Loxias | Loxias 32 « Qu’il parle maintenant ou se taise à jamais… »: Les effets du silence dans le processus de la création (1) | I. Le sceau rompu du silence
Filomena Juncker :
Manières de table, manières de silence
Résumé
L’objet alimentaire utilisé dans la fiction semble toujours y apporter un supplément de sens qui instaure un langage au-delà des mots. Les scènes de repas, en particulier, permettent souvent d’associer des manières de table à une parole qui, bruyante ou murmurée, reste secrète. Si certaines de ces manières suggèrent l’utilisation de la nourriture comme moyen plus ou moins pathologique d’obturer un manque, d’autres, en revanche, laissent deviner un bonheur indicible que le plaisir alimentaire, onirique et concret à la fois, peut réussir à faire partager. Dans tous les cas, le goût qui, selon Barthes, est « oral comme le langage, libidinal comme Éros » semble tenir en échec la pulsion de mort. Dans trois textes de trois écrivaines de différentes nationalités, des scènes de repas dévoilent des manières de silence : bavard, éloquent ou oppressant, le secret s’y laisse dire plus par la langue du goût que par celle du discours.
Index
Mots-clés : convivialité , langue du discours, langue du goût, objet alimentaire, silence, solitude
Plan
Texte intégral
Pour goûter, comme pour les actes d’amour, si vous courez, pressés, abstenez-vous, de grâce, la vitesse en ces deux matières débouche sur la tristesse ou se débande en regret.
Michel Serres, Les Cinq Sens
1La bouche, et la bouche « gourmande » en particulier, semble être la seule forme organique qui forme à la fois clôture et ouverture de l’homme face au monde. De la naissance à la mort, la bouche gère l’univers de chaque individu.
2Grâce essentiellement à l’explication de l’« étayage de la pulsion » proposée par Freud1, nous savons effectivement que différentes parties du corps, surtout celles qui limitent l’intérieur de l’extérieur, vont être progressivement arrachées à leurs fonctions physiologiques pour être subverties au profit de la construction du corps érotique. La bouche, en particulier, qui a comme rôle primitif la fonction de nutrition, va être peu à peu subvertie en zone érogène.
3La gourmandise, toujours située entre désir et plaisir, constitue donc un processus psychologiquement évolué. Par ailleurs, il semblerait qu’autant l’enfant s’obstine à obtenir l’« identité de l’impression », autant l’adulte estime que « la nouveauté sera toujours la condition de la jouissance2 ». Chez ce dernier, le sentiment de variation sert d’obstacle à la tristesse, voire à la dépression. Le plaisir futile et éphémère de l’instant peut être actualisé dans les repas. Il sous-entend la réduction de la tension, la vigueur pulsionnelle. Lorsque, en revanche, le Moi est souffrant ou frileux, il surveille généralement sa bouche, refuse toute assimilation de l’inconnu qui, telle la nourriture qui entre dans le corps, devient du Moi. Comme l’enfant, il a tendance à manger du même, dans le souhait de conserver physiquement et psychiquement l’objet interne.
4À l’occasion d’un événement douloureux ou traumatique, la nourriture peut devenir un moyen plus ou moins pathologique de remplir un vide existentiel causé par une absence. Autrement dit, le plaisir de la bouche peut signifier une douleur silencieuse et la tentative désespérée de la faire taire sans avoir à l’avouer (et à soi-même et à autrui).
5Mais le plaisir alimentaire peut également être associé à une sorte de plénitude, émotion soudaine transmettant l’illusion d’avoir retrouvé l’objet ou l’être à jamais perdu. Qu’il s’agisse de la célèbre madeleine de Proust, des chocolats d’Álvaro de Campos, de l’odeur de pain de Bernardo Soares, les analepses associées à l’objet alimentaire ne cessent de parcourir les œuvres des grands écrivains. Probablement parce que les affects archaïques, comme l’amour, l’attachement, la peur, s’inscrivent, comme le précise Gisèle Harrus-Révidi, sur un fond odorant3. Le lien mère-enfant est bien véhiculé par l’olfaction et par le goût, qui passe par la langue, le palais, les papilles, tout comme le langage. Alors, passer de la bouche pleine de l’objet alimentaire savoureux, symboliquement le sein maternel originairement sensoriel, à la bouche pleine de mots savants, ceux qui transmettront un contenu au texte littéraire, revient en quelque sorte à assister à la mise en œuvre de l’étymologie même du mot « savoir », issu à la fois de « sagesse » et d’« avoir de la saveur ». Si, comme l’estime Jacques Lacan, « il faut que la chose se perde pour être représentée4 », la mise en mots d’une saveur de l’enfance convoquerait avant tout ce plein qui ne peut concevoir le vide et qui, comme toute perception enfantine, n’existerait, sans le langage, que dans la trace de l’hallucination5.
6Le rapport à la nourriture semble donc apparaître comme une donnée essentielle de l’être humain. Si les expériences gustatives de l’enfance, en tant que repli narcissique, semblent constituer une mémoire structurante, susceptible de colmater des fêlures psychiques, la gourmandise se révèle particulièrement constructrice lorsqu’elle œuvre en société ou en couple. Se distinguant de la simple dégustation par l’attention qu’elle porte à la préparation et à la présentation des aliments, la gourmandise serait onirique et concrète à la fois, semblant créer un incessant mouvement circulaire entre le monde imaginaire propre au gourmand et le monde réel qui l’entoure.
7« Oral comme le langage, libidinal comme Éros6 », le goût, mis au profit de la convivialité, du « vivre avec », tiendrait alors en échec Thanatos, la pulsion de mort. En prenant le pas sur l’Éros alimentaire narcissique, la circulation libidinale de l’aliment entre les convives qui lui sont réceptifs crée entre eux une sorte de complicité.
8Bien entendu, si la nourriture n’est pas appréciée par l’un de ceux qui partagent la même table, un autre type de message peut être véhiculé, comme celui proposé par Roland Barthes : « mon corps n’est pas le même que le vôtre7 ». Alors, comme le précise le même essayiste,
dans cette écume anarchique des goûts et des dégoûts, sorte de hachurage distrait, se dessine peu à peu la figure d’une énigme corporelle, appelant complicité ou irritation. Ici commence l’intimidation du corps à me supporter libéralement, à rester silencieux et courtois devant des jouissances ou des refus qu’il ne partage pas8.
