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Romain Billet :
Fragmentation séquentielle et hybridation : la vieille femme de Triptyque
Résumé
Historiquement, leur extrême sophistication formelle a tendu à occulter certains des fonctionnements référentiels les plus remarquables des « Nouveaux nouveaux romans », alors même que de tels fonctionnements s’appuyaient précisément sur ce formalisme radical. Triptyque, roman de Claude Simon paru en 1973, est emblématique de ce paradoxe : si sa composition intégralement analogique et le morcellement de son récit ont été décrits avec beaucoup d’acuité par la critique structuraliste des années 1970, et au premier chef par Jean Ricardou, l’impact référentiel, émotionnel et symbolique d’une telle écriture romanesque est, semble-t-il, passé en partie inaperçu. Par la reconstitution de séquences narratives morcelées et la prise en compte du formidable complexe analogique qui constituent Triptyque, cet article vise à mettre en lumière un percutant appareil d’évocation symbolique et de contestation ontologique. S’y jouent rien moins, au plan de la représentation, que la redéfinition des frontières entre masculinité, féminité et animalité ainsi que l’émergence, dans le texte, d’une scène de castration implicite. Un personnage en particulier, celui d’une vieille femme vêtue de noir, en train de manger, servira de point d’entrée à ces problématiques que l’entrelacement séquentiel et les correspondances analogiques constants projettent sur le texte dans sa totalité.
Abstract
The New New Novels are characterised by an extreme sophistication which has historically contributed to hide some of the most remarkable referenciation processes that this radical formalism offers. Triptych, a Claude Simon novel published in 1973, is emblematic of that paradox: although its fragmented composition, integrally based on textual analogies, has been very minutely described by the structuralist critics of the 1970s and by Jean Ricardou in particular, its referential, emotional and symbolical effects remained mostly invisible to those critics. By reconstituting those fragmented sequences and studying the analogical structure of the novel, this article aims to highlight the contestation of ontological categories at work in Triptych. A direct consequence of this particular formalistic approach is a hybridation of identities, blurring the lines between masculinity, femininity and animality. The constant analogical interlacings also bring about a scene of implicit castration. One character in particular, that of an old lady, pictured eating, exemplifies these phenomena which shed light on the novel as a whole.
Index
Mots-clés : Claude Simon , construction holistique, formalisme, hybridation ontologique, mise en abyme, Nouveau Nouveau Roman, représentations du genre
Géographique : France
Chronologique : XXe siècle
Plan
- I. La vieille femme : portrait-mosaïque
- II. De l’entrelacs séquentiel à l’hybridation du genre et de l’espèce
- III. Le lapin écorché et le geste castrateur
- A/ Établissement des séries analogiques
- B/ Le modèle pictural baconien et la modélisation du référent
- C/ La castration symbolique
- IV. Nourriture et sexualité
- Conclusion
Texte intégral
1Comme son titre l’indique sans détours, le roman de Claude Simon Triptyque se construit sur le modèle du triptyque pictural, soit l’assemblage de trois peintures à la fois distinctes et solidaires. L’unité que composent ces différentes peintures, unité assurée par leur continuité (thématique, stylistique et/ou narrative) trouve sa correspondance dans l’unité du roman de Claude Simon, structuré en trois parties. Ces parties sont distinguées par un saut de page analogue aux bordures qui, dans les triptyques picturaux, permettent la délimitation des trois tableaux. Outre ceci qui relève de la mise en page et du chapitrage du roman, la logique ternaire du triptyque se retrouve dans le triple séquençage du récit. En effet, celui-ci est composé de trois séquences narratives entremêlées que Claude Simon désigne lui-même comme « la campagne », « la banlieue industrielle » et « la station balnéaire1 ». À ces trois « séries2 » distinguées par l’auteur, la critique Metka Zupančič propose judicieusement d’adjoindre une « série clownesque3 », distincte des précédentes à cause de son caractère non autonome – elle est « contenue » dans la série campagnarde, où elle est représentée sous forme d’affiche placardée au mur d’une grange, et elle est la seule série non contenante du roman.
2L’organisation séquentielle du roman mérite éclaircissement. Afin d’obtenir l’équivalent littéraire du jeu sémiotique que permet, selon lui, le régime de l’image4, Claude Simon va fractionner chacune des séquences narratives du roman en fragments textuels de taille variable. Ceux-ci se voient disséminés dans le roman suivant une logique non linéaire, de manière à obtenir une mosaïque narrative apte à restituer d’une part le jeu d’échos et de renvois entre les différents tableaux du triptyque, d’autre part la simultanéité d’appréhension des œuvres picturales. Ces séquences romanesques émiettées en fragments disjoints et les connexions à distance qui s’établissent à travers leur agencement épars sont à la base de la complexité, et de l’intérêt, de Triptyque.
3Précisons enfin que chacune des trois séquences narratives principales fait se succéder plusieurs scènes distinctes où (ré)apparaissent différents personnages, tous laissés anonymes par l’écrivain et cependant reconnaissables à certains attributs distincts, en particulier leurs attributs vestimentaires. Parmi ces séquences, nous nous intéresserons en particulier à celle de la campagne et, parmi les personnages que l’on y rencontre, nous nous intéresserons à celui d’une vieille dame qui tue un lapin et le dépèce, vraisemblablement pour le préparer ultérieurement à dîner. Le roman s’interrompt toutefois avant que soit décrite cette scène de cuisine.
4Afin de guider le lecteur, le texte attribue à cette vieille femme, comme aux autres personnages du reste, des signes distinctifs permettant au lecteur de l’identifier à chacune de ses apparitions. Au lecteur s’offre alors un jeu en réalité assez aisé de calculs inférentiels basés sur une série d’indices récurrents, qui permettent de restaurer la continuité référentielle entre les apparitions successives de la vieille femme. Au sein de ce dispositif, son entrée en scène joue un rôle clé puisque c’est notamment à partir de cette première introduction dans l’espace textuel que le lecteur va pouvoir effectuer les opérations d’assemblage référentiel adéquates au long du parcours que lui propose le roman. Aussi l’introduction de ce personnage fonctionne-t-elle comme un catalogue de signes indiciels : elle cumule en effet la plupart des signes distinctifs qui permettront par la suite au lecteur de raccorder entre eux les fragments qui, le retour d’un personnage bien identifié le confirmant, appartiennent à la même séquence. Ces signes distinctifs sont notamment un « chapeau de paille jaune foncé », des « pieds chaussés de brodequins d’homme sans lacets », et un « caraco noir5 ».
5Élire cette vieille dame comme point de départ d’une lecture de Triptyque, comme on va le voir, n’est pas anodin car, fondamentalement hybride, ce personnage s’inscrit à la croisée de deux fonctionnements essentiels du roman, d’un côté sa tendance à l’assimilation d’« objets » en principe clairement distincts, de l’autre leur différenciation en entités inassimilables. Dans cette optique, Triptyque se caractériserait, entre autres, par une mise en cause d’un certain nombre de catégories ontologiques, au moyen de dispositifs stylistiques appropriés. Le principal d’entre eux, fondateur, c’est la constitution d’un réseau analogique créateur de « correspondances » à travers la totalité du texte, dans une perspective holistique qui répond exactement au programme du triptyque. Ce sont les jeux de ce réseau analogique qui permettent de lire le texte sur le principe de la théorie des ensembles, comme l’explique Simon lui-même au colloque de Cerisy de 1971 :
Dans l’enseignement des mathématiques, on familiarise aujourd’hui les enfants des petites classes avec ce que l’on appelle les ensembles en leur montrant, par exemple, comment l’intersection d’un ensemble A (composé de cercles diversement colorés) avec un ensemble B (composé de diverses figures toutes de couleur noire) se fait en fonction des qualités communes de certains de leurs éléments (celui qui est à la fois cercle et noir), puis on passe à la réunion A ∪ B des deux ensembles dans laquelle se trouvent tous les éléments, communs ou non communs, etc. […] Eh bien, toutes proportions gardées bien sûr, ne pourrait-on pas chercher, dans la fiction, à non plus aligner une succession d’éléments, mais à réunir des ensembles où les éléments se combinent en fonction de leurs qualités ? […] certaines qualités communes regroupent ou si l’on préfère cristallisent dans un ensemble des éléments apparemment aussi disparates que ceux dont je parlais tout à l’heure […] exactement comme certaines qualités communes (harmoniques ou complémentaires, rythme, arabesque) rassemblent dans un tableau, permettent d’y cohabiter en constituant un ensemble pictural cohérent, les objets ou les personnages qui y sont représentés […].6
6Ce principe d’un texte qui se constitue par ensembles permet non seulement d’affirmer le fonctionnement holistique d’une matière verbale en quelque sorte « hyperanalogique », mais aussi l’idéal pictural vers lequel tendent les fictions simoniennes des années 1970.
7En vertu de ce principe, le lecteur est fondé à considérer, comme l’y invite Simon lui-même, un roman comme Triptyque dans la perspective d’une série d’ensembles enchaînés les uns aux autres par le jeu de leurs propriétés communes. Notre vieille femme de la séquence campagnarde, coiffée de son « chapeau de paille jaune foncé » et chaussée de « brodequins d’hommes sans lacets » constitue, mutatis mutandis, l’un de ces équivalents scripturaux possibles des ensembles mathématiques décrits par Claude Simon, tels que doit les actualiser une lecture prenant toute la mesure de la complexité de Triptyque, c’est-à-dire une lecture de bout en bout analogique ou « tabulaire7 ». Ce fonctionnement textuel est d’ailleurs confirmé dès l’ouverture du roman par la description d’une carte postale qui met en abyme le principe omniprésent de chevauchement ou de recouvrement d’entités distinctes :
La carte postale représente une esplanade plantée de palmiers qui s’alignent sous un ciel trop bleu au bord d’une mer trop bleue. […] L’encrage des différentes couleurs ne coïncide pas exactement avec les contours de chacun des objets, de sorte que le vert cru des palmiers déborde sur le bleu du ciel, le mauve d’une écharpe ou d’une ombrelle mordent sur l’ocre du sol ou le cobalt de la mer. (Tr, 7)
8La couleur qui bave d’une forme sur l’autre métaphorise cette qualité commune à deux ensembles textuels et qui assimile non seulement leurs composantes verbales, mais également la contrepartie ontologique de ces composantes ici désignées comme représentations visuelles. Mieux, cette tendance à l’assimilation et à l’indistinction est encore illustrée dans cet extrait par l’emploi d’une syllepse fautive, puisque « mordent » réclame un sujet pluriel alors que la coordination « ou » interdit en principe d’amalgamer « le mauve d’une écharpe ou d’une ombrelle » en un sujet pluriel unique. Cette transgression syntaxique inaugurale ressemble rien moins qu’à une inadvertance, dans la mesure où elle illustre la tendance du roman à dépasser l’alternative ontologique inscrite dans la coordination « ou » en amalgamant deux termes posés comme incompatibles. Bien plus, en tant que support de représentation, la carte postale figure le roman lui-même, dans l’espace duquel le lecteur sera amené à discerner les mêmes « objets », comme les « palmiers » ou le « ciel bleu » ; cette carte ne met donc pas seulement en abyme le principe compositionnel du recouvrement, elle abyme aussi le fonctionnement représentatif du roman dont elle souligne, au passage, la tendance à confondre et à hybrider les référents.
