Loxias | 63. Autour des programmes de concours 2019 |  Agrégation de Lettres 

Stéphanie Le Briz-Orgeur  : 

Marie, un clerc au pays des merveilles

Résumé

Dans l’édition traduite des Lais mise au programme des Agrégations de Lettres pour la session 2019 du concours, la thèse de Carla Rossi est approuvée. Il faut donc supposer que « Marie », liée aux érudits de Cantorbéry et nommée abbesse de Barking au printemps 1173, faisait partie des intellectuels de son temps, les « clercs ». Admettre ces propositions, c’est s’obliger à interroger quelques allusions bibliques que la critique n’a ni commentées ni même relevées, et qui pourtant ne pouvaient manquer d’apparaître aux lecteurs et auditeurs projetés par Marie. Loin de conduire à une lecture christianisante des Lais, les allusions scripturaires présentes dans Equitan et dans Fresne viennent exhausser le jeu intertextuel richement polysémique auquel s’est livrée Marie.

Texte intégral

« Il s’est trouvé un accord entre le thème féerique de l’Autre Monde et les rêves de la fine amor, le souhait et la volonté d’aimer autrement que le commun des gens. On s’explique ainsi l’union étroite et la synthèse, admirable à tant d’égards, de deux mythologies, l’une primitive et merveilleuse, l’autre de l’esprit et du cœur, dans cette matière de Bretagne qui devait exercer une si longue séduction1. »

1Aux deux termes du syncrétisme mis au jour par Jean Frappier dans les œuvres de Chrétien de Troyes et de Marie de France, nous proposerons ici d’ajouter un troisième. Si, comme le pense Carla Rossi, Marie s’éprouve plutôt qu’elle n’est « de France2 », si elle est étroitement liée à Thomas Becket et « se fait [en conséquence] médiatrice auprès de l’élite laïque anglo-normande de thèmes propres à la tradition classico-chrétienne, sur laquelle elle greffe l’élément autochtone celte et saxon3 », il serait fructueux d’interroger ses références cléricales – non seulement antiques païennes4 mais aussi judéo-chrétiennes.

2Il ne s’agira pas ici d’envisager les « Lais de Marie de France » comme des allégories de la Rédemption : cela a déjà été fait, et le caractère souvent lâche des rapprochements proposés oblige à la plus grande circonspection – qui justifie sans doute le silence de l’édition au programme sur ces propositions5. Reste que, pour goûter les récits de Marie dans leur intertextualité complexe, les candidats aux Agrégations de Lettres doivent pouvoir identifier et commenter les allusions scripturaires les plus déterminantes. C’est dans cette perspective que nous analyserons à nouveaux frais deux lais qui ont suscité des lectures diverses mais à notre connaissance aucun rapprochement avec la culture biblique6 que possédaient Marie et la plupart de ses contemporains7.

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4Sa structure d’exemplum8 et sa tonalité de fabliau9 ont valu quelque mépris à Equitan : ce récit a notamment gêné les médiévistes qui souhaitaient voir en Marie l’auteur de tous les « lais » réunis dans le manuscrit harléien10. Il semblait problématique d’attribuer ce texte à un auteur dont on caractérisait volontiers l’écriture en fonction de sa féminité supposée11. Et pourtant, ce n’est pas seulement en prenant le contrepied de Guigemar qu’Equitan s’insère dans le recueil aujourd’hui conservé à Londres12. Plus profondément, Equitan correspond au programme poétique dessiné par le « Prologue général » de la copie harléienne, qui affirme le goût de Marie pour un encodage crypté obligeant les récepteurs à « gloser la lettre13 ». De fait, Equitan se nourrit à deux systèmes mythologiques : celui de la fine amor bien documenté dans l’annotation de l’édition au programme, mais aussi celui de la Vulgate. Si l’on peut être assuré que les contemporains de Marie voyaient en Equitan un « roi qui aurait en somme voulu n’être que chevalier, pour pouvoir vivre et aimer “courtoisementˮ, comme Tristan14 », l’on peut être également certain que les premiers récepteurs d’Equitan voyaient en ce roi épris de la femme d’un de ses loyaux sujets un avatar de David.

