Loxias | Loxias 16 Mythologie de la chauve-souris dans la littérature et dans l’art 

Anne Chassagnol  : 

Entre ailes : la chauve-souris et la fée dans la peinture victorienne

Résumé

La chauve-souris a bien mauvaise réputation. On l’associe aux vampires, aux sorcières, aux démons du sabbat. Elle pullule dans la littérature gothique, puis dans la littérature fin de siècle. Curieusement, on a tendance à oublier que c’est un animal essentiel du bestiaire féerique : il apparaît dans les comptines et plus particulièrement dans la peinture féerique victorienne. Cet article se propose d’expliciter les points communs entre la fée et la chauve-souris sous l’angle de l’hybridité. Il sera également question de la domestication de l’animal par les fées qui, dans la grande tradition shakespearienne, en font un moyen de locomotion par excellence. Pourtant, la chauve-souris ne se limite pas uniquement à une commodité, la peinture féerique fait d’elle un motif décoratif récurrent qui sera repris des années plus tard par les artistes de l’Art nouveau.

Abstract

The bat has long had a bad reputation. We associate it with vampires, witchcraft and the Black Sabbath. Bats swarmed in gothic fiction and in later Victorian literature. Curiously, we tend to forget that the bat is equally an essential part of the Anglo-Saxon fairy bestiary. It appears in nursery rhymes and more particularly in Victorian fairy painting. This article seeks to explain the points in common between the fairy and the bat from the perspective of the notion of hybridity. It will equally question the domestication of the bat by the fairy who, following the great Shakespearian tradition, uses it as a means of transport par excellence. Nevertheless, the bat is not simply a commodity. It appears in fairy painting as a recurring decorative motif that would simply be revisited years later by the artists of the Art Nouveau movement.

Index

Mots-clés : chauve-souris , locomotion

Plan

Texte intégral

1La chauve-souris n’a pas bonne presse. Elle se donne pour ce qu’elle n’est pas. On la dit aveugle et assoiffée de sang. Sa morphologie peu avenante, sa couleur sombre, ses oreilles pointues et ses cris parfois alarmants, la rapprochent des sorcières du sabbat. Dans l’iconologie religieuse, elle est d’ailleurs associée au diable, ange déchu, créature de l’ombre et de l’effroi, dont les membres supérieurs deviennent ailes de chauve-souris. On l’appelle parfois « mouche de l’enfer » dans certaines régions1. Elle est généralement le véhicule des idées funestes : Albert Dürer l’associe à la mélancolie (Melencolia I, 1514), Francisco Goya au cauchemar (Le Songe de la raison engendre les monstres, 1797) et David Teniers le Jeune à la magie noire (La Sorcière, n.d). Au XIXe siècle et tout particulièrement en Angleterre, elle devient sous la plume de certains auteurs comme John William Polidori (The Vampyre, A Tale, 1817), Sheridan Le Fanu (In a Glass Darkly, 1872) ou Bram Stoker (Dracula, 1897) l’incarnation du mal. Elle fait partie de l’imagerie gothique et à ce titre, elle hante les cimetières, les beffrois ou les abbayes en ruine. Pourtant, elle est aussi cet animal merveilleux qui peuple les contes et les tableaux de fées. Des comptines lui sont dédiées comme « To The Bat »2 ou « Twinkle, Twinkle, Little Bat »3 qu’Alice chante devant la Reine de Cœur dans Alice in Wonderland (1865) de Lewis Carroll. La chauve-souris anglaise a bien des points communs avec sa compagne féerique. Toutes deux, ailées, vivent en communauté, loin des regards et des bruits de la ville et communiquent par des sons inaccessibles à l’oreille humaine. La chauve-souris occupe une place importante dans la peinture féerique, qui s’épanouit en Grande-Bretagne entre 1840 et 1870, sous l’influence de Joseph Noel Paton (1821-1901), John Anster Fitzgerald (1823-1906), de Richard Dadd (1817-1886), de Richard Doyle (1824-1883) et d’autres artistes qui souvent se sont spécialisés dans ce domaine. Elle est aussi présente chez George Sand qui en 1875 dans un conte très inspiré de la tradition anglo-saxonne, « La Fée aux gros yeux »4, souligne le caractère typiquement britannique de cette amitié. Comment expliquer que cet animal traditionnellement maléfique est vu dans ces tableaux comme une créature inoffensive et enchanteresse, au moment même où le mouvement gothique la diabolise et où la littérature fin de siècle l’érotise ?