9La vieille femme au caraco noir et au chapeau de paille n’échappe pas à cette règle. Bien au contraire, elle apparaît comme l’un des lieux textuels où se marque de manière privilégiée la tentation de l’hybridation ontologique et son potentiel symbolique. Nous éclairerons ce point en quatre phases :
10- Premièrement, à reconstituer la séquence, fragmentée et disséminée, dans laquelle elle s’inscrit, cette femme apparaît vieillie, marquée par la violence et liée à la mort. Ce personnage semble ainsi réactiver les souvenirs d’une féminité occulte et punitive, notamment par le retournement du geste nourricier, la mise à mort du lapin, en sacrifice macabre.
11- Deuxièmement, l’intrication séquentielle de Triptyque et les connexions analogiques qui en résultent déportent cette vieille femme du côté de la masculinité. Unique représentante, au sein du personnel romanesque, de la sénescence humaine, la vieille femme s’inscrit dans un système d’opposition par rapport aux autres figures féminines du roman, presque systématiquement érotisées. Dans le même temps, elle est liée aux représentations masculines de façon troublante car, chaussée de « brodequins d’homme », elle apparaît comme une figure, non la seule dans le roman, de la constante hybridation ontologique pratiquée par Simon. Plus encore, la vieille femme s’intègre à une série de recoupements interséquentiels possibles où les frontières de la masculinité et de la féminité se révèlent aussi poreuses que celles qui séparent l’humanité de l’animalité.
12- Troisièmement, on verra que ce « triptyque » symbolique, dont l’équation recoupe les termes masculin, féminin et animal, permet notamment d’assimiler le dépeçage du lapin à un geste castrateur et, partant, de constater l’impact psychanalytique considérable que peut produire le formalisme romanesque le plus exacerbé.
13- Enfin et en prenant appui sur les démonstrations précédentes, nous consacrerons un bilan à l’image de la féminité telle qu’elle s’incarne dans le personnage de la vieille, point focal de deux thématiques liées du roman : la nourriture et la sexualité.
I. La vieille femme : portrait-mosaïque
14Avant même qu’apparaisse le personnage de la vieille femme, le roman décrit un objet qui va devenir indissociable du personnage. Il s’agit « du corps rose d’un lapin dépouillé de sa fourrure et allongé sur un plat de faïence aux bords épais, non loin de la carte postale. Sa tête ensanglantée dépasse le rebord du plat et pend sur la toile cirée. » (Tr, 8). La suite de la lecture, qui donne à voir la mise à mort et le dépouillement de l’animal par la vieille femme, invite à interpréter ce fragment séquentiel comme une prolepse, c’est-à-dire une anticipation narrative. Triptyque suggère ainsi d’emblée, au moyen de certains objets décrits, le caractère non linéaire de sa chronologie, un fonctionnement qui fait appel à la capacité du lecteur à reconnaître une identité entre des objets dont l’état a changé d’un fragment séquentiel à l’autre et à inférer un ordre causal entre ces différents états. Concrètement, puisqu’un lapin ne peut passer que de vie à trépas et non l’inverse, le lecteur est implicitement incité à ordonner mentalement les fragments séquentiels, de manière à restituer leur cohérence ontologique et chronologique aux objets qui se présentent successivement à lui selon plusieurs états. Cette description est également révélatrice d’un des autres fonctionnements clés de Triptyque : à savoir la propension pour certains « objets » à « déborder » de leur cadre référentiel immédiat et à, en quelque sorte, « mordre » sur des espaces référentiels distincts. Grâce à la partie (la « tête »), le tout (le « lapin ») « dépasse » effectivement la contiguïté syntagmatique de la phrase pour s’inscrire dans un système de « relations translittérales ou translinéaires8 ». Ainsi s’indique clairement le caractère « multiconnexionnel9 » de cet élément textuel qui, on va le voir, permet d’intersecter plusieurs « ensembles » fictionnels, sur le principe exposé par Simon à Cerisy en 1971.
15Contrairement à ce que pourrait laisser croire leur extrême formalisme, les « Nouveaux nouveaux romans » comme Triptyque conservent une authentique ambition esthétique, au sens littéral du mot : la description du lapin écorché, dans la séquence inaugurale de Triptyque, dévoile ainsi tout son potentiel suggestif lorsqu’apparaît pour la première fois la vieille femme. Sa description, découpée sous forme de « gros plans » successifs, mérite d’être intégralement citée pour la profusion d’éléments textuels multiconnexionnels qu’elle met en jeu et parmi lesquels nous puiserons dans la suite de l’exposé :
Une petite silhouette de femme voûtée, ou plutôt presque cassée en deux, se détache en noir dans le contre-jour sur le fond clair composé de verts acides étincelants dans le soleil. La femme est coiffée d’un chapeau de paille jaune foncé dont les larges bords sont rabattus de chaque côté de la tête par un foulard sombre passé sur la calotte et noué sous le menton. Des mèches grises en désordre s’échappent de la coiffe et retombent sur le front. Tout le bas de la figure et le menton saillent comme chez certains singes ou certains chiens. Sous la jupe flasque qui bat les mollets on aperçoit les chevilles maigres sur lesquelles tirebouchonnent des bas noirs. Les pieds sont chaussés de gros brodequins d’homme sans lacets. Les manches du caraco noir pointillé de pastilles grises sont retroussées et laissent voir les avant-bras osseux recouverts d’une peau jaunâtre. Au bout de l’un d’eux, horizontal et à angle droit par rapport à l’aplomb du corps, pend un lapin au pelage gris perle tenu par les oreilles, tantôt parfaitement immobile, tantôt agité de soubresauts et de coups de reins impuissants. Sortant de l’autre main aux doigts noueux et jaunes on peut voir par instants briller la lame d’un couteau. (Tr, 24-25)
16La correspondance à distance qu’établit le lecteur entre le lapin écorché du début et celui qui se débat ici, en préfigurant son sort funeste, modifie considérablement notre appréciation du personnage de la vieille femme puisque celle-ci apparaît d’emblée liée à une thématique de la mort10.
17Comme on commence à le pressentir, Simon pratique une écriture « systémique11 » reposant, comme ici et dans la scène inaugurale de Triptyque, sur certains ensembles suffisamment développés et détaillés pour favoriser la plus grande rentabilité connexionnelle à l’échelle du roman. Une telle écriture tend par conséquent à juxtaposer, à côté de fragments séquentiels brefs, des fragments plus longs permettant d’agréger assez de composantes verbales pour recouper plusieurs autres « ensembles » construits par le texte. Ces fragments, en outre, doivent faire apparaître de façon suffisamment claire leur appartenance aux différentes séquences narratives pour que le lecteur puisse reconstituer la continuité des différentes séquences ou « tableaux ».
18Cette continuité repose notamment sur l’emploi anaphorique des articles définis qui présentent comme connus les référents constitués par des groupes nominaux tels que « le lapin » ou « la vieille femme » (Tr, 28). Ainsi s’enrichissent sémantiquement les référents simoniens au fil de leurs apparitions successives, ainsi se complexifient progressivement nos « ensembles » textuels par accumulation de « propriétés » qui peuvent relever soit d’une thématique nouvelle – que l’on pourra définir comme une intersection nouvelle d’ensembles différents –, soit d’un approfondissement thématique. Ce deuxième cas se produit quelques pages après l’extrait précédemment cité et confirme l’appartenance de la vieille femme à ce qui émerge petit à petit comme une thématique de la mort. La fin du roman où se dessine en creux le drame que la reconstitution de la série fictionnelle de la campagne permet d’établir, la noyade d’une petite fille, confirmera l’importance de cette thématique ici très manifeste :
Le lapin est maintenant solidement attaché par les pattes de derrière à la branche basse du prunier. La vieille femme au dos cassé se courbe encore et ramasse au pied de l’arbre une petite bûche. […] La femme élève la bûche qu’elle tient à bout de bras et l’abaisse d’un coup sec sur la nuque de l’animal. Sans doute le coup était-il mal ajusté car le corps du lapin est agité d’un brusque soubresaut et se tord en arc de cercle. Arrêtant de son autre main les oscillations, la vieille femme frappe une seconde fois. Le corps du lapin devient inerte et les périodes d’oscillation du balancement provoqué par le coup se font de plus en plus courtes. La vieille femme abat une troisième fois la bûche au même endroit, puis la jette au pied de l’arbre. (Tr, 28-29)
19Après un bref détour séquentiel, le texte revient au récit de la préparation du lapin. Si le retour de l’image canine appliquée à la vieille femme permet l’établissement de son identité par rapport au texte déjà lu, elle semble inscrire dans un rapport de prédation la thématique de la mort, qui dans cet extrait s’enrichit également de sèmes12 comme /arme/, /mutilation/ ou /corps sanguinolent/ :
Armée de son couteau dont la pointe de la lame dépasse seule de son poing fermé, la vieille à tête de chien arrache d’un geste rapide du poignet l’un des yeux du lapin. En même temps sa main gauche tend au-dessous de l’orbite évidée un bol au bord ébréché. Les gouttes de sang, d’abord espacées, puis se précipitant, s’écrasent en larges pastilles rouge vif sur la paroi concave de faïence d’un gris jaunâtre couverte d’un réseau de fines craquelures. Glissant vers le fond les gouttes de sang s’étirent en ovales, se font plus serrées, et bientôt un filet vertical relie l’orbite vide au bol où le niveau du sang recueilli s’élève peu à peu. (Tr, 28-29)
20On pourrait continuer l’inventaire des actions accomplies par ce personnage tout au long du roman, autrement dit continuer de suivre ce fil de l’entrelacs séquentiel qu’est Triptyque. Tout cela confirmerait, par un exemple remarquablement détaillé, une manière simonienne dans la représentation d’une féminité qui alterne entre érotisme et vétusté, corps désirés et corps repoussants. Pour le dire autrement, la vieille femme au « caraco noir », considérée comme un « ensemble » référentiel propre à Triptyque recoupe d’autres ensembles analogues dans d’autres romans de Claude Simon, dont la totalité constitue une vision cohérente que résume ainsi Nathalie Piégay :
Fondamentalement autres les femmes, et en particulier les vieilles femmes, ont des pouvoirs extraordinaires […]. La vieille est un type particulier dans la théorie des femmes simoniennes. Il y a dans l’univers de Claude Simon une fascination pour le corps mourant de la femme […]. Mais si le corps de la vieille femme retient l’intérêt à ce point, c’est parce qu’il dit la défaite de la forme, alors que le corps de la femme jeune constitue un objet de désir pour l’écriture, qui cherche, à défaut de pouvoir le représenter de manière durable, à l’évoquer, le saisir, l’approcher. Le corps de la vieille femme se défait et devient autre : animal, ou végétal (la vieille femme est une « chose » […] ; de féminin, il peut devenir masculin ou d’un[e] (sic) sexe indifférencié [...].13
21Quoique non citée dans l’article de Nathalie Piégay-Gros, la femme en noir de Triptyque correspond d’autant mieux à une telle vision que nombre de traits stéréotypiques paraissent la rattacher à une figure mythique de « sorcière ». Notre personnage en a la vieillesse, dont les stigmates sont la silhouette « voûtée, ou plutôt presque cassée en deux » (Tr, 24), le fait d’être à peu près aveugle14 et édenté (Tr, 202) ; il est vêtu de noir, porte un chapeau grossier, pousse un landau dont « [l]a nacelle d’osier est vide » (Tr, 112) qui semble préfigurer la disparition funeste de la petite fille noyée, laisse une « faux posée en diagonale sur la nacelle » (Tr, 112), et il est probable, bien que le texte ne le dise pas explicitement, que c’est encore la vieille qui a ramassé dans la forêt les « mousserons », une espèce de champignon dont on comprendra l’importance plus tard. Il y a tout lieu de croire que le texte simonien travaille implicitement à partir des représentations conventionnelles, et que la « sorcière » s’inscrit à ce titre dans une série de représentations stéréotypées également présentes dans le roman comme la pornographie ou le numéro de clown.