5Dans le livre vétérotestamentaire de Samuel, le roi David est frappé par la beauté de Bethsabée mariée à Urie ; il couche avec la belle et engendre un fils. Bethsabée lui fait savoir qu’elle a conçu, et pour tenter de masquer sa faute, David entreprend de faire coucher Urie avec sa femme. Comme Urie tient à demeurer avec ses compagnons d’armes et refuse toutes les faveurs que David prétendait lui accorder, le roi le fait placer à la tête d’un bataillon pour qu’il soit tué. Veuve, Bethsabée ne risque plus d’être accusée d’adultère par son mari, et David l’épouse à la fin de son deuil. Le fils né de cette relation coupable meurt après une semaine durant laquelle David accusé par le sage Nathan est resté cloîtré. On s’étonne de le voir sortir et se réjouir quand il apprend le décès de l’enfant, mais il répond qu’il a maintenant expié, et plus tard en effet, le second fils de David et Bethsabée, Salomon, est béni de Dieu15. Ainsi donc, quand elle évoque l’amour coupable d’Equitan pour l’épouse de son sénéchal dévoué, puis le projet meurtrier des amants, Marie de France peut escompter que son public reconnaîtra en ce roi indigne d’un de ses subalternes, et châtié pour l’adultère auquel il a entraîné une épouse, un personnage fort proche du célèbre roi David.

6Certes, à la différence de Samuel, Marie ne couronne pas de succès le projet meurtrier d’Equitan, et elle ne prête aucune descendance au couple adultère. Le châtiment qu’elle entend réserver au roi n’ayant pas su se contenter de son sort magnifique et ayant volé son bien le plus précieux à son loyal sénéchal16 est d’un autre ordre : Equitan ne va pas déplorer la mort prématurée d’un fils illégitime, mais mourir lui-même (comme ç’aurait pu être le cas du roi David, affirmait Samuel17). Plus précisément, il va succomber dans le bain bouillant qu’il avait fait préparer pour tuer son vassal. C’est justement dans ces écarts que l’on peut admirer la finesse du tissage auquel s’est livrée Marie. Le bain tue Equitan puis son amante au lieu de tuer le mari devenu gênant18 : le lien qu’entretiennent ces ablutions avec le triangle amoureux les ont fait paraître triviales ; pourtant, elles occupaient déjà dans le récit vétérotestamentaire une place importante et surtout, comme ici, ambivalente. Dans le récit biblique, c’est quand David surprend Bethsabée au bain qu’il s’éprend follement d’elle19 ; puis c’est quand il a été châtié pour sa faute et peut retourner prier qu’il « [va] au bain, pr[end] de l’huile de parfum et chang[e] d’habit20 ». Ainsi donc, de Samuel à Marie de France, le bain change de fonction mais conserve toute son ambivalence : occasion de péché puis instrument de purification pour David, il est censé aider le couple adultère d’Equitan à reproduire l’élimination du mari gênant qu’avait fomentée David, mais il permet au fidèle sénéchal de se venger de l’injustice dont il a été victime. Marie devait se délecter à l’avance des effets de reconnaissance et de surprise qu’elle allait susciter, des effets qui reposent sur un lien fort avec l’intertexte scripturaire, mais avec d’autres encore, puisque dans la mythologie antique aussi, le bain peut tout à la fois marquer la pureté de qui s’y adonne et nuire à celui qui l’a indûment contemplé. Pour ne retenir qu’un exemple, Diane surprise au bain par le chasseur Actéon condamne celui-ci à se métamorphoser en cerf et à être déchiré par ses propres chiens21. Ainsi donc, sans vouloir exclure la possible influence de la logique de fabliau souvent invoquée pour expliquer la dernière péripétie d’Equitan où les coupables meurent dans le bain qui aurait dû tuer l’innocent22, on voit que Marie de France, en mettant ses pas dans ceux de Samuel, pouvait jouer sur le motif des ablutions ambivalentes. Le bain n’est plus chez elle le lieu du péché mais de son châtiment, selon une logique de retournement qui s’observe à proximité d’autres scènes au bain, notamment celle des Métamorphoses bien connues des contemporains de Marie23.

