Loxias | 56. Éloge des ‘Peuples premiers’ en Amérique | I. Eloge des 'peuples premiers' en Amérique 

Silvio Florio  : 

Les femmes chaman dans les romans de la renaissance amérindienne : guides spirituels ou femmes libres ?

Résumé

À travers l’étude de trois figures de femmes chaman dans des romans amérindiens contemporains de langue anglaise, cet article a pour ambition de mettre en lumière un aspect fondamental de la littérature amérindienne, à savoir le rejet de la notion chrétienne de péché et de refus du corps. Le chaman, en tant que dépositaire des mythes et des rituels de son peuple, est une figure clé pour comprendre l’affrontement entre la conception animiste d’un monde vivant et sensible et la vision chrétienne d’un monde déchu livré au péché et à la corruption. S’il existe un archétype de l’homme chaman, jouant un rôle de guide spirituel généralement en retrait dans le récit et dont le corps est peu mis en avant, les personnages de femmes chaman incarnent davantage cette opposition philosophique en proposant un modèle de guide plus charnel et moins infaillible. En s’unissant finalement aux protagonistes des récits dans lesquels elles apparaissent, elles leur ouvrent une voie de salut païenne à travers la réconciliation avec le corps et le monde.

Abstract

This paper wants to emphasize, through three characters of medicine women in contemporary Native American novels, a fundamental aspect of Native American literature: the rejection of the Christian concept of sin and contempt for the body. The shaman, as guardian of the myths and ceremonies of his people, is a key figure to understand the clash between the animist vision of a sensitive world and the Christian vision of a fallen world doomed by sin and corruption. Although there is a literary archetype of the medicine man, acting as a spiritual guide to the main character and often pushed into the background of the story, medicine women characters embody more this philosophical opposition by offering a new type of guide, more carnal and less infallible. Eventually, by being joined together with the protagonists of the narratives in which they appear, they offer a pagan way of salvation through reconciliation with the body and the world.

Index

Mots-clés : Chaman , Corps, Femmes, Peuples premiers, Renaissance amérindienne

Plan

Texte intégral

1L’homme-médecine ou chaman est une figure forte de l’organisation sociale des tribus amérindiennes. Bien que les constructions religieuses qui permettent de définir ce qu’est un chaman puissent varier légèrement selon les peuples considérés, on retrouve cette figure chez tous les peuples autochtones nord-américains. Le chaman est un individu, homme ou femme, possédant des pouvoirs particuliers qu’il tire d’une connexion privilégiée avec le monde des esprits ou avec le monde animal, connexion qui se crée à travers un rêve la plupart du temps. Le développement de cette affinité ainsi que la transmission des savoirs ancestraux de la tribu par un chaman plus âgé le conduira par la suite à maîtriser son pouvoir et à l’utiliser, à travers des rituels de guérison principalement.

2Le chaman possède ainsi un statut dont la force est tirée à la fois de la tradition, en tant que dépositaire des rites et des récits mythiques, mais aussi d’un rapport privilégié aux puissances invisibles. En cela il est un individu à part, profondément différent des autres membres de sa communauté, qu’il a pourtant la charge de conseiller et de guérir. Le chaman est donc à la fois un guide et un être hors normes au sein de la tribu, un prescripteur et un marginal.

3Ce statut particulier et ambigu fait de lui un pilier de l’organisation tribale mais aussi un archétype marquant lorsqu’il s’agit de représenter les peuples amérindiens dans la fiction. L’un des thèmes centraux de la littérature amérindienne depuis ce que l’on a pu appeler la « renaissance amérindienne1 » est la reconstruction de l’identité d’un personnage perdu et malheureux dans le monde occidental moderne. Cette reconstruction se fait à travers un processus de réappropriation de ses origines et de retour sur la terre ancestrale qui conduit le personnage à réintégrer sa place dans l’ordre du monde. Ce processus, que le critique William Bevis a nommé « homing in2 », constitue selon lui une marque distinctive du roman amérindien par rapport au reste de la littérature américaine, cette dernière valorisant en effet avant tout la mobilité de l’individu et sa distinction d’avec le reste des hommes, quand le roman amérindien privilégie l’intégration au sein d’une communauté et d’une terre.

4Or, dans ce processus de retour aux sources, les personnages sont le plus souvent assistés par des guides qui leur ouvrent les portes d’un univers qui semblait perdu pour eux. Cette figure narrative du guide spirituel, la plupart du temps un homme âgé porteur des traditions et de la sagesse ancestrale, se confond dans la fiction avec le rôle traditionnellement dévolu dans les tribus amérindiennes à l’homme-médecine ou chaman. Le meilleur exemple de cette association est un personnage de Ceremony, de Leslie Silko, roman fondateur de la « renaissance amérindienne » et un modèle pour nombre d’auteurs amérindiens : il s’agit du vieux Betonie, l’homme-médecine atypique qui guide Tayo, le protagoniste du roman, dans sa reconstruction.

5Le statut traditionnel de l’homme-médecine, figure crainte autant qu’admirée, marginale autant que prestigieuse, influe manifestement sur la figure romanesque du guide spirituel : très rarement protagoniste principal, son intervention comme adjuvant est néanmoins absolument nécessaire à l’accomplissement de la destinée du héros, à son « retour chez soi » et l’absence d’un guide peut conduire à l’échec de ce processus.

6À cette figure traditionnelle de l’homme-médecine vient se superposer pour le lecteur non amérindien un double parfois gênant, celui du « vieux sage indien » de western. Nous avons tous en tête cette image de vieil homme enroulé dans une couverture, lisant l’avenir en jetant d’étranges préparations dans le feu et porteur d’une sagesse ancestrale incompréhensible au profane. Cet archétype popularisé par les romans d’aventure, le cinéma et la bande-dessinée, cristallise l’aura de sagesse et de spiritualité attachées à la culture amérindienne, vision très largement diffusée en particulier depuis la mode new age. Une image qui peut s’avérer gênante pour les romanciers contemporains.