22La reconstitution d’une partie de la séquence campagnarde, où apparaît notre vieille femme, met en tout cas en évidence la conformité de ce personnage à ce qui apparaît, dans la globalité du corpus simonien, comme un type possédant une multiplicité de traits récurrents. De cette reconstitution ressort aussi un important principe de répétition, suivant lequel reviennent constamment certains éléments verbaux comme le dos « cassé en deux », « la tête de chien » ou le « couteau », permettant de reconduire, de fragments en fragments, l’identité référentielle d’objets comme le lapin ou la vieille. Leur description ou leur portrait repose donc sur une mosaïque de fragments.
23En plus d’assurer une double continuité référentielle et séquentielle, le principe de répétition joue encore deux autres rôles : d’une part un rôle rhétorique d’insistance sur un ensemble de sémèmes15 polarisant les principales thématiques du récit, et d’autre part un rôle de préparation, comme on va le voir maintenant, d’un terrain fertile pour la constitution d’un réseau multiconnexionnel entre référents distincts et entre séquences distinctes.
II. De l’entrelacs séquentiel à l’hybridation du genre et de l’espèce
24La première apparition de la vieille en noir, citée dans la partie précédente, est fortement intégrée à ce réseau. Considéré isolément, ce fragment tend déjà à rapprocher des significations contradictoires : féminité et masculinité d’une part, humanité et animalité d’autre part. On y observe en effet un fort entrelacement de sèmes /féminin/, /masculin/ et /animal/. Les sèmes /féminin/ se retrouvent dans « silhouette de femme voûtée », dans la mention du « foulard » qui rabat les bords du chapeau de paille, dans la « jupe », les « bas noirs » et le « caraco16 noir ». Le groupe nominal « gros brodequins d’homme » présente quant à lui un sème /masculin/ évident, et la comparaison « le bas de la figure et le menton saillent comme chez certains singes ou certains chiens » déploie le sème /animal/.
25La confrontation avec d’autres fragments de Triptyque confirme ce geste d’hybridation, puisqu’elle rapproche des « objets » contradictoires à partir de similitudes. Les plus repérables d’entre elles s’appuient sur des répétitions lexicales qui déterminent des ressemblances entre référents distincts, comme entre la vieille chaussée de « lourds brodequins d’homme sans lacets » (Tr, 48), les « chasseurs port[ant] de lourds brodequins » (Tr, 54), un clown portant « de longs brodequins à l’empeigne aplatie en bec de canard » (Tr, 78) et un « gamin aux cheveux tailladés […] gêné par ses brodequins sans lacets » (Tr, 98). Les différents « brodequins » se trouvent encore mentionnés en d’autres endroits du texte, mais la série des personnages qui les portent est ici complète. Stylistiquement, elle repose comme on le voit sur la répétition de groupes nominaux expansés, dont les expansions varient autour d’un substantif permettant de « stabiliser » le jeu analogique fondé sur les répétitions. Concrètement, « brodequins » est expansé tantôt par tel adjectif, tantôt par tel groupe prépositionnel complément du nom, qui spécifient et confirment des connexions analogiques dont le nom « brodequin » serait déjà un véhicule suffisant. Ce fonctionnement révèle que la vieille femme est le seul élément féminin de la série analogique dans laquelle elle s’inscrit et avec les éléments de laquelle elle tend à se confondre. Le rapprochement est toutefois favorisé par l’hétérogénéité de cette liste, qui associe des figures d’hommes adultes, d’enfants, et une nouvelle manifestation de l’hybride en la personne du clown17. Jouant sur des similitudes de figure géométriques18, Simon programme textuellement le rapprochement des « chevilles maigres sur lesquelles tirebouchonnent des bas noirs » déjà citées, « le pantalon descendu en accordéon » (Tr, 20) d’un chasseur copulant dans une grange avec une jeune domestique, et à nouveau le clown : « ses bretelles se rompent et dans les rires […] son vaste pantalon tombe en accordéon sur ses cuisses » (Tr, 198). On le voit, les éléments appartenant à une même série analogique se trouvent interconnectés par le biais, non d’une seule, mais fréquemment de plusieurs propriétés communes, ce qui suscite des effets d’intégration très puissants des différentes composantes verbales et renforce la proximité des référents ainsi intégrés dans des ensembles communs qui « empiètent » plusieurs fois les uns sur les autres, comme l’indiquait la mise en abyme inaugurale de la carte postale commentée plus haut.
26En plus d’agréger ces signes du masculin, dont on vient de commenter une partie, la vieille femme agrège des signes d’animalité. Or, les animaux qu’a choisi Simon pour caractériser le faciès de son personnage, le chien et le singe, renvoient à un singe et à un chien effectivement présents dans le roman. Il s’agit du « chien renifleur » posté à côté de la carcasse d’un sanglier abattu (Tr, 55), et d’un singe dressé pour un numéro de cirque. Ce passage où apparaît le singe est absolument remarquable en ce qu’il cristallise de multiples correspondances interséquentielles qui solidarisent encore davantage nos séries analogiques, et qu’il met en abyme de façon tout à fait frappante la dilution des catégories ontologiques héritées du rationalisme des Lumières, notamment celles qui séparent l’animal de l’être humain19 :
Debout au centre de la piste le clown blanc tient dans sa main l’extrémité d’une seconde laisse qui aboutit au cou d’un petit singe avançant aussi à quatre pattes sur la banquette, dans le même sens que l’homme-singe et du côté opposé. Les deux laisses sont dans le prolongement l’une de l’autre et coupent la piste en deux parties égales, selon son diamètre. Les grelots dorés fixés à chacun des deux colliers tintent avec un bruit joyeux accompagnant les mouvements du clown quadrupède et du petit singe. Dans sa main droite le clown blanc tient le manche d’une chambrière dont il caresse alternativement de la mèche les fesses du singe et le pantalon à l’ampleur démesurée du personnage grotesque […] (Tr, 192)
27Selon un double fonctionnement désormais connu, un tel fragment séquentiel poursuit de deux façons le programme d’assimilation ontologique déjà mentionné. D’abord, en décrivant un numéro de cirque dont le comique repose sur l’humiliation d’un clown traité explicitement comme le singe qui lui sert de compagnon, implicitement comme un cheval puisqu’une « chambrière » est un fouet à long manche utilisé dans le dressage des chevaux. Ce processus isotopique qui se donne à lire dans les anaphores infidèles « clown quadrupède » et « personnage grotesque » (sèmes /animalité/ et /anormalité/) est admirablement cristallisé par le mot-valise « homme-singe » qui en quelque sorte couronne le dispositif stylistique. Ensuite, en reliant certains éléments de la description à d’autres éléments disséminés dans le texte, de manière à recomposer de nouveaux ensembles. Ainsi les « colliers de grelots » qui apparentent déjà le clown et le singe font-ils écho, par répétition lexicale et analogie géométrique, au « collier de perles à trois rangs » (Tr, 64) d’une femme dessinée sur une affiche de film.
28On pourrait continuer ainsi presque sans fin à grouper les différentes séries analogiques repérables dans Triptyque. Importe surtout, nous semble-t-il, de constater la dimension intégralement relationnelle de l’espace textuel ainsi constitué, qui fonctionne comme une chaîne d’imbrications réciproques finissant par associer tous les éléments entre eux, soit directement par le truchement de propriétés communes, c’est la technique des ensembles, soit indirectement en raccordant un élément A et un élément C au même élément B intermédiaire assurant la liaison entre A et C : c’est, pourrait-on dire, la technique de la composition en « triptyque » consistant à fonder l’unité sur la communication incessantes des parties entre elles. Mais le roman exprime mieux encore ce second fonctionnement en le mettant en abyme sous la forme des équations que s’efforce de résoudre un jeune garçon dans la première partie du roman20. De manière révélatrice, les équations seront « biffées par des traits rageurs, serrés en accordéons » au début de la deuxième partie, et plus n’en sera question par la suite. Rappelant le motif de l’accordéon, la biffure anticipe également sur la fin du roman (où est décrit le geste consistant à balayer de la main les pièces d’un puzzle en construction21) et affirme encore davantage la tension relevée entre unification et dispersion qui traverse Triptyque.
