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Yassine Maalaoui  : 

Les représentations politiques méditerranéennes selon Margaret Mazzantini, Francesca Melandri et Louis-Philippe Dalembert

Résumé

Tantôt dessinés en filigrane, tantôt soulignés, les personnages d’hommes politiques sont omniprésents dans le projet scriptural de la littérature qui traite des migrations contemporaines. Dans la littérature liée à la Méditerranée du début du XXIe siècle, les écrivains prennent souvent une posture critique vis-à-vis des personnages politiques. En français le Haïtien Louis-Philippe Dalembert dans Mur Méditerranée (2019) et en italien Margaret Mazzantini dans La Mer, le matin (2011) et Francesca Melandri dans Tous, sauf moi (2017) dénoncent en particulier une diplomatie mortifère dans laquelle les migrants deviennent une arme de négociation. Dans ce corpus, Mouammar Kadhafi, homme politique sulfureux, est peint de manière négative, parfois en tant que chef suprême des passeurs entre la Libye et l’Italie. Des hommes d’État occidentaux n’ont pas non plus un traitement de faveur au regard de leur implication dans les négociations entre l’Union européenne et Kadhafi dans ce qui est communément présenté comme une « crise migratoire ». Quels sont les enjeux d’une telle représentation négative des hommes politiques dans notre corpus ? A-t-on affaire à des romans à thèse ? Et comment l’écrivain s’empare-t-il du politique dans la littérature exilique pour intervenir dans un débat sociétal brûlant ?

Abstract

Sometimes drawn implicitly, sometimes underlined, the characters of politicians are omnipresent in the scriptural project of migrant literature. In literature related to the Mediterranean at the beginning of the 21st century, writers often take a critical stance concerning the political figures. In French the Haitian Louis-Philippe Dalembert in “Mur Méditerranée” (2019) and in Italian Margaret Mazzantini in “Mare al mattino (2011) and Francesca Melandri in “Sangue giusto (2017) denounce this deadly diplomacy in which migrants become a weapon of negotiation. Muammar Gaddafi, a sulphurous politician, is portrayed in a negative way, sometimes as the supreme leader of the smugglers between Libya and Italy. Western statesmen also do not get preferential treatment about their involvement in the negotiations between the European Union and Gaddafi in what is commonly presented as a “migration crisis”. What are the issues of such a negative representation of politicians in our corpus? Are we dealing with “Romans à these”? And how does the writer seize politics in exilic literature to intervene in a burning societal debate?

Index

Mots-clés : Kadhafi , Méditerranée, migrant, passeur, politique

Plan

Texte intégral

1Tantôt dessinés en filigrane, tantôt soulignés, les personnages d’hommes politiques sont omniprésents dans le projet scriptural de la littérature qui traite des migrations contemporaines. Néanmoins, les écrivains prennent souvent une posture critique vis-à-vis des personnages politiques. Relatant la Méditerranée de la deuxième décennie du XXIe siècle, Louis-Philippe Dalembert, Haïtien francophone, Margaret Mazzantini et Francesca Melandri, deux écrivaines italophones, dans – respectivement – Mur Méditerranée (2019), La Mer, le matin (Mare al mattino, 2011) et Tous, sauf moi (Sangue giusto, 2017) dénoncent cette diplomatie mortifère dans laquelle les migrants deviennent une arme de négociation. Les représentations du régime libyen forment un arrière-plan politique des trois récits étudiés et l’analyse des points de vue des personnages concernant ce paysage politique permet de saisir les réflexions de Mazzantini, de Melandri et de Dalembert. La représentation littéraire de Mouammar Kadhafi, homme politique sulfureux, ne peut être que négative, parfois en tant que chef suprême des passeurs entre la Libye et l’Italie. Placées sous le signe du sécuritaire, les politiques occidentales n’ont pas non plus un traitement de faveur au regard de leur implication dans les négociations entre l’Union européenne et Kadhafi dans ce qui est communément présenté comme « crise migratoire » et la gestion parfois problématique de celle-ci. Quels sont les enjeux d’une telle représentation négative des hommes politiques dans notre corpus ? A-t-on affaire à des romans à thèse ? Et comment l’écrivain s’empare-t-il du politique dans la littérature exilique pour intervenir dans un débat sociétal brûlant ? Afin de répondre à ces questions nous étudions les représentations politiques récentes au sein du pourtour méditerranéen dans notre corpus et notamment celles de Mouammar Kadhafi.

