Loxias | Loxias 31. Autour des programmes de concours 2011 (agrégation, CPGE) | I. Agrégation de Lettres et d'Anglais, CPGE Lettres |  Montaigne: livre I des Essais 

François Roudaut  : 

Notes sur la passion dans le livre I des Essais

Plan

Texte intégral

pour M. P. s’il veut bien.

1Traitant de la position de Montaigne face aux passions, Hugo Friedrich1 dégage deux orientations principales. La conception stoïcienne voit dans la passion une erreur de jugement sur la réalité : la passion provient de l’opinion que nous portons sur les choses, si bien qu’elle est une maladie de l’âme et, comme telle, moralement mauvaise2. Contre cette position, la tradition chrétienne vient étayer la pensée aristotélicienne selon laquelle il faut modérer les passions3et non tenter de les détruire. H. Friedrich conclut ainsi :

Montaigne est tout-à-fait dans cette ligne. En rejetant l’apathie stoïcienne, il transmet un thème qui deviendra un thème classique de la science morale. (p. 185).

2H. Friedrich prend surtout ses exemples dans les livres II et III des Essais, ce que j’éviterai de faire, pour rester dans les limites définies par le programme d’Agrégation de cette année. Dans cette introduction, quelques points doivent être précisés pour comprendre combien Montaigne s’écarte de la voie commune.

3Le problème auquel Montaigne choisit de répondre se pose en des termes qui privilégient le concept (on analyse la haine, le plaisir, etc.) et une causalité mécanique. Dans un Discours de l’âme prononcé vers 1576 à l’Académie du Palais, en présence de Henri III, Pibrac (qui poursuit la présentation commencée par Du Perron) expose les éléments principaux de la psychologie commune : si l’âme reçoit la connaissance non de la raison (c’est la volonté) mais des sens, sa puissance s’appelle alors l’appétit sensitif. Ou ce dernier « regarde simplement l’objet qui lui est proposé et il s’appelle concupiscible, ou il regarde les moyens d’atteindre à son objet et il s’appelle Appétit irascible »4. Le concupiscible peut regarder vers le bien (de trois façons : amour, désir ou jouissance) ou vers le mal, de trois façons également : haine, horreur ou tristesse. La tristesse elle-même peut être modulée en douleur, pitié, ou jalousie et envie. L’appétit irascible se subdivise en espérance, désespoir, audace, crainte et courroux5. On voit tout ce que ce discours doit à Platon : les passions sont des affections qui découlent du principe de convoitise ou du principe de colère et s’opposent au principe raisonnable6.

4La passion est à la fois un mode d’être et une réponse à un mode d’être. C’est pour cette raison que l’on7 peut dire que Montaigne va s’intéresser à la manifestation de telle ou telle passion et non à son essence. Refusant ce type de recherche (celle de l’eidos platonicienne), il décide de s’arrêter à la coordination des aspects, comme s’il tenait, par cette démarche, à rester dans un champ d’investigation immanent, « historique » (on sait le goût de Montaigne pour l’histoire8), à refuser toute référence (nécessairement subordonnante) à un genre transcendant. Il n’y aura plus d’idée unique, mais des cas, multiples. Se pose alors le problème du langage, puisque la question « qu’est-ce que la passion ? » équivaut à « qu’est-ce que nous appelons la passion ? ».

5Le mot « passion »9 doit être lié aux termes tels qu’« accidents », « affections », « mouvements de l’âme », « perturbations », « malaise », outre toutes les dénominations des diverses passions : chagrin, colère (ire), douleur, joie, crainte, tristesse, cupidité, etc. Le but n’est cependant pas de faire ici une étude sémantique de chacun de ces concepts, mais – d’où le singulier dans l’intitulé du sujet – de cerner la position de Montaigne sur un « problème » qu’il avait à traiter. Quels ont été ses choix ? On a noté qu’à la différence de ses prédécesseurs ou de ses contemporains, il ne propose pas de préceptes pour dominer les passions, qu’il s’abstient de formuler un jugement moral10. De quel droit peut-on inférer, d’une analyse des passions, une règle morale ? C’est peut-être, entre autres, à cette question de l’inférence que Montaigne tente de répondre au sujet de la passion.

6Ces notes préliminaires à une étude sur la passion dans les Essais étudieront d’abord les effets de la passion : perturbations ; puis son jeu sous les formes de la réceptivité (parce qu’elle est sous la domination d’une cause : il y a donc passivité dans l’acte de connaître qui est placé sous l’impression de l’objet à connaître) et de l’altération (parce que cette réceptivité marque ipso facto le changement d’une forme en une autre) : transformations ; enfin les rapports du pathos et du logos : expressions.

I. Perturbations

7Il faut, dit Montaigne (I, 39, p. 246, A), « fuïr les passions qui empeschent la tranquillité du corps et de l’âme ». Toute passion en effet dérange le mouvement harmonique de l’âme et du corps11 en ce qu’elle interrompt brutalement le cours fluent de l’existence.

8La passion se manifeste tout d’abord par un saisissement. Nous sommes « saisis », dit Montaigne (I, 2, p. 12, A), « à la chaude alarme d’une bien mauvaise nouvelle », comme est « saisi » « à la première alarme » le porte-enseigne du chapitre XVIII (p. 75, A), ou le gentilhomme dont l’aventure est rapportée quelques lignes plus loin. La peur, qui donne son titre au chapitre n’est pas caractérisée ici. Ce qui est indiqué par Montaigne à travers elle, c’est l’idée de surprise (celle qui fait mourir la femme romaine lorsqu’elle voit revenir son fils12). Tout sujet est en permanence soumis à la passion, y compris le sage stoïcien qui peut céder « au grand bruit du ciel, ou d’une ruine, pour exemple, jusques à la palleur et contraction » (I, 12, p. 46, C). La passion a pour effet de resserrer le corps en lui-même, de le durcir ou, pour reprendre ce que dit Montaigne à plusieurs reprises, de le glacer13. Elle conduit au froid de la mort.