7En se télescopant, les figures de l’adjuvant romanesque, de l’homme-médecine de la tradition tribale et du vieux sage Indien de western risquent en effet d’enfermer les récits dans une vision romantique stéréotypée difficile à porter pour leurs auteurs. À l’image d’Ephanie Atencio, protagoniste de The Woman who Owned the Shadows de Paula Gunn Allen, les romanciers pourraient bien être tentés de rejeter en bloc cette image de l’Indien « noble, sage, exotique3 » à laquelle le lecteur Blanc s’attend lorsqu’il ouvre un « roman amérindien ». Voire de prendre un malin plaisir à subvertir un cliché pesant.

8Déjà le vieux Betonie du roman de Leslie Marmon Silko contrevenait aux attentes du lecteur : en collectionnant comme objets rituels des capsules de coca-cola et des calendriers promotionnels aussi bien que des statuettes et des calumets, le vieux chaman cherchait à adapter les cérémonies au monde moderne, il tentait de capter la magie et les dynamiques invisibles qui parcourent celui-ci. Par son attitude il surprend le lecteur mais aussi les membres de sa propre communauté qui le prennent pour un original. Il s’en amuse parfois mais explique à Tayo la raison profonde de sa pratique singulière :

At one time, the ceremonies as they had been performed were enough for the way the world was then. But after the white people came, elements in this world began to shift; and it became necessary to create new ceremonies. I have made changes in the rituals. The people mistrusts this greatly, but only this growth keeps the ceremonies strong4.

Autrefois, les cérémonies telles qu’on les pratiquait étaient suffisantes pour le monde d’alors. Mais après l’arrivée des Blancs, des éléments de ce monde ont commencé à changer et il est devenu nécessaire de créer de nouvelles cérémonies. J’ai opéré des changements dans les rituels. Les gens se méfient de ces changements, mais ils sont le seul moyen pour que les cérémonies conservent leur force.

9À l’image des cérémonies de Betonie, le renouvellement de l’archétype du guide spirituel apparaît aux romanciers amérindiens comme une nécessité pour qu’il conserve sa force et ne se retrouve pas englué dans un horizon d’attente fermé. L’une des voies possibles de ce renouvellement est l’utilisation de guides spirituels féminins, de femmes médecine au lieu d’hommes.

10L’existence de femmes-médecine est attestée dans toutes les tribus, cependant les femmes accédant à ce statut sont bien moins nombreuses que les hommes, et leurs attributions sont traditionnellement restreintes par rapport à leurs homologues masculins5. Pourtant, le nombre de femmes jouant un rôle de guide dans les romans amérindiens est important, et certains personnages sont particulièrement marquants et riches par le renouvellement qu’ils apportent à l’archétype du chaman. Trois d’entre elles retiendront notre attention ici, trois femmes-médecine jouant un rôle central dans les récits d’auteurs appartenant à trois « générations » différentes de romanciers amérindiens : Grey, née sous la plume de Navarre Scott Momaday dans The Ancient Child ; Fleur Pillager, protagoniste de plusieurs romans de Louise Erdrich dont Tracks ; et enfin Gosling, rencontrée dans The Orenda du Canadien Joseph Boyden. Ces trois récits présentent de plus la particularité d’avoir pour cadre trois époques différentes de l’histoire des peuples amérindiens, le plus récent, The Orenda, se déroulant au XVIIe siècle, alors que le roman de Louise Erdrich se déroule durant la première moitié du XXe, celui de Navarre Momaday utilisant quant à lui un cadre contemporain.

Force, Beauté, Corps

11Ce qui frappe dans ces trois figures de femmes-médecine, c’est en premier lieu la puissance de leur incarnation. Ces trois personnages, contrairement à leurs homologues masculins le plus souvent âgés, sont jeunes, belles, et porteuses d’une vitalité et d’une sexualité qui les définit et les distingue, en même temps qu’elle les rattache au monde qui les entoure.

12Dans The Ancient Child, Grey est une jeune femme d’une vingtaine d’années, Kiowa par son père, Navajo par sa mère. Elle nous est présentée à travers un double portrait physique au début du roman : le premier est un autoportrait, enjoué et idéalisé, dans lequel la jeune femme se voit comme l’incarnation d’une poupée rituelle admirée dans un musée :

I have enjoyed eighteen wondrous summers, all of them in the vastness of the wilderness, which is my incomparable element. I am tall and limber and well formed. My mind is clear. I am as trim and gracefull as a doe, and I am free of the strictures of « civilization » so-called6.

J’ai profité de dix-huit étés merveilleux, tous passés dans l’immensité de la nature sauvage, qui est mon milieu de prédilection. Je suis grande, souple et bien formée. Mon esprit est clair. Je suis svelte, gracieuse comme une biche, et libre des contraintes de la soi-disant « civilisation ».

13On est bien loin du vieux sage mystérieux : la chaman qui nous est offerte est une jeune fille loquace, un peu vantarde, confiante et à l’aise dans la culture dominante7, bien qu’elle dédaigne ouvertement la « soi-disant “civilisation” ». Elle voue pourtant un véritable culte au hors-la-loi Billy the Kid pour lequel elle a une passion toute adolescente, s’adonne au rodéo et est une lectrice assidue des grands classiques américains et européens. Cette légèreté de Grey est soulignée par le second portrait qui nous est donné d’elle, qui, assumé par le narrateur cette fois, suit immédiatement le premier mais vient le démentir sur plusieurs points :

In fact Grey was nineteen. She stood no more than five feet five inches in height, but some quality of her posture made her seem taller. She was slender and supple, but her body was compact and strong8.

En réalité Grey avait dix-neuf ans. Elle ne mesurait pas plus d’un mètre soixante-cinq, mais un certain quelque chose dans sa posture la faisait paraître plus grande. Elle était mince et souple, mais son corps était compact et musclé.