I. Portraits de Kadhafi : héroïsme et laideur

2À la fois homme ayant le goût des palabres compte tenu de ses discours-fleuves et homme d’action au regard de son coup d’État militaire à l’âge de 27 ans, adulé en « roi des rois » en Afrique, haï tel un « Mad dog of the Middle East » en Occident pour reprendre les mots de l’ancien président américain Ronald Reagan, Mouammar Kadhafi (1942-2011) a été l’un des personnages les plus clivants sur la scène internationale contemporaine. D’une part, le dirigeant libyen était un chef atypique, flamboyant et audacieux. D’autre part, durant son règne, il était dérangeant à maints égards. Panarabe et avec non moins d’ambition et d’insuccès panafricain, socialiste et franchement antiaméricain, il a volontiers financé des mouvements indépendantistes (l’ETA et l’IRA notamment) au cœur même de l’Europe. Étant donné que le personnage de Kadhafi est représenté de plusieurs points de vue romanesques, comment est-il d’abord perçu par les habitants locaux ?

3Dans La Mer, le matin, Margaret Mazzantini retrace dans une approche historique la vie de Kadhafi de son ascension au pouvoir à sa mort dramatique. L’autrice rapporte le point de vue des personnages afin de mieux traduire la division des Libyens autour de la figure de leur chef. Pour Mussa, le grand-père de l’enfant-migrant Farid, Kadhafi est un rempart contre l’islamisme et un fidèle défenseur du peuple libyen. Selon ce parti pris nationaliste, Mussa encense le dirigeant libyen auquel il s’identifie en soutenant à Hicham – oncle du protagoniste et fils de Mussa – que « c’est un Bédouin comme eux, un homme du désert. Il a défendu leur race persécutée tout au long de l’histoire, reléguée à la marge des oasis. Il vaut mieux l’avoir lui que les Frères musulmans1 ». En opposition à cette idée du Sauveur, Hicham reproche à Kadhafi son despotisme et le manque de pluralité politique et idéologique dans le pays. Quoique le début du roman mette en scène la guerre civile libyenne et un clivage générationnel à travers l’opposition de Hicham, représentant d’une jeunesse intellectuelle contestataire, et de son père, il apparaît par la suite que le dirigeant libyen jouit encore d’une respectable réputation auprès d’une partie significative de son peuple. La renommée de héros populaire cultivée par Kadhafi est en partie le fruit d’une solide propagande. Au premier chapitre, Kadhafi épouse le paysage par son omniprésence et la puissance de sa propagande : « Tout le long, la route est jalonnée d’immenses portraits du Raïs, habillé en homme du désert, en musulman, en officier. Parfois il est impérieux, sérieux, parfois il sourit en ouvrant les bras2 ». C’est le portrait d’un tyran moderne qui se dessine où le culte de la personnalité prend une place importante dans la propagande officielle. Mazzantini semble procéder par touches successives à l’élaboration d’un portait peu élogieux du dirigeant libyen qui se confirme au fil du récit.

4Le point de vue des Italo-libyens sur Kadhafi est fort présent dans La Mer, le matin. À travers le regard d’Antonio, grand-père de Vito et contemporain du coup d’État libyen vers la fin des années soixante, le narrateur esquisse un portrait assez mélioratif venant étrangement de l’un de ceux que le dirigeant libyen a chassés : « Il apprit la nouvelle du coup d’État fomenté par ce jeune garçon du désert, beau comme un acteur, séduisant comme un martyr. Charismatique comme son idole, l’Égyptien Nasser. Pas un bain de sang, rien que des drapeaux verts3 ». Cette accumulation de comparaisons tellement appréciatives en crescendo sème le doute quant à la suite de cet événement. Paradoxalement, le coup d’État contre le roi Idris Ier et l’ascension de Kadhafi au pouvoir semblent être presque légitimes, du moins populaires dans une monarchie sclérosée. Historiquement, après une politique de nationalisation des sociétés pétrolières et commerciales étrangères, Kadhafi a confisqué les terres cultivables des anciens colons italiens en les renvoyant. Dans cette perspective, l’homme d’État libyen s’est montré contestataire vis-à-vis de l’héritage colonial italien : « c’était cela, la révolution du Bédouin de la Syrte, dont le corps sous l’uniforme était marqué par les mines abandonnées là après les guerres coloniales4 ». Tout en décrivant par une petite touche stylistique le personnage historique et ses origines modestes, réputé pour son goût pour le désert et pour la culture bédouine, la périphrase « Bédouin de la Syrte » peut introduire un trait du populisme en tant que caractéristique dans la politique de Kadhafi. L’extension de la périphrase forme une hyperbole « le corps marqué par les mines » à travers laquelle la souffrance prend chair et le personnage, opprimé, est victime de la colonisation. Rappelons que le roman paraît en 2011, alors que l’Italie a indemnisé la Libye en 2008 pour la période coloniale, notamment en versant des pensions pour des victimes de mines italiennes pendant la période coloniale. Faire de Kadhafi lui-même une telle victime de ces mines anti-personnel est sans doute une image. Toutefois, sa ligne politique est placée sous le signe de la revanche historique par rapport à un impérialisme italien et une réalité coloniale injuste méconnus par un lecteur non averti.

