Loxias | Loxias 2 (janv. 2004) Eclipses et surgissements de constellations mythiques. Littératures et contexte culturel, champ francophone (1ère partie) |  Genèses. Interactions entre différents champs: réciprocité amorcée d'une intertextualité. Imaginaire et transferts culturels 

Gilbert Durand  : 

Le « Preictal Slowing » dans les sciences de la culture

Résumé

Le titre choisi peut paraître sophistiqué, mais il m’a été inspiré par un concours de circonstances : j’ai été porté vers ce « Preictal Slowing » qui veut dire « ralentissement qui préface un changement », telle est à peu près la signification de ces mots, par des spécialistes de l’étude de l’épilepsie de l’Université de Strasbourg, Roger Cerf et Hassan El Essaouida. Je suis parti de là parce que ce concept me semblait cadrer exactement avec la situation intermédiaire dans laquelle je vais essayer de m’orienter.

NDLR : Ce texte possède un document annexe : R. Cerf, à propos du "preictal slowing".

Texte intégral

1Le titre choisi peut paraître sophistiqué, mais ce n’est pas de ma faute, il m’a été inspiré par un concours de circonstances : j’ai été porté vers ce « Preictal Slowing » qui veut dire « ralentissement qui préface un changement », telle est à peu près la signification de ces mots, par des spécialistes de l’étude de l’épilepsie de l’Université de Strasbourg, Roger Cerf et Hassan El Essaouida. Je suis parti de là parce que ce concept me semblait cadrer exactement avec la situation intermédiaire dans laquelle je vais essayer de m’orienter.

2Je vous dirai tout de suite qu’en bon empiriste que je suis cela m’a donné énormément de travail depuis le mois d’octobre. Mais Dieu merci nous avons maintenant des commodités pour lire des reproductions picturales, nous avons un musée de l’imaginaire assez fourni, ce qui m’a permis de voir tout de même du fond de ma campagne primitive, primaire ou première comme on dit maintenant, trois cents à quatre cents œuvres dont je vais vous parler.

3J’avais répondu théoriquement à la question précise qui m’était posée par des scientifiques : existe-t-il, dans l’histoire culturelle, des moments semblables à ceux que nous constatons avant la crise d’épilepsie, à savoir un ralentissement et une diffraction très grande de l’activité cérébrale ? C’est une question énorme parce qu’il est plus facile, évidemment, de manipuler des électrodes sur un crâne que de plonger dans une culture qui n’a ni crâne ni électrodes.

4J’avais déjà observé que, dans les phases ultimes de ce que j’appelle un bassin sémantique, il se produisait un mouvement perturbé qui marquait à la fois les deltas et les méandres de feu le bassin sémantique précédent, et qui annonçait déjà les traits du bassin sémantique suivant. On peut dans le contexte international remarquer cela, en gros peut-être dans la période que l’on appelle décadente, décadentiste de l’Europe esthétique, mais surtout dans cette zone très fraîchement baptisée et je me tourne avec humilité vers le spécialiste de cette zone, Claude-Gilbert Dubois, à savoir ce qu’on a appelé le maniérisme.

5Autre question subsidiaire : pourquoi me suis-je cantonné dans le maniérisme pictural ? D’abord parce que je ne voulais pas piétiner les plates-bandes de mes éminents collègues et que je me sentais assez incompétent dans le domaine du maniérisme littéraire qu’ont balisé Claude-Gilbert Dubois bien sûr, mais également Marcel Raymond, Cursus, etc. Ils ont centré leurs observations plutôt sur les œuvres littéraires innombrables de cette période. De même Bachelard aimait beaucoup mieux l’imaginaire littéraire et très peu l’imaginaire iconique, pictural, pour la bonne raison, disait-il, que c’est un imaginaire présenté tout préparé, tout fait, et qu’il n’appellerait pas de commentaire. Au contraire l’imaginaire littéraire dans ce domaine-là n’est fait que de commentaires possibles, et les grands pionniers du seizième siècle, je pense à Montaigne surtout, ont été déjà des commentateurs. Donc je me suis cantonné dans la facilité. Il m’est difficile d’atteindre le maniérisme littéraire. Il était plus facile pour moi qui ai un penchant refoulé du côté des arts plastiques et picturaux, de m’intéresser au maniérisme pictural, qui ne demande pas d’imagination, parce qu’il ne solliciterait pas d’interprétation. Cela va vous étonner, mais Bachelard disait que c’est de l’imaginaire en boîte ou plutôt de l’imaginaire encadré, avec des procédés chimiques très précis, et qu’on ne doit surtout pas essayer d’interpréter. Sinon on va chercher des vautours dans les plissements des tableaux de Léonard de Vinci, comme chacun sait. Je me refuse à découvrir des vautours cachés dans les œuvres du maniérisme.

