Loxias | Loxias 16 Mythologie de la chauve-souris dans la littérature et dans l’art 

Sylvie Ballestra-Puech  : 

Portraits de l'artiste en chauve-souris : les Minyades et leur postérité dans la littérature occidentale

Résumé

Le mythe des Minyades a connu dans la littérature occidentale un destin à l’image de l’animal dont il explique l’origine : comme la chauve-souris, il semble voué au retrait et au clair-obscur. D’origine grecque, il fait l’objet d’une appropriation ovidienne tout à fait singulière. Le poète latin transforme un récit étiologique centré sur la résistance à l’introduction du culte dionysiaque en mythe de la création artistique. Dans le contexte médiéval où la chauve-souris prête ses ailes au diable, le récit ovidien confronte les exégètes des Métamorphoses à une énigme qu’ils ont bien du mal à résoudre et préfèrent souvent passer sous silence. Il faut ensuite attendre le Romantisme et sa réhabilitation de la nuit pour que la chauve-souris, animal nocturne par excellence, figure de la marginalité, soit de nouveau susceptible d’être choisie comme figure du poète. Discrètement intronisée dans ce rôle par Mallarmé, elle continue à séduire les écrivains du XXe siècle.

Index

Mots-clés : araignée , chauve-souris, Métamorphoses, Minyades

Plan

Texte intégral

1La diversité des noms qui désignaient la chauve-souris1 dans les différentes langues européennes, avant que l’usage en impose un au détriment des autres, est révélatrice de la fascination exercée par l’animal et du fait qu’il est perçu comme un être hybride, impliquant le recours à l’hybridation lexicale. Si l’allemand Fledermaus s’est imposé durablement, ses équivalents anglais (flittermouse) et français (ratepenade) sont aujourd’hui bien oubliés. Henri Estienne évoquait le second en ces termes : « Ceux qui parlent bien disent Ratepenade pour une Chauvesouris : comme voulant signifier Une rate ou souris empennée. Ce qu’on dirait en latin Mus pennatus »2. Rabelais en fait un usage remarquable dans un passage du Tiers Livre où Pantagruel et Panurge font assaut d’érudition, notamment mythologique, sur un mode plutôt fantaisiste. Pantagruel évoque la gigantomachie dont toutes les déesses auraient été exclues à l’exception de la guerrière Minerve : « feut decreté que pour l’heure on chasseroit des cieulx en Egypte et vers les confins du Nil toute cette vessaille  des Déesses desguisées en Beletes, Fouines, Ratepenades, Musaraignes, et aultres Metamorphoses »3. Rabelais parodie ici un passage des Métamorphoses d’Ovide (V, v. 325-331) mais dans lequel ne figure aucun des quatre animaux mentionnés. On est peut-être en présence d’un jeu savant destiné au public humaniste par lequel l’écrivain français rivalise avec le poète latin en fournissant un échantillon de métamorphoses lexicales. En effet, Musaraigne (musaraneus en latin, c’est-à-dire « souris araignée ») se dit en grec « souris-belette » (μυγαλέη). Avec la « souris ailée » que signifie Ratepenade, cela fait beaucoup d’hybrides à base de souris dans une même phrase4… Rabelais attire ainsi notre attention sur la proximité entre hybridité et métamorphose. La chauve-souris semble souvent perçue comme un être en cours de métamorphose et l’on comprend qu’elle ait, à ce titre, particulièrement intéressé Ovide et qu’il ait voulu marquer de son empreinte le mythe étiologique qu’il héritait de la tradition grecque. En affirmant que les chauves-souris furent autrefois des tisseuses et des conteuses de métamorphoses, il lègue aux écrivains ultérieurs une image à la fois fascinante et dérangeante. Du Moyen Âge aux Lumières, l’allégorie a souvent constitué un écran permettant d’occulter l’attrait de l’entre-deux mais la modernité semble avoir renoué avec l’étonnement fécond suscité par la figure du poète chauve-souris qu’Ovide avait esquissée.

2Si, comme l’affirme Pierre Maréchaux, « Ovide choisit les fables pour accueillir la subjectivité d’un art en quête de prolongement », le traitement du mythe des Minyades est particulièrement caractéristique de cet « Ovide-Narcisse se mirant dans l’eau de son texte »5. On a la chance de pouvoir le vérifier en comparant la version ovidienne à celle que nous a transmise Antoninus Liberalis dans son Recueil de métamorphoses. Ce compilateur grec du IIe ou du début du IIIe siècle de notre ère fournit pour ce récit, comme pour les quarante autres de son recueil, un résumé qui s’inspire, selon l’indication fournie par lui-même ou par un scholiaste, des Transformations de Nicandre, l’une des sources avérées d’Ovide, sans doute la principale, et de Corinne, la poétesse de Tanagra. Ce résumé met surtout en lumière la proximité entre les Minyades et d’autres victimes du courroux de Dionysos :

Minyas, fils d’Orchoménos, eut comme filles Leucippé, Arsippé et Alcathoé qui devinrent absurdement laborieuses (φιλεργοί). Elles n’eurent que reproches pour les autres femmes qui désertaient leur ville pour faire les bacchantes dans les montagnes, jusqu’au jour où Dionysos, prenant les traits d’une jeune fille, exhorta les Minyades à ne pas manquer le culte ou les mystères du dieu. Mais elles n’y prêtaient pas attention. Irrité de cette attitude, Dionysos se changea non plus en jeune fille mais successivement en taureau, en lion et en léopard et, des montants des métiers à tisser, il coula en son honneur du nectar et du lait. Devant ces prodiges, les jeunes filles furent saisies d’épouvante. Sans perdre un moment, elles mirent toutes les trois des sorts dans un vase qu’elles secouèrent ; c’est le sort de Leucippé qui en tomba ; celle-ci fit vœu d’offrir une victime aux dieux et, avec l’aide de ses sœurs, elle mit en pièces Hippasos son propre fils. Puis, quittant la maison de leur père, elles faisaient les bacchantes dans les montagnes, broutant le lierre, les liserons et le laurier, jusqu’au moment où Hermès, les touchant de sa baguette, les transforma en oiseaux : l’une d’elles devint une chauve-souris, l’autre une chouette, la troisième un hibou. Et elles fuirent toutes les trois la lumière du soleil.6

3Dans le recueil d’Antoninus Liberalis, ce récit intervient juste avant celui du mythe d’Aédon7, variante du mythe de Philomèle, qui s’achève aussi sur la mise en pièces d’un enfant par sa mère et sur une métamorphose en oiseaux. Un autre motif relie étroitement les deux récits, celui du tissage. Dans la version du mythe d’Aédon, attribuée à Boïos, auteur d’une Ornithogonie traduite en latin par Æmilius Macer sous le titre Les Oiseaux, d’après le témoignage d’Ovide qui connaissait donc ce texte, Héra se venge d’Aédon et de son mari Polytechnos, qui ont osé affirmer que leur amour surpassait celui du couple divin, en suscitant entre eux une rivalité « dans leurs travaux », respectivement l’art du forgeron et celui du tissage. La succession des deux récits attire notre attention sur le motif du travail qui apparaît ainsi comme un élément déterminant dans l’affrontement entre mortels et immortels : les Minyades manifestent leur rejet de Dionysos par un zèle intempestif tandis que le pouvoir créateur d’Aédon et de Polytechnos, inscrit dans son nom d’ailleurs, devient l’instrument de leur châtiment.

4Ovide a délibérément privilégié cette dimension dans sa version du mythe des Minyades, passant entièrement sous silence la deuxième moitié du récit.  De fait, celle-ci serait apparue au lecteur comme une répétition de la mise à mort de Penthée par sa mère Agavé, en proie au délire bacchique, dont l’évocation, à la fin du livre III, précède immédiatement celle des Minyades. L’hypothèse d’un poète jouant délibérément avec les connaissances mythologiques de son lecteur ne saurait être exclue, et ce d’autant moins que cet épisode revendique, comme on va le voir, le choix de l’innovation dans le récit mythologique. Si l’on suppose donc que le résumé d’Antoninus Liberalis nous donne une image à peu près exacte de la trame narrative sur laquelle travaille le poète latin, le traitement qu’il lui fait subir consiste à amplifier certaines composantes, à en introduire de nouvelles mais aussi à en supprimer et à en déplacer d’autres. Cette transformation s’accomplit grâce à un tissage poétique qui donne à l’ensemble une extrême cohérence alors que le résumé grec produit plutôt sur le lecteur moderne une impression de décousu. D’emblée les Minyades se caractérisent par leur singularité, soulignée par le premier mot du livre IV, at, opposant Alcithoé et ses sœurs aux autres Thébaines qui ont tiré la leçon  du châtiment de Penthée :

At non Alcithoé Minyeias orgia censet
Accipienda dei, sed adhuc temeraria Bacchum
Progeniem negat esse Jovis sociasque sorores
Impietatis habet.

Or, la fille de Minyas, Alcithoé, estime qu’il ne faut pas
Faire siens les mystères du dieu et, toujours téméraire,
Nie que Bacchus soit le fils de Jupiter ; ses sœurs partagent
Son impiété.8

5La suite du texte construit un diptyque qui oppose le spectacle de la fête bacchique à laquelle participent toutes les femmes, délaissant leurs métiers (v. 10), au groupe isolé des trois tisseuses obstinées, le passage d’une vision à l’autre se faisant au milieu d’un vers, ce qui accuse encore davantage le contraste et souligne l’impiété des Minyades. Le poète a choisi, dans sa description, de s’adresser directement à Bacchus :

Placatus mitisque rogant Ismenides adsis
Jussaque sacra colunt ; solæ Minyeides intus
Intempestiva turbantes festa Minerva
Aut ducunt lanas, aut stamina pollice versant,
Aut hærent telæ famulasque laboribus urgent. (IV, 31-35)

Les Isménides implorent ta bienveillance et ta mansuétude
Et observent les rites prescrits ; seules les Minyades, à l’intérieur,
Troublant la fête en s’adonnant intempestivement aux travaux de Minerve
Étirent la laine, roulent le fil sous leur pouce
Ou, rivées à leur métier, pressent à l’ouvrage leurs servantes.

6Ovide explicite ici les enjeux de l’adjectif grec φιλεργοί (philergoi) : rester à l’intérieur pour tisser au lieu de se transformer en bacchante, c’est choisir Minerve contre Bacchus. Dès lors, le mythe n’offre pas seulement un exemple d’impietas justement punie mais aussi un conflit indirect entre divinités et surtout entre les attributs antagonistes qui les caractérisent. À l’abandon dionysiaque, les Minyades opposent un travail textile qu’accompagne le plaisir de la parole :

E quibus una levi deducens pollice filum :
« Dum cessant aliæ commentaque sacra frequentant,
Nos quoque, quas Pallas, melior dea, detinet, inquit,
Utile opus manuum vario sermone levemus
Perque vices aliquid, quod tempora longa videri
Non sinat, in medium vacuas referamus ad aures.

Étirant le fil d’un pouce léger, l’une d’elles dit :
« Pendant que les autres chôment pour célébrer un prétendu culte,
Nous que retient Pallas, meilleure déesse,
Allégeons l’utile travail de nos mains par des propos variés
Et, pour ne pas permettre que le temps nous paraisse long,
A tour de rôle, rapportons quelque histoire à nos oreilles inoccupées.

7Faire des Minyades des conteuses, telle est la principale invention d’Ovide mais l’on aurait tort de n’y voir qu’un artifice pour enchâsser dans le récit principal des récits secondaires. Les vers cités instaurent un lien très précis entre les deux activités des Minyades. La manière dont le discours est introduit souligne d’emblée l’étroite corrélation entre le geste de la fileuse et sa prise de parole, que confirme le contenu de son discours : la parole accompagne le travail des mains et évite que les oreilles restent vides (vacuas) alors que les mains sont pleines de la laine à laquelle elles donnent forme. Il s’agit ainsi d’occuper doublement un temps qui ne doit pas paraître long. Le fil, le temps et la parole sont étroitement liées dans l’imaginaire antique. On peut d’ailleurs supposer ici un jeu intertextuel avec le poème célèbre de Catulle dans lequel les trois Parques chantent l’heureux destin promis à Thétis et Pélée9, en même temps qu’elles le filent, avec de la laine blanche, synonyme de bonheur10. Racontant des destins tragiques, les Minyades filent aussi le leur, comme le fera bientôt Arachné au début du livre VI. Dans ces deux ouvertures, la virtuosité d’Ovide se donne libre cours pour offrir au lecteur des variations inédites sur les métaphores textiles bien connues de la création littéraire et pour exploiter toutes les ressources de la spécularité.

