Loxias | Loxias 3 (févr. 2004) Eclipses et surgissements de constellations mythiques. Littératures et contexte culturel, champ francophone (2e partie) | Constellation du bonheur
Fatima Gutiérrez :
Cet éternel absent qu’on nomme le Bonheur : Don Carlos, G. Verdi
Résumé
De l'union naturelle et féconde entre le mythe, la littérature et la musique naquit l'opéra. Don Carlos, grand-opéra français fut représenté pour la première fois à Paris à l’occasion de l'Exposition Universelle de 1867. La partition est due à un Italien, Verdi ; le livret (d'après le drame de l'Allemand Schiller) appartient à Joseph Méry et Camille Du Locle ; l'action se déroule en Espagne, à la cour de Felipe II ; le sujet, comme celui de toutes les grandes œuvres, reste universel : l'amour et le pouvoir. Surgissement, chez le maître de Busseto, de deux anciennes constellations mythiques celtes qui hantent depuis, notre culture occidentale : celle de Tristan et celle du Graal.
Index
Mots-clés : Don Carlos , mythe, opéra, Verdi
Texte intégral
1À Roberto Alagna
2
« Le mythe est le poème primitif et anonyme du peuple, et nous le retrouvons à toutes les époques repris, remanié sans cesse à nouveau par les grands poètes et les périodes cultivées. »
Richard Wagner
3Tout art peut être défini comme une pratique ontologique signifiante (J. del Prado). Pratique, c'est-à-dire : œuvre, action créatrice (selon le Faust de Goethe, au commencement était l'action) ; ontologique, c'est-à-dire : propre à l'être, à chacun de nous, auteurs ou interprètes ; et enfin, signifiante : instauratrice, porteuse de sens. La nature humaine ne saurait se borner à l'observation et à la description de l'univers qui l'entoure, elle fait appel à sa compréhension, peut-être pour tâcher de se saisir elle-même. Elle a besoin de savoir, de connaître qui elle est, d'où elle vient, vers où elle se dirige. Et si l'homme ne trouve pas toutes les réponses, du moins il se pose toutes les questions. Vers ce point s'acheminent les arts et les mythes, dans un commun effort d'embrasser tout ce qu'il y a de plus humain chez l'homme, et en même temps, de le préserver des usures du temps et de la mort.
4Si, en ce sens, nous parlons de l'apanage de tout art, littérature et musique se dévoilent encore plus intimement liées, car la littérature ne cesse d'être la manifestation et le son de ce qui survient (d'après les Chants d'Ossian : la plus belle musique) dans le monde que nous appelons, peut-être par ignorance, réalité, dans celui du rêve, ou bien au sein de la rêverie, ce cosmos intermédiaire entre la réalité et le rêve qu'elle construit dans l'éternelle et magique cursivité de son écriture. Et la musique n'est-elle pas littérature, au moment même où elle se joue pour exprimer un état d'âme ?
5Maintes fois nous oublions que, précédant toute écriture, au commencement, la littérature fut voix, voix cherchant le rythme, la cadence, l'harmonie. Bien avant d'être écrite, la parole fut musique. Et, peu à peu, tout ce que cette parole, trop directe, trop évidente, se dirigeant selon la raison (puissante et avide de l'univocité du concept que véhicule le signe linguistique) ne pouvait exprimer, ne pouvait évoquer, demanda une autre musique plus subtile, plus intuitive, qui faisait appel aux images, éternelles porteuses de sens, à des signes expressifs directement orientés vers nos sensations, vers nos émotions. C'est ainsi que de nouveaux instruments naquirent pour prolonger et accompagner la voix humaine. Les cordes pincées et les vents chantèrent l'amour, la percussion et les cuivres encouragèrent les combats des hommes, aiguillonnant leur convoitise de pouvoir et de gloire.
6Amour… Pouvoir… Parce qu'humains (trop humains ?) nous les trouvons à l'origine même et de la musique et de la littérature. Aussi la recherche, souvent désespérée de l'un ou l'autre, ne serait-elle que la manifestation d'un désir d'immortalité ou, du moins, de prolongement dans le temps et l'espace d'un autre singulier ou pluriel ? Musique, littérature et mythe sont en fait, des discours symboliques inscrits sur un temps (étranger à celui de l'entropie, de la flèche unidimensionnelle de Chronos, l'ogre) qui, tout en se répétant, jamais ne s'épuise.