9L’objet alimentaire sert donc à manger, mais sert aussi à signifier : il crée implicitement un code grâce auquel des messages parfois imprononçables peuvent s’autoriser à franchir le mur du silence. À l’« apparition somptueuse d’une matérialité », peut alors s’immiscer « un écart brusque imprimé au murmure intellectuel9 ».
10Nous nous proposons d’illustrer ces quelques réflexions sur la nourriture par trois extraits appartenant à des ouvrages foncièrement différents. Il sera question de montrer qu’indépendamment de l’intrigue et du style choisis par chaque auteur, la nourriture, symboliquement et culturellement surinvestie, apporte toujours un supplément de sens privilégié à leurs fictions. En particulier, dans les trois extraits, le rôle de l’objet alimentaire semble intrinsèquement lié à celui du silence. Un silence qui exhibe différentes postures, plus ou moins paradoxales, dessinées en quelque sorte par les manières à table des protagonistes qui le portent. Ainsi nous passerons d’un silence bavard, chez l’institutrice indienne de Nocturne à Macao, de Maria Ondina Braga, à un silence magique et éloquent, chez l’héroïne mexicaine de Chocolat amer, de Laura Esquivel, à un silence oppressant chez le personnage de l’écrivaine brésilienne Clarice Lispector, dans « Le dîner ».
Des aveux pour taire
11L’objet alimentaire intervient comme garant du secret qui peuple les pages de Nocturno em Macau10, livre majeur dans l’œuvre de Maria Ondina Braga11.
12La protagoniste principale de l’intrigue est Ester, jeune femme née au Portugal et professeure d’anglais à Macao. Elle habite la « Maison des Professeures » à Santa Fé, qui est également un refuge de femmes solitaires en quête de leur identité. Tout en mélangeant différentes races et nationalités, l’espace du roman reste néanmoins un espace confiné. Les chambres des jeunes femmes sont exiguës et s’inscrivent dans les profondeurs d’une ville sombre elle aussi, aussi bien par son indiscrétion et son étouffante petitesse que par le mystère qu’elle recèle (lui-même un rappel au titre du roman). Malgré cette atmosphère de promiscuité insupportable – et probablement aussi à cause d’elle – chaque femme à Santa Fé cache précieusement un secret qu’elle tente de protéger de toutes les autres. Ayant été élevées dans des ambiances socio-culturelles distinctes, toutes ces femmes partagent néanmoins une même culture du silence : elles savent toutes l’utiliser comme forme d’expression privilégiée. L’objet alimentaire devient alors cet outil capable de dissimuler et de dévoiler à la fois : tout en permettant une sociabilité apparente, la nourriture devient code. Aussi, en essayant (ou en feignant ?) d’aller vers le divers par le partage de l’objet alimentaire, l’objectif essentiel de chaque personnage semble-t-il être de déchiffrer le secret de l’autre pour mieux décoder le sien. S’autorisant des jeux alimentaires croisés d’une extrême subtilité, chaque protagoniste paraît en effet se déplacer sur les cases d’un échiquier, selon des règles implicitement connues mais jamais énoncées : fuir pour mieux se fuir, approcher l’adversaire pour mieux s’approcher de soi-même. Plus qu’à l’autre joueur, le coup de l’échec et mat serait donc infligé à soi-même. Autrement dit, derrière le silence de chaque personnage, il y a somme toute une identité qui cherche à s’auto-capturer en affrontant l’autre.
13L’extrait choisi a comme toile de fond le salon de thé « Lac-de-Jade » (Yôk Wu) :
[N]om pompeux compte tenu de l’exiguïté du local : une petite salle avec cinq petites tables, un couple de vieillards à la cuisine, le petit-fils comme serveur. Et pourtant, là, le thé le plus spécial, le plus curieux de Macao. À en croire les mauvaises langues, ils faisaient bouillir le thé dans un pot complètement entartré. Mieux valait croire cependant à la qualité du thé et à la vieille théière en terre cuite dans laquelle le thé était servi12.
14En raison des repas de mauvaise qualité servis à la cantine du collège, mélanges peu réussis de cuisine orientale et de cuisine occidentale, les protagonistes féminines du roman ont l’habitude de se retrouver de temps à autre dans cette maison de thé. Cela brise également le climat de monotonie qui semble rythmer la vie des professeures au collège et qui renforce leur angoisse existentielle.
15La scène a lieu entre Ester et Dhora (diminutif de Gandhora Góis), une institutrice indienne née à Goa.
16Cette dernière vient de recevoir une lettre mystérieuse attendue depuis longtemps et invite Ester dans le Yôk Wu. Ce court passage mérite d’être relevé :
Et si on allait goûter dehors demain ? [...] Un chuchotement, sa voix. Ce corps collé au sien, convulsé. Déboutonnant son chemisier, elle mettait la lettre contre sa poitrine, distraitement, la moitié du sein à découvert13.
17La proximité symbolisante de la nourriture et de l’érotisme est ici frappante. Nous sommes là dans le terrain de la « cénesthésie14 », cette sensation globale de notre corps interne dont parle Roland Barthes : le corps tout entier de Dhora participe de son désir gourmand et, inversement, l’envie gourmande semble n’être que la manifestation licite du désir érotique suscité par la lettre.
18Le lecteur, probablement comme Ester, se prépare donc à la confidence que ces indices semblent annoncer.