8Dans l’épisode d’Arachné11, la trop géniale tisseuse représente sur sa tapisserie les amours des dieux métamorphosés, c’est-à-dire la matière même du poème ovidien. Elle annonce aussi son propre destin en représentant les mortelles victimes de la violence divine. Dans celui des Minyades, on relève également un certain nombre de motifs qui relient étroitement récits enchâssés et récit cadre. Le phénomène est particulièrement perceptible dans la partie centrale de l’épisode où les liens qui unissent la deuxième Minyade à l’héroïne de son récit se manifestent à trois niveaux : l’onomastique, la trame narrative, le mode énonciatif. Si la paronomase suggère déjà une étroite proximité entre Leuconoé, la narratrice, et Leucothoé, dont elle raconte la tragique histoire, l’effet de miroir devient manifeste sur le plan dramatique : l’intrusion d’Apollon dans la chambre où Leucothoé fille avec ses compagnes préfigure celle de Dionysos dans la pièce où les Minyades tissent. Enfin, le poète choisit l’adresse directe au dieu dans les deux cas, Dionysos dans le récit cadre, comme on vient de le voir, Apollon dans le récit enchâssé :

Dumque ibi quadripedes cælestia pabula carpunt,
Noxque vicem peragit, thalamos deus intrat amatos
Versus in Eurynomes faciem genetricis et inter
Bis sex Leucothoen famulas ad lumina cernit
Levia versato ducentem stamina fuso.
Ergo ubi ceu mater caræ dedit oscula natæ :
« Res, ait, arcana est : famulæ, discedite neve
Eripite arbitrium matri secreta loquendi. »
Paruerant ; thalamoque deus sine teste relicto :
« Ille ego sum, dixit, qui longum metior annum,
Omnia qui video, per quem videt omnia tellus,
Mundi oculus. Mihi, crede, places. » Pavet illa metuque
Et colus et fusi digitis cecidere remissis.
Ipse timor decuit. Nec longius ille moratus
In veram rediit speciem solitumque nitorem ;
At virgo, quamvis inopino territa visu,
Victa nitore dei posita vim passa querella est. (IV, v. 217-233)

Or, tandis que les quadrupèdes [les chevaux du Soleil] broutent la pâture céleste
Et que la nuit règne à son tour, le dieu pénètre dans la chambre de l’aimée
Sous les traits d’Eurynomé sa mère et découvre Leucothoé
Près d’une lampe, entourée de douze servantes,
Filant sa quenouille en faisant tourner les fuseaux.
Donc, l’ayant embrassée ainsi qu’une mère sa fille chérie,
Il dit : « Ceci est un secret ; servantes, retirez-vous,
N’empêchez pas une mère de faire ses confidences. »
Elles obéissent ; resté sans témoins dans la chambre,
Le dieu lui dit : « Je suis celui qui mesure le temps,
Qui voit tout, par qui voit tout la terre entière,
L’œil du monde. Tu me plais, sois-en sûre. » Elle, saisie de peur,
Laisse échapper de ses doigts ses fuseaux, sa quenouille.
L’angoisse lui va bien. Et lui, sans attendre davantage,
Reprend son véritable aspect, son éclat habituel ;
Alors la jeune fille, bien qu’effrayée à cette vue soudaine,
Vaincue par l’éclat du dieu subit le viol en renonçant à se plaindre.

9Le récit enchâssé explicite ainsi les enjeux symboliques suggérés dans le récit cadre par la référence à Minerve. L’espace du tissage y apparaît clairement comme celui de la virginité féminine dans lequel le dieu fait intrusion en se dissimulant sous le visage de la mère12. La violence amoureuse divine entraîne la mort de Leucothoé, enterrée vivante par son père, puis sa métamorphose en encens. À l’intrusion nocturne d’Apollon répond, à la fin du récit cadre, celle de Dionysos à la tombée du jour qui se manifeste par la métamorphose du métier à tisser, bientôt suivie de celle des tisseuses elles-mêmes.

10Si, dans l’économie générale du poème, l’épisode des Minyades et celui d’Arachné, se répondent par un recours analogue à la mise en abyme, le jeu spéculaire s’enrichit encore des reflets ménagés par Ovide entre les deux : non seulement les Minyades sont des tisseuses, comme Arachné, mais l’un de leurs récits reprend l’épisode homérique bien connu du couple adultère de Mars et Vénus pris au piège du filet de Vulcain, et la comparaison de l’art de celui-ci à celui de l’araignée (IV, 174-179). De façon symétrique, la dernière métamorphose évoquée dans la description de la tapisserie d’Arachné est celle  de Bacchus (désigné comme Liber) changé en grappe de raisin pour abuser d’Erigone (VI, 125). Ovide y traite le mythe d’Erigone de la même manière que celui des Minyades, c’est-à-dire en choisissant une variante rare ou en l’inventant. Un tel choix esthétique est revendiqué par la première Minyade qui, alors qu’elle connaît beaucoup d’histoires, choisit de raconter celle de Pyrame et Thisbé « parce que ce mythe n’est pas commun » (IV, 53 : quoniam vulgaris fabula non est). La singularité, qui apparaissait d’emblée comme le trait distinctif des Minyades, choisissant de se tenir à l’écart du délire dionysiaque auxquelles s’abandonnent toutes les autres femmes de la cité, acquiert ainsi une dimension esthétique : c’est aussi l’originalité de l’artiste dans le choix de son sujet. Enfin et surtout, la métamorphose finale des trois Minyades en chauve-souris, par laquelle la version ovidienne se distingue de celle d’Antoninus Liberalis, perpétue la marginalité qu’elles ont choisie en refusant de s’associer aux rites dionysiaques. Ce refus est explicitement présenté par Ovide comme une profanation que vient châtier l’intrusion du dieu bafoué dans l’espace des tisseuses :

Finis erat dictis ; et adhuc Minyeia proles
Urget opus spernitque deum festumque profanat,
Tympana cum subito non apparentia raucis
Obstrepuere sonis et adunco tibia cornu
Tinnulaque æra sonant et olent murræque crocique ;
Resque fide major, cœpere virescere telæ
Inque hederæ faciem pendens frondescere vestis.
Pars abit in vites et quæ modo fila fuerunt
Palmite mutantur ; de stamine pampinus exit ;
Purpura fulgorem pictis accommodat uvis. (v. 389-398)

Fin des récits. Mais toujours les filles de Minyas
Travaillent avec zèle, méprisent le dieu et profanent sa fête,
Quand soudain retentissent les bruits sourds d’invisibles
Tambourins et celui de la flûte coudée à large pavillon
Et les cuivres au son clair dans un parfum de myrrhe et de safran ;
Chose plus incroyable encore, les métiers à tisser se mettent à verdir
Et les étoffes suspendues prennent l’aspect du lierre.
Certains se transforment en vigne et ce qui jusqu’alors était des fils
Est changé en sarments ; de la quenouille sort un pampre ;
Aux diaprures du raisin la pourpre marie son éclat.

11Cette métamorphose végétale des instruments du tissage manifeste évidemment la victoire de Bacchus sur Minerve tout en suggérant que c’est aussi celle de la nature sur la culture, ce conflit constituant, selon Pierre Maréchaux, l’un des enjeux majeurs du poème ovidien. Si Bacchus réussit parfaitement à intégrer l’espace des Minyades dans son domaine, il n’en va pas exactement de même des tisseuses qui succombent à la violence divine mais dont la métamorphose perpétue la marginalité au lieu de la réduire :

Jamque dies exactus erat tempusque subitat,
uod tu nec tenebras nec posses dicere lucem,
Sed cum luce tamen dubiæ confinia noctis ;
Tecta repente quati pingesque ardere videntur
Lampades et rutilis collucere ignibus ædes
Falsaque sævarum simulacra ululare ferarum.
Fumida jamdudum per tecta sorores
Diversæque locis ignes ac lumina vitant ;
Dumque petunt tenebras, parvos membrana per artus
Porrigitur tenuique includunt bracchia penna ;
Nec qua perdiderint veterem ratione figuram,
Scire sinunt tenebræ. Non illas pluma levavit ;
Sustinuere tamen se perlucentibus alis
Conatæque loqui minimam et pro corpore vocem
Emittunt peraguntque leves stridore querellas
Tectaque, non silvas, celebrant lucemque perosæ
Nocte volant seroque tenent a vespere nomen.

C’est déjà la tombée du jour et l’on approche du moment
Que l’on ne peut qualifier ni de ténèbres ni de clarté,
Où la frontière entre jour et nuit est incertaine.
On a soudain l’impression que le toit s’ébranle, que les lampes à huile
Prennent feu, que la maison étincelle de brandons rougeoyants
Et que vocifèrent d’illusoires simulacres de bêtes féroces.
Dans leur demeure enfumée, les sœurs aussitôt se dispersent
En tous sens, évitant les flammes et les éclairs ;
Tandis qu’elles gagnent les ténèbres, sur leurs membres rapetissés
S’étend une membrane qui enserre leurs bras dans de fines ailes.
Comment elles ont perdu leur ancienne apparence,
Les ténèbres ne permettent pas de le  savoir. Ce n’est pas un plumage qui les a soulevées ;
Pourtant elles sont soutenues par des ailes translucides
Et lorsqu’elles s’efforcent de parler, elles n’émettent qu’un faible son proportionné à leur corps
Et leurs plaintes légères s’achèvent en cris aigus ;
Elles fréquentent les maisons, non les bois et, détestant la lumière
Elles volent la nuit et tirent leur nom de l’étoile du soir.

12Alors que le résumé d’Antoninus Liberalis n’explique en rien la métamorphose qui apparaît ainsi totalement arbitraire, le récit ovidien la justifie dans le moindre détail avec une rare virtuosité. Ainsi la transition entre la métamorphose du métier à tisser et celle des tisseuses se fait sous le signe du déclin de la lumière, préparant l’identification de l’animal en lequel les Minyades sont changées, dont le nom (vespertilio) est seulement suggéré par la chute du récit (tenent a vespere nomen). La chauve-souris fuit la lumière comme les Minyades fuyaient le feu dionysiaque, elle préfère les maisons aux bois comme les Minyades ont préféré rester chez elles au lieu de se joindre aux Bacchantes.

13Quant à l’hybridité de la chauve-souris, soulignée par le commentaire sur les ailes qui ne sont pas couvertes de plumes, elle constitue indubitablement la caractéristique essentielle de l’animal dans l’imaginaire antique, comme en témoigne sa plus ancienne évocation dans l’Odyssée13. Mais Ovide a choisi de renouveler le discours trop connu sur la chauve-souris qui vole comme les oiseaux, sans pourtant porter de plumes, en le mettant en relation avec le mythe de Salmacis et Hermaphrodite. L’hybridité se trouve ainsi liée à la force incoercible du désir, comme elle le sera sur la tapisserie d’Arachné. Dans les deux cas, il s’agit de condenser les enjeux indissolublement éthiques et esthétiques des Métamorphoses. De façon significative, Alcithoé, qui est la dernière conteuse mais la première nommée dans le récit cadre, celle qui a pris l’initiative de la résistance au culte de Bacchus, rappelle, en préambule de son récit, le principe esthétique énoncé par sa sœur. De même que celle-ci avait choisi un mythe qui n’était pas commun (vulgaris), Alcithoé laisse de côté plusieurs sujets connus (vulgatos) et leur préfère le charme de la nouveauté (v. 284 : dulcique animos novitate tenebo). L’énumération des sujets écartés est cependant révélatrice du récit qu’elle introduit : celui-ci illustrera la violence de l’amour rejeté, avec notamment « Daphnis qu’une nymphe furieuse à cause d’une rivale changea en rocher » (v. 277-278), et lui associera le motif de l’hybridité dans le domaine sexuel avec « Sithon [qui] fut jadis un être ambigu, tantôt homme tantôt femme » (v. 280). Le moment où la nymphe Salmacis enlace malgré lui le jeune Hermaphrodite, avant que la métamorphose du couple en une « forme double » (v. 378 : forma duplex) exauce son vœu de ne jamais être séparée de lui, donne lieu à une série de comparaisons animales et végétales qui apparaissent rétrospectivement comme autant d’annonces voilées de la métamorphose finale des conteuses. Comme ses sœurs et comme Arachné, Alcithoé, victime de l’ironie tragique, ne se doute pas qu’en comparant Hermaphrodite enlacé par Salmacis à un aigle en vol autour duquel s’enroule le serpent qu’il a capturé, elle évoque un être double très proche de la souris volante en laquelle elle va bientôt être changée. Le récit ovidien constitue donc un mythe étiologique parfait dans la mesure où toutes les caractéristiques de la chauve-souris dans l’imaginaire antique, telles qu’on peut les déduire de son nom, du discours des naturalistes et de celui des fabulistes, correspondent à un trait des Minyades avant leur métamorphose.