29Pour compléter notre « portrait analogique » de la vieille femme, on signalera deux autres exemples de connexions qui, là encore, s’avèrent transgressives sur le plan ontologique. De telles transgressions se traduisent en fait verbalement par une relation d’« allotopie22 » entre groupes de sémèmes qui pourtant, à la faveur des répétitions sémantiques décrites, se recoupent. Concrètement, la vieille qui « avance comme une aveugle » (Tr, 47) et semble « sourde et aveugle […] à l’agitation qui règne autour d’elle » (Tr, 202), ce que pourrait expliquer son « regard voilé d’une taie blanchâtre » (Tr, 202), entre dans un rapport de correspondance avec le chasseur « au visage de méditerranéen » (Tr, 55) forniquant dans la grange avec une domestique. De façon révélatrice, nous semble-t-il, c’est le sexe du méditerranéen « au teint mat, halé par le grand air » (Tr, 55), soit le lieu même où devrait se marquer la distinction des sexes, qui sert de point de recouvrement des deux ensembles : « la langue rose de la fille, pointue et souple, va et vient sur le gland découvert et gonflé, d’un rose plus foncé, dont elle caresse le trou semblable à un œil aveugle, ou lèche le bourrelet mauve. » (Tr, 86, nous soulignons). Ce qui rend le système analogique de Triptyque particulièrement frappant, c’est justement le choix de privilégier l’imbrication d’ensembles référentiels ontologiquement contradictoires, et d’opérer l’imbrication dans le lieu même qui marque la contradiction. Autre exemple, c’est l’assimilation de la vieille femme aux gallinacées, en raison de ses « mains osseuses et jaunes semblables à des pattes de poulet » (Tr, 47), et d’une caractéristique des poules passées en proverbe et qu’il faut actualiser afin de comprendre l’analogie qui relie les deux passages suivants :
Les mains osseuses de momie sont souillées de grumeaux gluants, d’une couleur jaune foncé, constitués de croûtons émiettés et mouillés, comme ces pâtées que l’on donne aux poules, et restés accrochés aux doigts. (Tr, 162)
Avec lenteur, inclinant la tête au-dessus de son bol, elle élève jusqu’à sa bouche une cuiller d’étain dont elle aspire le contenu avec un bruit de succion entre les lèvres ridées en éventail, comme aspirées elles-mêmes à l’intérieur de la bouche dépourvue de dents, la peau flasque de ses joues se gonflant pendant que les gencives durcies mastiquent la bouillie dont parfois les grumeaux sombres dégoulinent […]. (Tr, 202)
30Si la vieille femme s’apparente aux poules, c’est parce qu’elle mange une pitance analogue ; si elle mange une pitance analogue, c’est parce que, comme les poules, elle n’a pas de dents. Suivant un modus operandi typiquement néoromanesque, l’expression populaire « quand les poules auront des dents » peut donc à bon droit être considérée comme la « matrice » stylistique motivant ce développement analogique23. À nouveau, on le voit, cette inquiétante figure de vieille déborde sur l’animalité et la masculinité et se propose comme une entité qui fragilise les frontières ontologiques traditionnelles.
31Précisons finalement ceci : certes, Triptyque manifeste une tendance à l’indistinction ontologique, en construisant un système d’équations (qu’il objective en le mettant maintes fois en abyme) intégrant les termes masculin, féminin et animal jusqu’à les confondre. Mais Triptyque maintient également une nette distinction entre les genres masculin et féminin, notamment via les scènes coïtales maintes fois répétées, ainsi qu’une nette distinction entre humains et animaux, les seconds – lapin, sanglier abattu (Tr, 54) – étant systématiquement conduits de vie à trépas par les premiers, jamais les premiers par les seconds. Il semblait néanmoins nécessaire d’insister, dans cet exposé, sur les phénomènes d’hybridation et de confusion ontologique dont l’extraordinaire complexité est moins immédiatement visible à la lecture, pour conclure de manière plus nuancée : dans Triptyque se rencontrent à la fois des phénomènes d’hybridation et de distinction. Le roman fait ainsi apparaître la constante oscillation ontologique de ses référents. Un jeu continuel de l’identité et de la différence caractérise les figures du roman, jeu qui passe par la décomposition des « objets » en parties et la recomposition de ces parties en nouveaux « objets ». C’est ce que mettent en abyme l’assemblage du puzzle et sa dispersion :
Sur la longue table basse de style chinois […] est étalé un de ces grands puzzles comme les affectionnent les Anglo-Saxons, d’environ quarante centimètres sur soixante. Le puzzle est presque terminé. Une vingtaine de petites pièces encore, aux contours sinueux, sont étalées en désordre sur la droite. L’homme reste un moment à contempler le puzzle sans bouger, puis il se penche en avant et sa main va prendre un des petits morceaux qu’il tient quelques instants au-dessus de l’assemblage que ses yeux parcourent rapidement avant de trouver sa place où il l’insère. (Tr, 220-221)
Il reste encore ainsi pendant quelques secondes puis, brusquement, sa main droite balaie avec violence la surface de la table, aller et retour, dispersant les petites pièces du puzzle qui s’éparpillent tout autour. (Tr, 224)
32Cette mise en abyme atteste que Triptyque constitue bien un arbitrage entre des fonctionnements contradictoires, dont on a essayé ici de développer quelques implications ontologiques.
III. Le lapin écorché et le geste castrateur
33L’indéniable sophistication formelle de Triptyque constitue l’aboutissement, avec Les Corps conducteurs (1971) et Leçon de choses (1975), d’un certain nombre d’explorations formelles menées par Claude Simon dans la voie d’un « roman irréductible à tout schéma réaliste24 ». Une telle recherche, dont on pourrait trouver les prémices dans les romans antérieurs de Simon25, trouve un écho et un relais dans le formalisme radical promu par l’écrivain et théoricien du Nouveau Roman Jean Ricardou dans les années 1970. Le colloque de Cerisy de 1974 consacré à Claude Simon, et pour une large part à Triptyque, alors dernier roman paru de l’écrivain, apparaît comme le moment du plus fort rapprochement entre les deux hommes26. Il convient cependant de préciser que les positions théoriques de l’un comme de l’autre ne s’alignaient pas de manière absolue. Car si radical qu’il soit, le formalisme simonien cherche bien, par sa complexité même, à produire un fort impact sur le lecteur. Une telle démarche, fondamentalement anti-ricardolienne27, permet à Simon de « construire des dispositifs stylistiques “multiconnexionnels”, susceptibles de modéliser métaphoriquement la complexité d’un monde peuplé d’“objets” qui s’interpénètrent parce qu’ils sont (pour des raisons diverses) irréductibles aux découpages "clairs et distincts" hérités du rationalisme philosophique des Lumières28. » On a vu dans la partie précédente les conséquences ontologiques de certains dispositifs précis. Dans une quête cherchant à explorer un au-delà des catégories ontologiques héritées des Lumières, on ne sera guère surpris de constater également l’étonnante rentabilité psychanalytique d’une écriture fonctionnant, Ricardou a bien défini cela, comme « une machine à changer les sens29 » de ses unités signifiantes. Claude Simon lui-même, au colloque de 1974, ne rejette pas la possibilité d’une lecture psychanalytique de ses textes : « que certains thèmes plus ou moins obsessionnels, que certains de mes fantasmes se retrouvent dans mes livres, cela ne fait aucun doute, et je ne récuse absolument pas les interprétations qui ont pu être faites dans ce sens.30 » Précisons que, en la matière, l’auteur a toujours confessé sa relative ignorance, et qu’il n’a jamais prétendu écrire sur la base de théories préétablies31, ou sur la base d’un matériau psychique antécédent : « Je n’écris pas en fonction d’une thématique quelconque (mort, sexe, castration, etc.)32. » Fantasmes, schémas obsessionnels émergent à partir du jeu interne des composants textuels, mais ne leur préexistent pas consciemment chez l’écrivain. C’est donc le jeu des composantes verbales et la signification psychanalytique qu’ils permettent d’actualiser qui sera expliquée, sans chercher à en tirer de conclusions sur le psychisme de l’écrivain.
34On a vu que la vieille femme dépeçait un lapin. Le choix de cet animal n’est pas anodin : il renvoie aux multiples scènes de coït qui parsèment le roman et dont la fréquence actualise l’expression baiser comme des lapins qui fonctionne comme une matrice stylistique dont la trivialité contraste, là encore en conformité avec des principes esthétiques typiquement néoromanesques, avec la sophistication compositionnelle qui en constitue « l’expansion33 ». Cette connexion est confirmée par les liens analogiques nombreux entre les scènes de coïts et la description du lapin. On laissera de côté les analogies reliant l’animal aux femmes impliquées dans les scènes coïtales34, pour se concentrer sur l’élément masculin de ces scènes.
A/ Établissement des séries analogiques
35Soit quatre séries connexionnelles portant sur des analogies : 1) de couleurs, 2) de formes, 3) de matières et 4) de mouvement.
36La première série porte sur un spectre de couleur majoritairement rose, rouge, violet et dans une moindre mesure bleu et brun, dont la continuité et l’insertion dans un chromatisme total sont mis en abyme sous la figure de l’arc-en-ciel35. Voici quelques exemples de la série chromatique (nous soulignons) : « le corps rose d’un lapin dépouillé de sa fourrure […]. Sa tête ensanglantée dépasse le rebord du plat » (Tr, 8) (sème impliqué /couleur rouge/) ; le sang du lapin énucléé est décrit comme s’écrasant sur la paroi d’un bol « en pastilles rouge vif » (Tr, 31) ; « [l]a dépouille du lapin reste dans le verger, suspendue en plein soleil par deux pinces à linge à un fil de fer […]. La face interne de la fourrure, retournée comme une chaussette, est marbrée d’un lacis de traînées rouges qui commencent à se violacer et brunir » (Tr, 74) ; « De part et d’autre du lapin une ombre (d’un gris bleuté sur le plat de faïence, noire lorsqu’elle déborde de celui-ci sur la toile cirée) s’élance, dessine en les accusant les contours du corps rose » (Tr, 86) ; le terme de « camaïeux », permet en outre de balayer la quasi-totalité du spectre chromatique contenu dans cet objet : « L’ensemble de l’animal semble peint dans un camaïeux rose, d’un rouge brique dans les ombres. » (Tr, 84) Ce complexe chromatique recouvre (non exclusivement) des représentations phalliques, par exemple : « la langue rose de la fille, pointue et souple, va et vient sur le gland découvert et gonflé, d’un rose plus foncé, dont elle caresse le trou semblable à un œil aveugle, ou lèche le bourrelet mauve » (Tr, 86) ; « le gland très rouge et luisant » (Tr, 66)36 ; « Sortant presque des lèvres de la vulve apparaît parfois le gland violacé aussitôt disparu » (Tr, 20) ; « sa verge de nouveau raide et tendue […], des veines bleuâtres serpentant sous la peau fine du fourreau » (Tr, 189).