7Il nous est sans doute plus facile de reconnaître dans la reine de Lanval un avatar de l’épouse de Putiphar24 que de reconnaître dans le roi d’Equitan un avatar de David épris de la belle Bethsabée, mais si l’on considère avec les traductrices de l’édition au programme que Marie évoluait dans un cercle très lettré, il n’y a pas lieu de supposer que ses auditeurs-lecteurs idéaux ignoraient des emprunts aussi massifs au livre de Samuel. Le deuxième récit de la collection harléienne n’est en effet pas moins riche que le premier – dont Jelle Koopmans et Paul Verhuyck ont depuis longtemps montré la belle polysémie25.

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9Pas plus qu’Equitan, Le Fresne n’a été lu par Jacques Ribard dans une perspective chrétienne, et ce n’est pas ce que nous suggérerons ici, tant la démonstration de Christine Martineau-Génieys emporte notre adhésion. Bien des mystères du troisième récit du manuscrit harléien s’éclairent en effet si l’on voit en l’héroïne du Fresne non pas une parente littéraire de Griseldis26 mais une fée des arbres venue chercher son amant en ce bas monde. S’expliquent ainsi l’indifférence de Fresne à la morale sexuelle (désinvolture qui s’accorde mal avec l’abnégation que l’on prête à Fresne quand on fait d’elle une femme aimante jusqu’au sacrifice de soi), son absence de ressemblance physique avec sa jumelle Coudre (ressemblance qui rendrait superflus les signes de reconnaissance que produit finalement Fresne dans le récit de Marie), ou encore le grand calme avec lequel elle accueille tout ce qui pourrait la priver de son aimé si elle n’était dotée de pouvoirs magiques27. Si l’on suit Christine Martineau, dira-t-on, qu’est-il besoin de se soucier des possibles allusions du troisième récit du recueil harléien à la Bible ?

10Tout d’abord, reconnaître une telle allusion pourrait aider à mieux goûter la subtilité des vers 87-88. Dans la proposition « Ki sur autrui mesdit e ment Ne seit mie qu’a l’oil li pent », Nathalie Koble et Mireille Séguy ont compris la locution pendre a l’œil comme une expression de l’imminence d’un malheur, un sens bien attesté par ailleurs28, et elles ont traduit : “Celui qui profère médisances et mensonges sur autrui ne sait jamais29 ce qui lui pend au nez !ˮ Cette traduction fort habile ne rend pas compte d’une probable superposition entre expression topique d’un avenir menaçant et expression évangélique de l’arrogance. De fait, il est possible que Marie ait ici employé la locution pendre à l’œil en escomptant la reconnaissance de son occurrence évangélique. Quand la mère de Fresne s’exprime dans les termes que nous venons de citer, elle a médit et s’en repent car elle se trouve dans la même situation que la voisine qu’elle avait calomniée : « Sur mei en est turnez li pis ! Ki sur autrui mesdit e ment Ne seit mie qu’a l’oil li pent. De tel hume peot l’um parler Ki mieuz de lui fet a loër30 ». Son propos est donc fortement apparenté à ceux que prononce le Christ à la fin de son sermon le plus connu sans doute, le « sermon sur la montagne » : « 1Ne jugez point, afin que vous ne soyez point jugés. 2Car vous serez jugés selon que vous aurez jugé les autres ; et on se servira envers vous de la même mesure dont vous vous serez servis envers eux. 3Pourquoi voyez-vous une paille dans l’œil de votre frère, vous qui ne voyez pas la poutre dans votre œil ? 4Ou comment dites-vous à votre frère “Laissez-moi tirer la paille de votre œilˮ, vous qui avez une poutre dans le vôtre ? 5Hypocrite, ôtez premièrement la poutre de votre œil, et alors vous verrez comment vous pourrez tirer la paille de l’œil de votre frère. » (Matthieu 7,1-5). Comme les interlocuteurs du Christ, la mère de Fresne risque d’être jugée à l’aune de sa propre médisance, d’être accusée d’adultère sous prétexte qu’elle a conçu et enfanté des jumelles ; elle s’est comportée en arrogante prompte à voir le tort d’autrui mais incapable de percevoir la poutre « qu’a l’oil li pent », et la voilà en fâcheuse posture si on la juge avec la même iniquité qu’elle a jugé autrui.