14Loin de la jeune Indienne éthérée et élancée que son autoportrait nous donnait à voir, le second portrait insiste sur ses qualités animales, la densité de ses muscles, ses jambes de danseuse, son odeur rappelant « le musc, la muscade et l’écorce de citron vert » et précise que « ses mouvements, en particulier en présence des hommes et des chevaux, était athlétique et animale9. » Les deux portraits concordent cependant sur un point : « En somme, elle était d’une beauté indicible. »

15Mais Grey n’est pas seulement une jeune fille animale et un peu fantasque, c’est aussi une femme dont la sexualité est affirmée sans fausse pudeur. Outre la relation qu’elle va nouer avec Set, le personnage principal du roman, on lui connaît deux autres amants : Murphy, le fils d’un fermier des environs de Bote, où elle vit quand le récit la présente, et Perfecto Atole, son premier amant, dresseur de chevaux navajo vivant à Lukachukai, où elle a grandi. On sait très tôt dans le récit que c’est en partie en échange d’une nuit avec elle que Grey obtient de Murphy le cheval qu’elle convoite, à travers un chapitre de quelques lignes seulement qui nous livre la réaction embarrassée du jeune homme après l’amour. On n’apprend que plus tard que cette scène est la concrétisation d’un été de flirt agréable pour les deux jeunes gens. Grey semble maîtriser totalement sa sexualité et ne pas hésiter à user du pouvoir qu’elle sait détenir sur les hommes pour les manipuler. Cela dit, elle est loin d’être invulnérable : le souvenir de sa nuit avec Perfecto la dévoile bien moins sûre d’elle :

She nodded, savoring the image of a lithe, beautiful girl in that most bittersweet moment after she had been deflowered, at the very moment she became a woman, once and for all, after the discreet spotting, the darkening, badgelike stain, her belly and thighs quivering late and reflexively, pulling on the incomparable red boots with tears streaming down her cheeks10.

Elle hocha la tête, savourant le souvenir d’une jeune fille belle et agile dans ce moment aigre-doux juste après sa défloration, au moment précis où elle était devenue une femme, une fois pour toutes, après le discret saignement, l’assombrissement, la tache comme un emblème, son ventre et ses cuisses agitées après coup par un tremblement réflexe alors qu’elle enfilait les incomparables bottes rouges, des larmes coulant le long de ses joues.

16Le souvenir « aigre-doux » de la perte de sa virginité n’enlève rien au côté solaire et affirmé de sa sexualité. Grey a été une jeune fille intimidée par cet homme plus âgé, puissant et fascinant, mais elle reprend le contrôle et le dessus, des années après : qu’a-t-elle fait des magnifiques bottes rouges en cuir de serpent offertes par son premier amant, demande celui-ci ? Elle les a découpées sans vergogne11. La « décapitation » de ce cadeau condescendant de Perfecto laisse celui-ci sans voix et lui fait comprendre que la jeune fille est devenue une femme assurée et, qui plus est, puissante. Le cuir des bottes, elle en a fait des sonnailles (« shakers ») pour les danses rituelles. Elle offre de les lui prêter à l’occasion.

17Gosling partage avec Grey l’affirmation de sa sexualité. Si les anecdotes sont moins nombreuses la concernant, cette sexualité est centrale dans la symbolique du roman de Joseph Boyden. En effet The Orenda a pour cadre les échanges entre Français et Wendats au XVIIe siècle, juste avant la disparition presque totale de ce peuple. Les faits historiques sont connus : le peuple Wendat, que les Français surnommèrent Huron, a été l’un des premiers peuples amérindiens alliés de la France en Amérique. À ce titre, les Hurons accueillirent des missionnaires jésuites français parmi eux. Le conflit ancestral entre Hurons et Iroquois fut instrumentalisé par les puissances européennes, les Anglais s’alliant aux Iroquois pour contrer les Français. En quelques années, décimés par les épidémies et les batailles sanglantes avec leurs rivaux, les Hurons s’éteignirent. Pour Joseph Boyden, c’est la rupture de l’équilibre ancestral qui est la cause des malheurs des Wendats. Faisant sienne la vision magique du monde de ces derniers, le romancier semble interpréter les malheurs des Amérindiens comme résultant de la propagation de la pensée chrétienne du péché et du refus du corps. En ouverture de chaque partie du roman ainsi qu’en clôture du récit, de brefs textes dont le narrateur, difficile à identifier, analyse cette évolution, raconte cette histoire impalpable qui guide secrètement la « grande histoire » du peuple Wendat, métaphore du destin de tous les peuples amérindiens.

We had magic before the crow came. […] We lived in a physical world that frightened them and hunted beasts they’d only had nightmares of, and we consumed the mystery that the crows were bred to fear. […] And when they cawed that our magic was unclean, we laughed, took a little offence, even killed a few of them and pulled their feathers for our hair. We lived on. But that word, unclean, that word, somehow, like an illness, like its own magic, it began to grow12.

Avant l’arrivée des Corbeaux, vos prêtres, nous avions la magie. […] Nous vivions dans un monde sensible qui les effrayait, nous chassions des bêtes qui n’existaient que dans leurs cauchemars et nous nous nourrissions du mystère qu’on avait appris aux Corbeaux à craindre. […] Et quand ils croassaient pour signifier que notre magie était impure, nous riions, nous nous offensions un peu, nous en tuions même quelques-uns puis nous prenions leurs plumes pour en orner nos cheveux. Et la vie continuait. Mais ce mot, impur, un mot pareil à une maladie, pareil à sa propre magie, il commença à se répandre.

18Le récit est assuré par trois personnages en alternance : Christophe, un missionnaire jésuite français, Bird, un guerrier Wendat, et Snowfalls, une jeune fille iroquoise prisonnière des Hurons. Cette alternance des narrateurs permet de mettre en avant par la confrontation des points de vue la question centrale du roman, qui est celle de l’incompatibilité de la vision chrétienne du monde avec le mode de vie des Wendats. C’est à une tragédie que Joseph Boyden invite à assister de l’intérieur : la destinée des Hurons, connue et si besoin est rappelée par le texte liminaire, se joue à travers les actes et les parcours de personnages particuliers, mais elle les dépasse de loin. Dans cette tragédie une chaman joue le rôle de Cassandre : il s’agit de Gosling. Son statut est particulièrement intéressant puisqu’elle occupe une fonction actancielle différente vis-à-vis de chacun des trois narrateurs et protagonistes : amante et conseillère de Bird dans les choix qu’il aura à faire, mentor de Snowfalls qu’elle initiera à la voie du chaman, antagoniste du missionnaire Christophe dont elle cherche à contrer l’influence auprès des Hurons.