14Reste à comprendre cependant le lien qui peut exister entre l’activité à laquelle s’adonnent les trois sœurs et leur métamorphose finale : s’il n’y a rien d’étonnant à ce qu’une tisseuse soit métamorphosée en araignée, le rapport entre le tissage et la chauve-souris est loin d’être aussi évident. En introduisant le nom de Minerve, Ovide n’a pas seulement rendu manifestes des enjeux symboliques liés à la vie féminine, il a aussi compensé la perte de lisibilité du récit qu’entraînait, dans sa version, la substitution de la seule chauve-souris aux trois animaux en lesquels étaient métamorphosées les Minyades dans la version grecque, telle que nous l’a transmise Antoninus Liberalis. Parmi eux figurait, en effet, la chouette, l’oiseau de Minerve. L’opposition entre Dionysos et Athéna, explicitée par Ovide, s’y donnait déjà à lire par la symétrie entre les deux séries de métamorphoses : aux trois formes animales de Dionysos (le taureau, le lion et le léopard) répondaient les trois formes animales prises par les tisseuses (la chauve-souris, la chouette, le hibou). Faire des Minyades des conteuses, c’est rappeler que si Minerve préside aux travaux textiles féminins, elle est aussi la déesse des activités intellectuelles, comme Platon, parmi bien d’autres, s’est plu à le souligner en commentant le lien familial qui unit Héphaïstos et Athéna, révélateur d’une proximité de nature entre le dieu artisan et la déesse du savoir14. La connaissance des attributs respectifs de Bacchus et de Minerve permet donc seule de percevoir la parfaite cohérence de son récit. Il n’y a dès lors rien d’étonnant à ce que celui-ci ait plongé dans la perplexité les commentateurs médiévaux.

15La réception du mythe des Minyades à partir du Moyen Age n’est pas sans analogie avec celle du mythe d’Arachné : dans les deux cas, la réception du récit ovidien se trouve brouillée par la perte du contexte mythologique qui lui donnait sens mais aussi par l’interférence des valeurs symboliques attribuées à l’animal concerné, chauve-souris ou araignée, dans la tradition judéo-chrétienne. Le premier de ces deux phénomènes semble l’emporter dans les plus anciennes interprétations allégoriques proposées pour l’épisode. Ainsi Arnouph d’Orléans, dans la seconde moitié du XIIe siècle, propose une lecture pour le moins surprenante du récit ovidien :

Mineides thebane in vespertiliones tele mineidum in vineas et hederas

Mineides filie Minei quia Bacum semper spreverunt ipse mutate sunt in aves et tele earum in vineas vel hederas. Re vera fuerunt optime potatrices, que spernebant Bachum dicentes Bachum minime posse nocere. Unde Bachum contemptus telas earum in vineas id est pro vino et vineis vendi fecit. Vel quia hedere ad modum vinearum serpunt, dicuntur mutate esse in hederas. Ipse vero in aves, quia venditis omnibus que habebant, a patria sua exulantes auffugerunt. Sed in vespertiliones pocius quam in alias aves mutate sunt quia de nocte pocius quan de die vacatur potationi, sicut et aves ille pocius quam de die volant.15

[Métamorphose] des Minéides thébaines en chauves-souris et de leurs toiles en vigne et en lierre

Les Minéides, c’est-à-dire les filles de Minée, parce qu’elles méprisaient toujours Bacchus ont été changées en oiseaux et leurs toiles en vignes ou en lierres. En réalité, c’étaient de grandes buveuses, qui méprisaient Bacchus en disant que Bacchus ne pouvait pas du tout leur nuire. C’est pourquoi Bacchus méprisé transforma leurs toiles en vignes, c’est-à-dire les leur fit vendre contre du vin et des vignes. Comme le lierre grimpe à la manière de la vigne, on dit qu’elles ont été changées en lierre. Elles mêmes furent changées en oiseaux parce que, une fois vendus tous leurs biens, elles s’enfuirent, exilées, de leur patrie. Mais elles ont été changées en chauves-souris plutôt qu’en d’autres oiseaux parce que c’est de nuit plus que de jour qu’on s’adonne à la boisson et que ces oiseaux volent de nuit plutôt que de jour.

16Cette lecture, d’un évhémérisme caricatural, prête à sourire. Elle a pourtant durablement influencé les commentateurs ultérieurs, contribuant à la mise à l’écart d’un récit dont elle réduisait la portée à une mise en garde des plus prosaïques. Quant à la chauve-souris, elle est seulement considérée comme un oiseau nocturne et la nuit comme propice à la dissimulation d’un comportement répréhensible. Il se peut que cette interprétation ait été favorisée par la fable de Phèdre qui a donné lieu à de nombreuses réécritures médiévales. Alors qu’Esope, dans la fable « La Chauve-souris et les deux belettes », dont s’inspire La Fontaine (II, 5), avait célébré l’ingéniosité de la chauve-souris parvenant à deux reprises à échapper à une belette en se faisant passer tantôt pour une souris tantôt pour un oiseau, cette variante de l’intelligence rusée si prisée par les Grecs et dont Ulysse est la figure emblématique16 se transforme, chez le fabuliste latin, en un opportunisme et une propension à la trahison justement châtiés :

Bellum gerebant volucres cum quadrupedibus
Et vincebantur iterum, vincentes modo.
Tunc vespertilio, dubios eventus timens,
Quam primo superiorem partem viderat
Eo se conferebat, Fortunae comes.
In pacem fessi cum redissent pristinam,
Utrique generi fraus detecta adparuit.
Damnatus ergo tam pudendo crimine,
Lucem refugiens se tenebris condidit.
Qui vindicari vult duabus partibus
Ingratus hinc utrique vivit turpiter.17

Les oiseaux faisaient la guerrre aux quadrupèdes,
Tour à tour vaincus et vainqueurs.
La chauve-souris, craignant l’issue incertaine,
Dans le camp qu’elle voyait l’emporter
Se transportait, compagne de la Fortune.
Quand, épuisés, ils revinrent à la paix ancienne,
Sa fourberie découverte apparut aux deux camps.
Condamnée pour ce crime honteux,
Fuyant la lumière, elle se cacha dans les ténèbres.
Qui veut l’appui de deux partis,
Vit dans l’opprobre, méprisé de part et d’autre.

17Selon Léon Hermann, dans cette fable, « Phèdre a visé Pétrone, qui flattait et détestait le prince, dormait le jour et passait la nuit en plaisirs »18. Il invoque à l’appui de cette hypothèse la lettre de Sénèque stigmatisant les « lucifuges »19. La caricature d’un écrivain en chauve-souris que serait ainsi cette fable paraît fort éloignée du récit ovidien. On y retrouve cependant le motif de la marginalité, même si la signification concrète de celle-ci se renverse. Que Phèdre ait voulu s’en prendre à une personne précise ou condamner un type de comportement, l’association de la nuit et du crime à propos de la chauve-souris se retrouve tout au long du Moyen Age, qu’il s’agisse de la réception de cette fable20 ou du récit ovidien. Jean de Garlande, qui, au XIIIe siècle, condense la morale de chaque épisode ovidien en quelques vers, le sens de la métamorphose en chauve-souris ne fait aucun doute :

Que retinent nomen a vespere sunt scelerate
Gentes que tenebris exservere scelus.21

Celles qui tiennent leurs noms du soir sont les criminels
Qui font sortir le crime des ténèbres.

18Au début du XIVe siècle, Giovanni del Virgilio reprend l’interprétation d’Arnouph d’Orléans à laquelle il apporte un argument supplémentaire : c’est parce que les Minyades étaient ivres qu’elles eurent l’impression d’entendre des instruments de musique et des cris de bêtes sauvages dans leur maison22. A la même époque, l’auteur anonyme de l’Ovide moralisé en vers, hérite manifestement de cette tradition exégétique mais semble ne pas s’en contenter. Les trois interprétations successives qu’il propose de la métamorphose des Minyades le montrent tiraillé entre la tradition exégétique et ce que lui-même comprend du texte d’Ovide. Il commence, en effet, par reprendre l’interprétation historique d’Arnouph d’Orléans (« M’est avis que Baccus desprise/ Cil qui vins boit outre mesure ») qu’il développe en diatribe contre la gloutonnerie. Celle-ci s’achève sur une justification de la métamorphose qui ne manque pas d’ingéniosité :

Cil gloton plain de lecherie,
Quant tout ont le lor despendu,
Tout engagié et tout vendu,
Si s’en vont tuit nu, tuit pelé,
Par le païs, estrumelé,
Si gisent par maintes saisons
Souz ces auvannes des mesons,
Et pluiseurs, par ces quarrefours,
Se tapissent de nuis aus fours,
Et maint deviennent por argent
Murtrier ou robeour de gent,
S’en fet l’en puiseurs gibeter
Et par l’air tout nus voleter.23

19Si la chute du récit ovidien rappelait l’étymologie du nom latin de l’animal en mettant l’accent sur le déclin de la lumière, l’interprétation en langue vulgaire s’efforce de transposer ce lien sémantique en français : la chauve-souris, interprétée couramment à l’époque, comme « souris pelée »24, devient la figure du dénuement auquel conduit la gloutonnerie. Suspendue sous les auvents des maisons, elle représente les vagabonds qui y cherchent refuge et, pour finir, ces malheureux pendus, « voletant » sous le gibet. Malgré le contresens manifeste sur le récit ovidien, cette interprétation conserve le trait essentiel qui justifiait la métamorphose, la marginalité, strictement sociale en l’occurrence.  L’allégorie  morale qui suit cette lecture historique interprète les trois Minyades comme trois péchés capitaux : luxure, avarice, orgueil, la chauve-souris devenant dès lors la figure du pécheur :

 […] Por ce puis, sans faille,
Home qui son cuer a fichié
Et sousmis a mortel pechié
Comparer a la volatille,
Que l’en apele vespertille,
Soris sans poil, chauve et petite,
Qui de nuis vole en circuïte.
En circuïote vont volant
Et de nuis cil qui vont folant
Aus tenebres d’iniquité,
Fesans œuvres de vanité,
Sans mener lor entencion
A œuvre de perfection,
Tel gent, qui se joint en mal faire,
Se muce et fuit le luminaire
Et le vrai soleil de justice (v. 2597-2612)

20Le clerc choisit significativement le mot vespertille, dérivant directement du vespertilio latin pour reprendre le lien entre la chauve-souris et le soir sur lequel s’achevait le récit ovidien mais pour opposer les « ténèbres d’iniquité » au « vrai soleil de justice ». Cette première justification de la métamorphose, qui consiste à interpréter la chauve-souris comme la métaphore de la noirceur morale, se trouve immédiatement redoublée par celle qui y voit l’annonce de ce que deviendront après leur mort ces âmes pécheresses :

Mes en la fin de lor servise
De tele œuvre tel paie avront :
ort pardurable en recevront,
Si orront entour eulz hullans
Les dyables vis et puans,
Plains de felonie et de rage
Plus que nulle beste sauvage,
Qui devant eulz les chaceront,
Cil, qui desconseillié seront,
S’en iront lors triste et dolent,
Com les vespertilles volant,
Nu de vertus, en l’oscurté
D’erreur et de maleürté,
Ou grant hostel plain de misere.
La n’avront il nulle lumiere,
Pour ce c’orendroit n’en ont cure,
Ains wageront, par nuit obscure,
A duel et a gemissement
Ou feu d’enfer dampnablement. (2613-2631)

21On comprend en lisant cette évocation comment les ailes de la chauve-souris, représentant ici les âmes damnées livrées aux démons, ont pu devenir celles du diable lui-même. Si la diffusion de ce type de représentation est sans doute due à une influence extrême-orientale, comme l’a suggéré Jurgis Baltrusaitis25, Bernard Teyssèdre a montré qu’il existait antérieurement dans l’art chrétien avec pour origine les ailes des démons dans la culture sémite et l’utilisation de la chauve-souris comme emblème des Juifs dans l’art chrétien26. L’Ovide moralisé prouve cependant qu’au début du XIVe siècle, la chauve-souris n’appartient pas encore exclusivement au bestiaire diabolique puisque la troisième interprétation proposée prend à rebours les deux précédentes : les trois Minyades y représentent « trois estas de perfection » (v. 2634), respectivement « continence » (v. 2664), « ordre de mariage » (2676) et « estas de prelacion » (v. 2702). Cette interprétation se démarque donc nettement de la tradition allégorique antérieure et se fonde sans doute sur une relecture du texte ovidien plus attentive au début du récit. On peut conjecturer que l’invocation de Minerve, couramment interprétée comme la « sapience divine » dans l’Ovide moralisé27, a retenu l’attention du clerc et que c’est à partir de cette équivalence qu’il a construit son interprétation :