11Si nous voyons juste, cette superposition de la parole christique à la locution verbale pendre à l’œil participe à l’évolution d’un personnage d’abord qualifié de manière très négative31. Après qu’elle a cité une péricope avérée par sa propre histoire (v. 86-90), la mère de Fresne se laisse persuader de ne pas tuer l’une des enfants, mais de l’exposer, ce qui laisse à celle-ci une chance de survivre (v. 99-120). Elle compte si bien sur la survie de l’enfant qu’elle dote sa fille de marques sociales obligeant qui la trouvera à l’éduquer soigneusement (v. 121-135). Des années plus tard, cette femme qui s’était un moment égarée en médisant de sa voisine apparaît soucieuse du bonheur de Coudre : elle tient à s’assurer que la concubine de son futur gendre ne nuira pas à l’épouse légitime (v. 364-372). Et même avec ce souci tout maternel qui l’anime, elle perçoit et salue la bonté dont fait preuve la concubine discrète et serviable (v. 383-388). Ainsi donc, que Fresne soit une amante exemplaire d’abnégation ou une fée assurée de sa victoire, Marie a pris le soin de la doter d’une mère qui commet d’abord une faute mais qui s’en repent comme le veut la morale chrétienne32 et se montre ensuite beaucoup plus aimante et sensible aux qualités d’autrui. Comme bien d’autres, ce récit peut dès lors être lu selon des perspectives variées, merveilleuse et cléricale en l’occurrence. Loin de s’exclure, ces deux réseaux s’enrichissent mutuellement, la fée des arbres élisant une mère humaine capable de mettre en question le premier portrait qu’a fait d’elle l’instance narratrice, une mère qui sait entendre et faire fructifier un avertissement christique célèbre. Non seulement le récit gagne ainsi en cohérence, mais encore le personnage offre alors un exemple interne de correction d’une première glose inadaptée de la naissance gémellaire (censée résulter d’une faute sexuelle), correctio permettant l’avènement d’une interprétation plus correcte (la mère de Fresne et Coudre n’a pas fauté, pas plus que ne l’avait fait sa voisine) et surtout inédite (que Fresne soit la jumelle de Coudre ou qu’elle soit une fée ayant pris corps en ce monde, les deux jeunes femmes font ici un bon mariage et connaissent un sort bien plus enviable que les autres épouses du recueil).

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13Equitan se comprend mieux si l’on ajoute à sa récriture de la canso (et à sa reprise de la figure du fidèle vassal) sa récriture des amours de David et Bethsabée ; Fresne se comprend mieux si l’on ajoute à sa récriture d’aventures féeriques (et à sa reprise d’usages féodaux tels que la « fraternité ») sa récriture de la fin du sermon sur la montagne. Jean Frappier a donc eu raison de pointer dans les Lais « la synthèse, admirable à tant d’égards, de deux mythologies, l’une primitive et merveilleuse, l’autre de l’esprit et du cœur » ; mais cette synthèse est plus riche encore, puisque Marie de France entrelace à ses modèles folkloriques et lyriques des références scripturaires qui entrent en dialogue avec les autres modèles et rappellent l’obligation faite d’emblée à chaque récepteur de se tenir prêt à collaborer à la production d’un sens chatoyant.

Notes de bas de page numériques

1 Jean Frappier, « Remarques sur la structure du lai. Essai de définition et de classement », dans La Littérature narrative d’imagination, Paris, PUF, 1961, p. 23-39, citation p. 31.