19Sachant cela, on comprend que le rapport à la sexualité revête une forte dimension symbolique dans le roman. Joseph Boyden entreprend de façon ambitieuse de recréer, au sein d’un récit, des modes de vie et de pensée qui ont été bouleversés, sinon éradiqués, par l’arrivée des Européens. À l’instar de la démarche de James Welsh dans Fools Crow13, qui entreprenait de raconter le crépuscule de la culture tribale des Blackfeet à la fin du XIXe siècle, le romancier est amené à se mettre à la place de personnages que la pensée chrétienne n’a pas encore influencés, tout en gardant en tête qu’une telle démarche comporte des limites et que si « ce conte est en apparence l’histoire de notre passé14 » il ne peut l’être qu’en apparence. Ainsi le rapport au corps est source de bien des incompréhensions entre le missionnaire et les Amérindiens : le vœu de chasteté semble bien ridicule aux Hurons, et Gosling cherche très rapidement à tenter le jésuite pour éprouver son pouvoir, ses principes et sa volonté15. Le défi est clair et l’interprétation de l’attitude de la chaman par le jésuite est sans surprise : il la traitera plusieurs fois de « sorcière ». La lutte d’influence entre Christophe et Gosling se développera ainsi tout au long du récit.

20Mais si le corps de Gosling est péché et tentation démoniaque pour celui que les Wendats appellent « Corbeau », il possède un tout autre statut pour les hommes de la tribu, et en particulier pour Bird. Celui-ci exprime plusieurs fois son désir et sa jalousie, en effet il pense ne pas être le seul amant de Gosling et vit assez mal cette situation, tout en sachant qu’il ne pourra rien y changer car elle ne se comporte pas selon les règles qui s’appliquent aux autres femmes. Même si au cours du roman Bird et elle en viendront à se marier et à concevoir un enfant, le corps de Gosling et sa personne conserveront un statut particulier qui est présent dès le premier portrait qui nous est donné d’elle dans un chapitre dont Bird est le narrateur. Tout d’abord Gosling n’est pas une Wendat mais une Anishinabe, peuple de chasseurs cueilleurs (à la différence des Wendats qui sont des cultivateurs) réputés pour leurs pouvoirs magiques dus à leur lien particulier avec la forêt et les animaux. N’adoptant jamais les coutumes des Hurons, Gosling persiste à habiter dans un wigwam individuel à l’écart du village. Elle partage avec Grey et Fleur cette « profonde solitude des hommes médecine16. » Sa beauté fait l’unanimité parmi les hommes, mais elle n’est pourtant pas jeune : son âge fait débat, en particulier lorsqu’elle annonce qu’elle est enceinte de Bird. Tout le monde la pensait trop âgée pour concevoir. Lorsque Bird lui demande comment cette grossesse est physiquement possible, elle se contente de lui répondre : « Tu le désirais, et je me suis arrangée pour qu’il en soit ainsi17. » Son corps, dont elle met en avant la beauté et la vitalité plusieurs fois, reste enveloppé de mystère, il est désirable, accessible pour certains personnages, mais jamais totalement, car Gosling reste radicalement étrangère par sa nature de magicienne.

21C’est le cas aussi de Fleur Pillager. Jeune femme, seule rescapée de son clan après une épidémie de tuberculose qui a anéanti son peuple, elle quitte la réserve pour travailler dans une petite ville avant de revenir et d’épouser un jeune homme de la tribu. Elle aussi suscite le désir des hommes, pour son malheur parfois, nous y reviendrons, et elle aussi affirme, voire affiche sa sexualité, ce qui suscite l’indignation de la mère de son amant Eli qui ne supporte pas de voir son fils se donner en spectacle comme un animal : « “Ils se comportent comme des animaux en chaleur ! Aucune pudeur !” Mais elle en avait déjà trop dit. “Contre les murs de la cabane,” dit-elle, “Juste derrière. Dans l’herbe et dans les arbres”18. » Son corps pourtant, comme celui de Gosling, reste mystérieux et empreint de magie : en effet elle possède un lien privilégié avec Mishepeshu, « l’homme du lac », esprit des eaux redouté. Plusieurs fois au cours du livre Fleur disparaît dans les eaux. Lorsqu’elle en ressort, rejetée sur la rive et morte en apparence, elle revient à la vie et un homme est condamné à prendre sa place. Même le vieux Nanapush, qui l’a recueillie après l’épidémie et la considère comme sa fille, est terrifié lorsque Eli lui demande des conseils pour approcher la mystérieuse jeune femme.

22Ces trois femmes-médecine nous suggèrent par le rapport qu’elles entretiennent avec leur corps et leur sensualité un aspect fondamental de leur personnage : c’est par le corps que ces femmes acquièrent et exercent leur pouvoir. Si tous les chamans tirent en principe leurs pouvoirs de leur lien au monde naturel19 force est de constater que les hommes-médecine comme Betonie ne sont pas des personnages dont le corps et les sens sont mis en avant, l’aide qu’ils apportent est avant tout spirituelle et leurs connaissances sont en premier lieu intellectuelles. Il en va tout autrement pour les femmes-médecine de fiction.

Blessure, Vulnérabilité, Viol

23Si les femmes-médecine de ces romans sont incarnées de façon particulièrement saisissante et porteuses d’une sexualité solaire, celle-ci a pourtant un revers. En effet, la mise en avant du corps est indissociable d’une forme de vulnérabilité : si ces femmes fascinent par leur puissance magique, elles sont aussi vulnérables parce qu’elles sont en premier lieu des femmes incarnées. En cela elles sont parfois aussi les victimes des hommes, et il n’est pas anodin que deux des trois femmes-médecine qui nous occupent ici, Fleur et Grey, soient victimes de viol au cours du récit, alors que la disciple de Gosling, Snowfalls, est elle sauvée de justesse par deux fois d’une agression du même ordre. Loin d’être des figures abstraites et protégées de guides spirituels, cet aspect sombre des relations entre hommes et femmes ne leur est pas épargné, et la fascination, voire la crainte qu’elles exercent, ne les protège pas de la violence des hommes.