Ces trois suers notent, sans dotance,
Trois estas de perfection,
Qui toute lor estencion,
Metent en Jhesuscrist servir,
Si ne se deignent asservir
Aus vilz vanitez de cest monde,
Mes de cuer simple pur et monde
Se travaillent au Dieu servise
En la meson de sainte yglise,
Et tant dis con cil autre musent,
Qui dou vin de delit abusent,
Qui les enyvre et escervele,
Si que chascuns cope et chancele
En la voie d’iniquité,
Fors dou chemin de verité,
Chascune des trois suers s’avance
Ou secré de sa conscience,
Comment el puisse a la chandoile
De vraie foi tistre la toile
De vertus, pour s’ame aorner,
Pour soi parer et atorner
De robe bele et avenant
Encontre le juge venant
Pour rendre a chascun sa droiture.
La trame de cette tisture
Est de bone operacion,
Estain de conversacion
Honeste, et la color porprine,
Qui toute la toile enlumine,
Fu de parfaite charité. (v. 2633-2662)

22Le refus des Minyades de participer à la fête en l’honneur de Bacchus devient donc l’allégorie du renoncement volontaire aux plaisirs mondains et leur maison ne peut dès lors représenter que l’église. Le tissage est interprété en fonction du motif du vêtement de l’âme, d’origine néo-platonicienne28, fréquemment repris dans la tradition patristique29 tandis que les contes des Minyades figurent une « conversation honnête ». L’auteur voit dans la couleur pourpre du tissu à laquelle se mêlait celle des raisins chez Ovide (v. 398), l’allégorie de la charité. Quant aux chauves-souris, elles représentent les serviteurs de Dieu persécutés dans la nuit de l’hérésie :

Samblabes a chauves soris,
Sans poil, sans superfluité
De mondaine prosperité.
Elles de perfaite creance
Avront et de ferme esperance (v. 2773-2777)

23Il se peut qu’un renversement symbolique aussi radical ait laissé perplexes les commentateurs ultérieurs et qu’il ait contribué à la marginalisation de ce mythe de la marginalité. Son omission dans la Métamorphose figurée de Bernard Salomon, recueil inaugurant, en 1557, un genre qui connaît un grand succès jusqu’au XVIIIe siècle, paraît significative. L’ouvrage de Gabriele Simeoni, qui s’en inspire directement, deux ans plus tard, et reprend nombre de ses gravures corrige cette omission en choisissant d’illustrer la fin particulièrement spectaculaire du récit ovidien. Il se démarque ainsi de la tradition iconographique médiévale qui privilégiait la représentation des trois fileuses à l’écart dans leur maison30 — tradition dans laquelle s’inscrira d’ailleurs encore Picasso — et, plus rarement, la métamorphose en chauve-souris mais en omettant les circonstances de cette transformation. Ce sont pourtant elles qui condensent la dimension étiologique du mythe que valorisait la chute du récit ovidien et sur lequel met aussi l’accent l’épigramme associée à la gravure chez Simeoni :

Le figliuole di Mineo mutate in Pipistrelli 

Le figlie di Mineo, empie & profane,
Piglian di Bacco ì di sòlenni à gioco,
Egli, ch’invendicato maì rimane,
La casa lor converte in fimma & fuoco,
Ne contento di ciò, figure strane
Fa pigliar loro, & vuol che volin poco,
Et sol di notte, como fanno quelli,
Che i Fiorenti chíamati han Pipistrelli. 31

Les filles de Minyas changées en Chauve-souris.

Les filles de Minyas, impies profanatrices,
De Bacchus et son culte prennent matière à rire.
Mais lui, afin de ne pas rester sans vengeance,
Transforme leur maison en un grand incendie,
Non content de cela, de figures étranges
Il leur fait prendre forme, et veut qu’elles volent peu,
Et seulement de nuit, comme font celles à qui
Les Florentins donnent pour nom Chauves-souris.

24Le nom italien de la chauve-souris, pipistrello, dérivant directement du latin vespertilio, il est probable que Simeoni  a voulu ainsi rappeler l’étymologie du nom sur laquelle Ovide attirait déjà l’attention. Par la suite, d’autres illustrateurs des Métamorphoses choisiront, à leur tour, de représenter ce paroxysme dramatique mais en adoptant une perspective différente : au lieu d’adopter le point de vue de Bacchus regardant, de l’extérieur, l’incendie de la maison des Minyades dont elles s’enfuient sous forme de chauves-souris32, ils se conformeront au récit ovidien pour représenter l’intrusion du dionysiaque, sous la triple forme du son des instruments à vent, des bêtes sauvages et du feu dans la demeure des tisseuses apeurées. Tel est le cas, dans la seconde moitié du XVIIe siècle, sur la gravure de Le Clerc33 dont le pathos contraste d’ailleurs avec la sobriété ironique du rondeau de Benserade qu’elle illustre :

Presque toujours des filles de Minee
Heureuse avoit esté la destinée,
Elles faisoient des ouvrages de prix,
Tout alloit bien, n’eut esté le mespris
Qu’elles avoient des festes de l’annee.
Il n’estoit point pour les dieux de journee,
Et la plus sainte en estoit profanee,
L’impieté perd les jeunes esprits.
Presque toujours.
Le ciel punit leur malice obstinee,
Et les voilà pres de leur himeneee,
Par un beau soir toutes chauve-souris,
Car ce n’est rien de l’estre en cheveux gris,
on le devient quand on est surannee.
Presque toujours.34

25Le rondeau de Benserade, attribuant aux tisseuses des « ouvrages de prix » tout en stigmatisant leur impiété, retrouve ainsi la proximité instaurée par Ovide entre les Minyades et Arachné. Incluses dans le bestiaire diabolique pour des raisons et selon des modalités différentes, l’araignée et la chauve-souris se rejoignent dans les commentaires de l’époque pour symboliser l’impuissance du raisonnement impie35. Mais les deux animaux sont aussi utilisés à partir du XVIIIe siècle comme figures de l’obscurantisme et de la superstition36. Le contexte des Lumières ne favorise guère l’identification de l’écrivain à la chauve-souris ! La découverte des chauves-souris hématophage d’Amérique du Sud qui reçoivent, en français, la dénomination de vampires au XVIIIe siècle n’était pas non plus de nature à redorer le blason de l’animal. Les Romantiques, en revanche, valorisent plusieurs de ses attributs, ce qui va permettre sa résurgence en tant que figure de l’écrivain.

26Parmi les traits symboliques de l’animal, la dimension nocturne constitue l’un des invariants les plus stables, fondé sur un fait d’observation indiscutable et inscrit dans son nom latin et ses dérivés, dont jouent Ovide et ses commentateurs. La célébration de la nuit par les Romantiques, à commencer par Novalis, constitue donc déjà un facteur propice à une valorisation métaphorique de l’animal. Mais le mythe des Minyades raconté par Ovide en faisait surtout des figures de la marginalité et si celle-ci a majoritairement été interprétée de manière défavorable du Moyen Age aux Lumières, la troisième interprétation proposée par l’Ovide moralisé montrait déjà qu’elle pouvait aussi être le signe d’une élection.

27La célèbre gravure de Goya « El sueño de la razon produce monstruos » est peut-être emblématique de ce tournant. Il ne fait guère de doute que les chauves-souris et les hiboux qui incarnent ces « monstres » s’inscrivent dans le contexte de l’utilisation emblématique de ces animaux par les écrivains des Lumières. Mais, comme souvent, la puissance évocatrice de l’image déborde le cadre allégorique pour suggérer la fécondité inquiétante mais fascinante du monde onirique et plus largement tout le versant obscur de la pensée, notamment son versant mélancolique, comme l’a bien montré Anne Larue37. La comparaison entre le dessin de 1797 et la version finale publiée en 1799 révèle une évolution intéressante : dans la première version, le dormeur appuyé sur la table est surmonté d’une énorme chauve-souris derrière laquelle sont esquissées des chouettes et d’autres chauves-souris. Le commentaire autographe de Goya qui l’accompagne précise :

El autor soñando. Su yntento sólo es desterrar bulgarides perjudiciales y perpetuar con esta obra de caprichos el testimonio sólido de la verdad.38

L’auteur rêvant. Sa seule intention est d’éradiquer les croyances populaires néfastes et de perpétuer par cette œuvre de caprices le solide témoignage de la vérité.

28Ce dessin avait été conçu comme le frontispice d’une série qui devait s’intituler Songes, très probablement par référence au recueil de Quevedo. La visée allégorique revendiquée fait indubitablement de la chauve-souris un symbole de superstition, en accord avec la symbolique de l’animal pour les défenseurs des Lumières. Mais le titre peut aussi suggérer qu’elle est le produit du génie de l’artiste, l’emblème de « l’imagination créatrice enfiévrée » pour reprendre la formule d’Anne Larue. Il est surtout frappant que cette image ait une valeur programmatique. Peut-on aller jusqu’à supposer que Goya a présent a l’esprit le récit ovidien et transpose sciemment la valeur métatextuelle de l’épisode des Minyades ? On ne saurait l’affirmer même si les Métamorphoses sont particulièrement présentes dans la tradition iconographique espagnole depuis que Philippe IV a demandé à Rubens de s’en inspirer pour la décoration de son pavillon de chasse de Torre de la Parada. Mais on peut remarquer que dans la version définitive, la grande chauve-souris quitte le premier plan au profit de chouettes dont l’une tend un crayon à l’artiste endormi. L’hypothèse qu’il faille reconnaître en elle l’oiseau de Minerve a déjà été avancée39. Or c’est pour avoir choisi Minerve contre Bacchus que les Minyades ont été transformées en chauves-souris. Il ne paraît donc pas impossible que Goya ait voulu, ici comme en d’autres circonstances, exploiter la polysémie d’un motif. S’il est sans doute vain de spéculer sur ses intentions, la réception de la planche au XIXe siècle prouve, en tout cas, que les graveurs qui s’en sont inspirés y ont vu une représentation de l’inspiration artistique dans sa dimension mélancolique. Il est vrai que c’est un démon à ailes de chauve-souris qui brandit le phylactère où est inscrit « Mélencolia I » sur la gravure de Dürer40, fréquemment évoquée, explicitement41 ou implicitement42 au XIXe siècle43. La lithographie de Célestin Nanteuil intitulée Souvenirs (1855) sur laquelle Anne Larue a attiré l’attention semble s’inscrire dans la lignée de Dürer et de Goya à la fois : au premier, elle emprunte la posture mélancolique de l’homme, au second la composition d’ensemble dans laquelle le tourbillon de volatiles nocturnes est remplacé par un foisonnement de scènes du passé. Dix ans plus tard, la gravure d’Aimé de Lemud intitulée Beethoven reprend aussi le dispositif de Goya en représentant le musicien la tête entre ses bras repliés, accoudé à un bureau, une page blanche posée devant lui tandis que « le mur du fond s’anime des formes vagues qui peuple ses songes »44. On peut déduire de ces différentes variations que la chauve-souris peut désormais figurer bien des composantes de l’intériorité, comme le confirme son usage métaphorique dans les textes de la même période. Ainsi Balzac utilise à deux reprises la comparaison dans Petites misères de la vie conjugale :

Ce sommeil est troublé par une pensée grise ailée qui vient se cogner aux vitres de votre cervelle à la façon des chauve-souris.45

Vous regardez Caroline avec un sombre désespoir et voici les fantômes de pensées qui frappent de leurs ailes de chauve-souris, de leur bec de vautour, de leur corps de phalène les parois du palais où, comme une lampe d’or, brille votre cervelle allumée par le désir.46

29Qu’en réalité, la chauve-souris ne se cogne jamais n’empêche pas le motif de faire florès dans la littérature du XIXe siècle, l’un des exemples les plus célèbres étant sans doute le deuxième quatrain du « Spleen » de Baudelaire :

Quand la terre est changée en un cachot humide,
Où l’Espérance, comme une chauve-souris,
S’en va battant les murs de son aile timide
Et se cognant la tête à des plafonds pourris ;

Quand la pluie étalant ses immenses traînées
D’une vaste prison imite les barreaux,
Et qu’un peuple muet d’infâmes araignées
Vient tendre ses filets au fond de nos cerveaux,47

30Dans ces deux exemples, l’hypothèse d’une influence de la gravure de Goya peut être envisagée même si elle n’est bien sûr pas exclusive48 : l’hybridité des « fantômes de pensées » balzaciens pourrait dériver du groupe mêlant chauves-souris et oiseaux nocturnes tandis que le « crâne incliné » du dernier vers du poème évoque la position du personnage endormi. Mais les deux comparaisons, construites autour du vol de la chauve-souris dans un espace clos, rappellent aussi la tradition des illustrations des Métamorphoses : le contraste entre les Minyades, filant à l’intérieur, et les Bacchantes célébrant le culte dionysiaque dans les bois, constituait, on l’a vu, un invariant. Dans le poème de Baudelaire, la présence conjointe de la chauve-souris et des araignées peut être envisagée comme une réminiscence de la proximité entre les Minyades et Arachné chez Ovide comme elle peut s’expliquer par l’appartenance commune des deux animaux au bestiaire mélancolique. Il est remarquable, en tout cas, que le motif du fil ou du tissu se retrouve fréquemment dans le voisinage de la chauve-souris.