2 Cette précision se trouve dans l’épilogue aux Fables conservées entre autres par le manuscrit Londres, British Library, Harley 978, un recueil où Guigemar est précédé d’un « Prologue général » et signé par « Marie » (v. 3).

3 Dans l’édition au programme des agrégatifs cette année (Lais bretons (XIIe-XIIIe siècles) : Marie de France et ses contemporains, éd. trad. Nathalie Koble et Mireille Séguy, Paris, Champion, 2018 (Champion Classiques – Moyen Âge. Éditions bilingues), p. 47 n. 1), Nathalie Koble et Mireille Séguy disent leur accord avec la thèse de Carla Rossi pour qui Marie aurait travaillé de concert avec les érudits de Cantorbéry réunis autour de Thomas Becket, allié puis ennemi d’Henri II Plantagenêt qui le fit assassiner en sa cathédrale après avoir échoué à lui imposer ses vues politiques quand Thomas n’était plus son chancelier mais agissait en sa qualité d’évêque (Rossi, Marie de France et les érudits de Cantorbéry, Paris, Classiques Garnier, 2009 (Recherches littéraires médiévales, 1), citation p. 14).

4 Voir notamment Stephen G. Nichols, « Marie de France’s Commonplaces », Yale French Studies, special issue 1991, p. 134-148.

5 Les interprétations des Lais par Jacques Ribard ne sont pas intégrées à l’annotation ni à la section bibliographique de l’édition au programme. Ces propositions ont été réunies dans deux recueils : Jacques Ribard, Du mythique au mystique. La littérature médiévale et ses symboles, Paris, Champion, 1995 (Nouvelle bibliothèque du Moyen Âge, 31) ; et Id., Symbolisme et christianisme dans la littérature médiévale, Paris, Champion, 2001 (Essais sur le Moyen Âge, 25).

6 Ni Equitan ni Fresne n’ont été étudiés par Jacques Ribard, qui n’a pas non plus analysé Milun ni Chaitivel, mais qui a écrit sur les huit autres lais attribués à Marie de France (voir supra notre note ).

7 Dans l’édition au programme cette année, l’attribution à Marie des « fables » consignées dans le manuscrit Harley 978 qui offre douze « lais » précédés par le « Prologue général », et surtout l’attribution à Marie de l’Espurgatoire saint Patrice et de la Vie seinte Audree, semble admise (Lais bretons…, éd. trad. Koble et Séguy cit., p. 45-47 ; sur la Vie seinte Audree, voir Rossi, Marie de France et les érudits de Cantorbéry, cit., p. 151-176). Il paraît dès lors raisonnable de s’intéresser aux probables références bibliques de Marie.

8 Equitan présente un récit encadré par l’explicitation de la leçon morale que l’on pourrait en tirer (v. 17-20 et 307-314 où paraît le terme ensample) : il a donc la même structure que les exempla que l’on commençait de compiler à la fin du XIIe siècle à l’usage des prédicateurs et dont le XIIIe siècle allait produire des volumes entiers, pour accompagner l’essor de la prédication, urbaine notamment.

9 Dans son étude parue en 1984, Edgard Sienaert peut déjà citer trois médiévistes déniant à Equitan le statut de lai et proposant de plutôt le regarder comme un fabliau : Ernest Hoepffner, Jean Frappier et Moshé Lazar (Sienaert, Les Lais de Marie de France. Du conte merveilleux à la nouvelle psychologique, Paris, Champion, 1984, p. 76-77 n. 7). Les vers 309-310 (« Tels purchace le mal d’autrui Dunt tuz li mals revert sur lui. ») ont pu favoriser cette impression.

10 Sur ces discussions, voir Lais bretons…, éd. trad. Koble et Séguy, cit., p. 29-35 ; Richard Baum est celui qui a le plus systématiquement mis en question de telles lectures (Richard Baum, Recherches sur les œuvres attribuées à Marie de France, Heidelberg, Carl Winter, 1968 ; Id., « Les troubadours et les lais », Zeitschrift für romanische Philologie, 85 (1969), p. 1-44).