2Dans les mondes féeriques victoriens, c’est sans doute sa nature hybride et son appartenance au monde nocturne qui rapprochent la chauve-souris de la fée. D’autre part, loin d’être une menace, la chauve-souris est une compagne, souvent une commodité, un moyen de locomotion féerique. En outre, les artistes utilisent l’aile de chauve-souris comme motif décoratif et comme moyen de théâtraliser la scène représentée.

3Selon des critères purement esthétiques, les tableaux de fées exécutés sous le règne de Victoria n’occupent sans doute pas une place essentielle dans l’histoire de l’art et peuvent paraître de nos jours désuets, voire mièvres5. Néanmoins, ils suscitèrent alors un extraordinaire engouement. Des peintres aussi célèbres que J. M.W Turner ou Edwin Landseer, l’un des artistes favoris de la reine Victoria, représentent des sujets féeriques6. Le prince Albert, d’origine allemande, encourage la diffusion du folklore et des légendes germaniques, lance la mode de l’arbre de Noël et incite les artistes à décorer les chambres du nouveau Parlement par des fresques mythologiques ou féeriques. Le couple royal est le premier collectionneur de ces toiles et s’en offre volontiers à l’occasion d’anniversaires7. Ce mouvement éveille encore de nos jours l’intérêt des Britanniques. L’exposition qui lui a été consacrée à la Royal Academy de Londres de novembre 1997 à 1998 a attiré les foules. Si ces tableaux représentent des mondes merveilleux totalement étrangers au réel, ils expriment néanmoins à leur manière les préoccupations de toute une époque : l’inquiétude devant les changements radicaux que connaît alors le pays, le passage d’une société rurale à un monde industrialisé, la construction de l’Empire, la curiosité pour la science et les technologies nouvelles. En outre, sous couvert de féerie, les peintres représentent librement sur la toile le nu féminin et suggèrent le plaisir des sens, alors proscrits par les Puritains. Ces tableaux de fées exécutés principalement entre 1840 et 1870, au moment où l’Angleterre bascule dans l’ère industrielle, présentent une vision souvent idyllique, voire nostalgique, d’un pays verdoyant et serein. Les peintres transforment les terres d’Albion en univers rêvé, aussi lumineux et aérien que le monde victorien est cauchemardesque et bourbeux.

4Parmi la grande variété des sujets féeriques abordés à l’époque victorienne, une constante demeure : la chauve-souris. Elle fait partie du bestiaire aux côtés de l’écureuil, du papillon, de la libellule ou de l’oiseau. Elle est capable de voler, de ramper ou de se suspendre, percevant ainsi le monde de diverses façons. Comme la fée qui peut être femme, homme, enfant ou vieillard, la chauve-souris échappe à toute catégorisation : elle est le seul mammifère quadrupède et velu à avoir la maîtrise des airs. La Bible la considère comme un oiseau, mais au XVIIe siècle, les naturalistes hésitent. Animal hybride par excellence, elle est à l’image de la société victorienne en pleine métamorphose. Son corps ambivalent marque les tensions d’une époque en mutation, à la fois tirée vers le progrès technologique et, attirée dans le même temps par l’appel nostalgique d’un âge d’or perdu. Dans la peinture féerique, la chauve-souris est presque toujours représentée, à l’instar de la fée, comme un personnage mutant, à la fois femme, insecte, fée, fleur et fruit. Cette notion d’hybridité est tout à fait caractéristique de l’époque victorienne, bouleversée par la théorie darwinienne et le concept de l’évolution des espèces dont l’hybridité est l’une des étapes structurantes. Au-delà de la théorie scientifique, les Victoriens sont exposés à de nombreuses formes d’hybridité. Ils considèrent les peuplades découvertes dans les territoires les plus reculés de l’Empire comme sous-développées, à la lisière de l’animalité et susceptibles de menacer l’hégémonie de la race caucasienne. En même temps ils se passionnent pour les nouveaux spécimens botaniques qu’ils s’empressent de greffer ou de bouturer.