31Si l’Espérance aux ailes de chauve-souris de Baudelaire s’inscrit ouvertement dans la tradition allégorique, le poème de Philippe Jaccottet « Portovenere » renouvelle avec bonheur celle du paysage état d’âme.  On y retrouve, dans une large mesure, le « cachot humide » baudelairien et une chauve-souris qui, pour être rendue à son milieu naturel, n’en conserve pas moins sa signification mélancolique :

La mer est de nouveau obscure. Tu comprends,
c’est la dernière nuit. Mais qui vais-je appelant ?
Hors l’écho, je ne parle à personne, à personne.
Où s’écroulent les rocs, la mer est noire, et tonne
dans sa cloche de pluie. Une chauve-souris
cogne aux barreaux de l’air d’un vol comme surpris,
tous ces jours sont perdus, déchirés par ses ailes
noires, la majesté de ces eaux trop fidèles
me laisse froid, puisque je ne parle toujours
ni à toi, ni à rien. Qu’ils sombrent, ces « beaux jours » !
Je pars, je continue à vieillir, peu m’importe,
sur qui s’en va la mer saura claquer la porte.49

32La chauve-souris rejoint l’effraie qui donne son titre au recueil pour reconstituer un bestiaire mélancolique dont fait aussi partie l’araignée50. Le déplacement de la scène du poème que l’on observe de Baudelaire à Jaccottet résume bien l’évolution du statut de la chauve-souris, comme sans doute de tous les éléments naturels. Elle ne peut plus cogner qu’ « aux barreaux de l’air » et la mention de l’écho juste avant qu’elle ne surgisse dans le poème peut évoquer chez le lecteur l’écholocation de l’animal autant que le mythe ovidien.

33La diversification des usages métaphoriques de la chauve-souris à partir du XIXe siècle prouve donc quelle n’appartient plus seulement au bestiaire diabolique, même si cette dimension perdure dans la tradition du roman gothique51. Sans perdre les connotations symboliques héritées de la tradition allégorique, elle cesse d’être réduite au statut de signifiant pour redevenir un objet du monde susceptible de diverses approches (scientifiques, phénoménologiques, plastiques, etc.) qui viennent enrichir les élaborations poétiques qu’elle suscite.

34En mettant au pluriel un syntagme qui, depuis le XVIIe siècle, désigne, selon Littré, la « science d’application qui étudie les diverses parties de chacun des corps existant à la surface et dans l’intérieur de la terre, organisés ou non organisés », Jules Renard indique clairement qu’il va s’agir d’introduire du narratif dans le descriptif, de substituer le singulier, comme dimension spécifique de la littérature, au général, seul objet de science selon l’adage aristotélicien. Or au sein de ces Histoires naturelles, l’évocation de la chauve-souris se distingue par une teneur poétique accrue et par un jeu explicite avec le modèle du mythe étiologique, comme si hybridité zoologique et hybridité générique entretenaient une secrète connivence  :

La nuit s’use à force de servir.

Elle ne s’use point par le haut, dans ses étoiles. Elle s’use comme une robe qui traîne à terre, entre les cailloux et les arbres, jusqu’au fond des tunnels malsains et des caves humides.

Il n’est pas de coin où ne pénètre un pan de nuit. L’épine le crève, les froids le gercent, la boue le gâte. Et chaque matin, quand la nuit remonte, des loques s’en détachent, accrochées au hasard.

Ainsi naissent les chauves-souris.

Et elles doivent à cette origine de ne pouvoir supporter l’éclat du jour.

Le soleil couché, quand nous prenons le frais, elles se décollent des vieilles poutres où, léthargiques, elles pendaient d’une griffe.

Leur vol gauche nous inquiète. D’une aile baleinée et sans plumes, elles palpitent autour de nous. Elles se dirigent moins avec d’inutiles yeux blessés qu’avec l’oreille.

Mon amie cache son visage, et moi je détourne la tête par peur du choc impur.

On dit qu’avec plus d’ardeur que notre amour même, elles nous suceraient le sang jusqu’à la mort.

Comme on exagère !

Elles ne sont pas méchantes. Elles ne nous touchent jamais.

Filles de la nuit, elles ne détestent que les lumières, et, du frôlement de leurs petits châles funèbres, elles cherchent des bougies à souffler.52

35À la lecture de ce véritable poème en prose, on peut se demander dans quelle mesure Jules Renard a pu vouloir rivaliser avec Ovide, ne lui empruntant certains motifs que pour les travestir et les recomposer. Si les chauves-souris « détestent la lumière », ce n’est plus parce qu’elles continuent à fuir le feu dionysiaque, comme les Minyades métamorphosées, mais tout simplement parce qu’elles sont « filles de la nuit », comme diverses divinités liées à la mort chez Hésiode53, d’où « leurs petits châles funèbres ». Les Minyades étaient des tisseuses, les chauves-souris de Jules Renard sont des fragments de la robe nocturne. Chemin faisant, l’écrivain  prend acte de diverses croyances (le « choc impur », le vampirisme transféré des chauves-souris hématophages d’Amérique du Sud sur leurs congénères européennes inoffensives) qu’il ne mentionne que pour en dénoncer l’inanité : « Comme on exagère ! ». Dans « Les Hirondelles », il fait même parler la chauve-souris pour remettre en question une autre idée reçue à son sujet : « Et on a beau dire, de nous deux c’est elle qui vole le plus mal : en plein jour, elle ne fait que se tromper de chemin ; si elle volait la nuit, comme moi, elle se tuerait à chaque instant. »54.

36C’est précisément le vol de la chauve-souris que célèbre Henri Michaux au début de la section intitulée « histoire naturelle » d’Un Barbare en Asie. Dans le recueil de Jules Renard, l’évocation des chauves-souris ouvrait une série consacrée aux oiseaux. Henri Michaux procède de même en faisant de l’évocation des chauves-souris la séquence inaugurale d’un développement où il n’est question que d’oiseaux. Toujours perçue comme hybride et marginale, la chauve-souris voit désormais sa singularité se transformer en supériorité :

La chauve-souris n’est pas un oiseau, si l’on veut. Mais elle leur apprendra, à tous, à voler. Un pigeon, on dirait qu’il pagaye, qu’il bat l’eau, tant il fait du bruit avec ses ailes. La chauve-souris, personne ne l’entend. On dirait qu’elle prend l’air comme un drap, avec des mains.

Avec son long bec et sa tête de torpilleur, le corbeau est un noir poltron. Aux Indes, un quart d’heure avant le coucher du soleil, il devient vorace, et risquant le tout pour le tout, vient se jeter sur le morceau de pain donné par une petite fille timide. Cette témérité est l’affaire d’un moment, puis il s’envole à tire-d’aile vers son  nid, un nid dur et fait sans goût. Il y a des dizaines et des dizaines de millions de corbeaux aux Indes.

Dix minutes après, vient la chauve-souris, ici, là, où ? l’affolée silencieuse, avec ses ailes qui ne pèsent rien et ne font même pas soupirer l’air.

On entend un oiseau-mouche ; une chauve-souris, non. Elle suit les plafonds, les corridors, les murs, elle fait du cabotage. Puis la voilà sur une branche et aussitôt s’y pend par ses peaux, comme pour dormir. Et la lune silencieuse l’éclaire.55

37Le syntagme « l’affolée silencieuse » condense la valeur affective et poétique de l’animal pour Michaux, assez proche sans doute de celle qu’il attribue à l’araignée. Chez Ovide déjà, l’affolement des Minyades confrontées à l’intrusion dionysiaque était le prélude à leur métamorphose en chauves-souris. Mais le fragment s’achève sur la vision de l’animal au repos, tandis que le glissement de « l’affolée silencieuse » à « la lune silencieuse » suggère une connivence sinon une identité.

38En prêtant des « mains » à la chauve-souris, Michaux joue sans doute sur l’étymologie du mot « chiroptère », littéralement « main ailée ». Francis Ponge, qui revendique son goût pour l’étymologie et sa passion pour Littré, tire toutes les conséquences de ce nom dans sa « Première ébauche d’une main » :

La main est un des animaux de l’homme : toujours à la portée du bras qui la rattrape sans cesse, sa chauve-souris de jour.
Reposée ci ou là, colombe ou tourtereau, souvent alors rejointe à sa compagne.

Puis, forte, agile, elle revolette alentour. Elle obombre son front, passe devant ses yeux.
Prestigieusement jouant les Euménides.56

39Une fois de plus se manifeste la charge mythopoiétique de la chauve-souris avec le surgissement des Euménides, ces « filles de la nuit » au sens strict, sœurs de la mort et des Moires, probables héritières des « châles funèbres » du texte de Jules Renard. Sous le titre « Première esquisse d’une main », le poème a d’abord paru dans un album associant des écrivains et des artistes57, dont Germaine Richier qui avait créé trois ans plus tôt La Chauve-souris58 (1946), en projetant du plâtre sur une toile d’araignée, ce qui réactivait de manière inattendue la proximité originelle entre les Minyades et Arachné. Le poème de Ponge, dont les titres successifs soulignent clairement la référence au dessin, tente de cerner son objet par une série d’analogies visuelles. La présence parmi elles de la chauve-souris se justifie donc doublement : par le jeu étymologique déjà mentionné et par la valeur plastique de l’image. Celle-ci triomphe dans le poème de Robert Desnos :

À mi-carême, en carnaval,
On met un masque de velours.
Où va le masque après le bal ?
Il vole à la tombée du jour.

Oiseau de poils, oiseau sans plumes,
Il sort, quand l’étoile s’allume,
De son repaire de décombres.
Chauve-souris, masque de l’ombre.59

40Si le modèle du mythe étiologique s’avère donc prégnant dans les évocations poétiques de la chauve-souris, la diversité des variations auxquelles il donne lieu n’en est que plus remarquable. Deux invariants demeurent : l’hybridité de l’« oiseau de poils » et son caractère nocturne.

41En rapprochant la chauve-souris de l’étoile du soir, Desnos retrouve un lien dont témoignait le mot vesperugo qui désignait aussi bien l’une que l’autre dans le latin tardif d’Afrique du Nord60. La célébration de la nuit dans le sillage romantique a naturellement entraîné celle de la chauve-souris, comme en témoigne le recueil de Robert de Montesquiou, Les Chauves-souris, publié en 1892 avec pour sous-titre « Clairs obscurs »61. L’animal représente le poème, si l’on en juge par l’autoportrait de Montesquiou en « chasseur de chauves-souris »62, de sept ans antérieur à la publication du recueil, et les éditions successives de celui-ci. L’édition originale, imprimée sur du papier ayant des chauves-souris en filigrane, était reliée en soie brochée grise sur laquelle étaient aussi brodées des chauves-souris63. Une deuxième édition, parue l’année suivante chez le même éditeur, était ornée d’une composition originale en couleurs avec rehauts d’or due à La Gandara : une douzaine de chauves-souris volent au-dessus d’un étang « aux deux nénuphars », bordé de fleurs64. Remy de Gourmont reprend d’ailleurs la métaphore des poèmes chauves-souris pour ouvrir son évocation de Montesquiou : « Au premier envol de ses Chauves-souris en velours violet, la question fut très sérieusement posée de savoir si M. de Montesquiou était un poète ou un amateur de poésie et si la vie mondaine se pouvait concilier avec le culte des Neuf Sœurs ou de l'une d'elles, car neuf femmes font beaucoup de femmes »65. Les poèmes de Montesquiou invitaient cependant le lecteur à voir aussi dans la chauve-souris une figure de l’esthète, avec notamment la caractérisation de Louis II de Bavière comme « la chauve-souris des chauves-souris ». Les Goncourt en déduisirent assez logiquement que la chauve-souris était également une figure de l’auteur : « En ce poème de la chauve-souris, chanté dans les rimes et le filigrane du papier, en ce dithyrambe de l’oiseau quadrupède de la nuit, c’est une célébration des grands toqués de l’humanité depuis Nabuchodonosor jusqu’au duc de Brunswich, jusqu’à Montesquiou gardant l’anonymat. »66 Hybridité et marginalité pouvaient, en tout cas, apparaître comme des attributs de la chauve-souris qui convenaient aussi à l’auteur67.