9Ce qui est insupportable dans la passion, c’est son aspect imprévu et imprévisible : on ne sait quand elle va frapper. Elle échappe au contrôle du sujet, et possède de ce fait un caractère irrationnel. Peut-être faut-il voir dans l’absence de conclusion du premier chapitre le signe même de cette irrationalité : la passion surprend, puis, tout aussitôt, disparaît comme elle est apparue, hors du tissu serré que constitue l’enchaînement des causes et des effets. Elle menace un logos (qui ne saurait être défini que de manière apodictique) à l’intérieur duquel elle établit le lieu de l’altérité. La réalité échappe. On ne peut y appliquer les catégories, logiques, du discours : Psamménite, à la vue de sa fille prisonnière et de son fils emmené à la mort « se tint coy sans mot dire » (I, 2, p. 11, A), réservant ses lamentations de deuil pour « un de ses domestiques ».

10La passion fait faillir le jugement juste, comme l’indique le titre du chapitre IV et les lignes suivantes extraites du même chapitre :

l’ame en ses passions se pipe plustost elle mesme, se dressant un faux subject et fantastique, voire contre sa propre creance, que de n’agir contre quelque chose. (I, 4, p. 22, A).

11C’est ainsi que la peur « est encores plus importune et insupportable que la mort » (I, 18, p. 77, C). La passion, en effet, est le signe moins de la perte du sens que de celle de l’âme « esbranlée et esmeuë » (I, 4, p. 22, A) en elle-même. Et c’est ce dernier point qui compte :

Nostre ame ne branle qu’à credit, liée et contrainte à l’appetit des fantaisies d’autruy, serve et captivée soubs l’autorité de leur leçon. (I, 26, p. 151, B).

12Mais au moins a-t-elle ici un lien avec autrui. Au contraire, la passion la fait rentrer en elle-même, la séparant du monde dont elle ne se nourrit plus, contre lequel elle ne s’exerce plus. On pourrait dire que Montaigne refuse l’idée d’un bon effet des passions, de la tristesse, par exemple, qui, pour certains, permet d’atteindre à une connaissance supérieure grâce au dessèchement qu’elle provoque de la chair14. La passion ne saurait apporter quoi que ce soit de positif dans la mesure où elle est sans objet véritable. Sa fin réside en elle-même, dans le mouvement engendré par le rapport qu’elle croit entretenir avec un réel qu’elle s’est construit. Elle met ainsi en danger les échanges communautaires : la peur, par exemple, dévoie le sujet vers ce qui n’a pas à être réellement craint, aux dépens de ce qu’il doit craindre. Il n’est, du reste, même pas possible de cerner le champ d’erreur de la passion. De même que « le revers de la verité a cent mille figures et un champ indefiny » (I, 9, p. 37, B), de même il existe des quantités innombrables de passions : on ne saurait les classer. Les philosophies prêtent à sourire quand elles exposent tant de passion dans des systèmes où la subtilité des distinctions paraît masquer l’arbitraire de la démarche15. La passion n’est pas du côté de la mesure (cet ariston metron dont il est question dans le livre III16), mais du côté de l’excès, qu’elle soit considérée, suivant les classifications communes, comme positive ou négative17:

Il est certain que la peur extreme et l’extreme ardeur de courage troublent également le ventre et le laschent (I, 54, p. 312, A).

13Dans la mesure où elle ne peut être supprimée, la passion doit être réprimée, non dans le but de la faire disparaître, mais dans celui de lui donner enfin son lieu exact, de la maintenir entre les extrêmes :

Je hay quasi à pareille mesure une oysiveté croupie et endormie, comme un embesongnement espineux et penible. L’un me pince, l’autre m’assopit ; j’ayme autant les blesseures comme les meurtrisseures, et les coups trenchans comme les coups orbes. J’ay trouvé en ce marché, quand j’y estois plus propre, une juste moderation entre ces deux extremitez. (III, 5, p. 891, B).

14La passion empêche le sujet d’être dans l’état « des choses au dessus de la Lune : tousjours serein » (I, 26, p. 161, C). Elle l’asservit à un temps dans lequel il n’est pas :

Nous ne sommes jamais chez nous, nous sommes tousjours au delà. La crainte, le désir, l’esperance nous eslancent vers l’avenir, et nous desrobent le sentiment et la consideration de ce qui est, pour amuser à ce qui sera, voire quand nous ne serons plus18 .

15Qu’il s’agisse de la crainte d’un mal ou de l’espérance d’un bien, peu importe : c’est le mouvement même qui est condamné. Interroger l’avenir est ainsi un

notable exemple de la forcenée curiosité de nostre nature, s’amusant à preoccuper les choses futures, comme si elle n’avoit pas assez affaire à digerer les presentes ? (I, 11, p. 41, A).

16Le mauvais choix du marquis de Sallusse (mauvais moins du point de vue de la morale que de son efficacité politique) vient du fait qu’il s’est conduit « en homme combattu de diverses passions » (I, 11, p. 42, A). Il n’a pas su se tenir dans le présent et a préféré se projeter dans l’avenir en choisissant les « folles prophéties » (I, 11, p. 42, A) : la crainte et l’espérance mènent à pareille fin.

17Il ne s’agit pas de s’acharner à détruire la passion, puisqu’elle est consubstantielle à notre être. Il faut mettre une barrière entre elle et la raison. C’est bien ici l’opinion des Stoïciens, comme le dit Montaigne au chapitre 1219. La visée principale, c’est d’avoir un « but estably » (I, 8, p. 32, A) pour éviter la perte de son âme ; c’est d’être « en repos » (I, 8, p. 33, A). Les rapports que nous avons avec le monde doivent donc être mis à distance pour maintenir cette « tranquillité » (I, 14, p. 55, A) sans laquelle il n’est pas possible de rendre compte du monde.

18Cependant il ne s’agit pas de réduire les perturbations. Il faut garder le trouble en soi. Les « fantaisies informes » de la fin du livre (I, 56, p. 317, A), qui rappellent les « chairs informes » du début (I, 8, p. 32, A), doivent exister pour être mises « en rolle » (I, 8, p. 33, A), c’est-à-dire déchiffrées et restituées, afin de ne pas faire comme ces gens qui possèdent « quelques conceptions informes, qu’ils ne peuvent desmeler et esclarcir au dedans, ny par consequant produire au dehors » (I, 26, p. 169, A). Il s’agit de redoubler le mouvement de la vie (III, 13, p. 1095, B : « Nostre vie n’est que mouvement »), ce mouvement que la passion signifie à l’origine, si l’on se reporte à l’Hippias majeur (285 c) de Platon :ta\  ou0ra/nia  pa/qh  : « ce qui se passe au ciel »20.