7De l'union naturelle et féconde entre le mythe, la littérature et la musique naquit l'opéra. Et c'est sur lui que nous réfléchirons, plus exactement sur le Don Carlos, grand-opéra français (Nice oblige !) représenté pour la première fois à Paris à l’occasion de l'Exposition Universelle de 1867. La partition est due à un Italien (bien que la province de Parme ait fait partie de l'empire français, au moment de la naissance de Verdi) ; le livret (d'après le drame de l'Allemand Schiller) appartient à Joseph Méry et Camille Du Locle ; l'action se déroule en Espagne, à la cour de Felipe II ; le sujet, comme celui de toutes les grandes œuvres, reste universel : l'amour et le pouvoir. Surgissement, chez le maître de Busseto, de deux anciennes constellations mythiques celtes qui hantent depuis, notre culture occidentale : celle de Tristan et celle du Graal ?
« Tu m’as donné ta boue et j’en ai fait de l’or » (Baudelaire)
8Transmutation : Ars Magna, vocation : vocatio, action d'appeler origine première et fin dernière de tout art. Alchimie verbale… Alchimie musicale… Voilà comment un des plus sombres, malencontreux et sinistres personnages de l’histoire de l’Espagne devient un des plus nobles héros de l’histoire de l’art. Le document ne sera que le pré-texte ; bientôt il deviendra légende (dans ce cas, noire), et plus tard : drame. La fatalité fera du drame une tragédie, et la nature de la tragédie garde, stricto sensu, l’essence (le parfum ?) du mythe. Commençons par le document.
91568 : l’exécution des comtes de Horn et de Egmont, chefs de file de l’insurrection protestante aux Pays Bas (Goethe et Beethoven rappelleront ce fait), coïncide avec la mort en prison de l’infant Don Carlos, l'héritier de Felipe II, et celle de sa jeune reine, Isabelle de Valois. Ces deux décès n’auront en commun que leur étroite connexion avec la personne du monarque ; mais ils seront à la base d’un formidable appareil propagandiste déchaîné par le prince d’Orange. La Légende Noire fait ses premiers pas.
10L’infant avait toujours admiré la douceur et les charmes de celle qui aurait pu être son épouse mais qui fut celle de son père. Ce mince matériel suffira à construire une histoire absolument fictive, mais passionnée et terrible : celle de deux jeunes et tendres amoureux morts prématurément par la volonté d’un vieux tyran féroce et jaloux. L’Apologie (1581) de Guillaume d’Orange fera trembler l’Europe et présentera l’insurrection contre le Démon du Midi comme un devoir sacré.
11Du document à la légende, de la légende au drame où le désir de vivre et le destin luttent corps à corps : la victoire du dernier donne naissance à la tragédie. Friedrich von Schiller la portera sur la scène et en vers sous le titre de Don Carlos, Infant von Spanien (1787).
12Le représentant, avec Goethe et Herder, de la grande triade du Classicisme allemand, de l’Aufklärung, avait connu la figure (déjà absolument dé-figurée) du prince à travers le roman de Saint-Réal, Histoire de Dom Carlos (1672) : dans une atmosphère d’intrigues courtisanes et avec le mouvement de libération des Pays Bas en guise de décor, se développait une histoire d’amour entre la reine et le prince qui donnait lieu à l’affrontement du père et du fils, et, par voie de conséquence, à la mort du jeune couple. Parmi la multitude de personnages secondaires du roman, apparaissait la Princesse d’Eboli qui allait jouer un rôle préférentiel dans la tragédie de Schiller (et déterminant dans l’opéra de Verdi). Nous devons aussi à l’auteur allemand le rôle du marquis de Posa qui, dans le dénouement de l’action, deviendra le vrai héros du drame.