19Or, le lendemain de cette invitation, au moment du goûter au « Lac-de-Jade », dès qu’Ester ose faire allusion à la lettre en se servant du thé comme prétexte – « Et si nous portions un toast à la lettre ?15 » –, nous constatons chez Dhora un mouvement de repli instantané qu’elle tente également de dissimuler par l’intermédiaire de l’objet alimentaire16. Un torrent de paroles accompagne alors un spectacle de goinfrerie, la bouche devient un carrefour d’expression et d’ingestion :
Se cachant le visage avec la pointe de son sari, [Dhora] a éternué. À vos souhaits ! Il devait contenir du gingembre, le thé, car le gingembre faisait éternuer. Elle a éternué trois fois de suite, s’est mouchée, a séché ses larmes. […] Bon pour la santé, d’ailleurs, d’éternuer […] Atchoum ! À cet effet, autrefois, il y avait le tabac à priser. Son père prenait son tabac dans une tabatière en nacre. À Goa, on mâchait la feuille de bétel et on aspirait le tabac avec d’autres herbes, l’effet était le même que celui du tabac à priser. Elle mangeait, maintenant, vorace et de la main gauche. […] Et tout d’un coup, comme si elle venait d’en prendre conscience : Excusez-moi, mais je me sentais si faible, mon estomac si vide… Ester a insinué l’émotion causée par les nouvelles. Mais elle, faisant celle qui ne comprenait pas : Hier, j’ai mal dîné, je n’aime pas la viande de porc et je n’avais pas acheté de poisson séché. Sa propriétaire lui avait offert de son dîner. […] C’est que cette femme est gentille, je ne suis pas plutôt rentrée qu’elle me brosse ma veste. Une conversation donc sans intérêt, inopportune. Elle a changé de sujet. Ses élèves ne savaient rien de rien, ses élèves. […] Après avoir fini le tchá-siu-pao, elle a commandé du sui mai, Dhora. Mais c’est de la viande de porc. Ça ne fait rien, hachée, elle l’aimait, dans des pâtés en croûte, dans des crêpes. Elle répandait de la sauce piquante sur la tourte.17
20Cette scène rappelle la réflexion de Jacques Derrida dans son essai Donner la mort : « Parler pour ne rien dire, c’est toujours la meilleure technique pour garder un secret18 ». Le psychanalyste Jean-Michel Labadie écrit également dans son article « Le secret d’un aveu » :
Des aveux-pour-rien ? Des aveux-pour-être, bien au contraire ; mais à le savoir sans que les autres le devinent, à placer l’essentiel en ce qui peut paraître aux autres inutile ou dérisoire, et surtout à déplacer sans cesse les faits réels et les rêves, les rapports et les différences, se constitue la certitude d’un espace secret d’autant plus hermétique qu’il se sert des mots non pour se révéler et se livrer mais bien pour se fermer plus encore19.
21Remarquons que la cuisine des mets au « Yôk Wu » semble participer du même processus de déguisement qui entoure ce repas, permettant ainsi d’accentuer le caractère énigmatique des personnages. Aussi le « sui mai » demandé par Dhora contenait-il de la viande de porc, alors qu’elle avait avoué quelques secondes auparavant ne pas l’aimer. Mais la viande de porc « déguisée » ne la gênait apparemment pas (« Ça ne fait rien, hachée, elle l’aimait, dans des pâtés en croûte, dans des crêpes »). Par ailleurs, les sonorités exotiques des noms des plats – « tchá-siu-pao », « sui mai » – renforcent ce jeu et y ajoutent certainement une forme de plaisir, qui renvoie au désir de la langue.
22C’est donc dans la précipitation et dans la dissimulation que l’institutrice gâche tout le plaisir du moment, en tout cas celui de la convivialité. Comme nous le rappelle Michel Jeanneret, l’étymologie de « convivium » est bien « convivere », vivre ensemble ; et « la diffusion des manières de table revêt une haute valeur symbolique : apprendre […] à vivre en compagnie20 ». Ce comportement de la part de Dhora cache effectivement la peur de dévoiler imprudemment son secret en partageant une même table. La convivialité est ici fondée sur un refus, comme si partage voulait dire perte : autant se jeter goulûment sur la nourriture et parler sans arrêt pour tenter de confisquer un entretien qui se révèlerait dangereux. On a, dès lors, la sensation que « les mots y éclatent dans une solitude, […] semblent s’y dévorer eux-mêmes tant ils sont rapidement proférés et brûlés, rendus au silence21 ». Bien évidemment, cette crainte de se dénuder devant Ester pouvait cacher, chez Dhora, un sentiment de culpabilité : la gloutonnerie en tant qu’excès dissimulait probablement un autre désir coupable et moins avouable.
23C’est justement cette mise à nu sentimentale et érotique, silencieuse et voilée, que Tita, protagoniste de Chocolat amer, tente au contraire de réussir devant l’être qu’elle aime, grâce à l’art culinaire où elle excelle.
24Cela nous amène au deuxième extrait choisi pour cette brève étude.
Du silence pour dire
25L’écrivaine sud-américaine Laura Esquivel22 construit l’intrigue de son roman Como água para chocolate23 dans le Mexique du début du XXe siècle, en pleine période révolutionnaire24.
26Dans la tradition du réalisme magique propre à la littérature latino-américaine, la romancière raconte l’histoire de Tita, jeune fille mexicaine aux dons culinaires prodigieux, qui doit affronter le poids étouffant des traditions familiales de l’époque. Tita est la grand-tante de la narratrice extradiégétique25.
27Dans un roman constitué par douze chapitres correspondant aux douze mois de l’année, commençant tous par des recettes de cuisine, l’objet alimentaire traduit et souvent exauce les vœux les plus intimes des personnages principaux. Contre l’absurdité tyrannique de certaines mœurs de la société mexicaine du début du XXe siècle, contre le silence imposé par un pouvoir matriarcal pérennisé depuis des générations, la nourriture apparaît comme objet de résistance, comme langage codé, seul capable, par sa virtuosité, d’enfreindre les règles les plus austères.
28Probablement d’inspiration rabelaisienne, la naissance de Tita associe déjà sexe et nourriture. Les larmes y sont également mêlées, mais de manière peu conventionnelle :
On raconte que Tita était tellement sensible que, dans le ventre de mon arrière-grand-mère, elle pleurait quand celle-ci hachait des oignons […] Un jour, à force de hoqueter, elle déclencha l’accouchement. Mon arrière-grand-mère n’eut pas le temps de dire ouf ! Tita arrivait dans ce bas monde avant l’heure, sur la table de la cuisine, dans les odeurs d’une soupe au vermicelle, du thym, du laurier, de la coriandre, du lait bouilli, de l’ail et de l’oignon. […] Tita était née en pleurant. Peut-être qu’elle se doutait que son sort était fixé […] : elle fut projetée par un torrent de larmes formidable qui inonda le sol de la cuisine26.