5Fidèle reflet de l’époque victorienne, la chauve-souris, à l’image de la fée, se présente donc comme une créature métissée. John Anster Fitzgerald excelle dans les représentations de fées de nature composite8. Dans Fairies in a Bird’s Nest (1860)9, le tableau est lui-même affecté par ce phénomène puisqu’il devient mi-cadre mi-buisson, tout le rebord étant entouré d’un entrelacs de branches et de brindilles. L’aspect extérieur de la toile est à l’image du sujet représenté : une communauté de fées enchevêtrées dans un nid aux couleurs automnales. Les fées de Fitzgerald sont très proches des créatures de Jérôme Bosch : certaines ont des ailes pareilles à des feuilles de chênes, d’autres un dos en forme de bogue de châtaigne, ou émergent d’un œuf. Leurs corps tantôt épineux tantôt comparables aux baies sauvages de ce roncier se mêlent parfaitement au microcosme ambiant. La scène est située sous la surveillance d’une chauve-souris à plat ventre sur la lune. Le corps d’une autre, tout en piques et en pointes, s’intègre parfaitement à la scène et fait écho aux épines du buisson. Leurs positions indiquent que si menace il y a, elles veillent. Dans un autre tableau de John Anster Fitzgerald, The Intruders (n.d), qui représente un groupe de fées découvrant une grenouille sous un champignon, l’une d’elles a l’apparence d’une chauve-souris : sa peau est sombre, ses oreilles pointues, ses bras membraneux. Cette tradition de la  fée hybride, au corps aussi ambivalent que celui de la chauve-souris, remonte aux illustrations de Mélusine dans l’art médiéval. Dans le manuscrit de Jehan d’Arras, Mélusine ou la fée de Lusignan10, celle-ci au corps de serpent et aux ailes de chauve-souris, s’envole sous sa forme animale lorsque son époux, Raymondin, transgresse l’interdit et découvre le corps monstrueux de son épouse11.

6Chez John Everett Millais, artiste préraphaélite, la fée fait corps avec le mammifère volant12. Ferdinand Lured by Ariel (1849-50)13, inspiré de The Tempest de William Shakespeare, représente Ariel, de couleur verte, en train de susurrer à l’oreille du jeune homme. Elle est vue de dos et ses ailes diaphanes se confondent avec une série de chauves-souris. Quatre d’entre elles sont tournées vers le spectateur et d’un geste, semblent lui indiquer que le message est secret. Le tableau, œuvre de commande, fut refusé par son commanditaire, au motif que cette œuvre n’était pas suffisamment réaliste : comme chacun sait dans la nature ni les fées ni les chauve-souris ne sont vertes...14

7Par ailleurs, la chauve-souris incarne le temps de l’entre-deux, à l’image de son corps chtonien et aérien. Elle annonce le basculement dans une temporalité nouvelle, la nuit, marquant le début des activités féeriques. Le tableau de William Bell Scott15 intitulé Cockcrow (1856)16 représente une ferme à l’abandon : un coq y est entouré de sa basse-cour. Au premier coup d’œil, point de fées ; le spectateur en quête de merveilleux pourrait être déçu. Cependant un examen minutieux révèle de minuscules créatures ailées formant une farandole au loin dans les airs sous le regard protecteur d’une chauve-souris tout aussi microscopique. L’animal sert ici de repère temporel, car si la fée s’épanouit à l’heure où vole la pipistrelle, elle disparaît aussi rapidement au chant du coq. Dans le tableau de John Anster Fitzgerald, Titania and Bottom, A scene from A Midsummer Night’s Dream (n.d)17, la chauve-souris signale l’un des points cardinaux des mondes féeriques. A chaque position du cadran se trouve un animal : hibou, araignée ou abeille. La scène représente les personnages de Shakespeare : Bottom et Titania, la reine des fées, entourée de ses suivantes, dans un buisson. La chauve-souris, située dans le coin gauche, indique ici le caractère nocturne des festivités, tout comme le hibou, placé en bas à droite. La partie droite est orientée par une abeille, corollaire de la fée, qui rappelle leurs activités laborieuses, organisées, terriennes et aériennes. Le tableau se clôt en bas à droite par la présence d’une araignée dont la toile évoque celle des Parques, ancêtres des fées18. En survolant de loin le buisson, la chauve-souris veille au bon déroulement de la scène et participe à sa façon au mystère féerique.

8Elle est une présence discrète lors des cérémonies magiques, notamment pendant les scènes de transformation. Ses cris mystérieux sont souvent associés à la non moins étrange musique féerique. Fairy Music (n.d)19, réalisé par un disciple de Joseph Noel Paton, une jeune fille assise sous un arbre écoute la musique des fées. La présence de la chauve-souris marque là encore le caractère nocturne de l’épisode. Son vol n’a plus rien d’inquiétant et ses ailes déployées, légères, gracieuses, soutiennent un violoniste, comme pour l’accompagner dans son art. De même A Fairy Dance (n.d)20 de George Cruikshank Jr met en scène un ballet féerique donné en l’honneur de plusieurs couples de monarques féeriques eux aussi, tandis que deux chauves-souris survolent la scène. Elles marquent le temps autant que le tempo. Le battement d’ailes crée un rythme implicite sur la toile. Ainsi la nature hybride de la chauve-souris, à l’origine de sa mauvaise réputation, devient un atout dans la peinture féerique et souligne son appartenance aux mondes magiques. Loin d’apparaître comme un animal à craindre, elle est instrumentalisée, domestiquée par les fées, devenant partie intégrante, harmonieuse, de leurs univers.

