses conquêtes et Pénélope faisant et défaisant le temps, dans l’attente creuse de son retour…qui raconte l’histoire de Pénélope, ses tentations, ses colères, sa force ? Et Médée, sa prestigieuse homonyme, marqué du sceau de la folie pour l’éternité des mémoires humaines, abandonnant son royaume pour suivre cet homme […] Ceux qui écrivent les mythes l’ont ainsi rendue étrangère au monde humain, une bête sauvage dépeçant ses propres enfants pour punir le traître55.

23L’intégration de ce vers de Corneille « je cherche le silence et la nuit pour pleurer » dans le tissu du roman introduit une autre critique des notions d’honneur et de virilité érigées en vertus masculines cardinales :

Le Cid cette fausse tragédie d’un honneur de pacotille, une vie pour une gifle, vite, vite le duel qui permet d’assurer le sal instinct de tuer, et Chimène l’idiote qui valide le crime d’honneur, acceptant l’explication de Rodrigue, si je n’avais vengé l’honneur de mon père, tu ne m’aurais plus aimé, elle l’aime parce qu’il exprime ainsi sa force virile, son sang chaud et Méditerranéen, par son glaive a péri son propre père, quelle plus probante démonstration de puissance ?56

24Médée réhabilitée, la femme le sera aussi dans le regard des lectrices/lecteurs. Ainsi accède-t-on à une dimension subversive de l’écriture féminine qui redéfinit le féminin, retrace ses contours et façonne de nouveaux modèles identificatoires qui puissent éviter subséquemment aux lectrices de faire l’expérience du désenchantement amoureux en annihilant, dans la littérature, la vision du mariage comme « valeur refuge57 » et possible lointain. « Folle alors celle qui fait de l’amour d’un homme un royaume, plus folle que toutes les folles58 » : c’est un « trône précaire59 ».

Conclusion

25Parvenue au terme de cette analyse, nous ne pouvons que confirmer l’originalité de cette œuvre qui exploite l’onomastique de Médée pour mieux la réinventer. Cette réécriture du mythe de Médée remplit ainsi sa tâche : « non seulement renverser (ou redresser) le message mythique, le remettre à l’endroit […] mais changer l’objet lui-même, engendrer un nouvel objet, départ d’une nouvelle science60 ». Ainsi avons-nous vu de même comment loin de s’en tenir à une vision « misérabiliste » de la condition féminine, piégée entre l’Alpha de la conjugalité et l’Oméga de la maternité, Yasmine Chami propose, dans et par l’écriture, un modèle d’émancipation qui ouvre la voie à la construction du sujet féminin.

Notes de bas de page numériques

1 Simone de Beauvoir, Le Deuxième Sexe [1949], introduction, Paris, Gallimard, « Folio Essais », « Folio Essais », 1986, tome I, p. 13.