29Cet accouchement « peu ordinaire », qui semble avoir expliqué l’amour de Tita pour la cuisine, est en fait une sorte de condensé de la vie future de la jeune femme : fille cadette de Mamá Elena qui était devenue veuve, Tita devrait refuser tout mariage, donc toute vie sexuelle, pour veiller sur sa mère jusqu’au décès de celle-ci. « Tita aurait aimé connaître le fondateur de cette tradition familiale et lui indiquer que son plan comportait une légère faille27 », commente la narratrice omnisciente, qui rapporte alors le récit de paroles silencieuses de la jeune fille :
Si elle ne pouvait pas se marier ou avoir des enfants, qui donc la soignerait elle-même sur ses vieux jours ? À moins que les filles sacrifiées ne survivent que peu de temps à leurs mères ? Et qui se passait pour les femmes mariées sans enfants ? Quelles recherches avait-on menées pour conclure que la benjamine était la plus indiquée pour prendre soin de sa mère ? Avait-on demandé, une seule fois, leurs avis aux intéressées ? Lui serait-il permis de connaître l’amour, faute de se marier ?28
30Éperdument amoureuse de Pedro, lui aussi épris de Tita, la jeune fille doit donc renoncer à sa passion et accepter que Pedro se marie avec l’une de ses sœurs aînées, Rosaura. En effet, le nouveau couple devant vivre chez Mamá Elena, Pedro voyait dans ce mariage, proposé par sa future belle-mère, la seule solution pour rester près de la femme aimée. Mais Tita était constamment surveillée par sa mère, qui, d’esprit vif et aiguisé, lui interdisait d’une main de fer toute sorte de manifestation affective à l’égard du jeune homme.
31La nourriture devient alors pour Tita un moyen de communiquer sa haine, son amour, son émotion. « Dernier maillon d’une chaîne de cuisinières qui s’étaient transmis, depuis l’époque préhispanique et de génération en génération, les secrets de la cuisine29 », la jeune femme savait que les goûts, les textures, les odeurs et les nouveaux effets qu’elle saurait leur transmettre pouvaient échapper au contrôle tyrannique de sa mère. Dans une sorte de mélanges merveilleux où des ingrédients « affectifs » s’ajoutent à des recettes ancestrales, Tita crée ainsi des mets uniques et étranges, qui, d’une manière ou d’une autre, lui permettent de rompre son silence. Lorsqu’ils sont subtilement savourés à table par l’homme aimé – qui les attend comme un message d’amour – ces plats instaurent une complicité troublante que peu de mots suffisent à dénoncer. Seul un silence éloquent semble pouvoir enrober, en le cachant, l’extase coupable des papilles qui le(s) déguste(nt).
32La recette des cailles aux pétales de rose, revisitée par la jeune femme, mérite notre attention.
33Échappant momentanément à la surveillance de Mamá Elena, Pedro avait réussi à offrir à Tita un bouquet de roses. Son geste est cependant découvert et Tita se voit contrainte de se débarrasser des fleurs. Refusant de les jeter à la poubelle, les serrant fort contre son cœur au point de les rendre rouges de son sang, la jeune femme décide de les utiliser suivant une recette précolombienne. On y employait des pétales de roses avec des faisans, qu’elle remplacerait par des cailles. Or, le premier oiseau à qui elle tente de tordre le cou commence à courir à travers la cuisine, la tête pendante, poussant des cris :
À cet instant, elle regretta ne pas avoir la force de Mamá Elena. Celle-ci tuait […] d’un coup, sans pitié. Quoique non, en y repensant. Pour elle, Mamá Elena avait fait une exception, elle avait commencé à la tuer dès l’enfance, à petit feu. Le mariage de Pedro et Rosaura l’avait laissée comme la caille, tête et âme brisée, et plutôt que de causer à la bestiole la même souffrance, elle eut pitié et l’acheva rondement.
34Le mélange d’amour et de haine qui accompagne la confection de ce mets produit, au moment du repas, un effet surprenant :
Pedro fut incapable de se retenir. À la première bouchée, les yeux fermés dans une expression de véritable jouissance, il s’exclama :
– C’est un délice divin.
Mamá Elena trouvait aussi le plat exquis, mais ce commentaire l’irrita et elle maugréa :
– Trop de sel.
Rosaura prétexta des nausées et des vertiges pour n’en avaler que trois bouchées.
Mais le plus étrange fut ce qui arriva à [sa sœur] Gertrudis.
On aurait dit que le plat avait sur elle un effet aphrodisiaque. Elle commença par ressentir une chaleur intense dans les jambes. Un chatouillement au bas du ventre l’empêchait de s’asseoir correctement. Elle se mit à transpirer et à se demander quel effet cela lui ferait d’être à cheval dans les bras d’un partisan de Pancho Villa […] [I]l se passait quelque chose de bizarre. Elle chercha l’aide auprès de Tita mais cette dernière était absente. Son corps était bien sur la chaise, très correctement assis, mais il n’y avait dans ses yeux aucun signe de vie. C’était comme si, par une extraordinaire réaction chimique, son être s’était dissous dans la sauce des roses, dans la chair des cailles, dans le vin et dans chacun des effluves du repas. Tita s’insinuait dans le corps de Pedro, voluptueuse, aromatique, chaude, sensuelle. […] Pedro n’opposa aucune résistance ; il laissa Tita pénétrer en lui sans parvenir à détacher ses yeux des siens. Il lui dit :
– Je n’ai jamais rien mangé d’aussi bon. Merci !30
35Toutes les personnes autour de cette table, et en particulier Pedro et Tita, semblent d’une certaine façon initiées à la « casuistique du goût » dont parlait Brillat-Savarin : « le goût doit être toujours en alerte, s’exercer à la subtilité, à la minutie31 ». Du sacrifice et du don de soi, en chair et en sang – exprimés dans la comparaison entre Tita et la caille brisée et dans l’image des roses devenues rouges de sang – la jeune femme passe à une sorte d’Élévation – de résurrection ? – dans laquelle elle entraîne l’être aimé, sous les yeux d’une mère lucide (« Trop de sel ») mais cette fois impuissante. Comme dans une Cène où Tita serait elle aussi à la fois aliment et convive, il y aurait dans ces cailles aux pétales de roses l’essence même de celle qui les propose – mais, contrairement à l’ambiance de l’épisode biblique ainsi suggéré, la joie et l’euphorie des sens suit l’ingestion de cette « hostie » et de ce « vin ». Le « délice divin » confectionné par Tita a touché bien plus que le palais, bien plus que la langue des convives. Chez les deux amoureux, il semblerait que ces organes de la bouche, entièrement mis au service d’Éros, se soient dématérialisés, transsubstantiés, à l’image des « effluves du repas ». Ils entraînent avec eux le reste des deux corps, qui ne font qu’un grâce à leurs yeux : sublime jeu double d’exhibition et de retenue, relation sensuelle la plus accomplie qui soit.