37La deuxième série porte sur les formes : ainsi, la chair à demi-découverte du lapin, « La moitié du corps du lapin est maintenant à nu. » (Tr, 38), et la peau retroussée « un peu comme on retire une chaussette » (Tr, 38) rappellent le « bourrelet mauve » sous le gland pénien (sèmes communs : /dénudation/, /décalottage/, /plis de chair/). Le lapin suspendu et le sexe masculin s’apparentent encore l’un à l’autre via le sème /forme cylindrique/, expressément actualisé par le groupe nominal « cylindre du membre » (Tr, 161). La répétition dans les fragments séquentiels appropriés du mot « tête » constitue un autre exemple typique et indéniablement calculé de mise en facteur commun du lapin et du pénis37.
38La troisième série analogique s’appuie sur l’explicitation de l’identité matérielle des éléments associés. Si le membre viril et dépouille du lapin sont l’un et l’autre constitués de « chair » par définition, le dépeçage du lapin par la vieille révèle également « la fine membrane bleutée par laquelle la peau adhère à la chair et aux muscles. » (Tr, 38). Or, « muscle » et ses dérivés étymologiques constitue un réseau de connexions analogiques, puisqu’on nous décrit le pénis du chasseur « au teint mat » comme un « membre raidi et musculeux » (Tr, 16). Mentionnons enfin, sans avoir la prétention d’épuiser les analogies matérielles, celles reposant sur la peau38, sur le sang (qui remplit les « veines bleuâtres » (Tr, 189) du sexe masculin et s’écoule du lapin écorché, reflux qui sera celui du membre viril après éjaculation39) et sur la pilosité, avec par exemple la correspondance entre les « poils aux reflets roux » (Tr, 16) qui ornent l’intimité masculine et le « pelage40 » (Tr, 25) du lapin. « Chair », « peau », « muscle », « sang », « poils » sont donc autant d’éléments se rapportant à une topique de la matière, qui permettent de modéliser identiquement des référents distincts au plan ontologique et de les imbriquer les uns dans les autres.
39La quatrième et dernière des séries analogiques que nous souhaitions mettre en relief repose sur des similitudes de mouvement, par exemple dans la description du lapin « tantôt agité de soubresauts et de coups de reins impuissants » (Tr, 25) et dans celle de l’homme au « teint mat » dont le bassin fait un mouvement de va-et-vient, toujours dans la scène de coït de la grange (Tr, 197).
B/ Le modèle pictural baconien et la modélisation du référent
40La reconstitution de ces séries d’analogies 1) chromatiques, 2) formelles, 3) matérielles et 4) cinétiques est révélatrice du fonctionnement systémique de l’écriture simonienne. Elle montre que ce fonctionnement relationnel, en raison des catégories analogiques qu’il mobilise, emprunte largement à un modèle explicite de Triptyque (ce serait-ce que par le titre du roman), le modèle pictural. C’est en particulier la peinture de Francis Bacon que Claude Simon désigne comme source d’inspiration majeure : « […] à l’automne 1971, a eu lieu à Paris la grande rétrospective de Francis Bacon dont non seulement la peinture m’a fortement impressionné, mais dont certaines œuvres avaient pour titre Triptyque, titre et principe que j’ai trouvés en eux-mêmes tellement excitants que j’ai décidé d’adjoindre à mes deux premières séries une troisième […]41 ». Nombre des toiles du peintre irlandais s’appuient en effet sur les mêmes jeux de renvois chromatiques que le roman et jouent aussi sur des renvois liés aux formes représentées42 ; la peinture de Bacon tend également à exhiber la matière des objets peints – c’est en particulier la technique des écorchés, au très fort impact analogique entre les différents panneaux de Trois études pour une crucifixion (1962). Quant à la restitution du mouvement, on en trouve notamment la trace chez Bacon dans les effets de raclage et de flou, qui créent un très fort effet d’homogénéité stylistique et d’indistinction (relative) entre les différents portraits réalisés par le peintre43. La trace ostensiblement apparente des repentirs dans le tableau définitif est, ce n’est pas un hasard, décrite dans Triptyque44. Ajoutons que, de même que chez Claude Simon, maints effets stylistiques concourent chez Francis Bacon, par floutage et connexions analogiques, à brouiller l’identité des corps représentés et amincir la frontière séparant masculin et féminin, humain et animal45.
41La reconstitution des séries analogiques 1, 2, 3 et 4 est également révélatrice d’une manière de concevoir les objets fictionnels à partir notamment de quatre catégories privilégiées : leur forme, leur matière, leur couleur et les mouvements qui les animent (ou non). Un tel mode de représentation témoigne d’une vision du monde profondément matérialiste qui ne serait pas un simple hylémorphisme46, mais où seraient également prises en compte à titre de propriétés cardinales dans l’appréhension des objets leurs couleurs et leurs mouvements. On voit que le recourt à un modèle pictural dans la formalisation des référents de la fiction, et en particulier au modèle pictural baconien, s’accorde tout particulièrement à une conception du référent essentiellement hylémorphique, chromatique et cinétique.
C/ La castration symbolique
42Ces forts effets d’intégration réciproque permettent à l’écriture d’agir à distance sur une composante par l’intermédiaire de celle qui lui est associée. Le processus est bien décrit par Jean Ricardou à propos du texte, par ailleurs fondateur pour Claude Simon, d’À la recherche du temps perdu :
Le mécanisme le plus simple fonctionne en deux temps. Dans une première phase, un certain nombre de redites attestent la liaison des deux termes distincts jusqu’à ce que, par une sorte de montage contiguïtaire de type pavlovien, les deux termes se trouvent astreints à une étroite solidarité. Dans une seconde phase, la venue de l’un des deux termes est par conséquent en mesure de suggérer l’autre. Ainsi, à la suite de la systématique contiguïté établie par le texte, les catleyas et l’amour se trouvent textuellement assimilés47.
43Prolongeant les réflexions de Ricardou, on ajoutera que, dès lors, toute opération d’écriture appliquée à l’un ou l’autre des termes interconnectés s’applique virtuellement à son pendant, et vice-versa. L’intégration réciproque des différents « ensembles » de Triptyque permet ainsi de lire derrière les multiples occurrences des sèmes de /section/, /blessure/ et /mutilation/ l’expression d’une castration qui ne se dit jamais explicitement, c’est-à-dire directement sur l’objet définitoire de la castration qu’est le sexe masculin.
44Parmi les exemples les plus patents, on peut mentionner la cueillette des champignons mousserons qui, ce n’est pas un hasard, est très vraisemblablement l’ouvrage de la vieille femme : « Sur la table de la cuisine, non loin du plat allongé où est posé le lapin, se trouve maintenant un panier d’osier rempli aux trois quarts de champignons fraîchement cueillis […]. Les plus petits ont une queue blanche, épaisse, que surmonte un dôme rond, d’un brun violacé. » (Tr, 149-150, nous soulignons). Un autre exemple de mutilation génitale à distance est donné par la description d’un homme au visage tuméfié, lequel paraît insensible à « l’estafilade qui déchire la pommette aux chairs écrasées ou l’œdème déjà violacé qui ferme à demi l’un des yeux dont le regard ne filtre qu’à travers une mince fente. » (Tr, 185, nous soulignons). Ici, le sème /aveuglement partiel/ renvoie sans équivoque au sexe masculin et à son gland « percé d’un œil aveugle » (Tr, 188) dans les fragments se rapportant à la scène de fellation.
45Mais le médiateur analogique le plus significatif est certainement le lapin écorché, dont les viscères mous rappellent, en outre, les multiples occurrences de pénis flasques48 : « Dans la tête ensanglantée, l’œil unique, rond et vitreux, fixe le vide. Sous la table, à même le dallage de pierre, une cuvette émaillée […] est remplie à demi par l’amas flasque des viscères aux replis mous, aux couleurs jaunâtres, nacrées, bleutées ou violacées. » (Tr, 85).
46En résumé, désorbiter l’œil du lapin et le dépecer, cueillir les mousserons, blesser un visage au point que les tuméfactions ferment l’un des deux yeux, c’est donc opérer à distance, mais non moins effectivement, un geste castrateur qui apparaît symboliquement comme la sanction d’un interdit transgressé : c’est parce que la jeune domestique couche dans une grange avec le chasseur « halé par le grand air » au lieu de surveiller une petite fille que celle-ci finit par se noyer49.
47Ce n’est pas tout : suivant un procédé courant de l’écriture néoromanesque, et simonienne en particulier, le choix du « lapin » comme terme médiateur pour signifier la mutilation génitale apparaît encore surdéterminé50 au niveau des signifiants eux-mêmes, et non plus seulement au niveau des signifiés. En effet, ce que produit la castration, c’est en fait la section brutale de « la pine », suivant un calembour où s’entremêlent encore masculin et féminin51. Productif à la fois sur le plan du signifié (« baiser comme des lapins ») et sur le plan du signifiant (paronomase de « lapin » et « la pine »), le vocable « lapin » est donc bien surdéterminé en contexte, tout comme la plupart des termes qui servent à le décrire. Cette double surdétermination de l’hyperthème52 (le lapin) et des éléments se rapportant à l’hyperthème témoigne de la démarche intégrative et holistique de l’écriture simonienne, consistant à interconnecter différents ensembles non seulement par le biais de propriétés communes, mais également autant que possible par des analogies d’ensemble. Ce sont donc deux sortes d’analogies, subsumantes (à hauteur d’hyperthème) et subsumées (à hauteur d’éléments se rapportant aux hyperthèmes constituant les propriétés de base communes aux ensembles) qui homogénéisent les référents :
Schéma de la double détermination analogique hyperthématique et infrathématique (ou subsumante et subsumée)
48Un tel mode de fonctionnement textuel, ainsi schématisé, contribue à accroître considérablement la portée ontologique et symbolique du texte simonien et permet, comme on l’a vu, de lire sous le fonctionnement analogique du texte la suggestion implicite d’une castration.