24Lorsqu’elle quitte la réserve, Fleur Pillager entre au service d’un boucher dans une petite ville. Non contente de gagner ses huit cents par semaine, elle entreprend d’arrondir sa paie par des parties de poker avec les employés masculins de la boutique. Elle fait ainsi irruption sur le terrain des hommes, provoquant l’émoi parmi eux20. Pendant plusieurs semaines, Fleur gagnera chaque soir exactement un dollar, sans jamais bluffer, sans jamais avoir de « mains » trop avantageuses ni trop désavantageuses. Ses partenaires de carte sont ulcérés de ne pas comprendre cette chance si parfaitement médiocre : si Fleur triche elle gagne trop peu pour que cela en vaille la peine, alors pourquoi le fait-elle ? Ils ne sont pas capables de voir que ses victoires ne doivent rien à la chance ni à un quelconque talent aux cartes : Fleur n’évolue pas dans le même monde qu’eux, la chance n’est pas un problème pour la protégée de l’esprit des eaux. Aussi, lorsqu’un soir elle emporte rapidement tout leur argent, les hommes boivent et décident sans mot dire de s’en prendre à elle. La scène est décrite par Pauline, seconde narratrice du roman, dont la position est particulièrement ambiguë puisqu’elle semble apprécier Fleur mais n’intervient pourtant pas lorsqu’elle comprend ce que les hommes ont en tête. Toute la dynamique du roman repose d’ailleurs sur l’opposition entre les deux narrateurs : Nanapush, vieil homme facétieux aimant raconter des histoires délirantes, imprégné des traditions de son peuple, et Pauline, jeune métisse qui rejette la culture Ojibwa avant de se convertir au catholicisme et de sombrer dans un mysticisme confinant à la folie. Fleur, qui est au cœur du récit, n’a que rarement la parole et les deux narrateurs qui nous livrent son histoire étant plus que suspects de partialité, le lecteur est forcé de se forger sa propre opinion sur les faits rapportés. Toujours est-il que d’après Pauline, ces hommes sont trop bornés pour comprendre que la puissance de Fleur est trop grande pour eux : « Ils étaient aveugles, ils étaient stupides, ils ne la voyaient que dans sa chair21. » Cette puissance ne la protégera pas de leur attaque, mais elle permettra à la chaman d’assurer sa vengeance : juste après la nuit du viol une tempête ravage la ville, causant étonnamment peu de dégâts, mis à part la boutique du boucher, totalement dévastée. Avec la complicité de Pauline, les hommes agresseurs resteront enfermés dans la chambre froide et ne seront retrouvés que quelques jours plus tard, presque morts. La description de la tempête est particulièrement intéressante : « Les nuages pendaient, des seins de sorcière, des cônes de tornade bleu-vert, et sous mes yeux, l’un d’eux se détacha et se changea en un doigt délicat22. » Le corps de Fleur, impuissant face aux hommes, accomplit sa vengeance en s’incarnant dans l’eau de l’orage, son élément, le moyen privilégié d’expression de son pouvoir, et c’est la nature elle-même qui devient l’instrument de la punition par une métonymie surnaturelle : Fleur est une partie de la nature, elle y participe par son corps et ses pouvoirs, et c’est par la totalité des éléments qu’elle manifeste ceux-ci. Elle n’est donc pas sans défense, loin de là, mais elle est vulnérable, en particulier après sa décision de quitter la réserve pour vivre parmi les Blancs.

25Le caractère faillible de Fleur est d’autant plus intéressant qu’elle n’est pas tout à fait, au contraire de Grey et de Gosling, un guide, important certes mais relégué au second plan du récit, mais plutôt une protectrice pour sa communauté. Grâce à ses pouvoirs, Fleur repousse en effet constamment les hommes du gouvernement qui veulent s’emparer des terres de la tribu et de la forêt qui borde le lac dans lequel vit l’esprit des eaux Mishepeshu. Son rôle est donc prépondérant pour la survie et l’indépendance des siens, et à ce titre Fleur est le sujet central des deux récits qui alternent dans le roman, celui de Nanapush et celui de Pauline.

26Bien qu’elle réponde à tous les critères définissant le rôle de la femme-médecine, et peut-être même à cause de cela, étant donné que sa tribu a largement été christianisée, Fleur est rejetée par le reste des Ojibwas, à l’exception de Nanapush puis d’Eli. Ils ont en effet peur de son lien avec « l’homme du lac », cet esprit ancien, totem important de la culture Ojibwa originelle puisqu’il est la seule créature à être considérée à la fois comme un animal et comme un esprit, et il possède donc une puissance symbolique très forte dans le système tribal de représentation du monde23. L’opinion de Pauline à l’égard des pouvoirs de Fleur est d’ailleurs sans appel : « Elle s’acoquinait avec le démon, riait aux conseils des anciennes et s’habillait comme un homme. Elle s’est mêlée d’une magie à moitié oubliée, elle a étudié des pratiques dont on ne devrait pas parler24. »

27L’usage du terme « evil » fait de façon saisissante écho à l’usage du même mot dans The Ancient Child : lorsque Set reçoit des mains de Grey le sac médecine contenant les objets sacrés liés à l’ours, il prend conscience « qu’il se trouvait en présence du pouvoir le plus sombre – jusque-là il l’aurait appelé “maléfique”– qu’il ait jamais rencontré25. » Toute la dynamique du personnage de Set se trouve contenue dans l’acceptation de ce pouvoir et dans la prise de conscience progressive que, s’il s’agit bien d’un pouvoir violent, « sombre », il n’en est pas pour autant « maléfique ». De façon significative, lorsqu’en pleine crise existentielle, peu après, alors qu’il est au bord de la folie, Set repensera au moment où il a reçu le sac médecine (« medicine bundle ») il le qualifiera cette fois-ci de « maléfique » (« evil26 »). L’usage de ce terme dans les romans de Navarre Momaday et de Louise Erdrich fait écho à celui du terme « unclean » au début du roman de Joseph Boyden. « Impur » est le mot utilisé par les prêtres catholiques pour désigner l’orenda, la magie, la force vitale vénérée par les Hurons. Là aussi, cette impureté a trait au corps : « Nous vivions dans un monde sensible qui les effrayait27 », est-il dit au début du récit. Si l’affirmation d’une sexualité solaire, éminemment positive, distingue les femmes-médecine, femmes fortes de ces récits, la violence qui s’abat sur elle est un contrecoup, une mise à distance effrayée de ce pouvoir du corps par ceux qui adoptent la vision du monde des missionnaires chrétiens : Gosling est une « sorcière » parce qu’elle pratique les magies de guérison et parle avec les animaux, certes, mais aussi et peut-être surtout parce qu’elle vit dans le péché. De même, ce qui déclenche la violence des hommes contre Fleur, ce n’est pas le désir suscité par sa beauté, ce n’est même pas le racisme dirigé contre une Amérindienne, c’est sa façon de s’immiscer dans la sphère des hommes, de sortir de la place qui lui a été attribuée : Fleur s’habille comme un homme, joue aux cartes comme un homme, s’affirme comme un homme, et la violence sexuelle a pour fonction de la remettre à sa place28.