5Mouammar Kadhafi n’est pas un protagoniste à proprement parler dans la littérature migrante dans la mesure où son point de vue n’est pratiquement jamais adopté, ce qui risquerait de créer de l’empathie chez le lecteur occidental envers un ennemi déclaré de l’Occident, du moins au début et à la fin de son règne. Sa présence est en revanche disséminée dans les œuvres littéraires d’une manière presque systématique dès que l’intrigue prend place entre le Sud et le Nord de la Méditerranée. Sans surprise, son portrait est souvent défavorable et notamment chez des personnages féminins, italiens et contestataires. La figure de Kadhafi est dépréciative chez les deux écrivaines italiennes étudiées non pas par parti pris occidentalocentré ou néocolonialiste – puisqu’il est question dans les deux romans d’une critique profonde de la colonisation italienne – mais plutôt parce que le personnage a été un tyran. À ce titre, la représentation du dirigeant libyen est déshumanisée tant physiquement que moralement. Dans La Mer, le matin, Angelina, un personnage central du roman, porte un regard négatif sur Kadhafi : « Rien qu’à voir l’image de ce dictateur portant turban et lunettes de soleil, elle se sentait étrangère, décalée. C’était quoi, ce visage ? Ces cheveux comme des araignées gorgées d’encre5 ». Peut-être y a-t-il un point de vue raciste qui se dégage à travers ce dégoût physique. Quoi qu’il en soit, par son extravagance, son étrangeté, Kadhafi incarne un potentiel danger pour cette femme italo-libyenne renvoyée de sa patrie après l’accession du Guide libyen au pouvoir.

6Si le corps de l’homme politique peut trouver parfois grâce dans sa représentation sous la plume de Margaret Mazzantini, qui remonte aux années soixante-dix pour nous suggérer le portrait d’un homme séduisant, le portrait physique de Kadhafi est en revanche repoussant dans Tous, sauf moi. Bien que le roman de Francesca Melandri soit historique, elle ne figure le chef libyen qu’à travers les dernières années de son règne comme pour mieux dire son insignifiance historique. À son arrivée dans la capitale italienne,

le colonel apparaît à la porte de l’Airbus A340 vêtu d’une simple djellaba marron sous un manteau de la même couleur. Ses traits mous, presque ceux d’une femme, mais très laide et avec une barbiche et une moustache miteuses, se contractent en sourires qui se veulent aimables. Intention gâchée par ses lunettes de gangster, nécessaires pour protéger des pupilles dilatées par le viagra et la cocaïne6.

7La laideur physique de l’homme politique est soulignée comme étant en partie le résultat de ses addictions démesurées aux plaisirs sexuels et à la drogue dure. Sa vieillesse est d’ailleurs représentée sous le signe de la décadence. Loin des premières années glorieuses, le portrait physique de Kadhafi s’accompagne d’une insistance sur son âge ingrat traduisant la longévité exceptionnelle de son règne : « Il plisse les yeux comme s’il avait une inflammation de la conjonctive, mais il est seulement fatigué : malgré ses cheveux teints d’un noir intense, ses presque soixante-dix ans commencent à se faire sentir. De temps en temps, un bredouillement de vieillard entrecoupe sa rhétorique de condottiere, comme si un chiffon sale lui obstruait la gorge7 ».