36Seule la narratrice omnisciente a le droit de raconter ce silence empreint de sensualité, là où la « deuxième langue32 » ne peut que chasser celle du discours. Bravant l’interdit en le déjouant, les quelques mots prononcés par les personnages à propos du repas cloisonnent sous un voile de « décence » cet espace inviolable de l’extase amoureuse où, plus que jamais, il s’agit de taire et de dire le silence. Or, même la narratrice participe du même mouvement. Si elle semble briser, par son statut et sa parole, le secret des personnages, elle convoque d’autres pensées ou souvenirs indicibles qui, chez le lecteur cette fois, le font pénétrer « autrement » dans ce concentré espace-temps d’odeurs et de volupté : il devient comme complice d’un « déjà vécu » qui, peut-être enseveli, semble toutefois re-émerger par la magie d’un récit. En faisant nôtre la réflexion de Todorov33, nous dirions que le lecteur subit ici un processus d’adaptation : mis d’abord en face d’éléments en apparence merveilleux, il finit par en reconnaître la « naturalité ».
37Dans cet extrait du texte de Laura Esquivel, l’objet alimentaire, transmettant à l’intrigue une poussée rapide, va permettre l’envol par rapport à une réalité pesante ; entre les personnages diégétiques, l’indicible est révélé par le biais des parfums et des plaisirs culinaires partagés. Il en va autrement dans le conte qui constituera maintenant l’objet de notre étude. La nourriture va communiquer à la scène une matérialité étouffante, qui contraste avec l’espace immatériel précédent. Nous verrons comment l’objet alimentaire sera ici utilisé dans le but de remplir un vide existentiel, d’aider le protagoniste à ne pas sombrer dans un isolement mortifère. Du point de vue du style, le réalisme magique du roman mexicain cèdera également sa place à un réalisme de type objectif.
Entre aveu et retenue
38Dans le livre de contes Laços de Família34, de l’écrivaine brésilienne Clarice Lispector35, l’un d’eux, « O jantar36 », nous intéresse particulièrement dans cette étude.
39Il s’agit d’un homme qui dîne seul dans un restaurant. Il n’y aura pas d’autres convives à sa table qui partagent avec lui son repas. Il n’y aura donc aucun récepteur possible d’un éventuel flot de paroles inutiles qui, à l’instar du bavardage de l’institutrice indienne du premier extrait examiné, puisse servir de déguisement à ses sentiments.
40Cela étant, la scène nous est racontée par un autre individu qui dîne dans le même restaurant et qui épie le premier. La pulsion scopique de ce deuxième intervenant lui permet donc de partager indirectement, et de façon peu innocente, la même table. En guettant les manières de l’homme qui dîne seul, et les effets qu’a sur lui l’objet alimentaire, l’observateur au regard pénétrant tentera de lire les signes pour en établir un diagnostic, voire même un pronostic. Il voudra saisir, en toute impudeur, la façon dont le corps de l’autre travaille de l’intérieur.
41Si la description, pour reprendre une expression de Philippe Hamon, est ici « tributaire de l’œil du personnage qui la prend en charge37 », nous assisterons néanmoins à une sorte de duel silencieux et camouflé entre ces deux individus, l’arme choisie étant justement la nourriture. Voyons comment il est suggéré tout au long du conte.
42Le narrateur intradiégétique-homodiégétique commence par rappeler l’arrivée au restaurant du protagoniste :
Tard déjà, il arriva au restaurant. Sans doute absorbé jusqu’alors par des affaires importantes. La soixantaine, grand, corpulent, cheveux blancs, épais sourcils et mains puissantes. À un doigt, la bague de sa force. Il se carra sur sa chaise, ample et solide38.
43Il s’agit donc d’une narration ultérieure, mais on dirait que, dès les premières pages, et comme semblent le montrer les injonctions adressées au lecteur, le narrateur tente de la rendre simultanée : « Au moment de porter la fourchette à ma bouche, je le regardai – regardez-le : les yeux fermés, à mâcher son pain vigoureusement, comme une mécanique, les deux poings crispés sur la table39 ». Au fil de la narration, le souvenir du portrait et des gestes de cet homme devient tellement intense, que la frontière entre le passé et le présent s’estompe. Dans une sorte d’émancipation par rapport au temps de l’histoire, le temps dilaté reste suspendu, pour faire vivre au présent l’image qui continue d’envoûter le narrateur, même dans sa mémoire : « [I]l prend vite la serviette et presse ses orbites de ses mains velues. Figé, je suis sur le qui-vive40 » ; « Maintenant il mélangeait la viande avec les gorgées de vin dans sa grande bouche […] Or voici que le vieux fait un geste41 ». Cette impression de spontanéité qui semble s’associer au besoin, de la part du narrateur, de capturer pleinement chaque instant, est renforcée par la présence d’une focalisation externe dans ce récit : le narrateur a une « vision du dehors », montrant un déficit d’informations par rapport au personnage en question : « Sans doute absorbé jusqu’alors par des affaires importantes », « Je suis sur le qui-vive », peut-on lire dans les extraits ci-dessus. D’autres adverbes modalisateurs et verbes modaux apparaîtront dans le récit pour nous confirmer que le narrateur découvre le personnage en même temps qu’il le regarde manger. Il va donc tenter de guetter chacun de ses gestes, comme s’il voulait surprendre, chez cet homme, un « quelque chose » de pressenti, un « je ne sais quoi » qui prenait forme progressivement : « Moi qui de mon côté mangeais lentement, un peu écoeuré sans savoir pourquoi, je participais aussi à je ne sais quoi42 ».
44Dans ce récit de type gnoséologique43, le lecteur va pouvoir « visualiser » l’homme grâce à des descriptions particulièrement précises de la part du narrateur, qui est donc soucieux de rester au plus près des faits exposés. Cela apporte un paramètre significatif supplémentaire à l’analyse des manières de table de cet homme d’une soixantaine d’années, que nous nous proposons donc d’associer aux manières de son silence.
45Nous l’avons « vu », l’homme avait les yeux fermés au début du repas, les deux poings crispés suggérant un éventuel problème ou conflit dans sa vie personnelle. Un mouvement plus vif du serveur l’a « réveillé », selon le constat du narrateur. Quelques instants plus tard, « il était tout à la gloire de son dîner, mâchant la bouche ouverte, se pourléchant les dents, le regard fixé sur la lumière du plafond44 ». Et tout d’un coup, il s’arrête de manger, « comme s’il ne supportait plus – quoi ? », s’interroge le narrateur, dont le regard se veut de plus en plus percutant.