IV. Nourriture et sexualité
49Dans Triptyque, il apparaît de façon manifeste que les thématiques déployées sont très fortement polarisées : elles ne se manifestent pas aléatoirement ni ne s’agrègent entre elles au hasard. C’est pourquoi, par exemple, les mêmes combinaisons thématiques se répètent. À preuve nos thématiques de la nourriture et de la mort qui se combinent dans les descriptions du lapin mis à mort et écorché ainsi que dans celles des champignons mousserons, toutes deux évoquant symboliquement une castration. Quant au sexe masculin qui constitue l’équivalent analogique de ces deux éléments, lapin et champignon, il nous invite à associer une troisième thématique aux deux précédentes, la thématique érotique. Cet érotisme est net dans le cas des mousserons phalliques, dont le texte rappelle sans cesse la « queue blanche » (Tr, 21, 151, nous soulignons) ou la « tête bombée d’un brun violacé » (Tr, 21), et déductible analogiquement dans le cas du lapin / la pine. Mais si les liaisons analogiques incitent le lecteur à étendre la thématique érotique à des « objets » qui a priori n’appartiennent à aucun matériel érotique traditionnel, elles conduisent en retour à rechercher en quoi les descriptions sexuelles participent d’une thématique alimentaire comprenant mousserons et civet de lapin. Or, que de tels « objets » consommables, et en particulier consommables par la bouche constituent bien des équivalents du sexe masculin, c’est ce que confirment les scènes de fellation déjà évoquées. Le croisement de ces deux thématiques permet ainsi de faire émerger ce que, du moins chez Simon, partagent de façon troublante alimentation et sexualité, et que l’on peut résumer par le sème / oralité/.
50À considérer leurs combinaisons, on voit que nos thématiques font système dans la mesure où s’y dessinent une cohérence. Cela signifie que les résurgences et les variations de ces thématiques ne sont pas aléatoires, comme le montrent les rôles antithétiques joués par les personnages féminins vis-à-vis des différents « objets » phalliques. Dit autrement, l’articulation d’une thématique « féminine » aux thématiques que nous venons d’établir ne se fait pas anarchiquement, mais suivant des distinctions réglées. On a vu qu’un même rapport buccal (présupposé dans le cas des aliments, décrit dans celui de la scène de fellation) accentue le rapprochement des thématiques alimentaire et sexuelle ; il importe maintenant d’observer comment, vis-à-vis de ces thématiques, les différents personnages féminins du roman jouent des rôles distincts, occupent des positions symboliquement antithétiques.
51À la vieille qui mutile (symboliquement ou « à distance ») le sexe masculin, s’oppose la jeune femme de la grange qui au contraire le caresse de la main et de la langue. Mais ce sont également toutes les autres femmes du roman qui s’opposent à notre personnage de vieille puisque toutes s’inscrivent dans des scènes de coït, soit directement décrites, soit reconstituables par inférence comme pour le cas de la « baronne » appartenant à la séquence de la station balnéaire (Tr, 50-51). Aussi est-il symptomatique que la femme aux « yeux globuleux » (Tr, 212), délaissée par son compagnon qui a découché et se trouve étendu ivre mort sur le lit de leur chambre, se prenne à observer son propre corps nu dans le miroir, comme à la recherche des premiers stigmates de la vieillesse (Tr, 211-212). Le roman opère donc un partage très clair entre d’un côté une féminité sexualisée, et de l’autre une féminité non sexualisée. De façon révélatrice, les femmes appartenant à la première catégorie sont désignées comme « jeune domestique » (Tr, 55), « jeune mariée » (Tr, 95), « jeune femme » (Tr, 212), ou appartiennent à des sociotypes relevant d’un imaginaire traditionnel de la jeunesse, comme la « jeune domestique » ou la « serveuse d’une vingtaine d’années » (Tr, 132). S’oppose à ces femmes nubiles une autre féminité, coupée de toute sexualité, incarnée par exemple par la « fillette » (Tr, 118-119) et bien sûr par la vieille femme vêtue de noir, figures entre lesquelles il faut encore opérer une distinction. Car la vieille n’apparaît pas simplement comme une figure en dehors de la féminité sexualisée, mais bien comme son opposé radical, comme l’a montré son rôle clé dans le montage symbolique de castration. En effet, la vieille s’oppose à la « fillette » en ce que, contrairement à l’enfant qui va grandir et rejoindre la communauté des femmes sexualisées, elle n’est pas momentanément écartée de la sexualité ; elle en est, dans Triptyque, symboliquement coupée à jamais, c’est pourquoi c’est elle qui par analogies interposées mutile, « sectionne » le sexe masculin.
52La prise en considération des nourritures, lapin et champignons, nous a permis de mettre au jour dans le roman un partage stéréotypé entre différents types de féminités, dont la cohérence repose sur le rapport constant entre l’âge des personnages et leur sexualisation. Pour le dire autrement, la thématique féminine ne croise la thématique érotique que quand le roman met en scènes des femmes « jeunes ». Un tel constat se voit confirmé par une autre « clé » alimentaire. Il s’agit de ce que mange la vieille paysanne vers la fin du roman :
53Sourde et aveugle, semble-t-il à l’agitation qui règne autour d’elle, la vieille femme à la tête de chien est assise à l’extrémité de la table opposée à celle où se trouve le lapin devant un grand bol rempli d’une sorte de bouillie grumeleuse jaune foncé dont la consistance et l’odeur rappellent ces pâtées que l’on donne aux animaux. […] Avec lenteur, inclinant la tête au-dessus de son bol, elle élève jusqu’à sa bouche une cuiller d’étain dont elle aspire le contenu avec un bruit de succion entre les lèvres ridées en éventail, comme aspirées elles-mêmes à l’intérieur de sa bouche dépourvue de dents, la peau flasque de ses joues se gonflant pendant que les gencives durcies mastiquent la bouillie dont parfois des grumeaux sombres dégoulinent sur son menton sans qu’elle songe à les essuyer. (Tr, 202)
54Peu ragoûtante, cette scène d’alimentation confirme la vision dépréciative que donne le roman de la sénescence féminine. Outre sa pertinence dans la « structure thématique53 » de Triptyque, cette description, on s’en doute, s’avère également pertinente au plan analogique. Elle nous invite d’abord à rapprocher les contraires : la vieille femme désexualisée de la « jeune domestique » en plein ébat dans la « grange Martin » (Tr, 218). Degré de cohérence supplémentaire, ce rapprochement se fait à partir du sème /oralité/ déjà relevé comme opératoire dans l’imbrication des thématiques alimentaire et sexuelle : « Tenant toujours d’une main par sa base le membre raidi elle en suce longuement l’extrémité, l’enfonçant parfois profondément dans sa bouche dont les lèvres alors touchent presque sa main, sa tête descendant et remontant avec lenteur, les joues creusées par la succion » (Tr, 160, nous soulignons). Le lien avec la « succion » évoquée page 202 est d’autant plus perceptible à la lecture qu’il est préparé par l’entrelacement en amont de la scène de fellation dans la grange et la scène où la vieille nourrit ses lapins (Tr, 159-164), entrelacement remarquable parce qu’il fait alterner deux scènes uniquement sur une plage de texte relativement longue, et qu’il clôt la deuxième partie du roman. Plus que jamais, le lecteur est invité à comparer les figures féminines antithétiques que sont la paysanne âgée et la domestique, comme il appert dans le transit analogique suivant :
Parfois la femme relève la tête et ses lèvres étroitement moulées sur le cylindre du membre, puis sur le gland, laissent apparaître celui-ci, gonflé et dur, d’un rose vif, luisant de salive. […] puis, tirant la peau au-dessus de son bourrelet violacé, elle abaisse vivement la tête et l’engloutit, ses joues se creusant de nouveau, les yeux fermés, en même temps qu’un son étouffé s’échappe de la bouche de l’homme. […] Lorsqu’elle se penche pour ouvrir les portes des cases les plus éloignées, sur la droite de l’écran, le profil de la vieille femme à la mâchoire de chien apparaît à gauche, la peau fendue d’une incroyable quantité de rides entrecroisées, le menton anormalement rapproché du maxillaire supérieur, les lèvres aspirées à l’intérieur de la bouche, l’absence de dents creusant les joues comme par l’effet d’une succion. (Tr, 161-162, nous soulignons)
55Si c’est à partir de l’oralité qu’il convient donc de comparer une fois de plus ces deux personnages féminins, une différence saute aux yeux. Car si la vieille femme est condamnée à une infâme « bouillie », une « soupe épaisse » (Tr, 203) parce qu’elle est édentée, nous sommes invités, en vertu de l’équivalence analogique lapin = la pine à voir dans la jeune femme pratiquant la fellation celle qui « consomme » la chair, cette chair alimentaire et sexuelle dont la vieille est définitivement privée. Si le texte répète à de multiples reprises que la vieille paysanne est dépourvue de dents, c’est ainsi moins pour le rendement indiciel54 de cette répétition que pour souligner un trait stéréotypique de vieillissement, ce trait précisément qui, dans l’économie symbolique de Triptyque place la vieille hors de toute sexualité, dans l’incapacité d’« absorber » la moindre chair.
Conclusion
56Si la sophistication de son élaboration formelle contribue à rendre particulièrement méandreuse la lecture de Triptyque, celle-ci n’a en réalité rien de gratuit. Sans prétendre épuiser la complexité du roman, on a cherché, à travers l’inventaire de quelques connexions analogiques choisies, à montrer que le formalisme simonien produisait d’étonnants effets de contestation de l’ontologie traditionnelle, et offrait de non moins étonnantes prises à une lecture symbolique. La vieille femme vêtue de noir nous a servi de point d’entrée dans le roman. La reconstitution de la séquence qui la met en scène a permis d’approcher le jeu « triangulaire » du roman, qui amalgame constamment les catégories du masculin et du féminin, de l’humain et de l’animal. L’analyse des connexions interséquentielles et la prise en compte, de surcroît, du motif du lapin écorché ont confirmé cette lecture. Il est donc très juste de noter qu’un texte comme Triptyque donne « un vrai changement de paradigme, autrement dit une redéfinition des postulats proprement épistémologiques qui fondent notre représentation du “réel” depuis l’avènement de la philosophie rationaliste des Lumières55. » Dans un tel « paradigme », l’univers romanesque échappe aux lois qui organisent le monde réel tel que nous pouvons l’appréhender intuitivement, d’où l’émergence d’objets fictionnels hybrides et de motifs psychanalytiques « cachés » tels que la castration. La portée psychanalytique du texte s’avère toutefois autant, sinon plus, structurelle que thématique : comme l’a formulé de façon lumineuse Anne Clancier, le nouveau roman obéit en effet davantage aux « procédés de l’inconscient » qu’il n’en développe les « contenus56 ». Valable pour Triptyque, cette remarque révèle que certaines lois de fonctionnement propres à une fiction résolument conçue comme une « sorte de bijou textuel57 » diffèrent des lois à partir desquelles nous concevons le monde « réel » et s’apparentent davantage, dans le cas qui nous occupe, à celles qui structurent la psyché. Ces fonctionnements, comme la surdétermination des composantes textuelles, les transits analogiques58 ou l’expansion d’une matrice « refoulée59 » apparaissent transgressifs sur le plan ontologique, puisqu’ils rendent tendanciellement indistinctes en les connectant des entités en principe contradictoires, et qu’ils s’avèrent facteurs de discohérence60. De tels fonctionnements dotent en outre le texte, comme on peut s’y attendre, d’une charge symbolique forte. Ainsi, dans la mesure où il s’intègre à un réseau textuel densément analogique, le personnage de la vieille qui nous a servi de point de départ s’est révélé crucial dans la reconstitution d’un schéma symbolique, celui de la castration, puisque c’est ce personnage qui prend en charge l’essentiel de la série des gestes castrateurs dans le roman. Triptyque pratique donc une inscription symbolique que l’on pourrait qualifier de totale, puisque la scène de castration, sans jamais être explicitée et référée localement à un espace-temps particulier de l’intrigue, apparaît toujours sous-jacente et active dans le jeu des entrecroisements analogiques. Aussi couvre-t-elle (et il en va de même pour les phénomènes d’hybridation ontologique) toutes les séquences narratives et l’intégralité du « triptyque » romanesque. Terminons enfin en faisant observer que la complexité fonctionnelle du texte ne soustrait pas le roman à une analyse thématique traditionnelle. Ainsi que l’a montré la dernière partie sur les différentes représentations de la féminité, cette complexité nécessite de pratiquer un thématisme attentif aux procédés de style permettant de solidariser les différents thèmes, comme la nourriture et la sexualité dans Triptyque.