6Il y avait donc cette tentation de la facilité - honnête s’entend, qui m’a demandé d’ingurgiter à peu près quatre cents œuvres. On pourrait objecter qu’il existe un ouvrage majeur, un beau livre de Jacques Bousquet, majeur parce qu’il nous donne à peu près trois cent cinquante pistes picturales de la peinture maniériste ; mais il est très décevant parce qu’il ratisse large. Sur les trois cent cinquante et quelques cas qu’il a décrits, je n’ai pu en retenir que cent soixante, afin d’observer le maximum de concentration des caractères ou des traits du maniérisme.

7Là deux mouvements apparaissent : on va puiser dans l’histoire de l’art pictural des exemples, précisément autour de l’année 1550, dans la zone des vingt ou trente ans qui encadrent cette date. Vous me direz que ce n’est pas précis ? Non, effectivement, car nous sommes justement dans les sciences inexactes comme le disait mon ami Louis Nell, prix Nobel de physique, qui était mon collègue ; il me disait en 1970 : « Nous allons prendre l’Université des sciences exactes et nous vous laisserons l’Université des sciences inexactes ». C’est vrai, nos moyens de mesure sont beaucoup plus flous, beaucoup plus étalés, il n’existe pas une ponctualité exacte comme celle que peuvent donner des électrodes fixées sur une boîte crânienne, qui en donnent la distribution en direct.

8Et je trouve que sur trois cent cinquante cas retenus par ce cher Bousquet, il a trop globalement intégré pratiquement toute la peinture de la Renaissance. On trouve dans sa nomenclature Botticelli, Bosch, Giorgione, Vulvain, Mantegna, Vinci et même Raphaël - le contraire du maniérisme, c’est évident. Cela en amont. Et en aval il intègre Caravage, Georges de La Tour ; il arrive à une somme considérable qui couvre presque toute la peinture de la Renaissance et du début du Baroque. C’est trop large, et je vous pose la question : pourquoi pas Giotto qui a aussi donné à l’Italie ou au Quattrocento l’esquisse de ce qui sera l’art de la Renaissance, en particulier la figurativité sculpturale des traits qui sont très hiératiques ; et pourquoi pas les peintures de Lascaux ? cet alignement mélangé et hétéroclite de bisons est très maniériste.

9Si bien que je conteste nombre des traits qu’il a collectionnés. J’ai appliqué pour sélectionner mon échantillon une règle que j’applique depuis longtemps, qui est la règle des trois quarts. C’est-à-dire qu’il faut trouver chez un peintre ou dans un tableau, ce peut être soit l’ensemble d’une œuvre peinte, soit un seul tableau, il faut trouver au moins les trois quarts des traits qu’ont répercutés l’ensemble des peintres de cette époque, autour de l’année 1550. C’est ce que j’appelle la règle des trois quarts. Sinon, bien sûr, vous avez des traits maniéristes à Lascaux, chez Giotto, mais l’auteur n’a sélectionné que quelques traits.

10Et puis, chose offusquante, et que nous aurions refusée dans une thèse, mon cher collègue Dubois : l’historien de l’art a oublié Véronèse, carrément ! Trois cent trente-cinq peintres sauf Véronèse ! Dieu sait pourquoi, c’est à psychanalyser plutôt ; parce qu’on comprend mal pourquoi un des peintres qui a permis la transition effective du maniérisme au baroque, un peintre parmi les plus grands de cette époque-là, même un des cinq très grands c’est à dire Véronèse, n’apparaît pas. Il a retenu Tintoret, cela va de soi, il a retenu en partie Titien, oui, mais Véronèse est absent. Donc la phase à laquelle je me suis intéressé est la phase intermédiaire entre le classicisme renaissant, la grande Renaissance humaniste, et le départ du baroque, l’avènement du temps baroque vers les années 1620 où il commence à percer ; or il va durer pratiquement jusqu’à la fin du dix-huitième siècle.