28Le cas de Grey est ainsi très proche de celui de Fleur : elle aussi sera victime d’un viol, et là encore c’est la confiance et l’affirmation de soi dont elle fait preuve qui dirigeront sur elle la violence. Le fermier Dwigth Dicks, père de Murphy, l’amant de Grey de qui elle a obtenu son cheval, reproche à son fils d’avoir abandonné l’animal. Murphy suggère alors à son père, dans une connivence masculine un peu grasse qu’il n’assume d’ailleurs pas tout à fait29, qu’il a été largement « récompensé » par Grey pour le don du cheval. Le fermier, visiblement excité par le succès de son fils et largement imbibé de bourbon, s’en prend donc à Grey. Alors que toutes les autres évocations de la sexualité dans le roman, même les plus « aigres-douces » (« bittersweet ») sont présentées comme éminemment positives, et que le personnage de Grey est sans cesse dépeint comme en communication profonde et intense avec le monde qui l’entoure, qu’il s’agisse de la terre ancestrale des deux peuples (Navajo et Kiowa) dont elle est l’héritière, des animaux ou des hommes qu’elle fréquente, ce passage est le seul qui la coupe du monde et la force à tomber dans la haine de soi :

And already there was in her the seed of sorrow, well below the level of articulate indignation, let alone rage, that would now be with her the rest of her life. In that moment she became almost the personnification of hatred, like Olinger, more stricken and diseased with hatred than she could have believed possible. In this unspeakable happening she was forced for the first time to a hatred of the world, of herself, of life itself. She wanted to cry, to lie in her mother’s arms, to hold a kitten or a lamb, to hear running water. She wanted to die30.

Et déjà s’était glissée en elle la graine du chagrin, enfouie bien plus profondément que l’indignation évidente qu’elle ressentait, indépendamment de la colère, qui l’accompagnerait désormais toute sa vie. A ce moment-là elle se changea presque en une personnification de la haine, comme Olinger, bien plus touchée et infectée par la haine que ce qu’elle aurait cru possible. Dans cet événement indicible elle fut poussée pour la première fois à la haine du monde, d’elle-même, de la vie même. Elle voulait pleurer, reposer dans les bras de sa mère, tenir contre elle un chaton ou un agneau, entendre l’eau couler. Elle voulait mourir.

29Le chapitre du viol de Grey est particulièrement marquant par la dynamique de son écriture : il commence comme le récit d’une rêverie érotique de la jeune femme imaginant une nuit avec Billy the Kid, mais le visage du hors-la-loi se transforme brusquement en celui de Dwight en train de l’agresser. La jeune femme reprend ses esprits pour prendre conscience qu’elle a en réalité perdu connaissance face à la brutalité du traumatisme qu’elle est en train de vivre. S’ensuit un moment de détresse absolue, dans lequel pour la première et dernière fois Grey se trouve déconnectée du lien à la terre et à l’humanité qui est à la source de ses pouvoirs et de son équilibre. Elle se voit en effet face à l’impossibilité d’accepter la vie, souhaitant même un instant la mort. Les images qui lui viennent en tête comme source de réconfort (les bras de sa mère, tenir dans ses bras un chaton ou un agneau, entendre l’eau couler) ne sont pas seulement issues d’un mouvement de refuge dans l’enfance, mais elles constituent aussi la définition du lien au monde qui structure la jeune femme : la communauté (sa mère), les animaux, les éléments (l’eau), les sens (toucher, ouïe).

30 Pourtant le personnage ne sera pas détruit par le traumatisme : même si cette violence et la haine qui l’accompagne « l’accompagne[ront] désormais toute sa vie » (« would now be with her the rest of her life »), Grey, en une page particulièrement condensée, concise et violente, surmontera la tentation de rejeter la vie, avant de reprendre le contrôle d’elle même et d’appliquer à cette nouvelle situation, si horrible soit-elle, l’attitude qui est la sienne dans tous les aspects de son existence : « Même à cela elle devait apporter la réponse appropriée31. » Ainsi Grey ne se laisse pas détruire par Dwight, et sa vengeance s’exercera par la réaffirmation de la sexualité et de la vitalité : feignant la soumission, elle piégera le fermier en le ligotant avant de le menacer de castration. Pourtant Grey ne pousse pas la vengeance jusqu’à mutiler définitivement son agresseur, de la même façon que Fleur ne noie pas les siens sous les trombes d’eau de l’orage : l’accomplissement définitif de sa vengeance sera symbolique et rituel. Un jour, alors qu’elle vient d’achever la confection d’un masque cérémoniel, elle sort nue de chez elle, enfourche son cheval et se présente devant la ferme de Dwight. Celui-ci apparaît alors comme totalement soumis à la jeune femme, il baisse la tête et l’appelle « Miss32 ». Le mal est contenu, le coupable est soumis, la femme s’est reconstruite, malgré tout, par la réaffirmation de son pouvoir.

31Le corps de la femme-médecine se voit donc changé symboliquement en un espace de conflit entre forces vitales, vision apaisée et positive du corps et du monde d’une part, et forces de destruction, de rejet du corps et de la vie, de l’autre. Intimement lié à l’origine de leurs pouvoirs chamaniques, le corps de ces femmes est aussi la source de la violence qui s’exerce sur elle, une violence qui, on le constate, est exercée systématiquement par des hommes blancs. Fleur est violée lorsqu’elle quitte la réserve, Grey par un fermier Blanc, et c’est en se rendant à Montréal que Snowfalls, la jeune disciple iroquoise de Gosling, manquera d’être agressée par des soldats français. C’est que le rapport au corps est particulièrement problématique pour les chrétiens, car lié au péché et au mal, à la violence et à l’impureté. La sexualité pour les Amérindiens de ces récits n’est pas forcément dénuée de tensions et de difficultés et ne correspond en rien à une utopie libertine à l’occidentale, elle est empreinte de beaucoup de pudeur et marquée par des tabous sociaux nombreux, mais elle n’est jamais entachée par la notion d’impureté que la pensée chrétienne lui associe.