II. Transformations

19La passion, donc, n’est pas une abstraction. Elle forme une sorte de tissu continu dans lequel les diverses passions se lient les unes aux autres. L’« inspiration sacrée des muses » en est l’image, elle qui « ayant premierement agité le poëte à la cholere, au deuil, à la hayne, et hors de soy où elles veulent, frappe encore par le poëte l’acteur, et par l’acteur consecutivement tout un peuple » (I, 37, p. 232, C). La passion circule, et en circulant, se transforme. Elle est en effet (avant tout pourrait-on dire) le lieu de l’altérité car, en se constituant comme réponse à l’autre, elle menace l’identité du sujet dans lequel l’autre se trouve ainsi présent. La colère, par exemple, est un cri contre l’image constituée par autrui et considérée comme fausse21. Quand Edouard, prince de Galles, voit que l’on comprend enfin qui il est, sa passion cesse. Il est maintenant le sujet du calme. Cette nouvelle passion, en intériorisant, comme le dit Aristote dans l’Éthique à Nicomaque, l’image qu’autrui se fait de nous, va entraîner la troisième passion, le bienfait, réponse à la reconnaissance qui instituait une relation asymétrique. Le bienfait est chargé de combler cette relation : Edouard « commença par ces trois à faire misericorde à tous les autres habitans de la ville » (I, 1, p. 7, A). Ainsi, la colère, par exemple, n’est plus cette « perturbation irraisonnable » dont parlait un membre de l’Académie du Palais22 ; elle n’existe plus dans l’absolu, comme une entité dont on pourrait analyser l’essence. Insérée dans un réseau, elle est le lien entre ce qui la déclenche et ce à quoi elle donne naissance. L’homme peut être abordé, dès les premières pages des Essais, comme « un subject merveilleusement vain, divers, et ondoyant » (I, 1, p. 9, A), parce qu’il se trouve pris dans les fils d’un monde intersubjectif. Si la passion est le lieu de la contingence même, comme le pense Aristote23, c’est moins en raison de son surgissement que du besoin qu’elle a d’autrui pour se manifester. Parce qu’elle se développe sous le regard d’autrui, chaque passion est susceptible d’une infinité de modulations. La honte, par exemple, implique le souci de ce regard et s’oppose ainsi à l’impudence qui en marque au contraire le refus. En écrivant au troisième chapitre : « Moy, qui ay la bouche si effrontée, suis pourtant par complexion touché de cette honte » (I, 3, p. 18-19, B), Montaigne souligne son désir de rencontrer autrui et sa volonté de se définir en relation avec lui. On lisait déjà dans l’avis « Au lecteur » : «Je veus qu’on m’y voie […] » où la présence du « on » était nettement affirmée comme nécessaire. Pour se sentir vivre et penser, il faut que ce soit sous un regard. Montaigne ne met cependant pas en place un mécanisme passionnel où l’amour entraînerait le désir et celui-ci la joie, pour arriver au repos. Le premier chapitre, par exemple, souligne l’impossibilité d’ériger en loi un tel formalisme causal.

20La passion est susceptible d’un bon usage :

il est connu que la pluspart des plus belles actions de l’ame procedent et ont besoin de cette impulsion des passions (II, 12, p. 567, A).

21Montaigne prend l’exemple de la vaillance qui « ne se peut parfaire sans l’assistance de la cholere ». Par le fait que la passion entraîne l’action, le sujet est libéré de cette passion qui le rendait étranger à lui-même :

Tel en sa maison, hors de ce dangier, qu’il n’oseroit avoir regardé, est plus passionné de l’yssue de cette guerre et en a l’âme plus travaillée que n’a le soldat qui y employe son sang et sa vie. J’ay peu me mesler des charges publique sans me despartir de moy de la largeur d’une ongle, [C] et me donner à autruy sans m’oster à moy. (III, 10, p. 1007, B).

22Si la passion occupe totalement son esprit, l’action laisse au contraire le sujet maître de lui-même et lui permet de garder son indifférence à l’égard de ce qui l’entoure :

Je ne veux pas qu’on refuse aux charges qu’on prend l’attention, les pas, les parolles, et la sueur et le sang au besoing : […]. Mais c’est par emprunt et accidentalement, l’esprit se tenant tousjours en repos et en santé, non pas sans action, mais sans vexation, sans passion. L’agir simplement luy coste si peu, qu’en dormant mesme il agit. (III, 10, p. 1007, B).

23Contrairement à l’action, la passion, pour employer un terme utilisé par Greimas et Fontanille24, démodalise le sujet, c’est-à-dire qu’elle le met en situation de ne pas pouvoir agir. Il en est ainsi, par exemple, pour le nouement de l’aiguillette : par les « impressions de l’appréhension et de la crainte » (I, 21, p. 99, A), le sujet ne peut plus poursuivre son action. Montaigne met en scène des personnages qui sont doublement démodalisés : ils ne peuvent pas ne pas faire. C’est le cas de la femme romaine et de Diodore le Dialecticien qui ne peuvent pas ne pas mourir (I, 2, p. 14, A). On arrive ainsi à une équivalence de la joie (quand la mère retrouve son fils) et de la honte (lorsque le philosophe est réduit au silence).

24Les médecins classent les passions parmi les choses non-naturelles (ces dernières s’opposent aux choses naturelles qui sont du domaine de la physiologie). Entre autres médecins galénistes, Ambroise Paré dans l’introduction des Dix livres de Chirurgie (1564) et Jean Fernel dans son Universa Medicina (1567) établissent qu’il y a six choses non-naturelles : l’air ; boire et manger ; travailler et se reposer ; dormir et veiller ; excrétion et rétention ; perturbations de l’âme25. La présence des passions dans l’hygiène prouve que leur bon usage est profitable à la santé, leur mauvais usage pouvant, à l’inverse, développer la maladie. Montaigne ne les suit pas sur ce point et considère qu’il est erroné de construire une typologie générale des passions qui tenterait de les figer et de les réduire. Il importe au contraire d’affiner les distinctions :

A la vérité c’est raison qu’on face grande difference entre les fautes qui viennent de nostre foiblesse, et celle qui viennent de nostre malice. Car en celles icy nous nous sommes bandez à nostre escient contre les reigles de la raison, que nature a empreintes en nous ; et en celles là, il semble que nous puissions appeller à garant cette mesme nature, pour nous avoir laissé en telle imperfection et deffaillance. (I, 16, p. 70, A).