11J’ai donc repéré dans mon échantillon douze critères, en matériau pictural, de cette époque intermédiaire qui est à la fois la fin de la Renaissance, certains la datent même du sac de Rome de 1527, date un peu trop précise ; mais peut-être bien que la peinture observée coïncide avec le sac de Rome par les mercenaires protestants du très catholique empereur - j’insiste sur ce point qui est toujours amusant. En histoire il y a beaucoup de choses invraisemblables que l’on appelle vulgairement des vérités établies. N’entrons pas dans le détail.

12Deux grandes catégories regroupent les douze traits que je vais énoncer, ce que Claude-Gilbert Dubois appelle une facture d’allégeance subversive ; il souligne bien le caractère oxymoronique de cette expression : c’est certes une allégeance, car on se réfère aux grands, mais le peintre sélectionne parmi ces grands, et qui sélectionne caricature, c’est évident. Le procédé avait tenté déjà notre Renaissance ; il existe des caricatures de Vinci, il y en a de nombreuses de Michel-Ange. C’est le premier grand groupe de critères.

13Le second, je l’ai appelé l’unification ou les tentatives d’unification palliative. Vous savez ce que sont les soins palliatifs en médecine, ce sont des soins qui ne réussissent pas, qui accompagnent le malade jusqu’à son terme. Là aussi réside un oxymore, ce sont des soins contradictoires. Je pense que les tentatives d’unification de cette période maniériste sont toutes palliatives, et c’est le baroque qui va en sortir, avec des aides historiques très précises : la fin du Concile de Trente, la création de l’ordre des Jésuites qui va durer presque jusqu’à la fin du dix-huitième siècle, l’avènement de Louis XIV, le plus grand règne de l’histoire de France, tout cela va tendre vers le baroque par delà les soins palliatifs que l’on peut donner à la peinture de ce siècle. J’entre peu dans les détails de cette douzaine de critères, j’ai essayé de ne pas en rajouter, hélas ! sinon on en avait pour dix à quinze heures, ce qui est pire que l’opéra de Pékin.

14Bousquet là encore est pris en flagrant délit dans sa collecte trop large de traits qui ne sont pas maniéristes. Par exemple il a retenu les fonds noirs, assez rares d’ailleurs, mais on les trouve ; j’ai une esquisse de Botticelli qui n’est pas maniériste, de sa fameuse Naissance de Vénus sur fond noir. Moi qui ai touché un peu à la peinture, je sais ce que ça peut vouloir dire : j’isole la structure d’une seule figure et je gomme le reste. Ce n’est pas maniériste, ça se trouve évidemment chez Botticelli, mais par la suite également. Le critique a privilégié ce qu’il appelle le nocturnisme, qui n’est pas encore le luminisme du courant baroquiste ; le nocturnisme revient à plonger la scène dans une mixture épaisse qui a aussi le privilège d’isoler la fragmentation maniériste.

15Bousquet évoque un sentiment de la nature maniériste, mais c’est exactement le contraire ! Le maniérisme hérite justement de la Renaissance un humanisme, un anthropomorphisme pictural ; bien sûr il utilise quelquefois, accessoirement d’ailleurs, le paysage, mais avant tout il expose un fouillis de corps, si possible nus, enchevêtrés sur toute la surface du tableau. Ce n’est pas du tout le sentiment de la nature.

16Donc j’exclus également le paysage, d’ailleurs la représentation du paysage commence bien avant la période renaissante ; au début il y eut Patinir Joachim, le premier qui escamotait un peu l’humanisme, fût-il biblique, dans le paysage ; auparavant il y avait les frères Limbourg, ensuite les légendes du livre du Duc de Berry ; là le paysage synchronise et arrive à gommer les hiératismes de la scène représentée. Donc j’ai exclu également ce sentiment de la nature et cette renaissance du paysage, contraires à ce que j’appelle l’humanisme structural du maniérisme.