9Compagne de la fée, la chauve-souris lui sert en outre de véhicule, de moyen de transport aérien commode et rapide. Déjà chez Shakespeare, dans l’acte V de The Tempest, Prospero délivre Ariel de son joug. Ce dernier célèbre aussitôt son indépendance et se réjouit de pouvoir désormais vagabonder à sa guise, faire en un clin d’œil le tour de la terre, se lover dans les corolles des fleurs, savourer ce nouveau parfum de liberté : « On the bat’s back I do fly/After summer merrily », chante-t-il21. La chauve-souris devient marque de liberté. Les pérégrinations aériennes d’Ariel ont été maintes fois représentées par les plus grands peintres, à commencer par Johann Heinrich Füssli (1741-1825). D’origine suisse, il fait carrière en Angleterre où il devient peintre, critique d’art puis professeur de peinture à la Royal Academy, avant d’être nommé en 1804 Keeper, le deuxième titre le plus élevé de cette institution. Très inspiré par le travail de Michel-Ange, il est considéré comme le précurseur du Romantisme et l’un des premiers artistes à s’être aventuré sur le terrain encore peu connu du fantastique en peinture. Créatures imaginaires, monstres et fées abondent dans son oeuvre. On lui doit la célèbre toile du Nightmare (1782) et de nombreuses adaptations de l’œuvre de Shakespeare. Dans Ariel (c.1800-1810)22, premier tableau sur ce thème qui inspirera de nombreux autres artistes, Füssli place la fée sur le dos d’une chauve-souris. Les proportions inversées tournent à l’avantage de la fée monumentale, sculpturale dans sa blancheur marmoréenne, alors que la chauve-souris paraît miniaturisée. La fée, munie d’un fouet, semble d’ailleurs dompter le chiroptère de sa main gauche, tandis que sa main droite, elle le guide à l’aide d’un mors étoilé Peintre de mythologies et d’allégories, membre de la Royal Academy, Henry Singleton (1766-1839) s’inspire de la toile de Füssli, mais cette fois fée et chauve-souris sont à la même échelle. Dans Ariel, On A Bat’s Back (1819)23, le personnage éponyme, jeune beauté romantique, est allongé voluptueusement sur le dos de l’animal. Si le contraste entre la pâleur d’Ariel et la noirceur de la chauve-souris les placent aux deux extrêmes du spectre lumineux, en revanche la douceur des textures semble les rapprocher. L’animal n’apparaît plus comme velu mais velouté, ses oreilles pointues semblent frôler avec douceur la peau de la fée. Au-delà du tour de force pictural qui consiste à représenter un personnage très foncé sur un fond tout aussi sombre, Singleton réussit à rendre la sensualité de la scène, à exprimer tout le plaisir qu’éprouve Ariel au contact de l’animal.

10Les détracteurs de la chauve-souris comme Buffon lui reprochent son vol lourd, incertain. Jules Michelet l’accuse de ne pas connaître la grâce du vol plané. Dans L’Oiseau, il suggère que la nature cherche l’aile et ne trouve qu’une membrane nerveuse et musclée. Pourtant, dans les tableaux de fées, la chauve-souris est fine, agile et élégante. Chez George Cruikshank, A Fantasy, The Fairy Ring (1850)24, elle rappelle que les activités féeriques sont aussi terriennes qu’aériennes25. La scène représente une ronde de fées microscopiques au ras du sol tandis qu’une autre fée tient en équilibre, torche à la main, sur le dos d’une chauve-souris en plein ciel. La posture stable et gracieuse de l’animal rend possible les voltiges et souligne le lien étroit qui existe entre la fée et l’acrobatie. Dans les pantomimes ou les féeries théâtrales très en vogue à l’époque victorienne, les fées volent, apparaissent et disparaissent de manière spectaculaire, grâce aux progrès technologiques, permettant des décors plus sophistiqués, l’utilisation du gaz puis de l’électricité. En 1904, Tinker Bell (la fée Clochette), lumineuse et virevoltante, triomphera sur scène dans le Peter Pan de James Barrie.