11 Si cette approche biographique des Lais est explicite chez Michelle A. Freeman (Freeman, « Marie de France’s Poetics of Silence: The Implications for a Feminine Translatio », Publications of the Modern Language Association of America, 99 (1984), p. 860-883), elle imprègne plus largement la critique (qui se réclame volontiers du Prologue où Marie dévalorise les romans d’Antiquité, dont un auteur connu est un homme, Benoît de Sainte-Maure).

12 Voir Rupert T. Pickens, « Equitan, anti-Guigemar », Romance Notes, 15 (1973-1974), p. 328-341. Sur le rapport oppositionnel (au plan poétique) entre les deux premiers lais du recueil harléien, voir aussi Sienaert, Les Lais de Marie de France. Du conte merveilleux à la nouvelle psychologique, cit., p. 76.

13 Lais bretons…, éd. trad. Koble et Séguy, cit., p. 162, « Prologue », v. 15.

14 Lais bretons…, éd. trad. Koble et Séguy, cit., p. 265 n. 1. 

15 II Samuel 11-12 (anciennement II Rois 11-12).

16 Tel est précisément le reproche que formule le sage Nathan à l’adresse du roi David dans II Samuel 12,1-14.

17 D’après ce que lui révèle Nathan, David aurait pu mourir pour expier sa faute : « David dit à Nathan : “j’ai péché contre le Seigneurˮ. Et Nathan lui répondit : “le Seigneur a aussi transféré votre péché, et vous ne mourrez point. Mais […] le fils qui vous est né va perdre la vieˮ » (II Samuel 12,13-14 ; nous citons la traduction par Lemaître de Sacy de la version Vulgate de la Bible, traduction latine de saint Jérôme la plus connue des clercs médiévaux).

18 Comme Gurun par exemple (voir Le Fresne, v. 313-344, p. 290-293 des Lais bretons…, éd. trad. Koble et Séguy cit.), Equitan est sommé de prendre femme par « la gent » (v. 201, éd. trad. Koble et Séguy cit., p. 256). S’il obéissait, cela ferait perdre à la dame mariée qu’il a séduite toute chance de rester à ses côtés : celle-ci exige donc d’être épousée, ce à quoi consent Equitan, mais ce qui nécessite d’éliminer l’époux légitime.

19 II Samuel 11,2-4. La scène a été enluminée dans les copies médiévales de la Bible, et parfois censurée en raison de sa relative impudeur (voir pour le XVe siècle Katharina Georgi, « Enluminure, XVe siècle. Bethsabée au bain, la redécouverte d’une enluminure de Jean Colombe », Bulletin monumental, 165/2 (2007), p. 212a-213b).

20 II Samuel 12,20.

21 Ovide, Les Métamorphoses / Metamorphoseon, livre III, v. 138-252 (éd. trad. Danièle Robert, Arles, Actes Sud, 2001 (Thesaurus), p. 120-127).

22 Dans Equitan, le bain est présenté au sénéchal comme marque d’entente masculine (lui et son roi se sont fait saigner ensemble et doivent ensuite se baigner dans la même pièce), et il est conçu par les amants comme un moyen d’assurer la disparition de celui qui les empêche de convoler ; mais il va réunir non pas deux hommes mais un homme et une femme, et il va non pas leur assurer le mariage mais les tuer.

23 Marie de France écrit après que des anonymes et Chrétien de Troyes ont donné en ancien français un Narcisse, un Pyrame et Tisbé et une Philomena adaptés d’Ovide.

24 L’influence du récit de Genèse 39,6-20 est documentée dans l’édition au programme (Lais bretons…, éd. trad. Koble et Séguy cit., p. 359 n. 1).