17Le critique traite également de l’atmosphère maniériste : mais non ! Le propre du maniérisme est d’avoir une facture qui n’a pas d’atmosphère, qui est généralement sèche, desséchante, graphique, très structurale alors qu’au contraire une atmosphère était déjà chez Léonard de Vinci

18Je remarque également qu’au nombre des peintres catalogués, cent soixante environ, à peu près soixante ne sont pas des maniéristes ; je ne peux pas tous les énoncer, le plus connu est Dürer qui a été non seulement un grand graveur - beaucoup de maniéristes ont été graveurs, beaucoup d’ailleurs ont été les graveurs de peintres maniéristes. Il n’y a qu’à feuilleter Bousquet pour cela, il y en a de nombreux exemples. Non seulement Dürer a été graveur mais il a été fils d’orfèvre et orfèvre lui-même. Ce qui circonscrit la méthode picturale maniériste aux traits, à l’incisivité, à la représentation plutôt sculpturale que picturale. Donc je récuse le flou que ce brave Bousquet a donné à sa belle étude qui constitue un recueil non réédité d’ailleurs, ce qui est aussi un signe de la part des féroces spécialistes qu’ils n’ont pas apprécié un accueil si large.

19Je garderai donc douze données de ce que je pourrais appeler ma palette maniériste, d’abord dans l’allégeance subversive. Je récapitule : le privilège de la ligne, du dessin s’expose à la subversion du coloriste. Les maniéristes certes, les grands vénitiens, sont de grands coloristes. Mais ils ne sont pas encore intégrés dans le maniérisme officiellement. Ils vont presque sauter à pieds joints par-dessus pour tomber dans le baroquisme. Souvent ce qui choque dans le maniérisme est la couleur criarde ; chacun colorie, plaque une couleur dans des lignes très précises.

20Le deuxième point est l’obsession du sculptural, la subversion totale de ce qui était la sculpture classique de Donatello par exemple et même du premier Michel-Ange avant 1506 ; je vais vous dire pourquoi, parce qu’en 1506 se produit le phénomène suivant : on découvre le Laocoon, sculpture alexandrine assez peu endommagée, sauf que le Laocoon a perdu un bras, que les gens de la Renaissance vont précisément restituer ; mais le vrai bras qui n’a été découvert qu’en 1959 va absolument à l’encontre de l’engouement maniériste pour ce que Michel-Ange avec ravissement appelait la « figura serpentina », la figure serpentine, l’entrelacs.

21Il y a une allégeance à l’authenticité réaliste de la Renaissance, laquelle a toujours cherché, surtout de la part des plus grands, une sorte d'authenticité figurative jusqu’à bien marquer le détail. Mais cette allégeance va jusqu’à la subversion des calmes perspectives dont Raphaël a orné les murs du Vatican. Le calme est perdu grâce à la « figura serpentina » et grâce aussi à l’authenticité réaliste ; on détaille le réalisme. Voilà pour le premier de ces caractères ; je passe au second que j’ai appelé « les unifications palliatives ».

22« Les unifications palliatives » restent en dehors du Baroque, parce que le Baroque réussit dans l’unification picturale, et il réussit d’une façon que j’allais dire artificieuse plus qu’artificielle, parce qu’il est respectueux du Concile de Trente, de ses décisions et de l’avènement des Jésuites, les maîtres incontestés du baroquisme pendant un siècle et demi.

23Dans l’unification palliative, il y a d’abord ce qu’on peut appeler le remplissement, la pléthore ornementale. Je me permets de faire une allusion ici à Rabelais qui est le type de l’écrivain maniériste, et à Montaigne : là vous avez une pléthore ornementale. Une pléthore de références chez Montaigne, une pléthore de recours aux racontars sinon aux légendes chez Rabelais ; il raconte n’importe quoi à propos de pas n’importe quoi, c’est ce que le rabelaisien tendait à prouver également.