Notes de bas de page numériques
1 « Claude Simon à la question », in Jean Ricardou (dir.), Lire Claude Simon, Paris, Les Impressions Nouvelles, 1986, reprise de Claude Simon : analyse, théorie, Colloque de Cerisy du 1 au 8 juillet 1974, Paris, Union Générale d’Éditions, coll. « 10/18 », 1975, p. 425.
2 « Série » est l’un des termes privilégiés par le romancier pour désigner ces séquences narratives, ainsi que « tableau ». Jean Ricardou, Lire Claude Simon, op. cit., p. 425 et p. 427.
3 Metka Zupančič, Lectures de Claude Simon. La polyphonie de la structure et du mythe, Éditions du Gref, coll. « Theoria » n°8, Toronto, 2001, p. 16.
4 « […] since writing unfolds over a period of time, how can we organize events that are actually simultaneous into a succession of events? The individual images that go into making up a film (and breaking up a movement) can immediately be perceived in their totality. Not so with a text. » « Interview with Claude Simon », SubStance, Winter, 1973-1974, Vol. 3, No. 8 (Winter, 1973-1974), p. 9.
5 Claude Simon, Triptyque, Paris, Minuit, 1973, p. 24. Afin d’alléger la présentation, la majorité des citations de Triptyque seront désormais inscrites entre parenthèses directement dans notre texte sous l’abréviation conventionnelle « Tr, » suivie de la pagination.
6 Claude Simon, « La fiction mot à mot », in Jean Ricardou et Françoise van Rossum-Guyon (dir.), Nouveau Roman : hier, aujourd’hui, t. 2. Pratiques, Paris, Union Générale d’Éditions, coll. « 10/18 », 1972, pp. 79-81.
7 C’est dans cette perspective qu’ont également travaillé Metka Zupančič, qui définit Triptyque comme un « réseau “tabulaire” de rapprochements et de divergences sémantiques (souvent minimes) » (op. cit., p. 6) et surtout Guy Neumann dans Échos et correspondances dans Triptyque et Leçon de choses de Claude Simon, Lausanne, L’Âge d’Homme, 1983. Sur la notion de tabularité, voir Groupe μ. [1977], Rhétorique de la poésie : lecture linéaire, lecture tabulaire. Paris, Le Seuil, 1990, p. 65.
8 Jean Ricardou, Nouveaux problèmes du roman, Paris, Le Seuil, coll. « Poétique », 1978, p. 245.
9 Ilias Yocaris a expliqué le caractère « multiconnexionnel » des composantes des fictions simoniennes à partir du Vent (1957), en reliant fort opportunément le phénomène à ce que nous venons d’indiquer, à savoir la mise en cause de la « temporalité linéaire ». Voir Ilias Yocaris, L’impossible totalité. Une étude de la complexité dans l’œuvre de Claude Simon, Toronto, Paratexte, 2002, p. 34.
10 Voir sur ce point l’intervention de Christiane Makward dans la discussion suivant la communication de Sylvère Lotringer, « Cryptique », in Jean Ricardou, Lire Claude Simon, op. cit., p. 183.
11 Triptyque manifeste ainsi à un très haut degré la « constitution systémique, fondée sur un agencement polyfonctionnel » dont parle Ilias Yocaris à propos d’Histoire. Voir Ilias Yocaris, L’impossible totalité, op. cit., p. 110, note 87.
12 « Le sème est le trait distinctif sémantique d’un sémème, relativement à un petit ensemble de termes réellement disponibles et vraisemblablement utilisables chez le locuteur dans une circonstance donnée de communication ». Bernard Pottier, « Sémantique et noémique », Annuario de Estudios filolόgicos, Universidad de Extremadura, Cáceres, 1980, p. 169, définition reprise par François Rastier dans Sémantique interprétative [1987], deuxième édition, Paris, Presses Universitaires de France, 1996, p. 33. Ce dernier précise que si un sème est « un élément différentiel conjoignant ou disjoignant deux sémèmes », « il peut être associé à des représentations conceptuelles qui définissent son sens éidétique », c’est-à-dire la réalité non verbale à laquelle il renvoie. Voir Sémantique interprétative, op. cit., p. 24.
13 Nathalie Piégay-Gros, article « Femme », dans Michel Bertrand (dir.), Dictionnaire Claude Simon, Paris, Honoré Champion, coll. « Dictionnaires & Références », 2 vol., 2013, p. 373. Les citations des textes de Claude Simon renvoient aux parutions originales publiées aux éditions de Minuit.
14 Son regard est « voilé d’une taie blanchâtre » (Tr, 202).
15 Un sémème est le « contenu [sémantique] d’un morphème ». Voir François Rastier, Sémantique interprétative, op. cit., glossaire, p. 277.
16 « CARACO, subst. masc. Vêtement de femme, sorte de corsage à manches longues et porté ample sur une jupe froncée », Trésor de la Langue Française.
17 Non seulement le clown incarne une forme d’hybridité ontologique per se, mais le texte redouble cette hybridité analogiquement en rapprochant à nouveaux les pôles masculin et féminin, comme on peut le voir en comparant ces deux extraits se rapportant, le premier au clown, le second à une femme allongée : « Sous le maquillage violent qui le barbouille, son visage semble comme bâillonné, entouré de pansements ensanglantés [...] » (Tr, 49), « Dans le visage dont le maquillage défait trahit la peau fanée la lèvre inférieure tremble légèrement. La main délicate fiche brusquement entre les lèvres la cigarette autour de laquelle elles restent serrées. » (Tr, 52). Les termes que nous soulignons dans les deux extraits permettent la mise en rapport soit par répétition lexicale (« maquillage »), soit par répétition du sème /mutisme/.
18 Suivant une technique déjà mise en place dans Les Corps conducteurs (1971). Claude Simon le dit lui-même : « j’aurais pu donner comme sous-titre aux Corps conducteurs : “Propriétés de quelques figures, géométriques ou non”, car, en fait, c’est très exactement de cela qu’il s’agit. » Voir Jean Ricardou et Françoise van Rossum-Guyon (dir.), Nouveau Roman : hier, aujourd’hui, t. 2. Pratiques, op. cit., p. 87.
19 La volonté de dépassement du rationalisme des Lumières est une constante des fictions simoniennes. Elle devient particulièrement nette à partir de La Route des Flandres, où elle s’exprime explicitement à travers les propos de Georges, le personnage principal. Les fictions simoniennes, en évacuant le substrat métaphysique sous-jacent au rationalisme des Lumières, doivent être pensées en terme de « postrationalisme » à partir des acquis conceptuels de la mécanique quantique dans son acception dite « orthodoxe » ou « de Copenhague ». Voir notamment Ilias Yocaris, L’Impossible totalité, op. cit., pp. 208-278, et Ilias Yocaris, « Une poétique de l’indétermination. Style et syntaxe dans La Route des Flandres », Poétique, 2006/2 n° 146, p. 218.
20 Claude Simon, Triptyque, op. cit., p. 27, p. 38 et p. 41.
21 Comme le synthétise bien Jean Ricardou, si « le puzzle abyme le fonctionnement du fragmentaire comme découpe », il permet aussi d’enclore « l’articulation des segments […] dans l’unité d’une recomposition homogène ». Voir Jean Ricardou, Lire Claude Simon, op. cit., p. 186.
22 « allotopie : relation de disjonction exclusive entre deux sémèmes (ou deux groupes de sémèmes) comprenant des sèmes incompatibles. » François Rastier, Sémantique interprétative, op. cit., glossaire, p. 275.
23 Le concept de « matrice » stylistique est dû à Michael Riffaterre et peut se formaliser sous forme de « phrase littérale minimale » (Michael Riffaterre, « L’illusion référentielle », trad. de l’américain par Pierre Zoberman, dans Genette et Todorov (dir.), Littérature et réalité, Paris, Le Seuil, coll. « Points », 1982, p. 100). On se fera une idée complète des fonctionnements matriciels en consultant Sémiotique de la poésie. L’analyse d’une matrice comme, « écouter pousser l’herbe » est particulièrement instructive pour nous puisqu’elle montre que, si l’interprétation systémique de certains textes exige qu’un lecteur perspicace forge de toutes pièces leur matrice verbale, les matrices appartiennent néanmoins souvent à un fonds d’expressions communes plus ou moins lexicalisées ou, comme le dit Riffaterre, à « la géométrie grammaticale de la langue ». Voir Michael Riffaterre, Sémiotique de la poésie, Paris, Le Seuil, coll. « Poétique », 1983, p. 78.
24 Jean Ricardou, Lire Claude Simon, op. cit., p. 424.
25 Ilias Yocaris montre que les marqueurs formels d’un formalisme romanesque antiréaliste se distribuent en nombre de plus en plus important dans les romans simoniens depuis Le Vent (1957) jusqu’à La Bataille de Pharsale (1969), L’Impossible totalité, op. cit., p. 225-226. Ce formalisme trouve sa pleine expression dans les fictions des années 1970, qualifiées de Nouveau Nouveau Roman.