13Voilà le matériel de base sur lequel vont travailler Verdi et ses librettistes, Méry et du Locle. Mais l’œuvre de Schiller, fruit mûr de l’Aufklärung, du Siècle de la Raison (d’une raison exclusive et excluante qui proscrit l’imagination et devient rationalisme, qui n'admet pas l'harmonisation des contraires) se montre trop manichéenne pour une esthétique et une idéologie romantiques comme celles du maître de Busseto et de son époque. En plus, la musique, vaste méta-érotique (selon les beaux mots de Gilbert Durand) a justement pour fonctions celles de concilier harmonieusement les contraires et d’exorciser le temps destructeur. Le dramaturge allemand avait dessiné des personnages abjects (le duc d’Albe, le confesseur du roi, la Princesse d’Eboli) face à de vrais prodiges d’idéalisme, d’honnêteté, d’innocence et de sacrifice (Posa, Isabelle, Don Carlos) ; entre les deux groupes, se situe Philippe II : lascif, jaloux, injuste et soupçonneux, ne cherchant que flatteries et soumission, bien que son amitié sincère envers Posa nous laisse entrevoir une pointe d’humanité.
14Toutefois, le Don Carlos de Schiller vaut dans l’histoire de la littérature par sa dimension politique ; il s’agit surtout d’un cri de liberté assourdi par l’intolérance et l’inaptitude d’un homme d’état qui, en bon tyran, n’accepte ni les limites temporelles du pouvoir, ni les changements engendrés par l’évolution naturelle de l’Histoire et de la Société. De Saint-Réal à Schiller, le sujet de l’amour fait place à celui du pouvoir.
15De même, n’oublions pas (bien que seuls les noms des personnages soient, à proprement parler, réels) que Schiller était historien et que l’on pourrait qualifier d’historique cette œuvre, si nous comprenons la figure de Philippe II comme la représentation de l’Ancien Régime : monarchie absolue et de droit divin (ce qui est renforcé par le sinistre personnage du Grand Inquisiteur) ; celle de Posa en tant que reflet de l’Aufklärung, d’après la définition de Kant : le courage pour se servir de la propre raison, la hardiesse et la détermination qui permettent, par l’exercice de la responsabilité et de la liberté individuelles, de combattre l’erreur et de chercher la vérité. Enfin, Don Carlos pourrait représenter le Romantisme (ante litteram, mais déjà latent au sein du Sturm und Drang) à travers la figure d’un prince prêt à accepter l’évolution de l’Histoire et à y contribuer, même au prix de sa propre existence. Peut-être Schiller sut-il concentrer une période historique de quatre siècles (passé, présent et avenir) dans un seul décor où, à la façon du temple du Graal wagnérien, le temps devient espace.
16Quoi qu’il en soit, avec le Don Carlos de Verdi (1867), nous nous situons dans un romantisme plénier. Un romantisme qui dès sa naissance, montre que la raison ne peut tout expliquer et qui prône la valeur heuristique de l’imagination. Un romantisme qui, dans les pays de la Contre-Réforme, pourvu d’une claire conscience politique et historique, dépasse ce moi individuel noyé dans l’immanence et volontairement éloigné d’un monde qui lui est étranger (caractéristique du romantisme allemand), pour aller vers un nous collectif qui se sent capable de changer le monde car les concepts de foi et de progrès ne s’éloignent jamais de sa conscience. Un romantisme qui croit que la révolution est nécessaire et possible, et la fait, qui vénère la liberté et la défend.
17Aussi pourrions-nous définir le héros romantique comme celui qui construit sa jeune existence entre le triste désenchantement et, à la fois, la lutte passionnée (coincidentia oppositorum) contre le destin individuel et/ou social. Il affrontera courageusement la mort comme la plus définitive revendication de ses idéaux, sans attendre l'âge de la renonciation. De son côté, l’héroïne résignée endura la douloureuse victoire de sa vertu sur son amour. Avec cette définition très générale, commencent à prendre forme les personnages de Don Carlos et d’Elisabeth chez Verdi.
18Saint-Réal nous présentait le drame, Schiller la tragédie ; voyons maintenant, à travers l’opéra, le surgissement du mythe.