42Un an après la parution des Chauves-souris de Montesquiou, Mallarmé donna à la comparaison du poète et de la chauve-souris une tout autre portée, dans son hommage à Théodore de Banville :

La Poésie, ou ce que les siècles commandent tel, tient au sol, avec foi, à la poudre que tout demeure ; ainsi que de hautes fondations, dont l’ombre sérieuse augmente le soubassement, le confond et l’attache. Ce cri de pierre s’unifie vers le ciel en les piliers interrompus, des arceaux ayant un jet d’audace dans la prière ; mais enfin, quelque immobilité. J’attends que, chauve-souris éblouissante et comme l’éventement de la gravité, soudain, du site par une pointe d’aile autochtone, le fol, adamantin, colère, tourbillonnant génie heurte la ruine ; s’en délivre dans la voltige qu’il est, seul.

Théodore de Banville parfois devient ce sylphe suprême.

Celui, quand tout va s’éteindre ou choir, le dernier ; ou l’initial, dont la sagesse patienta, près une source innée, que des tonnerres grandiloquents, brutaux fragments par trop étrangers à ce qui n’est pas le petit fait de chanter abattissent leur colosse : pour, oui ! paraître comme le couronnement railleur sans quoi tout serait vain.68

43Jean-Michel Maulpoix rapproche à juste titre la « chauve-souris éblouissante » de l’« araignée sacrée » à laquelle Mallarmé s’était comparé dans une lettre à Théodore Aubanel du 28 juillet 1866. Selon lui, « ces oxymores s’inscrivent dans la filiation des mythologies passées de la création poétique, mais elles vont cette fois rechercher dans l’ombre les animaux les plus laids et mal aimés pour les élever à la dignité de symboles »69. Plus exactement, Mallarmé renouvelle deux mythes ovidiens de la création littéraire, étroitement reliés entre eux comme on l’a vu. Si les deux métaphores fonctionnent comme des synecdoques du récit mythique, elles s’enrichissent aussi de divers apports symboliques70. En ce qui concerne la chauve-souris, Mallarmé revendique immédiatement l’un de ces apports en qualifiant Banville de « sylphe suprême » : écrit par un professeur d’anglais, publié dans The National Observer, l’article convoque implicitement un intertexte shakespearien71 qui avait suscité de nombreuses représentations plastiques à l’époque. Dans ce contexte, la chauve-souris n’est pas nécessairement perçue comme un animal laid et mal aimé mais plutôt comme un attribut du monde féerique72. Mallarmé la choisit certainement pour son hybridité qui en fait un symbole particulièrement pertinent de « la divine transposition [qui] va du fait à l’idéal »73. L’image de la Poésie qui « tient au sol, avec foi, à la poudre que tout demeure » rappelle la lettre célèbre à Henri Cazalis :

Oui, je le sais, nous ne sommes que de vaines formes de la matière — mais bien sublimes pour avoir inventé Dieu et notre âme. Si sublimes, mon ami ! que je veux me donner ce spectacle de la matière, ayant conscience d’elle, et, cependant, s’élançant forcenément dans le Rêve qu’elle sait n’être pas, chantant l’Âme et toutes les divines impressions pareilles qui se sont amassées en nous depuis les premiers âges, et proclamant devant le rien qui est la Vérité, ces glorieux mensonges !74

44Le choix de la chauve-souris pour figurer la matière « s’élançant forcenément dans le Rêve » pourrait s’expliquer aussi par l’influence de la gravure de Goya et des variations auxquelles elle a donné lieu, dès lors que le génie qu’elle figure est qualifié de « fol ». De même que Mallarmé, en se comparant à une « araignée sacrée », s’est approprié un symbole de l’immanence dont la tradition chrétienne avait fait un usage dépréciatif et polémique, il choisit la chauve-souris, figure de l’incapacité humaine à connaître Dieu75 ou de l’hérésie76, pour figurer la vocation de la poésie dans un monde où l’homme ne peut plus se leurrer sur son statut de « vaine forme de la matière ». Mais Mallarmé joue aussi sur le caractère vespéral de l’animal, invitant peut-être, on l’a vu, à rapprocher la « chauve-souris éblouissante » de l’étoile du soir, possible variation sur la métamorphose hugolienne de l’araignée en soleil. Il s’agit, en effet, également de caractériser la position de Banville par rapport à l’histoire de la poésie, sous le signe de la transition : il est à la fois « le dernier », « quand tout va s’éteindre », et « l’initial » patientant près d’un colosse en qui l’on peut être tenté de reconnaître Victor Hugo, explicitement associé, dans le dernier paragraphe, à « la beauté énorme ». Semblable à l’oiseau de Minerve selon Hegel, le poète chauve-souris prend son essor au crépuscule.

45Il faut enfin faire la part de l’humour dans une évocation qui valorise surtout « l’esprit » de Banville, « sa fusée de rire clair », son « ironie, dardée, souveraine », qui rappelle que Heine était « sa lecture favorite ». Or l’angliciste qu’était Mallarmé ne pouvait ignorer que l’équivalent anglais de l’expression « avoir une araignée au plafond » est « to have bats in the belfry ». Dès lors il est tentant de voir aussi une dimension ludique dans cette « chauve-souris éblouissante », s’échappant d’une architecture qui pourrait être une variation ironique sur ce beffroi tandis que « l’éventement de la gravité » jouerait sur les deux sens du terme. La tentation est d’autant plus grande qu’il s’agit, en définitive, de « paraître comme le couronnement railleur sans quoi tout serait vain ». La folie du poète est d’ailleurs un lieu commun sur lequel Mallarmé se plaît à ironiser, d’où le choix du titre Divagations et la prière d’insérer qu’il rédigea pour le volume77.

46Seule une longue et patiente enquête permettrait de mesurer précisément les répercussions de la comparaison mallarméenne dans le champ de la poésie moderne. La figure du poète chauve-souris ne semble pas avoir connu la même fortune que celle du poète araignée mais sa résurgence dans la seconde moitié du XXe siècle mérite de retenir l’attention. Toujours figure de l’hybridité et de la marginalité, l’animal se prête à une exploration métaphorique de toutes les frontières, à commencer par celle entre humanité et animalité. L’œuvre du poète américain Theodore Roethke est exemplaire à cet égard. Le poème qu’il consacre à la chauve-souris dans le recueil Open House, publié en 1941, semble d’abord s’inscrire dans la tradition des « histoires naturelles » mais les derniers vers ouvrent une autre perspective :

By day the bat is cousin to the mouse.
He likes the attic of an aging house.

His fingers make a hat about his head.
His pulse beat is so slow we think him dead.

He loops in crazy figures half the night
Among the trees that face the corner light.

But when he brushes up against a screen,
e are afraid of what our eyes have seen :

For something is amiss or out of place
When mice with mings can wear a human face.78

De jour, la chauve-souris est cousine de la souris.
Elle aime la mansarde d’une maison qui prend de l’âge.

Ses doigts font un chapeau au-dessus de sa tête.
Son pouls est si lent que nous croyons qu’elle est morte.

Elle boucle de folles figures pendant la moitié de la nuit
Parmi les arbres en face de la lampe de l’angle.

Mais lorsqu’elle frôle une vitre,
Nous sommes effrayés de ce qu’ont vu nos yeux :

Car il y a quelque chose qui cloche
Lorsqu’une souris ailée peut porter un visage humain.

47La courbe du poème semble à l’image du vol de la chauve-souris : un soudain virage engage le lecteur sur la voie de l’interrogation métaphysique. De fait, Roethke est généralement situé par les critiques dans la tradition des poètes métaphysiques anglais, notamment de John Donne. Selon Karl Malkoff, la chauve-souris serait ici « le symbole des forces obscures et souterraines de l’esprit humain »79. Le mouvement du poème suggère surtout un passage de l’altérité radicale à la reconnaissance, une sorte de rencontre avec le double. Plus que jamais la chauve-souris est ici figure de l’entre-deux : entre vie et mort, entre animal et humain. Dans la première section du long poème « The Far Field », qui donne son titre au recueil posthume des derniers textes de Roethke, l’identification à la chauve-souris est explicite puisque le poète rêve de « voler comme une chauve-souris dans les profondeurs d’un tunnel de plus en plus étroit » (Of flying like a bat deep into a narrowing tunnel »80). La chauve-souris n’est plus ici la figure d’un arrachement au sol, comme dans la comparaison mallarméenne, mais celle d’une exploration des profondeurs. Aussi a-t-on pu considérer cette image comme emblématique d’un « mysticisme opposé au mysticisme de la transcendance », par lequel il s’agit de « descendre au plus près de la conscience de l’espèce » (« down into the consciousness of the race ») comme l’écrivait Roethke dans une lettre à Kenneth Burke de 194681. L’investigation poétique de Roethke a trouvé, dix ans plus tard, un prolongement dans le champ philosophique avec l’article célèbre de Thomas Nagel, « What is like to be a bat ? »82 qui choisit l’exemple de la chauve-souris pour affirmer le caractère subjectif irréductible de toute expérience de conscience. Dans ce texte spéculatif, la chauve-souris figure, comme dans les poèmes de Roethke, à la fois l’altérité absolue, puisque son système perceptif est aussi éloigné que possible de celui de l’être humain, et une figure du double puisque c’est la possibilité ou l’impossibilité d’une compréhension objective de la subjectivité humaine qui est en question83.

48La publication du livre de Randall Jarrell, The Bat Poet, en 1964, année où parut également The Far Field, constitue un moment décisif dans l’histoire des portraits de l’artiste en chauve-souris dont j’ai tenté ici de poser les premiers jalons. On notera d’emblée l’hybridité générique de l’ouvrage, à la fois livre pour enfants et manifeste poétique, sinon testament, d’un poète et critique qui mourut un an plus tard, renversé par une voiture, après une tentative de suicide antérieure. Comme on pouvait s’y attendre, la question de la marginalité du poète est au cœur du récit de Randall Jarrell : cet attribut traditionnel de la chauve-souris se trouve en quelque sorte redoublé puisque la chauve-souris poète se distingue de ses congénères. L’hypothèse d’une réécriture ludique, fondée sur le renversement du récit ovidien ne saurait être exclue. Refusant d’hiberner avec ses compagnes dans la grange parce que cela la rendrait « nostalgique » (homesick), elle choisit significativement de continuer à dormir sous le porche de la maison, à la frontière du dedans et du dehors donc. Mais l’expérience de la solitude qu’elle fait alors la conduit à une marginalité plus radicale encore : elle cesse de passer ses journées à dormir et découvre le monde. C’est en vain qu’elle tente de faire partager cette expérience à ses compagnes, sûres que leurs yeux seraient blessés par la lumière. La tonalité platonicienne du motif n’a pas besoin d’être soulignée et il est probable que Jarrell se plaît aussi à renverser la comparaison aristotélicienne84. Son poète chauve-souris est un poète voyant, dans la lignée rimbaldienne. C’est aussi un poète à l’écoute du chant du monde, en l’occurrence celui du moqueur85 (mocking-bird). Désespérant de convaincre les autres chauves-souris d’écouter à leur tour ce chant qui leur paraît trop bizarre (queer), la chauve-souris décide de l’imiter, d’imiter donc une imitation puisque le mocking-bird doit son nom à sa capacité d’imiter le chant des autres oiseaux. Constatant qu’elle est incapable de produire des sons assez graves pour cela, elle recourt aux mots. On retrouve donc le modèle du mythe étiologique même si ce n’est plus l’origine des chauves-souris mais celle de la poésie qu’il s’agit de raconter. La réminiscence ovidienne n’est plus perceptible qu’à travers le prisme de la fable animalière. Il se peut d’ailleurs que la rencontre de la chauve-souris et du merle moqueur dérive de la fable d’Esope évoquant celle de la chauve-souris et du serin. Mais le récit de Randall Jarrell suggère assez combien il serait vain de vouloir identifier une origine, nous invitant plutôt à envisager la création artistique sous l’angle de la répétition, dans l’acception deleuzienne du terme.