46On dirait alors que le corps de l’homme va exploser, la respiration devient difficile : « Il souffle, il ouvre et ferme démesurément ses paupières, il nettoie avec soin ses yeux, il mâche lentement les restes de nourriture encore dans sa bouche45 ».
47Mais tout change la seconde d’après : « il s’est refait une santé », commente le narrateur. « [I]l prend une fourchetée de salade de tout son corps, et il mange incliné, le menton actif, l’huile humectant ses lèvres ». Pendant qu’« une nouvelle fourchetée de viande et de salade est attrapée au vol », il précise au serveur qu’il ne lui avait pas amené la bonne bouteille de vin.
48Or, tout aussitôt, nouveau changement radical : « Mais voilà le vieux de nouveau immobile, la poitrine contractée, étranglée. Sa violente puissance se débat, prisonnière46 ». Le narrateur sent l’homme au bord d’un état-limite à l’éclosion duquel il assiste. On le dirait fasciné par cette « puissance » qui est en train de se dérober sous ses yeux, sous l’effet de contractions-expansions successives qui le condamnent, semble-t-il, à la rupture de son Moi.
49Une fois de plus, le sexagénaire se remet à manger de bon appétit, jusqu’à ce que, dans cette alternance oppressante pour le narrateur lui-même, l’homme commence à trembler de tout son corps :
[I]l porte la serviette à ses yeux et les presse avec une brutalité qui me ravit… J’abandonne, décidé, ma fourchette sur l’assiette, j’ai moi-même quelque chose d’insupportable qui me serre la gorge, furieux, brisé de me soumettre... Mais le vieux s’attarde un peu, la serviette sur les yeux. Cette fois-ci, il l’enlève sans se hâter, ses paupières sont extrêmement douces et fatiguées, et avant qu’il ne s’essuie, j’ai vu. J’ai vu la larme47.
50Nous remarquons comment le narrateur, interloqué par ce personnage, participe de façon quelque peu sadique à ses pics de discontinuité émotive, que ses manières à table dénoncent. Sans que l’homme aux cheveux blancs, obsédé par la maîtrise de sa propre souffrance souterraine, soupçonne le regard d’un autre sur lui, le narrateur homodiégétique, en raison du rôle actantiel du personnage, pénètre dans son intimité, se laissant affecter par des effets dont il ne connaît pas la cause. Il comprend que l’homme, malgré sa fière allure initiale, n’a pas les moyens d’agir selon son vouloir, probablement celui de feindre l’indifférence. Le pouvoir qui semblait propre au personnage lors de son arrivée au restaurant, « grand, corpulent, […] épais sourcils et mains puissantes. À un doigt, la bague de sa force. Il se carra sur sa chaise, ample et solide », se révèle fallacieux. Ainsi, lorsque l’homme tente de continuer à manger, en avalant, dans un « geste terrible d’effort », la nourriture sans doute coincée au-dessous de la gorge, le narrateur lui-même trouve-t-il crue la viande sur son assiette : « c’est moi qui n’en pouvais plus48 ». Sans pouvoir partager une conversation avec le personnage qui l’hypnotise, le narrateur devient néanmoins une sorte de récepteur d’un discours silencieux, véhiculé par une ingestion que le sexagénaire croyait certainement plus secrète. Il convient de préciser que le regard inquisiteur du narrateur homodiégétique, son pouvoir-voir en fin de compte, permet à celui-ci d’acquérir un savoir qu’il était censé ignorer et qui, par là même, se transforme en pouvoir. Mais ce pouvoir reste limité : autorisant le contact instantané et jouissif du corps avec lui-même, la nourriture semble jouer son rôle de substitut de plaisir49 et transmet inconsciemment à l’homme aux cheveux blancs la force pour continuer à ne pas céder au dévoilement, humiliant à ses yeux, de sa douleur : « J’essaie de profiter de cet instant où son propre visage ne lui appartient plus pour, enfin, voir. Mais c’est inutile50 », avoue, frustré, le narrateur. Autrement dit, si le sexagénaire paraît écroulé, il semble cependant, grâce à la nourriture, garder le « pouvoir » de « vouloir » à nouveau, guidé probablement par une sorte de « savoir51 » : « Il prend alors son verre de vin et boit, les yeux fermés, en tapageuse résurrection52 ». En somme, manger plutôt qu’être mangé, résister implacablement coûte que coûte.
51Dans l’attente anxieuse d’un climax, d’un point culminant qui révèlerait cet homme, le narrateur de Clarice Lispector doit se résigner en fin de compte à des éclairs fugaces d’une vérité pressentie, mais toujours insaisissable : « Je suis englué dans l’extase pantelante de la nausée […] La grande apparence que je vois m’est inconnue, majestueuse, cruelle et aveugle53 ». La solidité de l’homme aux cheveux blancs, que le repas aide à protéger, semble nuire à l’image de l’être humain telle qu’elle est conçue par le narrateur, par l’écrivaine elle-même. Comme son œuvre le démontre, Clarice Lispector a effectivement toujours estimé que seule la désorganisation intérieure permettait l’organisation de l’individu : il fallait accepter de se déconstruire pour arriver au noyau du Moi et ainsi pouvoir (re)naître. Il n’est donc pas étonnant que la « grande apparence » qu’était le sexagénaire, « aveugle » quant à la vérité profonde de son être, « majestueuse » dans son masque presque inébranlable, se servant donc de l’objet alimentaire comme ligne de fuite ou « lien54 » de substitution, soit réduite par le narrateur, à la fin du conte, à une « ruine » :
Lorsqu’on m’a trahi ou assassiné, lorsque quelqu’un m’a quitté pour toujours, ou que j’ai perdu ce qui de meilleur me restait, ou lorsque j’ai su que j’allais mourir – je ne mange pas. Je ne suis pas encore cette puissance, cette construction, cette ruine55.
52Indépendamment de ses arguments, on peut certainement dire que, dans sa volonté quelque peu perverse de viol identitaire, le narrateur se confronte à une barrière d’érotisme viscéral qui empêche toute autre transgression. Bien plus que condition de subsistance, la nourriture intervient également ici comme plaisir qui, enfermé dans le corps, se diffuse jusqu’aux entrailles, comme sorte de célébration, ultime ou primordiale, d’un pouvoir.