19Les cinq personnages principaux du Don Carlos présentent déjà une personnalité clairement définie moyennant la tessiture que le maître de Busseto choisit pour chacune de leurs voix ; l’infant, ténor lirico-spinto : voix qui reflète la jeunesse, la douceur et une certaine instabilité intérieure ; mais cette voix aiguë et tendre ne manque pas de volume, ce qui permet, le cas échéant, un ton profond et dramatique à la fois. Elisabeth, soprano lirico-spinto : voix juvénile, expressive, douce, mais douée d’un volume plus important que celui du soprano léger qui rend compte de la fermeté du caractère de la reine. Le marquis de Posa, baryton Verdi par excellence : voix moins aiguë que celle du ténor, ce qui lui donne un plus grand degré de maturité, elle est, en même temps, jeune, vigoureuse, souple et cordiale. Philippe II, basse chantante : voix profonde, majestueuse, avec des nuances sombres, mais qui peut aussi refléter une grande tendresse. La princesse d’Eboli, mezzo-soprano : un timbre fort, plus grave que celui du soprano, quoique capable d'exécuter brillamment une colorature qui représente le caractère ambigu et passionnel du personnage.
20Sur ces cinq voix se développera la tragédie, mais nous pouvons aussi souligner celle du Grand Inquisiteur et celle de la fantasmagorique apparition de Charles V, basses profondes, dans les deux cas : la plus grave des voix masculines et donc, celle qui peut exprimer le mieux la personnalité surhumaine de l’Empereur et le caractère tyrannique et sinistre du Grand Inquisiteur. A l’exception de ce dernier personnage, et nous limitant pour l’instant au registre des différentes voix, nous sommes déjà très loin du monde foncièrement dualiste de Schiller ; la musique aidant, les marionnettes rigides du dramaturge de Narbach déploient les misères et les grandeurs de l’être auquel « rien de ce qui est humain n’est étranger ».
21Le Don Carlos de Verdi s’encadre aisément dans l’un des grands mythes qui typifient l’amour dans la culture occidentale : celui de Tristan et Yseut, dont les plus anciennes racines connues sont ancrées dans la tradition celte. Gilbert Durand en a repéré les mythèmes, d’abord le triangle composé par une femme et deux hommes : Yseut entre Tristan, l’aimé, et Marc, l’époux imposé par le destin. Le second mythème répète la situation triangulaire inversée : Tristan entre la femme aimée, Yseut la Blonde, et Yseut aux Blanches Mains, l’épouse légitime et cependant vierge. Enfin, et en vue de ces obstacles infranchissables, l’amour ne peut que se résoudre en la mort.
22Chez Verdi, nous trouverons la même structure : Elisabeth déchirée entre le prince, l’homme aimé, et Philippe, l’époux imposé par un destin funeste. Pour renforcer un peu plus la résurgence du mythe, il s’agit, ici, d’un roi, de sa reine et de son héritier, ce qui intensifie le dramatique, auquel il faut ajouter le fait que Don Carlos n’est pas le neveu mais le fils du monarque. En outre, son amour envers la reine teint d'une couleur incestueuse l’impossibilité du bonheur : pour l’Eglise et pour la société de l’époque, la jeune épouse devient en effet la mère des enfants du premier mariage. Ce qui est confirmé par cette plainte d’Elisabeth repoussant la véhémente passion de l’infant : « Eh bien ! Donc, frappez votre père. Venez, de son meurtre souillé, traîner à l’autel votre mère ! » Freud, quelques années plus tard, n’aurait pu définir plus brièvement ni plus précisément son célèbre complexe d’Œdipe !
23Le second mythème, image inversée du premier, nous présente l’infant entre la femme aimée et la princesse d’Eboli dont les charmes et la sensualité n’arrivent pas à émouvoir celui qui sera toujours fidèle à l’amour de la reine. Curieusement l’Eboli historique, intrigante illustre à la cour de Felipe II (qui n’eut rien à voir avec son fils mais avec le renégat, secrétaire du roi, Antonio Pérez qui contribua lui aussi au développement de la Légende Noire), était une femme d’une grande beauté, quoique borgne.
24Cette dernière caractéristique sera retenue par l’opéra et ajoutera un trait inquiétant au personnage. Dans de nombreuses traditions européennes et notamment celtes, l’iconographie nous présente des sorcières borgnes, c’est le prix de leur pouvoir et de leur sagesse (de même pour un célèbre dieu germain…). Et bien que le pouvoir de la princesse ne réussisse jamais à charmer l’infant, il soumet la volonté du roi dont elle est la maîtresse, et la volonté du peuple de Madrid lorsque, repentie, elle reconnaît l’indignité de sa calomnie et les funestes conséquences qui en découlent.