11A une époque passionnée de spiritisme, alors que de nombreux recueils relatifs au folklore britannique listent les conditions optimales et proposent des conseils pratiques pour apercevoir une fée, opération fort délicate mais expérience très recherchée, apercevoir une chauve-souris en vol est souvent perçu comme un signe de chance. A Midsummer Night’s Dream (1834), de John Lamb Primus, artiste féerique mineur, fidèle à la pièce de Shakespeare, représente la célèbre scène de transformation au cours de laquelle Bottom se métamorphose en âne, sous les yeux médusés de toute une communauté de fées. La scène est tellement connue outre-Manche que l’on en oublierait presque la chauve-souris qui traverse la scène de droite à gauche. Après avoir rempli sa mission, la fée s’enfuit au loin, vers la lune, emportée par le chiroptère. Dans On A Bat’s Back (1880)26, John Lamb Secundus place la chauve-souris dans un panorama exotique inattendu, inspiré de The Tempest de Shakespeare. Détachée de son contexte sinistre et funeste, la chauve-souris évolue sereinement à la tombée de la nuit, parmi les palmiers, entre le désert et la mer, dans un décor digne des Mille et une nuits, rappelant les peintres orientalistes. L’animal sur lequel est juché Ariel est à peine esquissé. Il polarise le tableau en lui donnant une dimension verticale orientée en bas par une ronde de fées et vers le haut par la chauve-souris et son cavalier.

12Cette notion d’altitude est essentielle au XIXe siècle car les Victoriens se passionnent pour l’aéronautique : la montgolfière est alors très populaire. Inventée en 1783, elle permet un nouveau mode de transport, mais offre surtout un point de vue exceptionnel et radicalement nouveau : la terre vue du ciel. Le ballon du jardin de Vauxhall connaît un succès considérable en 1836 car il permet de découvrir Londres sous un angle jusque-là inconnu. L’association de la fée et de l’envol n’est pourtant pas complètement nouvelle : la fée est aérienne depuis que le poète Alexander Pope lui a donné des ailes27. Si son vol fascine tant, c’est qu’elle représente, tout comme la chauve-souris, l’intérêt des Victoriens pour les machines aériennes. La fée de Prospero, Ariel, donne son nom à une machine volante qui va révolutionner le monde de l’aviation. En effet, en 1842, John Stringfellow et William Samuel Henson mettent au point un engin aérien à vapeur que l’on considère comme le prototype de l’aviation moderne. Déjà Goya dans Modo de Volar (1819-1823)28, représente des hommes, en plein vol, accrochés à d’immenses ailes de chauves-souris. Quelques années plus tard, pour réaliser les premiers engins volants, Clément Ader, comme Léonard de Vinci autrefois, s’inspire de l’anatomie des chiroptères pour construire son premier avion, Eole, en 1890. Les Victoriens émerveillés par la toute récente maîtrise des airs, se laissent fasciner par la chauve-souris, ce mammifère capable de se déplacer dans l’espace aérien.

13Le motif de l’aile est un élément décoratif récurrent dans le tableau de fées. Sa valeur métonymique permet de convoquer tout une mythologie nocturne. Ainsi dans Titania Sleeping (1841)29, Richard Dadd30 s’inspire de L’Adoration des bergers de Giorgone et des Bacchanales de Nicolas Poussin pour représenter la scène 1 de l’acte II de A Midsummer Night’s Dream :

There sleeps Titania sometime of the night,
Lull’d in the flowers with dances and delight.
And there the snake throws her enamell’d skin,
Weed wide enough to wrap a fairy in31

14Trois fées veillent sur le sommeil de Titania. Leur nudité est mise en valeur par un arc de cercle de minuscules musiciennes suspendues à des digitales et autres clochettes, tandis que sur la partie gauche, des danseurs disparaissent dans la pénombre. Le contraste entre la luminosité des chairs et l’obscurité qui règne est tel que le spectateur ne remarque pas immédiatement que l’œuvre est entourée d’un second cadre composé de trois ailes de chauve-souris déployées, dans lesquelles se nichent des créatures étranges. S’agit-il de chauve-souris, de fées, de monstres ? Le mystère demeure. Ici encore, la chauve-souris suffit à invoquer les mondes nocturnes. Traditionnellement perçue comme dévoreuse de lumière, elle masque la lune, autre marque des ténèbres. Alors que la simple présence de la chauve-souris aux côtés d’une femme endormie évoque l’image du vampire, le tableau ne présente aucun signe de danger, si ce n’est celui de succomber aux charmes de la fée. Le motif décoratif du chiroptère relève en outre de l’architecture : les créatures dissimulées de part et d’autre font office de cariatides. La référence au théâtre est également très présente. Les ailes étirées jouent le rôle de rideau suspendu au-dessus de la scène. George Banu a montré dans quelle mesure le rideau en lui-même introduit une rupture, voire une dialectique :