25Sans doute faut-il voir dans l’amitié le point le plus haut de la passion transformée, sublimée. L’amitié, disent Aristote26 et saint Thomas27, c’est la stabilisation de l’amour par l’habitude et par la vertu. Cet accord épuré de l’âme et du corps est si merveilleux que Montaigne éprouve une extrême difficulté pour le « mettre en rolle » (I, 8, p. 33, A) :

Il y a, au delà de tout mon discours, et de ce que j’en puis dire particulierement, ne sçay quelle force inexplicable et fatale, mediatrice de cette union. (I, 28, p. 188, A).

26La passion semble conduire ici au silence. Que peut-on dire de la passion ? Peut-on en rendre compte et en donner une représentation ?

III. Expressions

27Il y a dans les Essais, concernant la passion, une volonté de transposition du plan moral et psychologique à celui de l’expression. La passion ne saurait être liée au seul domaine du vivant puisqu’elle suppose une relation. Or, comme l’écrit Montaigne :

Nous ne sommes hommes, et ne nous tenons les uns aux autres que par la parole. (I, 9, p. 36, B).

28La passion est cette « fracture du discours » dont parlent Greimas et Fontanille28 car elle est une expression (on ne peut pas dire un langage) du corps. Elle s’exprime par la gesticulation, les larmes, tous gestes qui signifient : « Tout mouvement nous descouvre » dit Montaigne au chapitre cinquante (p. 302, C), et il revient sur cette idée dans la page suivante :

chasque parcelle, chasque occupation de l’homme l’accuse et le montre également qu’un autre29.

29La passion refuse les mots, et, tout autant, les appels lancés par autrui. Edouard et Scanderberg ne sont pas fléchis par les cris30 mais par les actes qui frappent leur vue31. C’est l’image qui est cause de la passion. Le logos ne parvient pas à récupérer le pathos, comme le voulait Aristote au début des Seconds Analytiques : « Toutes passions qui se laissent gouster et digerer, ne sont que médiocres » (I, 2, p. 13, A). La passion est le lieu d’une différence absolue puisqu’elle est ce que n’est pas le sujet et, dans le même temps, ce qu’il est.

30Malgré son impossibilité à être exprimée, la passion fait cependant plus comprendre que ce qui serait dit. Modalisée, contrairement à son sujet, elle institue un état de force par son pouvoir de représentation. Grâce à lui, elle donne à ses signes une valeur pathique. A cela, plusieurs conséquences en ce qui concerne la peinture de Timanthe (évoquée dans le deuxième chapitre) qui apparaît comme la représentation, si l’on peut dire, d’une limite.

31Plus qu’Erasme, qui demande du tableau une lecture herméneutique32, la source de Montaigne paraît être33 Pline34 ou Quintilien35. On trouve chez ces deux auteurs le terme que Montaigne traduit par « espuisé » (p. 12, A), jouant sans doute, comme le latin lui-même, sur le double sens d’« utilisation totale » et d’« atteinte à la perfection ». C’est effectivement une limite qu’atteint Timanthe : faire voir dans un tableau, plus que la négation de la représentation, son refus. Ce n’est plus le sujet lui-même qui est maintenant démodalisé, mais l’expression pathique elle-même36. Se trouve représenté un corps voilé qui se cache pour dire l’excès du corps et l’impossibilité d’une représentation « statique » de la passion dont l’essence même réside dans le surgissement, le « soudain »37. La passion, c’est l’irreprésentable de la représentation38 : elle ne peut être figurée que par l’imagination de ses effets. L’effet sublime (ce sublime dont on sait l’importance chez Montaigne, en particulier dans ce deuxième chapitre où la citation déformée de Catulle semble venir du traité de Longin39) est ici le pathos de la mort et de la violence qu’on retrouve dans la tempête, elle aussi lieu de l’irreprésentable40. Ce qui est exemplaire dans le travail du peintre, c’est la décision de refuser le travail mimétique41 pour ramener la représentation vers la masse informe de la figure voilée (comment se fait-il que l’on reconnaisse Agamemnon sous ces voiles – peut-on du reste reconnaître quelqu’un qui est hors de soi ?– ?) comment se fait-il que l’on retrouve la personne (le masque) dans les traits torturés, déformés, pétrifiés (ceux de Niobé) par la passion ? masse informe de la figure voilée, donc, qui ressemble fort, assurément, au rocher dont Niobé prend la forme. La passion est ce qui, dans l’œuvre d’art (ici peinture et poésie, non pas, – et c’est de grande conséquence –, sculpture), la fait revenir à l’origine : ce n’est plus le bloc de marbre qui donne naissance à l’harmonieuse beauté qu’il portait en lui42, c’est la forme qui retourne au chaos dont elle semblait avoir perdu tout souvenir. La chair redevient marbre. La passion est une petite mort : voiler Agamemnon, en peinture, c’est signifier que la peinture ici ne peut plus jouer pour les vivants son rôle de représentation des morts. Le plaisir de la reconnaissance (d’un visage que l’on n’a pas vu, dans un tableau que l’on n’a pas connu) est refusé à ce non-spectateur qu’est le lecteur, qui a pour seule possibilité de se fabriquer des images, des passions. Il s’agit bien ici de représenter ce qu’on ne voit pas. C’est la fonction de la fantaisie, opposée chez Philostrate à la mimésis qui représente ce qu’elle voit43.