En guise de conclusion
53Dans les trois textes choisis, l’objet alimentaire semble provoquer ou véhiculer une sorte de vibration charnelle qui touche une vérité plus profonde que celle qui est transmise par la parole conventionnelle.
54Signe reliant le social et l’intime, il y intervient comme système de communication (ou de refus de communication) privilégiée. En effet, si la table confirme un ordre établi, un code, une tradition, l’aléatoire d’un goût dispense toute explication contraignante : l’objet alimentaire introduit donc dans ces textes une sorte de liberté qui échappe à toute cohérence, à toute autorité, à toute prévisibilité.
55Par ailleurs, comme le souligne Roland Barthes, le goût résulte d’une « opération chimique qui se fait toujours par voie humide » : la nourriture rejoint donc le grand thème thalassal et maternel, constituant, fondamentalement, « un bain intérieur56 ». La soumission de la sensation gustative au temps permettrait donc de la développer un peu à la façon d’un langage originel, sorte de bruissement relié au corps d’avant la pensée, libre donc de tout cloisonnement. La nourriture, comme l’illustrent les extraits examinés, est donc souvent à l’origine d’une écriture pulsionnelle, viscérale, attentive à l’instant, qui tente de capter ce qui, au plus profond de l’être humain, reste indicible et insaisissable, pour le transmettre plus ou moins pudiquement au-delà de la réalité narrée.
56L’espace référentiel gustatif apparaît ainsi dans la littérature comme une présence nouvelle et surdéterminée, autour de laquelle nous pouvons faire appel à des métalangages multiples. Si les mots, comme l’objet alimentaire, transitent par la bouche, les moments du repas suscitent des émotions qui ne font pas toujours appel à la parole. Autour de la table, on finit effectivement par glisser vers des paysages affectifs, vers une nourriture intersubjective au départ, intrasubjective ensuite : les goûts et les répugnances (d)énoncent en quelque sorte l’identité du corps qui en fait preuve, sa perception du monde, ses désirs, son imaginaire, ses silences.
Notes de bas de page numériques
1 Sigmund Freud, Trois essais sur la théorie sexuelle,traduit de l’allemand par Philippe Koeppel, préface de Michel Gribinski, Paris, Gallimard, « Folio Essais », 1987.
2 Sigmund Freud, « Au-delà du principe de plaisir », dans Essais de psychanalyse, traduit de l’allemand par Jean Laplanche et J.-B. Pontalis, Paris, Payot, 1984, p. 79.
3 Gisèle Harrus-Révidi, Psychanalyse de la gourmandise, Paris, Petite Bibliothèque Payot, 1997, p. 39.
4 Jacques Lacan, Écrits, Paris, Le Seuil, 1966, p. 276.
5 Cela pourrait expliquer le commentaire de Soares, (semi-)hétéronyme de Pessoa, en parlant donc du souvenir de son enfance déclenché par l’odorat, ce « bizarre sens de la vue » : « Tu m’apparais et je suis enfin heureux, parce que je suis revenu, par le souvenir, à la seule vérité, celle de la littérature. » (Fernando Pessoa, Le Livre de l’intranquillité de Bernardo Soares, traduit du portugais par Françoise Laye, présenté par Robert Bréchon et Eduardo Lourenço, Paris, Christian Bourgois Editeur, 1999, p. 280).
6 Expression reprise à Roland Barthes, « Lecture de Brillat-Savarin », dans Le Bruissement de la langue, Paris, Le Seuil, « Essais », 1984, p. 313.
7 Roland Barthes, Roland Barthes par Roland Barthes, Paris, Le Seuil, 1995, p. 107.
8 Roland Barthes, Roland Barthes par Roland Barthes, op. cit., p. 107. Souligné par l’auteur.
9 Expressions reprises à Roland Barthes, dans Roland Barthes par Roland Barthes, op. cit., p. 121.
10 Maria Ondina Braga, Nocturno em Macau [Nocturne à Macao], Lisbonne, Caminho, 1991, 2e éd., 1993 (roman). Notre traduction.
11 Maria Ondina Braga est née dans le nord du Portugal en 1922 et décédée en 2003. Elle a transmis à son œuvre, dans une modulation exotique marquée d’une grande originalité sensible, ses propres expériences de vie en Orient. Son œuvre témoigne également de ses voyages en Afrique, après des études à Paris et à Londres.
12 Maria Ondina Braga, Nocturno em Macau, op. cit., p. 19. Notre traduction.
13 Maria Ondina Braga, Nocturno em Macau, op. cit., p. 18. Notre traduction.
14 Roland Barthes, « Lecture de Brillat-Savarin », dans Le Bruissement de la langue, op. cit., p. 305.
15 Maria Ondina Braga, Nocturno em Macau, op. cit., p. 19. Notre traduction.
16 Ce procédé est utilisé dans d’autres textes de Maria Ondina Braga, où le rôle de l’objet alimentaire est également important. Dès que le sujet de discussion soulevé contrarie l’un des personnages, celui-ci tente de l’éluder en se servant de la nourriture.
17 Maria Ondina Braga, Nocturno em Macau, op. cit., pp. 19-20. Notre traduction.
18 Jacques Derrida, Donner la mort, Paris, Galilée, 1999,p. 87.
19 Jean-Michel Labadie, « Le secret d’un aveu », dans Du Secret, Nouvelle Revue de Psychanalyse, n°14, Paris, Gallimard, Automne 1976,p. 331.
20 Michel Jeanneret, « La gourmandise sous haute surveillance », dans La Gourmandise, Editions Autrement, Série Mutations / Mangeurs n° 140, Paris, 1999, p. 145.
21 Réflexion reprise à Jean-Pierre Richard à propos d’un texte sur Rimbaud, dans Poésie et profondeur, Paris, Seuil, « Points/Essais », 1955, p. 248.
22 Née en 1950, au Mexique, Laura Esquivel a travaillé commeenseignante et scénariste, a également fondé un atelier de théâtre et de littérature pour les enfants avant d'écrire, en 1989, son premier roman, Como água para chocolate [Chocolat amer]. Ce livre, traduit en trente-cinq langues, a connu un très grand succès international.
23 Laura Esquivel, Chocolat amer, traduction du roman espagnol (Mexique) Como água para chocolate par Eduardo Jiménez et Jacques Rémy-Zéphir, Paris, Gallimard, 1989.