L’insaisissable et le permanent

32En tant que guides et protectrices, ces femmes-médecine ouvrent donc une dimension que l’archétype du guide spirituel traditionnel, masculin et âgé, ne permettaient pas d’explorer : le retour des personnages vers une communauté et une vision du monde tribales, leur « homing in » se fait aussi par une réappropriation du corps et du désir. Prendre conscience de cela permet de résoudre un paradoxe apparent de ces personnages. Il peut en effet sembler surprenant au premier abord que Fleur, Grey et Gosling, si puissantes et fascinantes, trouvent toutes les trois leur accomplissement dans le mariage et l’enfantement. Ce qui pourrait passer pour un « retour à l’ordre » pour des femmes aussi fortes, marquées par une vitalité et un destin exceptionnels, ne l’est en rien dans la logique des récits considérés ici. Pour une littérature marquée par le culte de la nature exceptionnelle du héros ainsi que sa mobilité permanente, comme l’est majoritairement la littérature américaine, l’accomplissement d’un destin aussi trivial que le mariage et la maternité, synonymes de sédentarisation, pourrait passer pour un recul, voire un échec. Ce serait méconnaître dans ces récits l’aspiration à la paix et à l’accomplissement de soi au sein d’une terre et d’une communauté retrouvées. Malgré la destruction et la mort, la mise au monde des jumeaux de Gosling et Bird ouvre la porte à une perpétuation du peuple à la fin de The Orenda ; Grey trouve un accroissement de ses pouvoirs dans l’exploration d’une sexualité plus « adulte33 » ; Fleur retrouve sa stabilité et la force d’utiliser à nouveau ses pouvoirs pour repousser les Blancs qui veulent prendre possession de sa terre après son mariage avec Eli Kashpaw.

33L’affirmation du corps, de la sexualité et de la vitalité est à la fois source de pouvoir et de vulnérabilité pour ces femmes, c’est un trait qui les rend à la fois plus accessibles, plus présentes, mais aussi plus insaisissables, plus étranges par la maîtrise presque surnaturelle qu’elles ont de leur propre personne, à l’image de l’étonnante fertilité de Gosling ou de la capacité de résurrection de Fleur après chaque noyade dans le lac. Mais la contradiction n’est qu’apparente, et elle tient à la nature même du corps : si la chair est le symbole de l’éphémère et de la faiblesse par excellence dans la pensée chrétienne, elle est aussi ce qui rattache l’être humain au monde et à son ordre immuable pour les cultures animistes. Le mariage et la maternité ne sont donc en rien un renoncement ou un échec, mais au contraire un accomplissement, à travers lequel les femmes-médecine de ces romans ne se contentent pas de guider les protagonistes masculins mais en deviennent de véritables alter ego. Prenant ainsi une place centrale dans les récits, elles renforcent l’idée, très présente dans la littérature amérindienne, selon laquelle l’harmonie n’est possible pour l’individu qu’au sein d’une communauté.

Bibliographie

Romans

34BOYDEN Joseph, The Orenda, Toronto, Hamish Hamilton, 2013 ; pour la traduction française de Michel Lederer, Dans le grand cercle du monde, Paris, Albin Michel, 2014

35ERDRICH Louise, Tracks [1988], New York, Harper Collins Perennial, 2003

36GUNN ALLEN Paula, The Woman who owned the shadows, San Francisco, Spinsters, 1983

37MOMADAY Navarre Scott, The Ancient child [1989], New York, Harper Collins, 1990

38SILKO Leslie Marmon, Ceremony [1977], New York, Penguin Books, 2006

39WELSH James, Fool’s Crow [1986], New York, Penguin Books, 2000

Ouvrages et articles critiques

40BEVIS William, « Native american novels: homing in », in Recovering the Word: Essays on Native American Literature, Brian SWANN et Arnold KRUPAT (dir.), Berkeley, University of California Press, 1987, pp. 580-621

41LEGROS Dominique, « Traduire la religiosité amérindienne » Théologiques, Université de Montréal, 2007, vol. 15, N° 2, pp. 133-161

42LEVI-STRAUSS Claude, Le Totémisme aujourd’hui [1962], Paris, Presses Universitaires de France, 2002

43LINCOLN Kenneth, Native American Renaissance, Los Angeles, University of California Press, 1983

Notes de bas de page numériques

1 Cf. Kenneth Lincoln, Native American Renaissance, Los Angeles, University of California Press, 1983.

2 William Bevis, « Native American Novels : homing in », in Brian Swann et Arnold Krupat (dir.), Recovering the Word : Essays on Native American Literature, Berkeley University of California Press, 1987, pp. 580-621.

3 « She was not the indian maiden she was supposed to be. […] They felt angry when she wasn't what they wanted. She was not noble, not wise, not exotic. She was just an ordinary woman. » Paula Gunn Allen, The Woman who Owned the Shadows, San Francisco, Spinsters, 1983, p. 66. Trad. [faute d'édition française je traduis moi-même, ainsi que pour les romans de Momaday et Erdrich dont la traduction française n'est plus éditée] : « Elle n'était pas la jeune femme indienne qu'elle était censée être […] Ils étaient en colère quand elle ne correspondait pas à ce qu'ils voulaient. Elle n'était ni noble, ni sage, ni exotique. Elle n'était qu'une femme ordinaire. »

4 Leslie Marmon Silko, Ceremony [1977], New York, Penguin Books, 2006, p. 116.

5 Dominique Legros, « Traduire la religiosité amérindienne », Théologiques, vol. 15, Université de Montréal, 2007, pp. 133-161.

6 Navarre Scott Momaday, The Ancient child [1989], New York, Harper Collins, 1990, p. 17.

7 « English was the langage of her childhood. […] She learned early to read, and she read voraciously. » N. Scott Momaday, The Ancient child, p. 17. Trad. : « L'anglais était la langue de son enfance. […] Elle avait appris à lire très tôt, et elle lisait avec voracité. »

8 N. Scott Momaday, The Ancient child, p. 18.

9 « like musk and mace and the rinds of limes », « her movements, especially in the presence of men and horses, were athletic and animalistic. », « On the whole, she was beautiful beyond the telling. » N. Scott Momaday, The Ancient child, p. 19.