32Pour rendre cette puissance de la passion, la seule voie est celle de l’utilisation d’un discours détourné, oblique. Raconter le tableau, c’est tenter, en s’inscrivant dans la succession des récits que ce tableau a générés, de retrouver quelque chose de ce que Timanthe ne pouvait pas dire : peut-être la figure du destin en tant qu’il est « la conscience de soi, mais comme d’un ennemi »44: c’est Agamemnon lui-même qui a allumé sa propre passion. Il s’agit alors, pour Montaigne, de placer en tête des Essais un tableau qui représente cet absolu qu’est la passion. Et elle pourrait bien valoir pour tout absolu.

33C’est en constituant donc la passion comme représentation45 (Raïsciac n’a pas su la mettre en « discours », si bien qu’il en est mort), qu’il est désormais possible d’en rendre compte, d’en faire un objet de savoir : « L’entreprise se sent de la qualité de la chose qu’elle regarde » dit Montaigne (I, 20, p. 82, C). La qualité est ici la représentation, « qui est infaillible, parce qu’en elle, c’est l’objet seul qui agit sur l’âme »46. Pour permettre cette représentation, il est nécessaire que le sujet se fige, se pétrifie en quelque sorte. Montaigne doit devenir comme Niobé pour situer la passion à distance, pour en faire un objet d’analyse47. Il doit « encrouster » et « espessir » son « appréhension » « par discours » (I, 2, p. 14, B), c’est-à-dire par l’exercice d’une pensée consciente d’elle-même48. C’est sans doute la raison pour laquelle Montaigne explique, en 1588 toujours, qu’il est « peu en prise de ces violentes passions » (I, 2, p. 14, B). Le but est en effet de maintenir une distance entre soi et soi pour permettre au jugement de s’exercer49.

34Ainsi, dans ce premier livre des Essais, la passion joue le rôle de revers de la raison. Pathos et logos sont les deux aspects d’une même âme disaient les Stoïciens50. C’est bien, semble-t-il, la position de Montaigne qui s’oblige à donner son assentiment à la passion à la fois pour la constituer en objet d’analyse51 et pour maintenir dans l’individu la notion de continu. Jeu de miroir et de saisissement où Montaigne pourrait apparaître en Narcisse dans cette fascination pour la limpidité de l’eau qui lui renvoie de lui non pas lui-même, mais une représentation de lui, un de ces « monstres fantasques » (I, 8, p. 33, A) qui, pour être fantasques, n’en sont pas moins monstres, c’est-à-dire producteurs de ce qu’on pourrait appeler une ostension pathique.

Notes de bas de page numériques

1 Hugo Friedrich, Montaigne, Paris, Gallimard, 1968, pp. 182-189. Je n’ai pu consulter le travail de Michael George Paulson, The Concept of passion as seen by Descartes and Montaigne, Diss. Florida State University, 1973, 168 p. Le passage des Dissertations Abstracts, XXXIV, 1973-1974, n°4, p. 1928 A, souligne pour ces deux auteurs la similitude des conceptions et l’utilisation des mêmes autorités, malgré les différences évidentes.

2  Stoïcorum Veterum Fragmenta, III, 465 : « La passion est une maladie de l’âme tout-à-fait semblable aux états fébriles du corps ». Il faut extirper les passions, dit Epaminondas dans le traité de Plutarque intitulé Le Démon de Socrate, 584 E. On sait qu’Epaminondas est admiré par Montaigne, mais critiqué pour sa trop grande rigueur : voir Essais, III, 1, p. 802, B. Pour Zénon, d’après Diogène Laerce, la passion est « un mouvement de l’âme déraisonnable et contraire à la nature, ou bien une inclination exagérée » (Vies et opinions des philosophes, VII, I « Zénon », « Les Passions », dans Les Stoïciens, textes traduits par E. Bréhier, édités sous la direction de P.-M. Schuhl, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1964, p. 51). Voir également l’exposé de Cicéron dans les Tusculanes, V, 15, 43; et III, 23 : « patos, id est morbum, quicumque est motus in animo turbidus ». Il y a quatre genres de passions : la peine (qui comprend la pitié, l’envie, la jalousie, l’ennui, etc.), la crainte (honte, angoisse, etc.), le désir (colère, amour, etc.) et le plaisir (charme, jouissance, etc.).Trois bonnes affections viennent contrecarrer ces passions : la joie, qui s’oppose au plaisir en tant qu’elle est « un soulèvement de l’âme qui est raisonnable » (Les Stoïciens, édition citée, p. 53) ; la circonspection s’oppose à la crainte et la volonté au désir. Dès les débuts de l’imprimerie les écrits stoïciens sont rapidement diffusés. Erasme lui-même, pourtant peu attiré par la doctrine du Portique, donne deux éditions des œuvres de Sénèque (1515 et 1527-1529), dont la seconde sert de base aux autres éditions jusqu’à celle de Muret qui paraît en 1585 : voir Michel Spanneut, Permanence du stoïcisme. De Zénon à Malraux, Gembloux, Duculot, 1973, p. 214. P. Villey, p. LIX de son édition des Essais, propose l’édition de Curion parue à Bâle en 1557. Il ne faut pas oublier l’importance des traductions, comme le souligne M. Spanneut, p. 215. Il est possible que Montaigne ait lu la traduction de son beau-frère La Chassaigne dont la première édition des Lettres de Sénèque daterait de 1574 (M. Spanneut, p. 215) et non de 1582 (P. Villey, p. LVII). Le néo-stoïcisme n’en est encore qu’à ses débuts, si l’on considère que les représentants principaux en sont Juste Lipse, Guillaume du Vair et Pierre Charron. Sur ce sujet, outre le livre de M. Spanneut, voir Léontine Zanta, La Renaissance du stoïcisme au XVIe siècle, Paris, Champion, 1914 ; Julien-Eymard d’Angers, « Le Renouveau du stoïcisme en France au XVIe siècle et au début du XVIIe siècle », Bulletin de l’Association Guillaume Budé, IV, 1, 1964, pp. 122-147 [catalogue] ; « Le renouveau du stoïcisme (principalement à la Renaissance) », Association Guillaume Budé, VIIe Congrès, Aix-en-Provence, 1963, Actes du Congrès, Paris, 1964, pp. 118-155 [étude] ; Jacques Maurens, La Tragédie sans tragique, Paris, Armand Colin, 1966, pp. 23-157.