Il brise l’unité et donne à voir autant qu’il camoufle. Il divise les êtres en acteurs et spectateurs, peu importe qu’ils soient hypothétiques, placés devant un tableau ou directement identifiables dans une salle. Le rideau protège le secret et entretient l’espoir d’un dévoilement toujours possible… Il cache et il montre. […] Il rappelle la division du monde. […] Il relativise, il ne cesse de rappeler que tout est fendu et qu’il n’y a pas d’unité absolue.  Sur la scène du monde dont le tableau ou le plateau se fait l’écho, il y a toujours un rideau dont la vocation principale consiste à rappeler l’existence d’un autre côté qu’il se charge de faire apparaître ou de disparaître32.

15La chauve-souris indique donc le passage entre le monde réel et le monde rêvé, celui des mortels et celui des vivants. On trouve un autre exemple de scission entre deux mondes parallèles dans le tableau de George Cruikshank Jn, A Fairy Dance (n.d)33. Il s’agit d’une cérémonie féerique, plus exactement un ballet, auquel deux couples de monarques féeriques ont été conviés. Le couple le plus prestigieux est placé sur un champignon. Les créatures hybrides forment une ronde qui débute au sortir d’une coquille d’œuf et qui passe derrière le champignon, pour s’envoler vers la lune. Plusieurs éléments circulaires se font écho : le chapeau du champignon, l’astre, le ballon posé au pied de la reine et la ronde. Deux chauves-souris survolent la scène et la membrane dentelée de leurs ailes rappelle le dessin de la fougère et ses indentations qui encadrent l’ensemble. La place des chiroptères est essentielle : la silhouette du premier se découpe contre la lune, tandis que l’autre s’échappe sous la fougère qui se présente ici, là encore, comme un pan de rideau. Tous deux se dirigent vers le coin gauche du tableau qui semble déchiré. La trame de la toile laisse entrevoir un autre univers d’où émergent une sorte de phénix et un soleil qui pourrait être un des ancêtres de l’astre représenté par Méliès. Le monde des fées serait-il un décor de carton-pâte ou l’antichambre d’un monde encore plus merveilleux ? Dans ces deux œuvres très différentes, celle de Dadd et celle de Cruikshank, la chauve-souris apparaît dans un contexte féerique théâtral pour lever le mystère sur la scène.

16Souvent accroché tête en bas, cet animal qui perçoit le monde à l’envers révèle l’envers du décor féerique. La chauve-souris est ici à contre-emploi ou en tout cas dans une fonction inattendue puisqu’elle rappelle que le domaine du conte ne menace en rien le lecteur. La féerie est bien cet univers merveilleux qui s’ajoute au réel sans lui porter atteinte ni en détruire la cohérence. Comme le rappelle Roger Caillois :

La féerie est un récit situé dès le début dans l’univers fictif des enchanteurs et des génies. Les premiers mots de la première phrase sont déjà un avertissement : En ce temps-là ou Il y avait une fois… C’est pourquoi les fées et les ogres ne sauraient inquiéter personne. L’imagination les exile aux origines, dans un monde lointain, fluide, étanche, sans rapport ni communication avec la réalité d’aujourd’hui, où l’on ne cherche pas à faire croire qu’ils pourraient s’introduire. Il est même entendu que ce sont là inventions pour divertir ou effrayer les enfants. Aucun adulte raisonnable ne croit aux fées ou aux enchanteurs34.

17Dans la féerie, la chauve-souris n’est pas la marque du danger. Au contraire, en tant que personnage, elle est la compagne bienveillante, dévouée, et en tant que motif, elle pointe son aile sur l’aspect fictif, très théâtral du tableau de fées. Elle survole la lisière de la toile, indique l’artifice, dévoile l’autre côté de l’oeuvre. Parallèlement, ses ailes sombres soulignent la blancheur des chairs féeriques : elle exprime la sensualité, elle donne à voir l’érotisme qui émane de ces œuvres. Le motif décoratif de la chauve-souris sera repris plus tard par le mouvement Art Nouveau, notamment chez Guimard et chez Gaudí, marquant une fois de plus le symbolisme de l’animal comme passeur vers un autre monde.