8Aux antipodes de la sagesse accompagnant supposément l’avancée dans l’âge dans l’imaginaire collectif tant arabe qu’italien, Kadhafi incarne l’image du « vieux pervers » libidineux. Lors d’une scène où le Guide libyen enseigne le Coran à un public italien exclusivement féminin trié au préalable moyennant une rémunération, il se montre répugnant dans son interaction avec une jeune femme de l’audience :

le Libyen a tendu une main et lui fait signe de s’approcher. […] Elle s’avance vers la chaise en cuir comme vers la cage d’une hyène. Le poignet velu du Libyen sort de son cafetan, ses doigts s’allongent et caressent ses cheveux. C’est une caresse lente, huileuse. Elle rappelle à la jeune fille la salamandre qu’elle avait écrasée avec son pied sans le vouloir quand elle était petite au village de ses grands-parents. […] Elle pense aussi au shampoing avec lequel elle se lavera tout de suite les cheveux, la première chose qu’elle fera en rentrant ce soir8.

9Dans ce passage, Kadhafi est animalisé opérant un glissement entre nécrophagie de la hyène et amphibie de la salamandre. D’une laideur extrême aussi physique que morale, il inspire ainsi le dégoût sous la plume de Melandri. Quoi qu’il en soit de ce qui justifie une telle représentation dans laquelle il y a sans doute une part de vrai, elle est terriblement gênante pour une partie du lectorat. D’autant plus que la critique politique de faible teneur qui en découle renvoie à des motifs très anciens à travers lesquels les vices physiques et moraux reflètent le vice politique en se référant à l’Allégorie et effets du Bon et du Mauvais Gouvernement d’Ambrogio Lorenzetti en guise d’exemple.

II. Les stratégies politiques d’un dictateur

10Mouammar Kadhafi est présenté comme un dictateur tant sur le plan international que national. S’imposant comme un négociateur incontournable dans le bassin méditerranéen et ayant des relations privilégiées avec l’Italie de Berlusconi (1936-2023), il est un personnage théâtral par excellence. L’hypocrisie est le maître-mot de sa politique autant intérieure qu’extérieure notamment dans la première décennie du XXIe siècle, suite à son retour en grâce diplomatique et la levée du blocus par de grandes puissances mondiales dont souffrait la Libye :

Il venait en visite toujours accompagné de ses amazones et de ses babouches de satin. Champagne sous la tente de Bédouin. Du terrorisme, des avions abattus, plus un mot. Kadhafi avait été le premier chef d’État arabe à condamner l’attaque des Tours jumelles. L’acteur aux mille visages était à la recherche d’un nouveau rôle de médiateur dans le bassin méditerranéen. Angela avait ri : il espère le Nobel de la paix9.

11Alors que Kadhafi a été mis au ban à de multiples reprises dans le concert des nations, l’Italie berlusconienne apporte son concours pour l’arranger diplomatiquement, comme l’indique ironiquement Francesca Melandri à son tour : « L’année précédente déjà, l’Italie avait aidé Kadhafi, indécent chien enragé de la politique internationale depuis des décennies, à être de nouveau admis dans la respectable assemblée des nations10 ». Dans cette citation, Melandri semble s’inspirer ouvertement du « Mad dog of the Middle East » adressé par Ronald Reagan à l’encontre de Kadhafi en pleine crise américano-libyenne. Chez la romancière, la critique du régime libyen est corollaire de la dénonciation d’une Italie complaisante envers des dictateurs.

12Si Margaret Mazzantini dans La Mer, le matin obéit à une écriture « historisante » plaçant le personnage politique dans le cours de l’histoire des XXe et XXIe siècles afin de tracer sa montée fulgurante et sa chute sanglante, la représentation de Kadhafi en tant que personnage secondaire dans Tous, sauf moi de Melandri est plus explicitée et étoffée sur le plan narratif. Le dictateur est, en effet, présenté d’une manière volontiers « psychologisée » lorsqu’il est perçu à travers le regard d’un personnage occidental de l’extrême contemporain. Ilaria, personnage central dans le roman, décrit négativement Kadhafi puisqu’elle se sent d’emblée entravée dans sa vie quotidienne par la présence du dictateur dans la capitale italienne. Ce dernier est reçu en grande pompe par l’ancien chef de gouvernement italien Silvio Berlusconi :

une dépanneuse municipale a emporté sa voiture. Elle n’était pas en stationnement interdit, elle n’occupait pas une place pour handicapés et elle n’était pas en double file. Mais demain, de ce côté-ci du Tibre, passera le cortège du colonel Muammar Kadhafi, en visite officielle. Et on sait bien que les voitures des dictateurs ne peuvent pas rouler vite près de celles garées par le commun des mortels, même si elles laissent libre une chaussée de plus de dix mètres. Le maire de Rome a donc ordonné aux agents de police d’enlever les voitures le long du Tibre. C’est-à-dire une des rares zones de parking disponibles dans le centre historique11.