3  Essais, I, 12, p. 47, C : « Le sage Peripateticien ne s’exempte pas des perturbations, mais il les modere ». Voir Aristote, Ethique à Nicomaque, II, 5, 1105 b 21-22. Voir aussi Essais, II, 1, p. 408, C. Dans la Somme Théologique, Ia IIae, 22, 2, saint Thomas cite saint Augustin, Civ. Dei, IX, 4, 1 : « motus animi quos Graeci payh, nostri autem, sicut Cicero, perturbationes, quidem affectiones vel affectus, quidam vero, sicut in Graeco habetur, expressius passiones vocant ». Comme l’explique également Plutarque, « les passions sont des nécessités de la structure mixte de l’homme », suivant les termes d’H. Friedrich, , Montaigne, op. cit.,note 1, p. 183, qui reprend là ce que dit Plutarque dans le De Virtute morali. Sur la familiarité de Montaigne avec l’Ethique à Nicomaque, voir Albert D. Menut, « Montaigne and the Nichomachean Ethics », Modern Philology, 31, 1933-1934, pp. 225-242.

4  Edouard Frémy, L’Académie des Derniers Valois. Académie de Poésie et de Musique 1570-1576. Académie du Palais 1576-1585, Paris, E. Leroux, s. d. [1887], p. 347. H. Friedrich, Montaigne, op. cit., note 1, p. 182, fait allusion à cet ouvrage et aux discours qu’il contient.

5  Voici la suite de ce texte, telle qu’elle est donnée par E. Frémy, p. 347 : « Si c’est l’appétit concupiscible, ou il regarde le bien ou il regarde le mal. S’il regarde le bien, c’est de trois façons, car c’est ou selon ce que le bien estant offert à l’âme y engendre, par sa représentation, un certain agrément et cet agrément s’appelle Amour, ou selon ce que l’âme reçoit un mouvement qui s’engendre en elle pour aspirer à la chose qui luy est agréable et ce mouvement là s’appelle Désir, ou selon ce qu’il s’engendre un repos en l’union de l’âme avec la chose désirée, et ce repos là s’appelle Jouissance. / Si l’appétit concupiscible regarde le mal, c’est ou selon que le mal estant offert à l’âme y engendre, par sa représentation, un certain désagrément et ce désagrément s’appelle Haine, ou selon ce qu’il s’engendre dans l’âme un mouvement pour fuyr ce qui luy est désagréable et ceste fuite là s’appelle Horreur, ou selon que l’âme est troublée en l’union de ce qu’elle ayme, ce qui luy est fâcheux et ce trouble là s’appelle Tristesse. / Si c’est Tristesse, elle est de trois façons, car c’est ou pour nostre mal propre et alors elle s’appelle Douleur, ou c’est pour le mal d’autruy et elle se nomme Pitié, ou c’est pour le bien d’autruy et c’est de deux sortes, car c’est ou pour le bien d’autruy que nous possédons et alors elle s’appelle Jalousie, ou pour le bien d’autruy que nous ne possédons point et alors elle s’appelle Envye. / Si c’est l’appétit irascible, lequel regarde le moyen d’atteindre à sa fin, il est de cinq façons car ou ce moyen-là apparoist et l’Espérance s’en engendre, ou il n’apparoist point et de là vient le Désespoir, ou, venant à y comparer nos forces, nous les trouvons bastantes pour en chevir, et de là naist l’Audace, ou nous ne les jugeons pas suffisantes et cela fait la Crainte; ou ce moyen-là nous ayant apparu cesse de nous apparoir et cela engendre le Courroux, qui est un désir de vengeance contre ce qui nous a empesché. »

6  Voir La République, IV, 439 d-e. Saint Thomas, Somme Théologique, Ia IIae, 23, a. 1, reprend cette organisation en voyant dans l’appétit concupiscible ce qui m’est utile (attirance : amour/haine ; désir/aversion ; joie/tristesse) et dans l’appétit irascible ce qui m’est nuisible (répulsion : espoir/désepoir ; audace/peur ; colère). Est mise en place la distinction entre le formel (par exemple l’appétit de vengeance) et le matériel (altération qui va accompagner un désir de cette sorte). Pour une histoire des sens intérieurs, voir M. W. Bundy, The Theory of imagination in classical and medieval thought, Illinois University Press, 1927 ; et surtout Robert Klein, « L’imagination comme vêtement de l’âme chez Marsile Ficin et Giordano Bruno », La Forme et l’intelligible, Paris, Gallimard, 1970, pp. 65-88.

7  H. Friedrich, Montaigne,Gallimard, 1968, p. 182 : « Il a donné congé à la typologie abstraite qui remonte à Théophraste ».

8  Voir par exemple Essais, I, 26, p. 146, A.

9  Ce mot apparaît 88 fois dans les Essais, d’après la Concordance de Roy E. Leake (Genève, Droz, 1981), ce qui le situe en vingtième position environ, après, entre autres, « raison » (472 fois), « vertu » (265 fois) et « courage » (109 fois). Au pluriel, ce mot apparaît 63 fois, sa présence étant surtout importante dans le livre II, et plus particulièrement au chapitre XII. Ainsi, dans le livre I, le terme « passion » ne se trouve que vingt fois au singulier et dix-neuf fois au pluriel.

10  Cf. la très juste remarque de Maurice Merleau-Ponty dans Les Temps modernes, décembre 1947, p. 1049 : « il ne peut être question de résoudre le problème de l’homme, il ne peut s’agir que de décrire l’homme comme problème ».