18La présence de la chauve-souris en territoire féerique victorien tord le cou au mythe de l’animal répugnant, funeste et subvertit l’image traditionnelle : elle passe du domaine du fantastique à celui du merveilleux. Dans les tableaux de fées, elle accompagne les festivités nocturnes, et joyeuse, légère, parfois tendre et sensuelle, sublime la dimension érotique de ces œuvres. Les Victoriens très amateurs de féerie tout en étant émerveillés par les nouvelles technologies, fascinés par l’aéronautique, regardent avec grand intérêt cet étrange mammifère volant. La littérature de jeunesse du XXe siècle redore encore son blason, en faisant d’elle une créature bénéfique, courageuse et salvatrice comme Batman ou encore Shade, héros de l’écrivain canadien Kenneth Oppel dans la trilogie Silverwing (1997). La chauve-souris occupe aujourd’hui une place importante dans les livres d’enfants, les albums et les contes. Ainsi, au fil des siècles, elle sait comment prendre le vent et l’air du temps et, toujours bien vivante dans l’imaginaire des hommes, écho de leurs peurs, de leurs désirs, de leurs fantasmes, véhicule l’état d’esprit de l’époque qui la représente dans les textes et en images.

Notes de bas de page numériques

1 Eloïze Mozzani, Le Livre des superstitions : mythes, croyances et légendes, Paris, Robert Laffont/Bouquins, 1995, p. 388.
2 To the Bat : « Bat, bat, little bat, come under my hat,/ And I’ll give you a slice of bacon; /And when I bake, I’ll give you a cake, /If I am not mistaken; » Iona and Peter Opie, The Oxford Nursery Rhyme Book, Oxford, OUP, 1998, p. 74, p. 98.
3 « Twinkle, twinkle, little bat! /How I wonder what you’re at ». Lewis Carroll, The Annotated Alice : Alice’s Adventures in Wonderland & Through the Looking-Glass & What Alice Found There, éd. Martin Gardner. New York, Random House, 1970.
4 Voir George Sand, Les Contes d’une grand’mère [1875], texte annoté et présenté par Philippe Berthier, Paris, Editions de l’Aurore, 1983.
5 Pour une introduction à l’art féerique, voir le catalogue de l’exposition présentée à l’abbaye de Daoulas du 7 décembre 2002 au 9 mars 2003 : Michel Lebris et Claudine Glot, éd., Fées, elfes, dragons et autres créatures des royaumes de féerie, Paris, Hoëbeke, 2002.
6 Voir le tableau de J. M. Turner, Queen Mab’s Cave (1846), huile sur toile, 92 x 122, 5 cm, Tate Gallery, Londres. Voir aussi Edwin Landseer, Scene from A Midsummer Night’s Dream, Titania and Bottom, 1848-51, huile sur toile, 82 x 133 cm, Melbourne, National Gallery of Victoria.
7 En 1844, la reine Victoria offre au prince consort un tableau, Undine, réalisé par Daniel Maclise d’après le conte de La Motte-Fouqué.
8 On possède peu d’éléments biographiques sur ce peintre. Son œuvre est essentiellement consacrée à la peinture féerique. Il est l’un des rares artistes à faire sortir la culture féerique victorienne du contexte shakespearien. Ses fées sont rustiques et très inspirées du folklore irlandais. Il s’inspire également de la taxidermie anthropomorphe et plus particulièrement du travail d’Hermann Ploucquet ou de Walter Potter. Voir le catalogue de Jeremy Maas et al., Victorian Fairy Painting, Londres, Merrell Holberton, 1997.
11 Voir Jean D’Arras, Mélusine ou la fée de Lusignan, éd. Louis Stouff, Paris, Librairie de France, 1925. Pour une étude sur la fée au Moyen Age, voir Laurence Harf-Lancner, Les Fées au Moyen Age. Morgane et Mélusine ou la naissance des fées, Paris, Champion, 1984 ; Claude Lecouteux, Fées, sorcières et loups-garous au Moyen Age, Paris, Payot, 1992. Laurence Harf-Lancner, Le Monde des fées dans l’Occident médiéval, Paris, Hachette, 2002.
12 John Everett Millais, peintre prodige, entre à la Royal Academy à l’âge de onze ans et fonde le groupe des Préraphaélites avec William Holman Hunt en 1848. Il est plus connu pour ses tableaux religieux et Ferdinand Lured by Ariel est son unique œuvre féerique, véritable hymne à l’art préraphaélite. Le tableau, peint en extérieur, privilégie le décor naturel, combinant le plus petit détail, le brin d’herbe, le pli du tissu et la vue d’ensemble.
14 Pour plus d’explications sur ce tableau, voir Christopher Wood, Fairies in Victorian Art, Woodbridge, Antique Collector’s Club, 2000, p. 142.