25 Jelle Koopmans et Paul Verhuyck, « Guigemar et sa Dame », Neophilologus, 68 (janv. 1984), p. 9-21 : la dame du premier « lai » est tout à la fois fée, déesse solaire, amante initiatique et femme dynastique. Sauf erreur, cet article important n’apparaît ni dans l’annotation ni dans la bibliographie des Lais bretons…, cit.

26 Griseldis entre en littérature au XIVe siècle avec Philippe de Mézières (auteur du Livre de la vertu du sacrement de mariage et reconfort des dames mariees), mais on a célébré antérieurement sa patience exemplaire face à un mari cruel qui finit par saluer son abnégation (après avoir feint de la répudier et de lui ordonner de servir sa nouvelle épouse : cette donnée de la légende est évidemment ce qui a conduit aux rapprochements de Fresne avec Griseldis dans la critique moderne des Lais).

27 Christine Martineau-Génieys, « La merveille du Frêne », dans Et c’est la fin pour quoy sommes ensemble [Mélanges Jean Dufournet], Paris, Champion, 1993, t. 2, p. 925-939. C’est aussi en voyant en Fresne une fée des arbres que l’auteur de cette contribution explique une scène que la critique avait jusque-là renoncé à expliquer : l’abbesse qui devient marraine et éducatrice de Fresne scrute longuement l’enfant avant de prendre cette décision (plutôt que de confier la petite orpheline à l’ensemble des moniales) ; c’est qu’elle-même est fée des arbres et reconnaît une semblable dans celle qu’elle baptise Fresne.

28 Voir Giuseppe di Stefano, Nouveau dictionnaire historique des locutions : ancien français, moyen français, Renaissance, Turnhout, Brepols, 2015, t. 2, p. 1198b-1199a, s.v. « œil », locutions « pendre a l’œil / pres de / devant l’œil / les yeux ». Laurence Harf-Lancner a compris de la même manière : “Celui qui répand calomnies et mensonges sur autrui ne sait pas ce qui l’attend !ˮ (Lais de Marie de France, éd. Karl Warnke, trad. Laurence Harf-Lancner, Paris, Librairie générale française, 1990 (Le Livre de poche – Lettres gothiques), p. 93).

29 Pour rendre la négation à forclusif ne… mie, on préférera “ne… pasˮ, voire “ne… pas du toutˮ.

30 Soit, pour les vers 86 et 89-90 non traduits supra : “Le sort s’est retourné contre moi ! […] Il se peut que la personne critiquée [ou : que l’on critique] soit bien plus digne d’éloges qu’on ne l’est [soi-même]ˮ (Lais bretons…, éd. trad. Koble et Séguy cit., p. 272-273).

31 Aux vers 27-28, ce n’est pas un simple couple de synonymes mais une itération à quatre termes qui sert à qualifier la future mère de Fresne : « ele ert feinte e orguilluse E mesdisanz e envïuse ». Pour Edgard Sienaert par exemple, la mère n’importe qu’aux moments où elle abandonne puis reconnaît sa fille (Sienaert, Les Lais de Marie de France. Du conte merveilleux à la nouvelle psychologique, cit., p. 82).

32 On sait que peu après ce repentir, la servante de la dame priera pour la petite fille exposée, et que des années plus tard le père de Fresne (autrefois parti en croisade) s’adressera à l’archevêque venu marier Coudre et Gurun comme à un tiers de confiance. Pour ne citer que deux termes de comparaison, Bisclavret (pièce suivante du recueil harléien) et Yonec sont beaucoup moins orthodoxes (voir notamment Jeanne-Marie Boivin, « Bisclavret et Muldumarec : la part de l’ombre dans les Lais », dans Jean Dufournet (éd.), Amour et merveille dans les Lais de Marie de France, Paris, Champion, 1995, p. 147-168).

Pour citer cet article

Stéphanie Le Briz-Orgeur, « Marie, un clerc au pays des merveilles », paru dans Loxias, 63., mis en ligne le 15 décembre 2018, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html?id=9088.


Auteurs

Stéphanie Le Briz-Orgeur

Université Nice Côte d’Azur, CEPAM (UMR 7264)