11  C’est ce que dit saint Thomas, Somme Théologique, Ia IIae, 24.

12  I, 2, p. 14, A. La surprise est liée au ravissement d’une manière particulièrement complexe, comme on peut le juger par cette citation : « Je ne prens pour miracle, comme faict la Royne de Navarre en l’un des contes de son Heptameron (qui est un gentil livre pour son estoffe), ny pour chose d’extreme difficulté, de passer des nuicts entieres, en toute commodité et liberté, avec une maistresse de long temps desirée, maintenant la foy qu’on luy aura engagée de se contenter des baisers et simples attouchemens. Je croy que l’exemple de la chasse y seroit plus propre (comme il y a moins de plaisir, il y a plus de ravissement et de surprinse, par où nostre raison estonnée perd le loisir de se préparer et bander à l’encontre), lors qu’apres une longue queste la beste vient en sursaut à se presenter en lieu où, à l’adventure, nous l’esperions le moins. » (II, 11, p. 430, A). Montaigne rejoint ici la position des philosophes cyrénaïques telle qu’elle est exposée dans les Tusculanes, III, XXII, 52 : « […] etiam Chrysippo ita videri scio, quod provisum ante non sit, id ferire vehementius ». Descartes reprend cette idée de surprise dans le Traité des Passions de l’âme, art. 70 et 72. Il faut distinguer cette « surprise » de l’idée de passion « récente » telle qu’elle est exposée par Cicéron, Tusculanes, IV, XXIX, 63.

13  Ce verbe est employé deux fois dans les Essais (I, 2, p. 13, C; I, 18, p. 75, A), pour exprimer la surprise causée par la tristesse d’abord, puis celle causée par la peur. E. Frémy, L’Académie des Derniers Valois. Académie de Poésie et de Musique 1570-1576. Académie du Palais 1576-1585, op. cit.,note 4, p. 245, cite ce texte (extrait d’un discours prononcé à l’Académie du Palais) où la tristesse est vue comme une langueur : « Tristesse est une émotion par laquelle le cueur, offensé d’un object déplaisant, se restreint et reserre, tremble et languist avecques un sentiment de piquante douleur telle que, si la tristesse ne prend quelque relasche, à la parfin le cueur, comme grillé, se fanist et s’estaint, alangouré et déconfict. Toutesfois, si nous sçavons bien faire nostre prouffict de ceste passion, Dieu l’a mise en nous pour une satisfaction et vengeance du forfaict passé, mesme pour nous faire sages affin que nous évitions le mal à venir ». Est développée ici l’idée d’un versant « positif » de la passion, non cependant au sens moral, mais au sens théologique.

14  Huarte, cité par Christine Brousseau-Beuermann, La Copie de Montaigne. Étude sur les citations dans les « Essais », Paris, Champion, 1989, p. 199. Il s’agit de Juan Huarte de San Juan, Examen de los ingenios para las ciencias, Baeza, 1575, traduction par G. Chappuys en 1580 et par Vion Dalibray en 1645 (L’Examen des esprits).

15  Les Stoïciens comptent 76 passions. Voir Maria Daraki, Une religiosité sans Dieu. Essai sur les stoïciens d’Athènes et saint Augustin, Paris, La Découverte, 1989, p. 81.

16  III, 13, p. 1102, C. Voir Bogumil W. Frenk, « Montaigne’s ariston metron », The French Review, vol. XLIX, n°1, october 1975, pp. 51-58. Cette expression, dont P. Villey, p. 1102 note 4, voit la source, pour Montaigne, chez Diogène Laerce, I, XCIII, se trouve également chez Aristote, Éthique à Nicomaque, II, 9, 11.

17  Montaigne prévient le lecteur qu’il s’agit là de différences de mots et non de choses : « Ceux qui disent qu’il n’y a jamais d’exces en la vertu, d’autant que ce n’est plus vertu si l’exces y est, se jouent de parolles » (I, 30, p. 197, A).

18  I, 3, p. 15, B. Ce refus de l’avenir n’est pas propre au stoïcisme. Il se retrouve chez Platon (Phédon, 68 d-e) : voir sur ce sujet Victor Goldschmidt, Le Système stoïcien et l’idée de temps, Paris, Vrin, 1989, p. 171.

19  P. 46-47, C. Il corrige, ce faisant, une erreur répandue qui consiste à penser que le Portique refuse catégoriquement les passions.

20  Sens de « phénomène » chez Aristote, Du Monde, IV, 29 ; Métaphysique, A, 2, 982 b 16. On trouve dans le Phédon, 96 a, un sens que l’on pourrait bien rapprocher de celui du mot « essai » : ta/  ge  e0ma\  pa/qh  : « mes propres expériences » (traduction P. Vicaire, Paris, Les Belles-Lettres, 1983, p. 71).

21  Pibrac, cité par E. Frémy, L’Académie des Derniers Valois. Académie de Poésie et de Musique 1570-1576. Académie du Palais 1576-1585, op. cit., p. 275 : « L’ire est un poignant desir de se vanger, manifestement naissant en nous du mespris que nous estimons nous avoir esté faict, ou à ce qui nous appartient. »

22  Cité par E. Frémy, L’Académie des Derniers Valois. Académie de Poésie et de Musique 1570-1576. Académie du Palais 1576-1585, op. cit., p. 300.

23  Topiques, VI, 6, 145 a 3-12. La passion s’oppose ainsi à la substance, à l’ousia (« l’étance », comme le traduisait E. Gilson) : voir Platon, Euthyphron, 11 a.

24  Algirdas J. Greimas et Jacques Fontanille, Sémiotique des passions. Des états de choses aux états d’âme, Paris, Le Seuil, 1991. Pour être en situation d’agir il faut être sous le coup d’une de ces quatre modalisations : pouvoir, vouloir, savoir ou devoir.

25  Voir sur ce sujet l’article de Jean Starobinski, « Le passé de la passion. Textes médicaux et commentaires », Nouvelle Revue de Psychanalyse, XXI, printemps 1980, pp. 51-76.

26  Éthique à Nicomaque, VIII et IX, 5.

27  Somme Théologique, Ia IIae, 26, 3 ad Resp. et 4 ad Resp.

28  Algirdas J. Greimas et Jacques Fontanille, Sémiotique des passions. Des états de choses aux états d’âme, Le Seuil, 1991, p. 18.

29  P. 303, C. Il faut à Zénon la maîtrise stoïcienne de soi pour parvenir à placer la raison dans les gestes et faire ainsi de l’expression un langage : «Zénon peignoit de geste son imagination sur cette partition des facultez de l’ame : la main espandue et ouverte, c’estoit apparence ; la main à demy serrée et les doigts un peu croches, consentement ; le poing fermé, comprehantion ; quand, de la main gauche, il venoit à clorre ce poing plus estroit, science. » (II, 12, p. 503, C).