15 William Bell Scott fait partie d’une célèbre famille d’artistes. Peintre, poète et illustrateur, il réalise plusieurs toiles féeriques. Après avoir été membre de la Royal Scottish Academy, puis de la British Academy, il est nommé président de la Government School of Design de Newcastle. Il publie de nombreux poèmes pour la célèbre revue The Germ.
18 L’étymologie du mot « fée » renvoie à « fatum », le destin. Traditionnellement, les fées se rendaient auprès des enfants nouveau-nés pour leur apporter bénédiction ou malédiction.
21 William Shakespeare, éd. Bilingue, traduction d’Yves Bonnefoy, La Tempête, Paris Gallimard, Folio/Théâtre, 1997, pp. 322-323 : « A dos de chauve-souris/Je poursuis, l’esprit en fête, le bel été qui s’enfuit. »
25 George Cruikshank est l’un des grands artistes satiriques de l’époque victorienne. A partir des années 1830, il s’intéresse à la littérature de jeunesse et illustre, entre autres, Oliver Twist, les Contes de Grimm et le célèbre recueil folklorique de Thomas Keightley, The Fairy Mythology. Il est l’auteur de quelques tableaux de fées, moins célèbres comme Queen Mab (n.d), huile sur toile, 48, 3 cm x 50, 8 cm, New York, Forbes Magazine Collection.
27 Voir Alexander Pope, The Rape of the Lock (1714), Londres, F. J. Du Roveray, 1798, Canto III.
30 Richard Dadd est sans conteste le peintre féerique le plus fascinant de sa génération. Sa notoriété était déjà bien établie avant qu’il ne s’aventure dans le domaine féerique mais son destin bascule au moment où il effectue un voyage d’un an à travers l’Europe et le Moyen-Orient en compagnie de son mécène. A l’époque, le voyage en Orient éclipse la mode du Grand Tour. C’est l’occasion rêvée pour un artiste d’enrichir sa palette chromatique et thématique. Dadd est alors au faîte de sa carrière mais sa santé mentale se dégrade. Fidèle à son surnom, « Mad Dadd », se passionne pour le culte d’Osiris et participe à des rites magiques dans le désert de Nubie. De retour en Italie, il tente d’agresser le Pape. Il est finalement interné à l’âge de vingt-sept ans au Bethlem Hospital de Londres pour le meurtre de son père. Il y reste quarante-deux ans. Lorsqu’il entre à Bethlem, la presse considère alors que sa carrière artistique est terminée. C’est pourtant là qu’il réalise ses plus grands chefs d’œuvres féeriques comme The Fairy Feller Master’s Stroke (1855-1864) ou Contradiction : Oberon and Titania (1854-1858).
31 William Shakespeare, A Midsummer Night’s Dream, éd. Harold. F. Brooks, Londres, The Arden Shakespeare Edition, 1988, p. 42. Voir la traduction de Jean-Michel Déprats in William Shakespeare, Le Songe d’une nuit d’été, éd. Gisèle Venet, Paris, Gallimard, 2003, p. 105 : « C’est là que Titania dort un moment la nuit, / Bercée parmi ces fleurs par des danses et des délices ; / Et c’est là que le serpent quitte sa peau émaillée, / Vêtement assez grand pour couvrir une fée. »
32 George Banu, Le Rideau, ou la fêlure du monde, Paris, Adam Biro, 1997, p. 7
34 Roger Caillois, Images, images…, Paris, José Corti, 1966, p. 20.

Bibliographie

Banu George, Le Rideau, ou la fêlure du monde, Paris, Adam Biro, 1997.

Caillois Roger, Images, images…, Paris, José Corti, 1966

Harf-Lancner Laurence, Les fées au Moyen Age. Morgane et Mélusine ou la naissance des fées, Paris, Champion, 1984

Maas Jeremy et al., Victorian Fairy Painting, Londres, Merrell Holberton, 1997

Michelet Jules , L’Oiseau, Paris, Calmann-Levy, 1905

Mozzani Eloïze, Le Livre des superstitions : mythes, croyances et légendes, Paris, Robert Laffont, 1995

Shakespeare William, Le Songe d’une nuit d’été, éd. Gisèle Venet, Paris, Gallimard, 2003

Shakespeare William, La Tempête, traduction Yves Bonnefoy, Paris, Gallimard, Folio/théâtre, 1997

Wood Christopher, Fairies in Victorian Art, Woodbridge, Antique Collector’s Club, 2000

Pour citer cet article

Anne Chassagnol, « Entre ailes : la chauve-souris et la fée dans la peinture victorienne », paru dans Loxias, Loxias 16, mis en ligne le 07 mars 2007, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html?id=1559.


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Anne Chassagnol