13Au-delà de toute l’ambiguïté politique de l’attitude de Berlusconi envers Kadhafi, la narratrice témoigne d’un regard critique vis-à-vis de la gestion de Rome. Le départ du dirigeant libyen est d’ailleurs vécu comme un soulagement partiel : » Le journal télévisé est monopolisé par le départ du colonel libyen. À partir de demain, Rome pourra se livrer à son habituel désordre sans que s’y ajoute la visite d’un dictateur mégalomane12 ». Il est vraisemblable que Melandri elle-même soutiendrait une opinion dépréciative à l’égard de Kadhafi puisqu’elle le place dans le paysage politique général comme un vecteur de trouble. Sous le règne de Kadhafi, la politique intérieure libyenne est définitivement caractérisée par la dictature. Ce régime absolu, oppressif et arbitraire est décrié par Mazzantini par le biais du narrateur transmettant l’idée d’un goulag à ciel ouvert pour toute opposition au régime et notamment celle des ethnies minoritaires non-arabophones :

Le Raïs détestait les Berbères, ils n’avaient pas le droit de parler leur langue, d’écrire leur alphabet. Nombre d’entre eux n’étaient jamais revenus. Forcés de répéter Je suis un rat abject, vive Mouammar, vive Mouammar pendant qu’on les torturait, jusqu’à devenir fous, les étudiantes violées par des miliciens ivres qui bourraient les poches de leurs uniformes de Viagra et de préservatifs13.

14Les migrants traversent un espace géopolitique dictant la réussite ou l’échec de l’entreprise. En proie à des guerres civiles multiples, la Libye devient un « point chaud » en Méditerranée où s’intensifie le phénomène de la migration « illégalisée14 ». Tantôt le régime de Kadhafi utilise les passeurs comme extension pour faire pression sur l’Europe, tantôt ce sont plutôt les passeurs qui gagnent du terrain au détriment d’un État en déliquescence. Dans ce contexte géopolitique où la corruption est reine, la connexion entre passeurs et policiers est évidente. La complémentarité entre ces deux acteurs apparaît chez Francesca Melandri dans le récit du protagoniste, cousin de Shimeta Attilaprofeti, à travers les dures circonstances précédant le grand saut : « Sur la plage de Misurata, éclairée par les gyrophares des policiers libyens soudoyés par les passeurs15 ». Pire, les réfugiés fuient une guerre pour se trouver paradoxalement piégés dans des terres inconnues, dans un espace rendu mortifère, entre autres, par les miliciens libyens recrutés pour semer la peur même parmi ceux qui cherchent, désarmés, à quitter leur pays : « Jamila sait que cet itinéraire est dangereux, les hommes des milices loyalistes contrôlent des kilomètres de fil barbelé, ils tirent sur les fuyards16. »

15Les passeurs deviennent fondamentalement une réalité de la migration dès lors que les États illégalisent la migration et que les personnes migrantes doivent donc circuler dans l’illégalité. Cependant, l’une des constantes de la littérature migrante réside dans le fait que l’activité des passeurs s’accentue sérieusement lorsque les régimes politiques vacillent. Les passeurs peuvent entretenir des conflits armés, en connexion plus ou moins directe avec les dirigeants politiques locaux. Mortalité massive, abandon des migrants, violences gratuites envers les Subsahariens… traduisent bien le jeu politique malsain entre les trafiquants d’êtres humains et le pouvoir en place incarné par le personnage de Kadhafi. Le régime libyen met ainsi le passeur à son service et utilise les réfugiés comme une arme de négociation voire de dissuasion à l’égard de l’Europe. Margaret Mazzantini souligne cette corrélation pernicieuse entre le pouvoir et les passeurs :

Une main collecte l’argent sur la plage. Un autre homme qui porte un turban, mais vêtu comme un citadin. […] Le gros homme hurle. La bouteille de Pepsi-Cola tressaute sur son ventre mou. Il faut qu’ils se dépêchent, ils sont à découvert. Même s’ils contrôlent la situation. Les prétoriens loyalistes ont reçu l’ordre de laisser partir les embarcations. Maintenant, le Raïs veut que la Méditerranée se remplisse de miséreux pour faire peur à l’Europe. C’est sa meilleure arme. La chair flétrie des pauvres. C’est de la dynamite. Elle fait exploser les centres d’accueil, les hypocrisies de ceux qui gouvernent17.