2 Simone de Beauvoir, Le Deuxième Sexe, introduction, tome I, p. 13.

3 Simone de Beauvoir, Le Deuxième Sexe, deuxième partie, chapitre 5, tome II, p. 219-325.

4 Simone de Beauvoir, Le Deuxième Sexe, deuxième partie, chapitre 5, tome II, p. 324.

5 Simone de Beauvoir, Le Deuxième Sexe, deuxième partie, chapitre 5, tome II, p. 320.

6 Simone de Beauvoir, Le Deuxième Sexe, deuxième partie, chapitre 5, tome II, p. 320.

7 Yasmine Chami, Cérémonie, Arles, Actes Sud, 1999.

8 Yasmine Chami, Médée chérie, Arles, Actes Sud, 2019.

9 Yasmine Chami, Médée chérie, p. 40.

10 Yasmine Chami, Médée chérie, p. 88.

11 Yasmine Chami, Médée chérie, p. 79.

12 Yasmine Chami, Médée chérie, p. 15.

13 Clément Rosset, La Philosophie tragique, Paris, PUF, « Quadrige », 1960, p. 8.

14 Yasmine Chami, Médée chérie, p. 40.

15 Yasmine Chami, Médée chérie, p. 28.

16 Jacques Derrida, Passions, Paris, Galilée, 1993.

17 Yasmine Chami, Médée chérie, p. 73.

18 Yasmine Chami, Médée chérie, p. 20.

19 Yasmine Chami, Médée chérie, p. 37.

20 Paul Hecquet-Boucrand, Victor Sarlit, Dictionnaire étymologique de noms propres d’hommes, Paris, 1868, p. 122.

21 Yasmine Chami, Médée chérie, p. 89.

22 Yasmine Chami, Médée chérie, p. 79.

23 Yasmine Chami, Médée chérie, p. 26.

24 Yasmine Chami, Médée chérie, p. 12.

25 Yasmine Chami, Médée chérie, p. 100.

26 François de Singly, Séparée. Vivre l’expérience de la rupture, Paris, Armand Colin, « Individu et société », 2011, p. 74.

27 François de Singly, Séparée. Vivre l’expérience de la rupture, p. 70.

28 Yasmine Chami, Médée chérie, p. 15.

29 Yasmine Chami, Médée chérie, p. 15.

30 Yasmine Chami, Médée chérie, p. 17.

31 Yasmine Chami, Médée chérie, p. 19.

32 Yasmine Chami, Médée chérie, p. 42.

33 Yasmine Chami, Médée chérie, p. 39.

34 Jacques Lacan, « Le stade du miroir » [1949], dans Écrits, Paris, Éditions du Seuil, 1966.

35 Yasmine Chami, Médée chérie, p. 42.

36 Yasmine Chami, Médée chérie, p. 42.

37 Yasmine Chami, Médée chérie, p. 43-44.

38 Yasmine Chami, Médée chérie, p. 80.

39 Yasmine Chami, Médée chérie, p. 81.

40 Abdelwahab Boudhiba, La sexualité en Islam, Chapitre XIII, « Au royaume des mères », Paris, PUF, 1975, p. 79.

41 Yasmine Chami, Médée chérie, p. 87.

42 Yasmine Chami, Médée chérie, p. 87.

43 Yasmine Chami, Médée chérie, p. 102.

44 Yasmine Chami, Médée chérie, p. 102.

45 Yasmine Chami, Médée chérie, p. 131.

46 Françoise Héritier, Masculin/Féminin I et II, Dissoudre la hiérarchie, Odile Jacob, 2002.

47 Simone de Beauvoir, La Femme rompue [1967], « Folio », 2000.

48 Yasmine Chami, Médée chérie, p. 122.

49 Yasmine Chami, Médée chérie, p. 93.

50 Yasmine Chami, Médée chérie, p. 91.

51 Yasmine Chami, Médée chérie, p. 91.

52 Pierre Bourdieu, La domination masculine, Paris, Éditions du Seuil, 1998.

53 Simone de Beauvoir, Le Deuxième Sexe, tome I, introduction, p. 24.

54 Poulain de la Barre, cité par Simone de Beauvoir dans Le Deuxième Sexe, tome I, p. 24.

55 Yasmine Chami, Médée chérie, p. 93.

56 Yasmine Chami, Médée chérie, p. 93.

57 Camille Lacoste-Dujardin, Des mères contre les femmes, maternité et patriarcat au Maghreb, « Mères-avant-tout », Paris, Édition La Découverte, 1985, p. 78.

58 Yasmine Chami, Médée chérie, p. 93.

59 Yasmine Chami, Médée chérie, p. 93.

60 Roland Barthes, « La mythologie aujourd’hui », paru dans la revue Esprit, 1971, repris dans Le Bruissement de la langue (posthume), Éditions du Seuil, 1984, « Points Essais », p. 81-85.

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Pour citer cet article

Salima Fakir, « La rupture dans Médée chérie (2019) de Yasmine Chami », paru dans Loxias, 69., mis en ligne le 14 juin 2020, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html?id=9431.


Auteurs

Salima Fakir

Professeure agrégée de lettres françaises, diplômée de l’École Normale Supérieure de Rabat, Salima Fakir est professeure en CPGE scientifiques, École Royale Navale, Casablanca. Étudiante en deuxième année master « Genre, Sociétés et Cultures » à l’université HASSAN II de Casablanca.