10 N. Scott Momaday, The Ancient child, p. 283.

11 N. Scott Momaday, The Ancient child, p. 283. « — I cut the tops off and made shakers out of them, tortoiseshell shakers, stomp-dance shakers, you know ? / — You cut the tops... / — Off. Clean. Flat off. Clip, snip, zip. / — Shit, Perfecto said. / — Loan you the shakers sometime, Grey said. / — Shit, Perfecto said again, spitting. » Trad. : « — J'ai découpé le dessus et j'en ai fait des sonnailles, des sonnailles en peau de serpent, pour les danses sacrées, tu vois ? / Tu as découpé... / Le dessus. D'un coup. Tout rasé. Couic, zap, pfuit. / Merde, dit Perfecto. / — Je te les prêterai si tu veux, dit Grey. / — Merde, répéta Perfecto en crachant. »

12 Joseph Boyden, The Orenda, Toronto, Hamish Hamilton, 2013, p. 7-8. Trad. p. 11-12.

13 James Welsh, Fool's Crow [1986], New York, Penguin Books, 2000.

14 « This, on the surface, is the story of our past. » Joseph Boyden, The Orenda, p. 7.

15 Joseph Boyden, The Orenda, p. 65 « ''He claims that he and the other charcoals don't have relations with women'' Gosling says. ''I want to see if this is true. If you hadn't come by just now, I'm pretty sure I'd be proving him a liar.'' » Trad. : « Il affirme que les autres bois-charbon n'ont pas de rapports avec les femmes, répond Petite Oie. Je voulais savoir si c'était vrai. Si tu n'étais pas arrivé, je suis à peu près sûre que j'aurais prouvé qu'il ment. », p. 85.

16 « profound loneliness of the medicine people » N. Scott Momaday, The Ancient child [1989], New York, Harper Collins, 1990, p. 21.

17 « You wanted this, and so I found a way to make this happen. » Joseph Boyden, The Orenda, p. 425.

18 « ''They're like animals in their season ! No sense of shame !'' But the wind was out of her. ''Against the walls of the cabin,'' she said, ''down beside it. In grass and up in trees.'' », Louise Erdrich, Tracks, p. 48.

19 « Le chaman est un véhicule entre des éléments de la nature et des hommes moins savants que lui en ce qui concerne les forces secrètes et cachées des éléments naturels, non pas un truchement entre ces hommes et un soi-disant surnaturel, et encore moins un prêtre qui intercéderait pour eux auprès d’une forme de divin. » Dominique Legros, « Traduire la religiosité amérindienne », Théologiques, Université de Montréal, 2007, vol. 15, p. 158.

20 « Women didn't usually play with men, so the evening that Fleur drew a chair to the men's table there was a shock of surprise. », Louise Erdrich, Tracks, p. 18. Trad. : « D'habitude les femmes ne jouent pas avec les hommes, alors le soir où Fleur alla s'asseoir à la table des hommes tout le monde resta bouche bée. »

21 « They were blinded, they were stupid, they only saw her in the flesh. », Louise Erdrich, Tracks, p. 18.

22 « Clouds hung down, witch teats, a tornado's green-brown cones, and as I watched, one flicked out and became a delicate probing thumb. » Louise Erdrich, Tracks, p. 19.

23 Claude Lévi-Strauss, Le Totémisme aujourd'hui [1962], Paris, Presses Universitaires de France, 2002, p. 32.

24 « She messed with evil, laughed at the old women's advice and dressed like a man. She got herself into some half-forgotten medicine, studied ways we shouldn't talk about. », Louise Erdrich, Tracks, p. 12.

25 « that he had come into the presence of the darkest power – until this moment he would have named it ''evil'' – he had ever known », N. Scott Momaday, The Ancient child, p. 115.

26 « I had felt, when Grey and I were holding it, that it was potent and somehow dangerous. Yes, that's it, there was a dark potency, like a strong, thick smoke. Evil. There was something evil about it. » N. Scott Momaday, The Ancient child, p. 159. Trad. : « J'ai senti, quand Grey et moi nous le tenions, qu'il était puissant et d'une certaine manière dangereux. Oui, c'est ça, il y avait une puissance sombre, comme un épais brouillard. Maléfique. Il y avait quelque chose de maléfique qui l'entourait. »

27 « We lived in a physical world that frightened them. » Joseph Boyden, The Orenda, Toronto, Hamish Hamilton, 2013, p. 7.

28 « And yet it wasn't just that she was a Chippewa, or even that she was a woman, it wasn't just that she was good looking or even that she was alone that made their brains hum. It was how she played cards. » Louise Erdrich, Tracks, p. 18. Trad. : « Ce n'était pas juste qu'elle était Chippewa, ou même que c'était une femme, ce n'était pas juste qu'elle était belle ou même qu'elle était seule qui faisait bourdonner leurs cervelles. C'était sa façon de jouer aux cartes. »

29 « It wasn't what he wanted to say, it was his father talking. He was ashamed. », N. Scott Momaday, The Ancient child, p. 30.

30 N. Scott Momaday, The Ancient child, p. 97.

31 « Even to this she must find the appropriate response. », N. Scott Momaday, The Ancient child, p. 97.

32 N. Scott Momaday, The Ancient child, p. 200.

33 « Her whole being would become more sensitive and alive [...] Her desire was becoming deeper. […] She was becoming a woman in every way. », N. Scott Momaday, The Ancient child, p. 177. Trad. : « Tout son être deviendrait plus sensible et vivant. […] Elle devenait une femme dans tous les sens du terme. »

Pour citer cet article

Silvio Florio, « Les femmes chaman dans les romans de la renaissance amérindienne : guides spirituels ou femmes libres ? », paru dans Loxias, 56., mis en ligne le 15 mars 2017, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html?id=8623.


Auteurs

Silvio Florio

Silvio Florio est agrégé de lettres modernes et doctorant en littérature comparée à l’université d’Aix-Marseille. Sous la direction de Crystel Pinçonnat, ses recherches portent sur la mort et la renaissance des dieux issus des panthéons animistes dans les romans contemporains, en particulier chez les romanciers amérindiens et africains.