16À travers la rapacité des passeurs dont l’un est désigné métonymiquement par la main qui prend l’argent des réfugiés, les trafiquants d’êtres humains semblent être les meilleurs émissaires dans ce véritable coup de force pour infléchir l’Union européenne dans ses actions hostiles à l’égard du pouvoir en place. Du point de vue des migrants, Kadhafi représente l’image du passeur ultime. Dans Tous, sauf moi, le prétendu Shimeta Attilaprofeti, demandeur d’asile éthiopien ayant traversé la Libye, l’assimile hyperboliquement au « diable18 ». Le personnage libyen incarne donc la figure du Mal.

17Dans La Mer, le matin de Mazzantini, le narrateur peint Kadhafi en homme solitaire, aux abois, et peut-être instable psychologiquement qui inflige une tragédie à son propre pays dans une formule antithétique : « le prophète de l’Afrique unie tire sur sa chère Jamahiriya19 ». Kadhafi pourrait être perçu comme un faux prophète en Afrique à la suite de l’échec de son panarabisme, tandis qu’il cherchait à tout prix à briller sur la scène internationale. Cependant, le portrait dépréciatif d’un despote de plus en plus impopulaire et désapprouvé par une large partie du peuple libyen durant la guerre civile apparaît d’une manière concrète dans l’œuvre de l’écrivaine italienne : « Dans les rues, les gens grattent des murs les mots écrits par le Raïs, ils les recouvrent d’inscriptions qui exaltent la liberté et d’images qui caricaturent le gros rat couvert de médailles en toc. La statue devant la médina est décapitée à coups de pierres20 ». Kadhafi est tué dans un moment de renversement du régime. Sinistre, cette mort représentée dans l’excipit du roman comme l’indique la métaphore filée, animalière et dégradante du rat, reprenant avec un clin d’œil au lecteur arabophone un important discours datant de la fin de règne du Guide dans lequel celui-ci insulte les rebelles en les traitant de « rats21 ». Aucune émotion n’est transmise au lecteur, si ce n’est le sentiment lucide du sort peu enviable de la fin des dictateurs, accentué par le sens du sarcasme d’Angelina et, à travers elle, de Mazzantini :

Elle n’était pas allée sur Internet pour voir le massacre, le rat plein de sang qui cherchait à se réfugier dans un trou de ciment. Elle sait comment finissent les dictateurs. Quand leur corps devient un mannequin que l’on traîne par terre. Le déchaînement insensé de la colère posthume. Pas la moindre joie, rien qu’un macabre trophée qui salit les vivants.
La mémoire est une couche de chaux sur les trottoirs du sang.
Nous sommes libres. Hourra hourra22.

18Lorsque le narrateur avance qu’Angelina « sait comment finissent les dictateurs », fait-il allusion à l’exécution sommaire de Mussolini ? Le roman de Mazzantini est certes rédigé presque « à chaud » et peut-être sans suffisamment de projection sociopolitique sur l’avenir d’une révolution et d’une région du monde en constante mutation. Son personnage principal est, en revanche, lucide. L’écrivaine elle-même semble peu enthousiaste concernant la chute du régime libyen, sans doute parce qu’elle n’imagine rien de bon sortir d’une telle fin de régime. Dès lors, quelles sont les représentations d’une Libye post-Kadhafi ?