30  I, 1, p. 7, A : « […] ne peut etre arresté par les cris du peuple, et des femmes, et enfans abandonnez à la boucherie, luy criants mercy, […] » ; « […] ce soldat ayant essayé, par toute espece d’humilité et de supplication, […] ».

31  I, 1, p. 7, A : « il apperceut » ; p. 8, A : « luy avoir veu » et « si grand plaisir à voir ».

32  « Ut laudatur in hoc Timanthes quod in omnibus ejus operibus plus semper intelligitur quam pingitur, […] », Parabolae, I, 5, selon Ch. Brousseau-Beuermann, La Copie de Montaigne. Étude sur les citations dans les « Essais », Paris, Champion, p. 201, qui analyse ce chapitre pp. 193-229. Ces lignes d’Erasme viennent de Pline, Histoire naturelle, XXXV, 74 : « Atque in unius hujus operibus intelligitur plus tamen quam pingitur […] ». Pour une analyse de ce chapitre des Essais, voir aussi Fausta Garavini, « Le fantasme de la mort muette », Bulletin de la Société des Amis de Montaigne, 1988, pp. 127-140, repris dans Mostri e chimere, Bologna, Il Mulino, 1991.

33  Je n’ai pas cherché dans les recueils de « leçons » où cette anecdote est souvent présente.

34  Histoire naturelle, XXXV, 73 : « consumpsisset ».

35  Institution oratoire, II, 13, 13 : « consumptis adfectibus».

36  P. 12, A : « […], les deux premiers surpassans de bien loin tout moyen de se pouvoir exprimer » ; « […] comme si nulle contenance ne pouvoit representer ce degré de dueil. »

37  Sur cette notion de l’e0cai/fnhj (passage du relatif à l’absolu), voir Platon, Lettre VII, 341 d ; Banquet, 210 e ; Denys l’Aréopagite, Hiérarchie céleste, XV, 2 ; et Isaïe, XXIX, 5-6.

38  Kant, Critique de la faculté de juger, traduction A. Philonenko, Paris, Vrin, 1986, 7e édition, paragraphe 26, p. 92. Voir le commentaire de Jacques Derrida, La Vérité en peinture, Paris, Flammarion, 1978, pp. 143-144.

39  Voir Dorothy Gabe Coleman, « Catullus in Montaigne’s 1580 version of De la tristesse (I. 2.) », B.H.R., XLII, 1980, pp. 139-144 ; « Montaigne and Longinus », B.H.R., XLVII, 1985, pp. 405-413.

40  Voir Louis Marin, « Locus classicus sublimis : l’"orage" dans la paysage poussinien », L’Esprit créateur, XXV, 1, spring 1985, pp. 53-72. On pourrait parler ici de « tempête sous un voile » : ce serait une manière, par le détournement d’une citation, de souligner l’importance du voile dans la théorie du sublime.

41  Celui que Platon, République, X, 602 c, définit comme étant éloigné de trois degrés de la vérité.

42  Voir, sur ce point, les théories de Michel-Ange à propos du bloc de marbre contenant en lui la sculpture, en particulier dans les sonnets 84 et 151. Cf. Anthony Blunt, La Théorie des arts en Italie de 1450 à 1600, traduit de l’anglais par J. Debouzy, Paris, Julliard, 1956, pp. 105-106.

43  Vie d’Apollonius de Tyane, cité par Louis Marin, Des pouvoirs de l’image. Gloses, Paris, Le Seuil, 1993, p. 94. Voir aussi la relation avec ces images vivantes des choses dont parle Quintilien, Institution oratoire, X, 7, 14, et VI, 2, 29, qui servent à cette partie de l’éloquence qu’est la mémoire. Fantasia est le terme du Pseudo-Longin, XV, 1, qui est traduit par « image » ou « représentation ».

44  Cette définition, donnée par Hegel dans L’Esprit du Christianisme et son destin, est citée par Louis Marin, Des pouvoirs de l’image. Gloses, Le Seuil, 1993, p. 18 et p. 70.

45  « Ce terme de représentation désigne communément tout ce qui, d’une manière quelconque, suggère une pensée productive de discours. Mais maintenant ce terme est réservé au cas où par un effet de l’enthousiasme et de la passion, tu parais voir ce que tu dis et le mets sous les yeux de ceux qui t’écoutent » : Pseudo-Longin, Du Sublime, XV, 1, traduction de Claude Imbert, citée par Louis Marin, « La description du tableau et le sublime en peinture. A propos d’un paysage de Poussin et de son sujet », Communications, 34, 1981, p. 77.

46  V. Goldschmidt, Le Système stoïcien et l’idée de temps, Vrin, 1989, p. 60, qui renvoie à Aëtius, IV, 12, 1 (H. Diels, Doxographi graeci, p. 401).

47  « Une passion cesse d’être une passion lorsque nous en formons une idée adéquate », dit Spinoza, cité par Alain, Les Idées et les âges, VI, dans Les Passions et la sagesse, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1960.

48  Cet ajout de 1588 est à rapprocher de ce passage de I, 39, p. 242, A : « Celles [i. e. les complexions] qui ont l’apprehension molle et lache, et un’ affection et volonté delicate, et qui ne s’asservit ny s’employe pas aysément, desquels je suis par naturelle condition et par discours, ils se plieront mieux à ce conseil que les ames actives et occupées qui embrassent tout et s’engagent par tout, qui se passionnent de toutes choses, qui s’offrent, qui se presentent et qui se donnent à toutes occasions. »

49  C’est là, en effet, l’écueil mis en place par la passion, comme le dit Aristote, Rhétorique, II, 1, 1378 a 19 : « les passions sont les causes qui font varier les hommes dans leurs jugements » (traduction de M. Dufour, Paris, Les Belles-Lettres, 1931, p. 60).

50  Stoïcorum Veterum Fragmenta, III, 459, 17-18.

51  I, 38, p. 234, A : « il faut considérer comme nos ames se trouvent souvent agitées de diverses passions. »

Pour citer cet article

François Roudaut, « Notes sur la passion dans le livre I des Essais », paru dans Loxias, Loxias 31., mis en ligne le 15 décembre 2010, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html?id=6537.


Auteurs

François Roudaut

Université de Rouen