25De même, certaines versions du mythe de Tristan nous racontent comment une Yseut aux Blanches Main jalouse se venge de l’amour de son époux envers la reine, lui faisant croire qu’elle lui nie son dernier secours. L’écho de ces personnages et de ces amours malheureuses nous fait penser à un autre épisode de la mythique Matière de Bretagne, celui de l’ambiguë, sensuelle et terrible fée Morgane, maîtresse du roi Artus et amoureuse d’un Lancelot éternellement fidèle à Guenièvre, ce qui déchaîne son courroux et l’amène à dévoiler les rapports entre la reine et le chevalier : premier symptôme de la décadence du règne fabuleux.
26Ainsi nous arrivons au dernier mythème qui, conséquence logique des précédents, se résout en la mort : mort de Tristan et d’Yseut et donc, mort de Don Carlos et d’Elisabeth. Des mises en scène récentes questionnent le dénouement tragique de l’œuvre, mais la musique et le livret sont transparents. La dernière aria de la reine ne laisse entrevoir aucun doute :
Adieu, rêve doré… illusion !… Chimère… Tout lien est brisé qui m’attache à la terre ! Adieu jeunesse, amour !… Succombant sous l’effort, mon cœur n’a qu’un seul vœu, c’est la paix dans la mort.
27Enfin, lorsque l’apparition spectrale de Charles V emporte l’infant, c’est vers son tombeau qu’il le guide. Evidemment il sauve son petit-fils d’une mort indigne entre les mains de l’Inquisition, mais nous sommes bien loin d’un happy end, surtout si l’on considère les paroles de l’Empereur :
Mon fils les douleurs de la terre nous suivent encore dans ce lieu. La paix que votre cœur espère ne se trouve qu’auprès de Dieu.
28Nous pourrons de même confirmer que le prince ne sortira jamais du sépulcre de son grand-père en écoutant les derniers et funèbres compas de la musique, ainsi que le chant majestueux et sombre du cœur des moines de Saint-Just : « Charles V l’auguste Empereur n’est plus que cendre et poussière. »
29Certes, le Don Carlos de Verdi reflète scrupuleusement la résurgence du mythe de Tristan qui structure et typifie la conception occidentale de l’amour. Nous pourrions donc penser que cette œuvre retourne vers le sujet quasi exclusivement amoureux de Saint-Réal, mais la résurgence d’une tout autre constellation mythique dément cette hypothèse.
30Dès la première aria, l’amour et le pouvoir se rencontrent. Le récitatif nous parle d’une rêverie heureuse, momentanément voilée par le souvenir des circonstances du voyage du prince à Fontainebleau : il s’agit d’une fuite. Trois accords, dominés par la percussion et le souffle des cuivres, brisent le silence orchestral nous annonçant déjà les difficultés que connaîtra la réalisation de son dessein ; simultanément la voix du ténor exécute des notes très graves et obscurcit son timbre (ce qui contraste avec le ton lyrique général de la pièce) pour chanter : « quittant l’Espagne et la cour de mon père, de Philippe bravant la terrible colère, caché parmi les gens de son ambassadeur… » Dès la première aria donc, se dévoile un conflit entre le roi et son fils, ce qui nous fait percevoir une idée de transgression et nous situe face au mythe du héros chevaleresque, oserions-nous dire du Graal ? - constitué à nouveau par trois mythèmes : la conquête, la transgression et la rédemption.
31Primo, le héros doit conquérir un trésor, un objet qui dans les plus anciennes versions du mythe, représente le pouvoir tant terrestre que spirituel (les vieilles civilisations ne séparaient pas aussi radicalement que nous ces deux notions). En plus chez les Celtes, la femme (intermédiaire entre les deux mondes, initiatrice dans l’amour et dans la guerre, etc.) figure la Souveraineté, le Graal, dont elle sera plus tard, porteuse. Aussi Elisabeth pourrait représenter chez Verdi, cette Souveraineté.