III. Des représentations politiques post-Kadhafi

19La critique du régime de Kadhafi dans son ensemble se double d’une dénonciation des méthodes des forces hégémoniques. Alliance occidentale forte, l’OTAN oscille entre bellicisme et cynisme. Selon le point de vue des personnages de Margaret Mazzantini, la propagande de guerre de l’OTAN, s’appuyant sur un système de mensonge organisé, est aussi mortifère que le régime libyen ; et bien que ce soit sous mandat de l’ONU, elle affirme que cette organisation militaire est intervenue outrancièrement en Libye : « Elle a vu les bombardements de l’OTAN. Le refrain habituel Nous ne frapperons pas d’objectifs civils. Ils ont bombardé jusqu’à l’usine qui fournissait les bonbonnes d’oxygène à l’hôpital. Elle a vu les mises en scène, la Place verte remplie de rebelles, fausse, reconstituée par les télés comme un décor de film23 ». L’introduction ironique « le refrain habituel » précédant l’italique, qui manifeste le discours rapporté, souligne la supercherie des éléments de langage bellicistes. Le dirigeant libyen incarne un cliché classique : l’autoritarisme des nationalismes arabes, les dictatures africaines, le despotisme dans des régimes non-alignés dans des pays sous-développés… En revanche, l’autrice ne met pas un visage qui cristalliserait la politique de guerre de l’OTAN comme elle l’a bien fait avec cette peinture nuancée mais graduellement sombre du personnage de Kadhafi. Ainsi, ce constat porte à croire que des organismes politico-militaires hyperpuissants comme l’OTAN sont tellement démocratiques qu’ils empêchent toute individualisation de leurs dirigeants. Se voulant « propre », l’intervention – uniquement par raids aériens – de cette puissance militaire inter-étatique est quasi-impersonnelle voire désincarnée. Peut-être est-elle tellement systémique qu’elle ne possède pas une incarnation saisissable de sa morphologie ou alors l’écrivaine n’offre guère un réquisitoire aussi mordant sur ce type d’alliance militaire qu’elle pourrait le faire pour le régime sanguinaire de Kadhafi.

20La guerre civile libyenne est marquée par une internationalisation importante. Louis-Philippe Dalembert se détourne de la figure de Kadhafi dans un paysage politique caractérisé par des guerres intestines post-Kadhafi. Bien qu’il dédie explicitement son œuvre à « la chancelière Angela Merkel, pour son courage politique24 », il pointe du doigt – et avec la nuance nécessaire – la politique globale menée par l’Occident à l’égard des pays du Sud. À ce titre, Dalembert est plus explicite que Mazzantini puisque l’écrivain nomme quelques malfaiteurs responsables du chaos libyen et – par ricochet – de la souffrance des migrants entre les mains des passeurs. Ainsi, il esquisse une forme de coopération néfaste entre les passeurs et des organisations économiques européennes puissantes qu’il prend le soin de nommer comme l’Ente Nazionale Idrocarburi en Italie :

Chochana sut que l’organisation qui les retenait prisonniers se trouvait sous le contrôle d’un mystérieux Al-Ammu, le véritable parrain du secteur. L’Oncle, comme on l’appelait, était à la tête d’une milice dénommée Brigade des martyrs Al-Dabbashi, qui faisait la pluie et le beau temps à Sabratha. Sa renommée, à ce qu’il paraît, s’étendait bien au-delà des frontières de la Libye. L’homme était si puissant que l’ENI, la société italienne des hydrocarbures, aurait eu recours à ses services pour assurer la protection d’un de ses complexes gaziers, à une trentaine de kilomètres de Sabratha.25

21Cet extrait révèle une forme d’engagement audacieux de l’auteur à partir d’un matériau sociopolitique constitutif de son roman. Encore faut-il souligner que l’écrivain nous dessine ce contexte géopolitique moins pour dénoncer les liens de la multinationale italienne avec les passeurs que pour mieux mettre en évidence la puissance reconnue de ce réseau de passeurs sur le plan international.