49Le premier roman de Pierrette Fleutiaux, Histoire de la Chauve-Souris, publié en 1975, pourrait aussi donner lieu à d’innombrables rapprochements86, comme le suggère l’auteur, qui préfère manifestement cependant ne pas mentionner de source littéraire précise. On retiendra cependant son statut d’ « objet médiateur »87 par rapport à l’écriture. Le titre semble promettre au lecteur une somme historique sur l’animal et s’il est trompeur quant au genre, il rend compte cependant d’une dimension importante de l’œuvre : le parcours de la protagoniste peut être perçu comme un voyage dans le temps, nous conduisant de « la ville de la tour », aux connotations vaguement médiévales, à « la ville des tours immenses », strictement contemporaine. Cette dimension est d’ailleurs implicitement revendiquée lorsque le « Professeur Supérieur » reproche à l’héroïne de lui raconter « une histoire médiévale tout à fait déplacée chez un étudiant de l’Institut de Recherches Chéiroptiques »88.  Dès lors, c’est aussi à une traversée des représentations de la chauve-souris qu’est convié le lecteur. Dans la lettre à l’auteur qui sert de préface au roman, Julio Cortazar regrette la présence de l’épigraphe empruntée à Jung (« La conscience ressemble à un fardeau de culpabilité ») et le surgissement des « hommes de science » dans le récit, envisageant pourtant ensuite la possibilité que le récit ait été conçu comme « une allégorie ironique ». Si l’ironie paraît incontestablement présente, elle s’apparente peut-être plutôt à celle du mocking-bird cher au poète chauve-souris de Randall Jarrell. La simple coexistence dans le même livre de ces discours contradictoires suffit à relativiser chacun d’eux et à brouiller la lecture allégorique que l’épigraphe pouvait suggérer. L’image finale de l’héroïne s’employant à « démêler [l]es fils infiniment mêlés » de ses cheveux pour libérer la chauve-souris qui en est prisonnière est un travail d’analyse, dans l’acception étymologique du terme. Mais si l’épigraphe et la figure de l’Introspecteur orientent le lecteur sur la piste de la psychanalyse89, le lecteur peut aussi y voir le reflet ironique de ses propres tentatives de déchiffrement. Il peut également y retrouver l’image inversée du tissage des Minyades, en accord avec le trajet à rebours de la métamorphose qui semble se dessiner. Dans la poésie d’Ovide comme dans les arts plastiques90, l’hybride est toujours la seule figure possible de la métamorphose en train de s’accomplir. Pierrette Fleutiaux a réussi à faire l’histoire de cet entre-deux, renchérissant sur l’hybridité de la chauve-souris comme Randall Jarrell avait renchéri sur sa marginalité.

50Hybridité, marginalité, obscurité, tels sont les sommets du triangle symbolique que nous n’avons cessé de retrouver dans ce survol, naturellement très lacunaire, des portraits de l’artiste en chauve-souris. De façon plus discrète, le motif du tissage, que le mythe grec associait déjà à la chauve-souris et auquel Ovide a conféré une dimension métatextuelle en faisant des Minyades des conteuses, semble constituer un autre invariant, même s’il apparaît sous des formes très diverses : lambeaux du manteau de la nuit chez Jules Renard, masque de velours chez Robert Desnos, fils de la chevelure chez Pierrette Fleutiaux. Le fil qui reliait chez Ovide les Minyades et Arachné semble aussi avoir résisté à l’épreuve du temps : chauves-souris et araignées restent liées, dans le bestiaire diabolique ou mélancolique comme dans les métaphores de la création poétique qui fait voisiner l’ « araignée sacrée » et la « chauve-souris éblouissante ».