24Dans ce remplissement vous avez des artifices tels que l’avalanche des puppi quelquefois réduits à la seule figure avec deux petites ailes, des angelots ; on en collait de partout : ils bouchent les trous de l’envol des anges même chez les plus grands ; il y a beaucoup d’anges qui s’envolent, et des battements d’ailes, et puis des nuages ; il existe des peintres du nuage, avant même que le nuage ne s’intègre dans une légende ou dans un discours biblique ou apologétique ; on va « mettre » des nuages, les solidifier presque ; chez Tintoret, c’est très net, ils sont en carton découpé, c’est tout dire ! J’adore Tintoret mais cela n’en est pas moins vrai. Et il y a également ce dont Claude Dubois avait parlé en se référant à Deleuze : l’abondance des plis et des plissements. Tous les personnages maniéristes sont enveloppés de plissures et de vastes costumes qui diminuent la figure, car nous allons voir dans quelque temps qu’il y a un allongement des figures.

25Un autre trait est c’est ce que j’appellerai de façon oxymoronique le non-sens de la nature morte. On va s’entourer de tout un bric-à-brac de natures mortes en leur donnant des titres unificateurs, « Les cinq sens » par exemple - mais ça peut être n’importe quoi - ou encore « Les saisons » ou « Les âges de la vie » à l’intérieur desquels on va coller les objets qui les symbolisent ; il n’y a que des objets, et cela est très fréquent dans cette forme palliative de nature morte, qui ne cherche même pas l’effet pictural comme le fera Cézanne bien après, par exemple à partir des pommes. Vous me direz : ce n’est pas vrai. Certes, sauf en ce qui concerne la pratique picturale pure qu’il a innovée.

26On constate également une subversion passagère, à côté des impératifs totalement baroques dans le paysage : cela commence déjà avec Breughel l’ancien ; le paysage peu à peu va grignoter le thème ou la thématique ; cela a commencé également avant avec Patinir, et puis ce mouvement aboutira au grand paysagisme hollandais du XVIIème au XVIIIème siècle, où le paysage est pris pour lui-même. On va jusqu’à éliminer tout sujet religieux, toute allusion apologétique, chez Poussin déjà, chez Claude Le Lorrain bien sûr ; mais c’est là un à-côté du baroquisme, ce n’est plus du maniérisme parce qu’il y a une volonté d’unifier, mais ça n’est pas l’unification baroque.

27Vous avez au contraire, malgré les protestations protestantes iconoclastes, je pense à Calvin, une iconophilie tant dans la peinture palliative que dans la peinture baroque. Un culte de l’image, un culte esthétique de l’image pour l’image. Et puis signalons un autre point encore que j’appellerai avec Dubois « le far stupir », le saisissement. Le maniérisme tente de saisir, presque de scandaliser dans certains cas.

28Je vous parlerai de cet effet de saisissement par l'étirement du modèle humain ; Dürer déjà donne un canon de la beauté anthropomorphe totalement en dehors de celle de la Renaissance, et en dehors de l’Antiquité ou de l’esthétique classique, grecque ou alexandrine. On allonge, on minimise la tête qui arrive à occuper 1/10e de la surface du reste du corps chez Dürer. Puis cela va se répandre chez Bronsino qui est un peintre maniériste, chez Greco qui à mes yeux a été maniériste une fois ou deux, enfin qui est déjà baroque ; il a adopté l’idéologie, pourrait-on dire baroque très vite.

29Puis après l’étirement du modèle humain, viennent les jeux de perspective. Je dis bien les jeux, non la recherche réaliste de la perspective comme l’on fait en Espagne à partir du trompe-l’œil. Cela commence avec Véronèse, à la villa Mazère près de Padoue, vous observez un trompe-l’œil généralisé, c’est-à-dire des fausses portes qui s’ouvrent sur de faux personnages qui passent la tête. Et puis s’impose l’anamorphose, ce sera le siècle de l’anamorphose qui est un palliatif parce qu’elle ne signifie rien en elle-même, sinon une démolition, une défiguration de la perspective classique.