26 Ilias Yocaris, article « Ricardou », in Michel Bertrand (dir.), Dictionnaire Claude Simon, op. cit., p. 920.
27 « Ricardou n’a que faire des prolongements « expressifs » d’une telle démarche scripturale, et s’en tient à l’idée qu’on doit simplement utiliser dans un texte littéraire, indépendamment de toute autre considération, “les éléments […] dotés du plus fort coefficient de surdétermination” (Ricardou 1978, p. 263). » Ilias Yocaris, article « Ricardou », in Michel Bertrand (dir.), Dictionnaire Claude Simon, op. cit., p. 925.
28 Ilias Yocaris, article « Ricardou », in Michel Bertrand (dir.), Dictionnaire Claude Simon, op. cit., p. 925.
29 Jean Ricardou, Pour une théorie du nouveau roman, Paris, Le Seuil, coll. « Tel Quel », 1971, p. 28.
30 « Claude Simon à la question », in Jean Ricardou, Lire Claude Simon, op. cit., p. 414.
31 Claude Simon, « La fiction mot à mot », in Jean Ricardou et Françoise van Rossum-Guyon (dir.), Nouveau Roman : hier, aujourd’hui, t. 2. Pratiques, op. cit., p. 77.
32 « Claude Simon à la question », in Jean Ricardou (dir.), Lire Claude Simon, op. cit., p. 413.
33 L’« expansion » est une des deux dérivations possibles de la matrice stylistique riffatérienne. Elle consiste à « transforme[r] les constituants de la matrice en formes plus complexes ». Voir Michael Riffaterre, « L’illusion référentielle », dans Genette et Todorov (dir.) Littérature et réalité, op. cit., p. 101, ainsi que les exemples pp. 101-105.
34 Ces liens sont nombreux et illustrent une fois de plus la tendance générale de Triptyque à rendre indissociables les entités masculines, féminines et animales. C’est, par exemple, la bifurcation séquentielle de la page 25 (nous soulignons les mots permettant la bifurcation et indiquons les séquences [A] et [B]) : « [A] […] pend un lapin au pelage gris perle tenu par les oreilles, tantôt parfaitement immobile, tantôt agité de soubresauts et de coups de reins impuissants. Sortant de l’autre main aux doigts noueux et jaunes on peut voir par instants briller la lame d’un couteau. [B] La fille couchée dans le foin accompagne des coups de reins le va-et-vient rythmé des fesses de l’homme […] », (Tr, 25).
35 « Les rayons du soleil dessinent un arc-en-ciel dans le brouillard d’eau pulvérisée qui s’élève et stagne au pied de la cascade. Les bandes concentriques, violette, indigo, bleue, vert pâle, jaune orangé et rouge sont suspendues, irisées et transparentes dans le poudroiement lumineux. » (Tr, 110).
36 C’est le seul exemple de notre liste qui n’appartient pas à la séquence de la campagne, et donc à la scène de coït dans la grange. Il n’a pas été possible, en effet, de produire d’exemple dans cette scène où le pénis serait directement qualifié de rouge. L’exemple de substitution choisi a cependant toute sa place dans notre liste d’équivalences compte tenu du grand nombre de connexions analogiques qui relie cette autre scène de coït (appartenant à la séquence de la « banlieue industrielle ») à la scène de la grange.
37 Simon donne lui-même cet exemple de ce terme pivot quelques années avant Triptyque : « les mots possèdent par contre ce prodigieux pouvoir de rapprocher et de confronter ce qui, sans eux, resterait épars […]. Une épingle, un cortège, une ligne d'autobus, un complot, un clown, un État, un chapitre n'ont que (c'est-à-dire ont) ceci de commun : une tête. » (nous soulignons). Claude Simon, Préface à Orion aveugle, dans Claude Simon, Œuvres, tome I, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », p. 1182.
38 Comparer par exemple : « Le corps de l’animal mort est agité de secousses par les efforts des deux mains ridées qui tirent la peau vers le bas » (Tr, 39), et « la peau fine du fourreau » (Tr, 189) du sexe masculin.
39 « L’homme aux cheveux frisés est toujours étendu sur le dos […]. Son sexe flasque est couché sur le côté […] » (Tr, 187).
40 L’isotopie s’ancre là encore dans une dérivation étymologique : « poil » / « pelage ».
41 « Claude Simon à la question », in Jean Ricardou (dir.), Lire Claude Simon, op. cit., p. 425.
42 Par exemple Three Studies for Figures at the Base of a Crucifixion, 1944, huile et pastel sur panneau de bois, Tate Britain, Londres.
43 En témoignent les triptyques composés par Bacon lui-même, comme par exemple : Three Studies for Portraits (including Self-portait), 1969, huile sur toile, collection privée.
44 La technique consistant à racler grossièrement le tableau, de manière à exhiber le repentir du peintre, apparaît dans l’ekphrasis suivante : « Il semble que l’artiste s’y soit repris à plusieurs fois avant de se satisfaire de l’état final de son travail, ayant peint d’abord le visage tourné vers la droite […], comme en témoigne le profil raclé au couteau […], puis, une seconde fois, dans sa position définitive, c’est-à-dire de trois quarts, la face baignant dans une demi-teinte violacée. » (Tr, 127-128).
45 On pourra observer l’étroite association humain-animal dans Three Studies for a crucifixion, déjà cité, ainsi que dans Painting, où la carcasse de bœuf évoque délibérément la passion du Christ et rappelle les atrocités de la Seconde Guerre mondiale : Painting, 1946, huile et pastel sur lin, Museum of Modern Art, New York.
46 « Du grec húlē, la matière, et morphè, forme. Doctrine aristotélicienne et scolastique qui définit la nature des êtres à partir de la composition d’une matière et d’une forme, principes à la fois distincts et complémentaires et qui déterminent les propriétés respectivement quantitatives et qualitatives des corps. » Sylvain Auroux (dir.), Les Notions philosophiques ; Dictionnaire, Tome 1, Paris, Presses Universitaires de France, 1990, p. 1174.
47 Jean Ricardou, Nouveaux problèmes du roman, op. cit., p. 114.
48 Cf Claude Simon, Triptyque, op. cit., p. 187 : « Son sexe flasque est couché sur le côté […] » et p. 210 : « Pendant toute l’opération elle évite de regarder les testicules et le pénis flasque qui roule sur la cuisse. » (nous soulignons).
49 Sur la noyade de la petite fille, voir Ralph Sarkonak, L’archive du réel : essais sur Claude Simon, Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2020, pp. 171-192.
50 La « surdétermination » est un concept de la psychanalyse mis en avant par Ricardou dans le domaine de la critique littéraire. Elle consiste, pour un élément, à se trouver à « l’intersection de deux ou plusieurs déterminations ». Jean Ricardou & Françoise Van Rossum-Guyon (dir.), Nouveau Roman : hier, aujourd’hui, op. cit., p. 381.
51 Le jeu homonymique implicite sur le féminin du mot « lapin » qui « renvoie vulgairement au masculin » a déjà été repéré par Georges Raillard dans son article « Le rouge et le noir », Les Cahiers du Chemin, n° 18, 1973, p. 99.
52 Un hyperthème est un thème pouvant servir de titre à une portion de texte et se particulariser en différents thèmes. Ainsi, l’hyperthème « lapin » qui unifie les différentes descriptions qui en sont faites se décline-t-il en un chapelet de « thèmes » comme les couleurs, les matières, les formes et les mouvements réinterprétés par nous à partir des notions d’isotopie et d’« ensemble ». Sur les hyperthèmes, voir Martin Riegel, Jean-Christophe Pellat et René Rioul, Grammaire méthodique du français [1994], Presses Universitaires de France, coll. « Quadrige », septième édition, 2018, p. 1027.
53 Michael Riffaterre définit les « structures thématiques » (italiques de l’auteur) comme « les structures dont les variantes sont les thèmes », façon de dire que les thématiques s’organisent en systèmes cohérents par modulation d’un ensemble de variantes. Voir Michael Riffaterre, La Production du texte, Paris, Le Seuil, coll. « Poétique », 1979, p. 38. Nous allons voir comment les thèmes de la nourriture et de la féminité s’imbriquent et font système.
54 Voir nos remarques dans l’introduction sur le fonctionnement indiciel de Triptyque.
55 Ilias Yocaris, « La discohérence dans Triptyque et Leçon de choses de Claude Simon », in Frédéric Calas (dir.), Cohérence et discours, Paris, Presses Universitaires de Paris-Sorbonne, coll. « Travaux de stylistique et de linguistique françaises : études linguistiques », 2006, p. 408.
56 Jean Ricardou et Françoise van Rossum-Guyon (dir.) Nouveau Roman : hier, aujourd’hui, t. 2. Pratiques, op. cit., p. 410.
57 Ralph Sarkonak, L’archive du réel, op. cit., p. 171.
58 Jean Ricardou, qui appelle « métaphore » le transit de signifié à signifié et « calembour » le transit de signifiant à signifiant, rapproche lui-même psychanalyse et littérature au nom de ces fonctionnements transitaires communs. Voir Jean Ricardou, Nouveaux problèmes du roman, op. cit., p. 83.
59 « Le texte fonctionne comme une névrose : comme la matrice est refoulée, le déplacement produit des variantes tout au long du poème, tout comme un symptôme refoulé se manifestera en un autre point du corps. [§] La surdétermination comme propriété du texte n’est que le corollaire et la compensation de ce détour. » Michael Riffaterre, « L’illusion référentielle », in Gérard Genette et Tzvetan Todorov (dir.) Littérature et réalité, op. cit., p. 101.
60 Pour la mise en place stylistique d’un dispositif romanesque discohérent, voir Ilias Yocaris, « La discohérence dans Triptyque et Leçon de choses de Claude Simon », in Frédéric Calas (dir.), Cohérence et discours, op. cit. pp. 309-408.
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Zupančič Metka, Lectures de Claude Simon. La polyphonie de la structure et du mythe, Toronto, Éditions du Gref, coll. « Theoria » n° 8, 2001.
Pour citer cet article
Romain Billet, « Fragmentation séquentielle et hybridation : la vieille femme de Triptyque », paru dans Loxias, 77., mis en ligne le 15 juin 2022, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html?id=10039.
Auteurs
Romain Billet est doctorant en littérature française à l’Université Côte d’Azur, sous la direction du Pr Ilias Yocaris.
Université Côte d'Azur, CTEL