Notes de bas de page numériques

1 La « chouette-souris » (*kawa sorix, composé associant un mot gaulois et un mot latin) est devenue en bas latin « chauve souris » (calva sorix) sous l’influence de l’adjectif latin calvus, d’après Jacqueline Picoche, Dictionnaire étymologique du français, Paris, Hachette-Tchou, 1971.
2 Henri Estienne, Deux dialogues du nouveau langage françois italianizé et autrement desguizé, principalement entre les courtisans de ce temps, Genève, 1578, reprod. Slatkine, 1972, I, p. 149.
3 Rabelais, Le Tiers Livre [1546], ch. II, Œuvres complètes, éd. Mireille Huchon, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1994, p. 385.
4 Dans la mesure où Pantagruel commente pour Panurge un sort virgilien qui signifie selon lui que sa « femme sera ribaulde », ce bestiaire fait certainement allusion aussi à la lubricité féminine. Telle est, en tout cas, la valeur symbolique de la belette dans plusieurs textes grecs, notamment la fable d’Esope « Aphrodite et la belette » qui a inspiré celle de La Fontaine « La Chatte métamorphosée en femme » (II, 18).
5 Pierre Maréchaux, Énigmes romaines. Une lecture d’Ovide, Paris, Gallimard, « Le Promeneur », 2000, pp. 20-21. Le mythe des Minyades n’est pourtant pas évoqué dans cette perspective mais dans celle du destin et de la métamorphose : « Ovide a compris que l’existence se vivait toujours à travers le jeu conjugué de l’induction et de la déduction : les filles de Minyas ont été impies ; on déduit donc leur châtiment de leur conduite : elles seront métamorphosées. Tel est le sens de l’Histoire, telle est sa volonté. Mais, pour le reste, les filles de Minyas sont beaucoup moins prédestinées qu’on veut bien l’affirmer. Disons que, condamnées à leur perte, elles ont le choix des armes qui leur donneront la mort. Elles induisent ce choix. Remis dans un contexte plus général, le processus est exemplaire d’une certaine idée de l’homme aux prises avec sa destinée. » (p. 66).
6 Antoninus Liberalis, Les Métamorphoses, X, texte établi, traduit et commenté par Manolis Papathomopoulos, Paris, Les Belles Lettres, « C.U.F. », 2002, p. 18.
7 J’ai évoqué cette version du mythe au début de l’article « « Philomelae bellum canticum : le "combat de chant" du rossignol entre baroque et romantisme », dans Philomèle. Figures du rossignol dans la tradition littéraire et artistique sous la direction de Véronique Gély, Jean-Louis Haquette et Anne Tomiche, Clermont-Ferrand, Presses Universitaires Blaise-Pascal, 2006, pp. 193-207.
8 Ovide, Les Métamorphoses, IV, v. 1-4, éd. bilingue Danièle Robert, Arles, Actes Sud, « Thesaurus », 2001. Toutes les références ultérieures renvoient à cette édition mais la traduction est modifiée pour plus de littéralité.
9 Catulle, Poésies, LXIV, éd. et trad. G. Lafaye, Paris, Les Belles Lettres, C.U.F., 1964.
10 Sur les enjeux symboliques et poétiques du fil des Parques, voir S. Ballestra-Puech, Les Parques. Essai sur les figures féminines du destin dans la littérature occidentale, Toulouse, Éditions Universitaires du Sud, 1999, pp. 73-167.
11 J’ai proposé une lecture de cet épisode dans Métamorphoses d'Arachné. L'artiste en araignée dans la littérature occidentale, Genève, Droz, « Histoire des idées et critique littéraire » n° 426, 2006, pp. 19-68.
12 Voir Ioanna Papadopoulou-Belmehdi, « Tissages grecs ou le féminin en antithèse », Diogène, n° 167 (septembre 1994), pp. 43-60.
13 Homère, Odyssée, XII, v. 431-439. En comparant Ulysse, accroché à un figuier au-dessus du tourbillon d’eau aspiré par Charybde, à une chauve-souris, Homère introduit une image qui « se charge d’une symbolique (Ulysse est entre la vie et la mort) et d’une part fantastique. Plus bête qu’homme, le héros est, dans sa lutte pour la survie, aussi inclassable que la chauve-souris dont elle transgresse les ordres et les catégories (mammifère et pourtant oiseau) » (Évanghélia Stead commente Odyssée d’Homère, Paris, Gallimard, « Foliothèque » n° 142, 2007, p. 121.)
14 Platon, Critias, 109c, trad. Jean-François Pradeau, Paris, Les Belles Lettres, « Classiques en poche », 1997, p. 47 : « Athéna et Héphaïstos, qui ont un naturel commun, à la fois parce qu’ils sont frère et sœur et parce que leur amour du savoir (philosophia) et leur amour de la technique (philotechnia) les poussent dans une même direction ».
15 Arnouph D’Orléans, Allegoriae super Ovidii Metamorphosen [vers 1175], IV, 14, éd.  Fausto Ghisalberti, in Arnulfo d’orleans : un ciltore di Ovidio nel secolo XII, « Memorie del Reale Istituto Lombardo di Scienze e Lettere », n°24, 1932, pp. 157-234.
16 Voir Marcel Detienne et Jean-Pierre Vernant, Les Ruses de l’intelligence. La mètis des Grecs [1974], Paris, Flammarion, « Champs », 1978.  
17 Phèdre, « Vespertilio», Fabularum liber I, 16, texte établi par Léon Hermann dans Phèdre et ses fables, Leiden, Brill, 1950, p. 214. On trouvera dans cet ouvrage une traduction marquée par le souci d’expliciter le sens. J’ai tenté, pour ma part, de respecter autant que possible la concision du texte latin.
18 Léon Hermann, Phèdre et ses fables, p. 55.
19  Sénèque, Lettres à Lucilius, 122.
20 Voir Jean Batany, « “The marginal beast” : la chauve-souris des fables et l’ambiguïté d’un statut », Reinardus : Yearbook of the International Reynard Society, vol. 14 (juin 2001), pp. 3-22.
21  Jean de Garlande, Integumenta Ovidii, 190-192
22 Giovanni del Virgilio, Allegoriae Librorum Ovidii Metamorphoseos, Liber III, 8-9, édité par Fausto Ghisalberti, « Giovanni del Virgilio espositore delle Metamorfosi », Il Giornale dantesco, XXXIV, 1933, nuova seria IV, p. 57, n. 14.
23 Ovide moralisé en vers [1316-1328], IV, v. 2489-2501.
24 Dans les variations médiévales sur la fable de Phèdre, Les Oiseaux et les quadrupèdes, la chauve-souris convaincue de trahison est dépouillée de  ses plumes. Voir le Recueil général des Isopets, éd. Julia Bastin, Paris Champion, t. 2, 1930, p. 43 (Romulus de Walter l’Anglais), 160-161 (Isopet de Lyon), 285-287 (Isopet I) et 417-418 (Isopet de Paris).
25 Voir Jurgis Baltrusaitis, Le Moyen Âge fantastique [1981], Paris, Flammarion, « Champs », 1993, pp. 155-175.
26 Bernard Teyssèdre, « Les Ailes du diable, généalogie d’une image », Revue d’Esthétique, 7 (1984), pp. 61-73.
27 Par exemple dans l’interprétation de l’épisode d’Arachné (VI, v. 353-354), fortement lié à celui des Minyades chez Ovide, comme on l’a vu.
28 Voir Porphyre, L’Antre des nymphes dans l’Odyssée, 12-14, éd. et trad. Y. Le Lay, Lagrasse, Verdier, 1989.
29  Voir, par exemple, Grégoire de Nysse, Contemplation sur la vie de Moïse ou Traité de la perfection en matière de vertu, trad. J. Daniélou, S.J., Paris, Cerf/ Lyon, L’Abeille, 1941, pp. 124-125.
30 Voir notamment la miniature illustrant une traduction française anonyme du XVe siècle, B.N.F. MS. Français 137, fol. 42v (http://gallica.bnf.fr/scripts/Notice.php?O=08100128) sur laquelle on aperçoit les trois fileuses au second plan, à l’intérieur d’un château, tandis que le premier plan est occupé par le cortège de Bacchus, le dieu apparaissant à droite, vêtu à l’orientale et pourvu d’ailes qui indiquent son caractère divin. Et celle d’une édition lyonnaise de 1510.
31 Gabriele Simeoni, La vita et metamorfoseo d’Ovidio figurato et abbreviato in forma d’epigrammi, Lyon, Jean de Tournes, 1559, p. 67.
34 Isaac de Benserade, Métamorphoses en rondeaux, imprimés et enrichis de figures par ordre de S.M., Paris, Imprimerie royale, 1676, p. 81.  
35 Voir, par exemple, le père François Garasse, La Doctrine curieuse des beaux esprits de ce temps, II, 15, Paris, S. Chappelet, 1623, p. 198 : « […] les profanations que les libertins de nostre temps inventent journellement seroient peut-estre mieux au centre de la terre, que dans des livres imprimez, mais puis qu’elles voltigent comme chauve-souris entre chien et loup, et parmy des esprits qui ne sont ny bons catholiques ny mauvais heretiques mais flottant entre les deux, je suis d’avis de les tirer en plein jour pour faire voir leur difformité, et les exposer à la rizée de tout le monde. » Il est curieux de constater qu’à deux siècles de distance, on retrouve le même geste d’exhibition de la monstruosité d’une chauve-souris, qui n’est plus métaphorique, à la fin du poème de Victor Hugo, « La Chauve-souris », daté par l’auteur de 1822 (Odes et ballades [1822-1828], V, 5, Œuvres poétiques, éd . Pierre Albouy, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », t. 1, 1964, p. 457) : « En vain autour de moi ton vol qui se promène / Sème une odeur de tombe et de poussière humaine ; / Ton aspect m’importune et ne peut m’effrayer. / Fuis donc, fuis, ou demain je livre aux yeux profanes / Ton corps sombre et velu, tes ailes diaphanes, / Dont le pâtre conteur orne son noir foyer. / Des enfants se joueront de ta dent furieuse ; / Une vierge viendra, tremblante et curieuse, / De son rire craintif t’effrayer à grand bruit ; / Et le jour te verra, dans le ciel exilée, / A mille oiseaux joyeux mêlée, / D’un vol aveugle et lourd chercher en vain la nuit ! » Le poème s’inscrit ouvertement dans la tradition gothique avec son épigraphe empruntée à Mathurin et la chauve-souris y est naturellement messagère de mort.
36 Cette imagerie a la vie dure, comme en témoigne encore son utilisation dans la presse anticléricale du dernier quart du XIXe siècle : une caricature d’Alfred Le Petit, parue dans Le Pétard le 2 juin 1878, montre Voltaire brandissant une lampe torche sur un groupe de hiboux tandis que s’éloigne un vol de chauves-souris (reproduite dans l’article de Jacqueline Lalouette, « Iconoclastie et caricature dans le combat libre-penseur et anticlérical (1879-1914) », in Usages de l’image au XIXe siècle, sous la direction de Stéphane Michaud, Jean-Yves Mollier et Nicole Savy, préface de Maurice Agulhon, Paris, Créaphis, 1992, pp. 51-61).
37 Anne Larue, L’autre Mélancolie. Acedia, ou les chambres de l’esprit, Paris, Hermann, 2001, pp. 139-145.
39 Voir Paul Ilie, The Age of Minerva. Counter-Rational Reason in the Eighteenth Century. Goya and the Paradigm of Unreason in Western Europe, Philadelphie, Pennsylvania University Press, 1995.
41 Par exemple, par Théophile Gautier : « Un voyage à Naples ne produisit pas un meilleur résultat. Ce beau soleil si vanté lui avait semblé noir comme celui de la gravure d’Albert Durer ; la chauve-souris qui porte écrit dans son aile ce mot melancholia, fouettait cet azur étincelant de ses membranes poussiéreuses et voletait entre la lumière et lui ; » (Avatar [1856], I, Romans, contes et nouvelles, éd. Pierre Laubriet, t. II, 2002, p. 317).
42 Par exemple, par Victor Hugo : « […] je n’avais plus au-dessus de moi qu’un de ces ciels de plomb où plane, visible pour le poète, cette grande chauve-souris qui porte écrit dans son ventre ouvert melancholia » (Le Rhin : lettres à un ami [1842], lettre XVI, « A travers champ »).
43 Pour d’autres exemples et une étude substantielle, voir Anne Larue, « Les ekphraseis de la Mélancolie de Dürer chez les poètes anglais et français du XIXe siècle », Representation of Visual Arts in Literature, dir. Simone Dorangeon, Reims, mars 1998 www.univ-paris13.fr/cenel/articles/LarueDurer.pdf
44  Anne Larue, L’autre Mélancolie, p.146.
45 Honoré de Balzac, Petites misères de la vie conjugale [1846], « Les Attentions d’une jeune femme », La Comédie humaine, éd. Pierre-Georges Castex, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, t. XII, 1981, p. 35.
46 Honoré de Balzac, Petites misères de la vie conjugale, « Souvenirs et regrets », p. 59.
47 Charles Baudelaire, « Spleen », Les Fleurs du Mal [1857], Œuvres complètes, éd. Claude Pichois, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », t. 1, 1975, p. 75.
48 En ce qui concerne Baudelaire, Claude Pichois (p. 978) a proposé un rapprochement avec un passage des Scènes de la vie de bohême de Murger : « Il s’enferma alors dans une solitude absolue, où toutes les chauves-souris de l’ennui ne tardèrent pas à venir faire leur nid, et il appela le travail à son secours, mais ce fut en vain. ». Michael Riffaterre (Cahiers des l’Association Internationale des Études françaises, n° 23, mais 1971, pp. 128-130) considérait, lui, que la chauve-souris n’avait que la valeur de stéréotype de la désespérance, stéréotype gothique que Baudelaire aurait inversé.
49 Philippe Jaccottet, « Portovenere », L’Effraie 1946-1950 [1954], Paris, Gallimard, « Poésie », 1971, rééd. 2003, p. 31.
50 Voir le poème « Intérieur » du même recueil (p. 34) : « Il y a juste, au pied du lit, cette araignée / (à cause du jardin), je ne l’ai pas assez / piétinée, on dirait qu’elle travaille encore / au piège qui attend mon fragile fantôme… » Comme la chauve-souris, l’araignée est rendue à son milieu naturel tout en conservant une valeur métaphorique proche de celle que lui attribuait Baudelaire.
51 En témoigne le titre de l’étude d’Elisabeth Durot-Boucé, Le Lierre et la chauve-souris. Recueils gothiques, émergence du roman noir anglais, Paris, Presses de la Sorbonne Nouvelle, 2004.
52  Jules Renard, « Chauves-souris », Histoires naturelles [1896], Œuvres, éd. Léon Guichard, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », t. II, 1971, pp. 144-145.
53 Il se peut, comme le suggère Léon Guichard (p. 1269), que Jules Renard se soit inspiré de l’épigraphe de « La Chauve-Souris » de Victor Hugo (voir supra note 35) dont l’édition originale comportait une épigraphe supplémentaire : « Fille de la nuit brumeuse, pourquoi voles-tu ainsi sur ma tête avec tes ailes noires et froides » donnée pour une citation de l’Edda, donc un emprunt à la mythologie scandinave. Quoi qu’il en soit, la tonalité des deux textes est radicalement différente.
54 Jules Renard, « Les Hirondelles », II, Histoires naturelles, p. 151.
55  Henri Michaux, « Histoire naturelle », Un barbare en Asie [1933], Œuvres complètes, t. I, éd. Raymond Bellour avec Ysé Tran, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1998, pp.352-353.
56 Francis Ponge, « Première ébauche d’une main » [1949-1961], I, Pièces [1961], texte présenté, établi et annoté par Jacinthe Martel dans Œuvres complètes, sous la direction de Bernard Beugnot, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », t. 1, 1999, p. 765.
57 À la gloire de la main, album collectif préparé par les artistes du groupe Graphies, Paris, Aux dépens d’un amateur, Imprimerie Féquet et Baudier, 1949 (textes de Gaston Bachelard, Paul Eluard, Jean Lescure, Henri Mondor, René de Solier, Tristan Tzara et Paul Valéry ; œuvres gravées de Jean Fautrier, Germaine Richier, Jean Signovert, Raoul Ubac, etc.).
59 Robert Desnos, « La Chauve-souris », 30 Chantefables pour les enfants sages à chanter sur n’importe quel air, illustrations d’Olga Kowalewsky, Paris, Librairie Gründ, 1944, Œuvres, éd. Marie-Claire Dumas, Paris, Gallimard, « Quarto », 1999, p. 1337.
60 Voir J. Bruech, « Die lateinischen Namen der Fledermaus », Natalicum C. Jax septuagenario a. d. VII. Kal. Dec. MCMLV oblatum, I, éd. Muth R. & Knobloch I, Innsbruck, Sprachwissenschaftlicher Seminar der Universität, 1955, pp. 181-188.
61 Robert de Montesquiou, Les Chauves-Souris. Clairs obscurs, Paris, G. Richard, 1892.
62 Robert de Montesquiou, Le Chasseur de chauves-souris, 1885, cyanotype avec rehauts d’argent, B.N.F., N.a.fr. 15039 fol. 101 http://expositions.bnf.fr/portraits/grand/048.htm
65 Remy de Gourmont, « Robert de Montesquiou, Le Livre des Masques, Mercure de France, 1896.
66 Edmond et Jules de Goncourt, Journal. Mémoires de la vie littéraire, juillet 1892, éd. Robert Ricatte, Paris, Robert Laffont, « Bouquins », 1989.
67 Voir l’article de Pascale McGarry dans ce volume.
68 Stéphane Mallarmé, « Théodore de Banville », The National Observer, 17 décembre 1892, repris dans la section « Quelques médaillons et portraits en pieds » de Divagations [1897], Œuvres complètes, éd. Bertrand Marchal, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », t. II, 2003, pp. 143-145.
69 Jean-Michel Maulpoix, «Portrait du poète en araignée», Figures du poète moderne, sous la direction de Jean-Michel Maulpoix, Cahiers RITM  (Université Paris X-Nanterre), n° 21, 2000, p. 81.
70 En ce qui concerne l’« araignée sacrée », le mythe d’Arachné est enrichi par une métaphore d’origine védique dont j’ai étudié la circulation en Europe depuis le XVIIe siècle (Métamorphoses d’Arachné, pp. 244-289).
71 Voir notamment Le Songe d’une nuit d’été, II, 2.
72 Voir l’article d’Anne Chassagnol dans ce volume.
73 Stéphane Mallarmé, « Théodore de Banville », p. 144.
74 Stéphane Mallarmé, lettre à Henri Cazalis du 28 avril 1866, Œuvres complètes, t. 1, p. 696.
75 Cette tradition a pour origine la comparaison aristotélicienne : « De même que les yeux d’une chauve-souris sont éblouis par la lumière du jour, l’intelligence de notre âme est éblouie par les choses les plus naturellement évidentes » (Métaphysique a993b).
76 Voir supra note 35.
77 « Sous ce titre peut-être ironique de Divagations, M. Stéphane Mallarmé réunit, en un volume de la Bibliothèque Charpentier (Fasquelle éditeur) des morceaux rendus célèbres par les hauts cris qu’ils causèrent : — on les accusait d’incohérence, d’inintelligibilité… » (Œuvres complètes, t. 2, p. 1610).
78 Theodore Roethke, « The Bat », Open House [1941], The Collected Poems, Londres, Faber, 1968, p. 16.
79 « symbol of the dark and subterranean forces of the human mind », Karl Malkoff, Theodore Roethke : an introduction to the poetry, New York, Columbia University Press, 1966, p. 28.
80 Theodore Roethke, « The Far Field », I, The Far Field [1964], The Collected Poems, p. 127.
81 Voir Anthony Libby, Mythologies of Nothing : Mystical Death in American Poetry 1940-1970, Urbana, University of Illinois Press, 1984.
82 Thomas Nagel, « What is it like to be a bat ? », The Philosophical Review, vol. 83, n°4 (octobre 1974), pp. 435-450 (http://members.aol.com/NeoNoetics/Nagel_Bat.html) ; trad. P. Engel « Quel effet cela fait-il d’être une chauve-souris ? », dans Questions mortelles, Paris, P.U.F., 1983.
83 Pour une discussion récente sur la question, voir François Loth, « Ne pas savoir ce que cela fait d’être une chauve-souris : résistance au physicalisme ? », article mis en ligne le 29 janvier 2007 : http://francoisloth.wordpress.com/2007/01/29
84 Voir supra note 75.
85 Cet oiseau a exercé sur les Européens qui le découvraient une fascination dont on perçoit l’écho dans l’évocation qu’en a faite Buffon (http://www.oiseaux.net/buffon/tome3/moqueur.html). Il est aujourd’hui désigné par le nom encore plus révélateur de « moqueur polyglotte » (www.oiseaux.net/oiseaux/passeriformes/moqueur.polyglotte.html). Surnommé « le rossignol américain », il semble jouir dans la littérature américaine d’un statut comparable à son homologue européen.
86 Voir l’article d’Edith Perry dans ce volume.
87 Bettina L. Knapp, « Entretien avec Pierrette Fleutiaux », The French Review, vol. 71, n°3 (février 1998), p. 437.
88 Pierrette Fleutiaux, Histoire de la chauve-souris [1975], Paris, Gallimard, « Folio, 1991, p. 126.
89 Les métaphores de la déliaison sont fréquentes sous la plume des psychanalystes : voir notamment André Green, La Déliaison [1992], Paris, Hachette, « Pluriel », 1998.
90 Voir Françoise Frontisi-Ducroux, L’Homme-cerf et la femme-araignée. Figures grecques de la métamorphose, Paris, Gallimard, « Le Temps des images », 2003.

Pour citer cet article

Sylvie Ballestra-Puech, « Portraits de l'artiste en chauve-souris : les Minyades et leur postérité dans la littérature occidentale », paru dans Loxias, Loxias 16, mis en ligne le 15 mars 2007, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html?id=1587.


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Sylvie Ballestra-Puech