32Don Carlos, de la plus noble souche, au très noble cœur, tel un chevalier de la queste, quittera le royaume du père pour conquérir celle qui devrait devenir sa reine. Mais il méconnaît pour l’heure que son futur héritage est devenu une terre gaste, non seulement en ce qui concerne la Flandres ensanglantée, mais il s’agit bien de tout l'empire, car d’après Joseph Campbell : La terre gaste est n’importe quel monde où la force, non pas l’amour, l’endoctrinement, non pas l’éducation, l’autorité, non pas l’expérience, prévalent dans l’agencement des vies. Chez le maître de Busseto, Philippe II devient un souverain qui règne par le fer et par le feu, un décrépit Artus, las, seul et leurré, soumettant son immense pouvoir temporel au pouvoir spirituel fictif d’un Merlin diabolique, usé, aveugle et féroce : le Grand Inquisiteur ; grâce à lui, les rites sacrés deviennent des autodafés sacrilèges.
33Le vieux souverain souffre le désamour de la reine et attribue à l’infant sa propre faute : lui ravir la couronne et la femme, dans une aria extraordinaire et émouvante, « Elle ne m’aime pas ! »- dont la musique ne pourrait être plus expressive : l’entrée, majestueuse, grave et obscure de l’orchestre est traversée tout à coup par le gémissement aigu et plaintif d’un violoncelle qui crie ce que le roi doit taire, car son âme est aussi gaste que l’empire qu’il gouverne.
34Toute terre gaste se réclame d’un noble chevalier qui, transgressant l’ordre ancien, dégénéré par le temps et le mauvais usage, pourrait conquérir le Graal et rédimer le règne. Don Carlos entreprend inconsciemment la quête, mais le vieux roi est loin de renoncer au pouvoir et s’empare de la Souveraineté au moment même de sa conquête. C’est alors qu’apparaît Rodrigue qui rend le prince conscient d’un devoir plus noble que le désir personnel qui l’avait conduit jusqu’à Fontainebleau, et le situe sur la voie de la vraie queste du Graal, dans son sens le plus ancien : celui du trésor qui unifie les concepts, maintes fois, hélas ! considérés comme contradictoires, d’amour et de pouvoir ; la conquête de la Souveraineté est aussi, et dès lors projetée sur tout un peuple, sur tout un empire opprimé.
35Or, pour mener à bon terme la queste, le héros doit transgresser les anciennes lois (second mythème). Don Carlos affrontera le tyrannique pouvoir royal, soutenant l’insurrection flamande, et défiera les règles morales de son temps. Mais, incapable d’harmoniser sa passion envers la reine et son amour envers le peuple, seul le sacrifice de Posa lui permettra de persévérer dans les nobles idéaux et de se libérer du feu qui le consomme. Enfin, il est prêt pour la rédemption (troisième mythème), pour la révolution comprise à la manière de Posa : non pas comme une lutte entre le père et le fils, mais comme leur réconciliation. Hélas ! la tyrannie du roi la refuse et le fanatisme du Grand Inquisiteur la condamne. Dans les coulisses, le Klingsor wagnérien sourit ; cette fois, point de Rédemption au Rédempteur…
Bibliographie
Campbell J., Las máscaras de Dios : Mitología occidental, Madrid, Alianza, 1992
Durand Gilbert, Beaux-arts et archétypes, Paris, PUF, 1989
Fernández Álvarez, M., Felipe II y su tiempo, Madrid, Espasa Calpe, 1999
Markale Jean, Les Celtes et la civilisation celtique, Paris, Payot & Rivages, 1999
Schiller Friedrich von, Don Carlos, Infante de España, Madrid, Cátedra, 1996
Verdi Giuseppe, Don Carlos, version en 5 actes en français : livret de Joseph Méry et Camille du Locle, d’après Friedrich von Schiller, EMI, classics, London, 1996
Pour citer cet article
Fatima Gutiérrez, « Cet éternel absent qu’on nomme le Bonheur : Don Carlos, G. Verdi », paru dans Loxias, Loxias 3 (févr. 2004), mis en ligne le 15 janvier 2004, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html/index.html?id=1841.
Auteurs
Gref, (Grup de Recerca sobre Estructuralisme Figuratiu), Universitat Autònoma de Barcelona