24 Zapata, Indien assassiné en 1919, est le chef de file de cette révolution, qui prône la restitution de la terre à ses anciens possesseurs, les communautés indiennes. Dans ce roman, malgré le faible nombre d’allusions à la violence des révolutionnaires, on peut relever en particulier les phrases suivantes : « la lutte révolutionnaire menaçait de semer partout la famine et la mort » (Chocolat amer, op. cit., p. 90) ; « Des rumeurs effrayantes couraient sur les révolutionnaires, même si elles étaient douteuses, puisqu’elles émanaient du père Ignacio et du maire de Piedras Negras. Ils entraient de force dans les maisons, dévastaient tout et violaient toutes les jeunes filles qu’ils croisaient » (Chocolat amer, op. cit., p. 97) ; « [Le capitaine] s’inclina pour prendre congé et la troupe s’en fut aussi tranquillement qu’elle était venue. Rien avoir avec les brutes sans foi ni loi qu’elle attendait. À partir de ce jour, elle s’abstint d’exprimer une quelconque opinion sur les révolutionnaires » (Chocolat amer, op. cit., p. 100).
25 La narratrice raconte une histoire à laquelle elle n’a pas pris part, mais elle s’introduit à la fin du roman dans l’univers diégétique : métalepse qui lui permettra de s’assumer comme la personne qui immortalisera Tita, en reprenant à son tour les recettes de sa grand-tante : « Quand Esperanza, ma mère, revint de son voyage de noces, elle ne trouva, sous les décombres, que ce livre de cuisine qu’elle me légua à sa mort et qui retrace, dans chacune de ses recettes, cette histoire d’amour enfouie. […] [J’a]ttends aujourd’hui [mon père] pour fêter mon anniversaire. Je lui confectionne des tortas de Noël, mon plat favori. […] Tita, ma grand-tante […] restera vivante tant que quelqu’un cuisinera ses recettes » (Chocolat amer, op. cit., pp. 247-248).
26 Laura Esquivel, Chocolat amer, op. cit., pp. 11-12.
27 Laura Esquivel, Chocolat amer, op. cit., p. 17
28 Laura Esquivel, Chocolat amer, op. cit., pp. 17-18.
29 Laura Esquivel, Chocolat amer, op. cit., p. 54.
30 Laura Esquivel, Chocolat amer, op. cit., pp. 58-60.
31 Roland Barthes, « Lecture de Brillat-Savarin », dans Le Bruissement de la langue, op. cit., p. 311.
32 Expression reprise à Michel Serres, pour désigner la langue du goût.
33 Tzvetan Todorov, Introduction à la littérature fantastique, Paris, Le Seuil/Essais, 1970.
34 Clarice Lispector, Laços de Família, Rio de Janeiro, Editora Rocco Lda, 1960.
35 Née de parents juifs le 10/12/1920, dans un petit village d’Ukraine, Clarice Lispector est décédée à Rio de Janeiro le 9/12/1977. Elle arrive au Brésil à l’âge de 2 mois, à la suite de la guerre civile qui a suivi la révolution bolchevique de 1917. Diplômée de Droit, et épouse de diplomate, elle voyage en Europe et aux Etats-Unis. Quoiqu’elle parlât plusieurs langues, le portugais était, selon ses propres mots, la langue de son cœur : jamais elle n’a écrit dans une autre langue. Clarice Lispector est reconnue internationalement comme l’un des auteurs brésiliens les plus importants du XXe siècle. Son œuvre fait preuve d’une profonde lucidité sur la condition humaine.
36 « Le dîner », dans Clarice Lispector, Liens de famille, traduit du portugais (Brésil) par Jacques et Teresa Thiériot, Paris, Des femmes, 1989, pp. 119-126.
37 Philippe Hamon, Le Personnel du roman, Genève, Droz, 1998, p. 69.
38 « Le dîner », dans Clarice Lispector, Liens de famille, op. cit., p. 119.
39 « Le dîner », dans Clarice Lispector, Liens de famille, op. cit., p. 119.
40 « Le dîner », dans Clarice Lispector, Liens de famille, op. cit., p. 120.
41 « Le dîner », dans Clarice Lispector, Liens de famille, op. cit., pp. 123-124.
42 « Le dîner », dans Clarice Lispector, Liens de famille, op. cit., pp. 121- 122.
43 L’importance des événements qui sont à la source du comportement de l’homme aux cheveux blancs qui dîne tout seul est moindre que celle de la perception que le lecteur en a à travers le regard du narrateur (voir Tzvetan Todorov, Les genres du discours, Paris, Le Seuil / Poétique, 1978).
44 « Le dîner », dans Clarice Lispector, Liens de famille, op. cit., p. 120.
45 « Le dîner », dans Clarice Lispector, Liens de famille, op. cit., p. 121.
46 « Le dîner », dans Clarice Lispector, Liens de famille, op. cit., p. 121.
47 « Le dîner », dans Clarice Lispector, Liens de famille, op. cit., p. 122.
48 « Le dîner », dans Clarice Lispector, Liens de famille, op. cit., p. 122. La crudité de la viande repoussée est probablement associée ici à la crudité de la scène vécue sur le vif.
49 La psychanalyste Gisèle Harrus-Révidi signale précisément que « la gourmandise solitaire peut être représentation implicite de l’échec amoureux en vertu d’un système d’équivalence du plaisir » (Psychanalyse de la gourmandise, op. cit., p. 127).
50 « Le dîner », dans Clarice Lispector, Liens de famille, op. cit., p. 124.
51 Rappelons que, selon Philippe Hamon, le vouloir, le pouvoir et le savoir sont les modalités qui gèrent les rôles actantiels des personnages (Le Personnel du roman, op. cit., p. 235).
52 « Le dîner », dans Clarice Lispector, Liens de famille, op. cit., p. 124.
53 « Le dîner », dans Clarice Lispector, Liens de famille, op. cit., p. 124.
54 Rappel du titre du livre : « Liens de famille ».
55 « Le dîner », dans Clarice Lispector, Liens de famille, op. cit., p. 126.
56 Roland Barthes, « Lecture de Brillat-Savarin », dans Le Bruissement de la langue, op. cit., p. 308.
Pour citer cet article
Filomena Juncker, « Manières de table, manières de silence », paru dans Loxias, Loxias 32, mis en ligne le 02 mars 2011, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html?id=6581.
Auteurs
Pr.ag.-docteur, Université de Nice-Sophia Antipolis, CTEL