30Vous observerez alors un changement de proportions - je crois avoir été un des rares à le voir. Non seulement on déforme la figure représentée, mais on déforme le format de la peinture occidentale, non seulement en verticalité, mais en horizontalité, même chez les Chinois, dans des proportions très grandes : chez Tintoret, chez Véronèse, il y a un aplatissement du tableau, non seulement un exaucement comme chez Greco qui adopte des formats à peu près de cinq longueurs pour une hauteur, ou même pire. Le Tintoret de la grande salle du Conseil des Doges à Venise, qui je crois est encore la plus grande peinture occidentale en place, a vingt-cinq mètres de long et à peine trois mètres de haut. Alors elle présente un fouillis de personnages, c’est le paradis, mais c’est pire que ce que Michel-Ange a fait dans sa fameuse peinture-fresque du plafond de la Sixtine ; même après sa rénovation, la fresque change notre perspective sur la Sixtine.

31Enfin il existe des thèmes, des motifs propres au maniérisme : d’abord ce que j’appellerai une vénusté exhibitionniste. Ce sont des formes d’exhibitionnismes. Par comparaison avec la peinture de la Haute Renaissance, c’est tout à fait différent, toujours un peu scabreux, d’où les viols de Lucrèce. Le premier grand poème de Shakespeare qui ouvre cette période poétique s’appelle « Le viol de Lucrèce » : il contient un mélange d’une sexualité exacerbée et d’un certain masochisme puisque Lucrèce se poignarde pour avoir été violée ; c’est merveilleux, cela correspond tout à fait au brouhaha pictural et poétique du maniérisme. Vous avez des Léda angoissées par le Cygne, des Vénus en chasse de Léto, des Suzanne avec beaucoup de vieillards lubriques, même des Bethsabée - ce qui nourrit ce que j’appellerai cette vénusté exhibitionniste. Et puis vous avez des représentations troublantes éloignant les vieux thèmes de la vierge et de l’enfant Jésus par exemple, les Nativité, tout cela, en même temps que le printemps, la Primavera de Botticelli, opposés au penchant sadomasochiste très marqué selon Bousquet.

32Non seulement Lucrèce se poignarde couramment, mais les crucifixions, les descentes de croix, les martyrs se multiplient. Et plus le martyr est enlaidi, meilleur c’est : on écorche les Saint-Barthélémy, on coupe les seins à Catherine, on enlève les yeux de Sainte-Agathe. Et puis vient le retour des grands guillotineurs, de ceux comme dirait Monsieur Badinter qui coupent l’homme en deux ; voici bien sûr Holopherne, la tête coupée, Goliath, la tête coupée. La Renaissance insistait davantage sur le fait héroïque. Là le peintre insiste carrément sur la décapitation, le sang qui coule, qui gicle, les têtes de Saint Jean-Baptiste sur un plateau, servies pendant le discours d’Hérode, exemple courant au XVIème siècle, etc. Tout ce qui peut être sadomasochiste est mis en scène.

33Alors on passe du fond noir, du nocturnisme dont le Baroque va hériter cette fois, au luminisme : Caravage va transformer le nocturnisme en luminisme. Car la lumière est porteuse de surnaturel dans le réalisme caravagiste.

34Et cependant il existe une sortie du maniérisme qui sera le Baroque lequel va retrouver des raisons d’unification très nettes, au-delà des raisons théologiques, du Concile de Trente, du Pape Pie IV qui va se nommer Grand Inquisiteur et qui voudra appliquer à la lettre les décisions du Concile. Ceci sera répercuté par l’essor immense du jésuitisme esthétique, soit en Europe soit en Amérique du Sud. Au Brésil le baroquisme jésuitique est répandu à peu près partout. Il est quelquefois teinté de négritude, puisque des esclaves noirs ont souvent participé, au moins matériellement à la construction des églises. Et puis je pense quelquefois à la cathédrale de Bayreuth qui a été imaginée par des décorateurs indiens, d’où une ornementique tout à fait insolite en plein dans un bâtiment jésuitico-baroque classique. Voilà les quelques éléments qui méritaient d’être retenus.

35Ils suggèrent une évolution picturale correspondant à quelque « preictal slowing » diagnostiqué par nos confrères.

36(Transcrit par Claire Philippe)

Documents annexes

Pour citer cet article

Gilbert Durand, « Le « Preictal Slowing » dans les sciences de la culture », paru dans Loxias, Loxias 2 (janv. 2004), mis en ligne le 15 janvier 2004, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html?id=788.


Auteurs

Gilbert Durand