22Au-delà des puissantes structures économiques occidentales, Dalembert accuse également des hommes politiques. L’auteur établit un arrière-plan international de la tragédie à travers la voix d’un clandestin révolté contre la politique internationale menée contre son pays. Cet homme assiste, impuissant, à la mort de sa femme et de son fils lors du chavirage du bateau qui les transporte : « L’homme hurla. Hoqueta qu’il avait consenti ces sacrifices et pris tous ces risques afin d’offrir un avenir à sa famille, à son fils. Loin de la guerre en Libye. Que le président français Sarkozy et ses acolytes occidentaux avaient foutu la merde dans son pays. C’est eux qui les avaient contraints à partir. C’est à cause d’eux si, aujourd’hui, sa femme et son garçon étaient morts26 ». L’insistance par le biais du présentatif « c’est eux », « C’est à cause d’eux » témoigne de l’accablement du personnage qu’on devine libyen et qui dénonce de hauts dirigeants « occidentaux » qui ont – selon lui – provoqué la guerre et l’ont poussé à migrer. La charge contre l’ancien chef d’État français Nicolas Sarkozy se répète sous la plume de Dalembert au chapitre « La correction » lorsqu’il esquisse le contexte général en Libye : « Dans le chaos qui avait suivi la chute et l’assassinat [du] colonel Mouammar Kadhafi, avec la complicité active des dirigeants occidentaux, dont celui de la France de l’époque en chef de meute, il fallait s’entendre avec les différentes coteries, arroser un maximum de monde, c’est-à-dire tous ou presque, pour pouvoir continuer le juteux trafic27 ». Quand bien même l’image dalembertienne de Sarkozy en président corrompu serait juste, les accusations de l’auteur semblent confuses et sont à prendre avec une certaine distance. Dit autrement, les accusations contre l’impérialisme occidental sont à nuancer dans le cas de la Libye. Le chaos libyen n’a pas été initialement le fait d’une intervention étrangère mais d’un printemps arabe libyen28 : n’enlevons pas au peuple libyen cette capacité d’agir dont il a fait preuve en 2011 !

23Le maître-mot dans un pays déchiré est la violence. Au-delà de la grave connexion entre les passeurs et le pouvoir libyen même après la mort de Kadhafi, Dalembert pose la question de la légitimité de l’État qui cautionne une criminalité systémique. La Libye post-Kadhafi n’est pas reluisante et les criminels font la loi compte tenu de l’effacement étatique : « Ariel, Zé et Nathan eurent droit, chacun, à un coup de crosse à l’omoplate. Une façon de leur souhaiter : “Bienvenue au pays du chaos”, où chaque clan, chaque milice établissait ses propres lois. Les prétendues autorités fermaient les yeux, par faiblesse ou par corruption. C’était aussi la manière des passeurs de marquer le coup29 ». Le réseau de passeurs paraît plus puissant que l’État lui-même. Les plus vulnérables et notamment les migrants payent alors le prix fort.

24La chute du régime de Kadhafi ne confie pas un pouvoir absolu aux passeurs. Ils doivent rester alertes puisque la violence étatique est compensée par une brutalité accrue entre les réseaux de passeurs eux-mêmes ou entre passeurs et bandits de grands chemins. Engendrant une violence chaotique décuplée, la concurrence en matière de banditisme vulnérabilise d’autant plus les exilés qui deviennent des proies à valeur marchande. Un terrorisme sans précédent surgit d’ailleurs sur la scène libyenne. Ironiquement, même les passeurs pourraient souffrir de ce bouleversement général : « Une fois, la caravane fut prise en chasse par deux pick-up avec à bord des barbus enturbannés dont on ne savait s’ils étaient de Daech, des bandits des sables ou d’une milice rivale, qui tentait de s’approprier la manne des candidats au départ pour l’Europe. Accueillis à coups de kalachnikovs, ils n’insistèrent pas30 ». Puisque la nature refuse le vide, Dalembert renseigne le lecteur sur une Libye post-Kadhafi tumultueuse : absence de l’État, désordre total, exploitation des migrants voire esclavagisme… Si la situation libyenne est épouvantable, et pour partie à cause des acteurs internationaux, alors que laisse entrevoir la représentation politique de l’autre côté de la Méditerranée ?

25Que ce soit chez Francesca Melandri ou encore chez Louis-Philippe Dalembert, l’écriture romanesque témoigne de la percée spectaculaire de l’extrême droite italienne dans le paysage politique de la péninsule. Un ton critique vise en particulier le mouvement nationaliste conservateur italien, puisqu’il promeut une gestion sécuritaire des flux migratoires. Dans Tous, sauf moi, le vieux Attilio Profetti, personnage principal du récit, lit à l’occasion d’une campagne électorale en 2008 lors d’une promenade solitaire :

ILS ONT SUBI L’IMMIGRATION
ILS VIVENT MAINTENANT
DANS DES RÉSERVES

En bas à droite, plus petite, à côté du symbole rond de la Ligue du Nord avec la silhouette d’un guerrier médiéval, une phrase en italique rouge mettait en garde les lecteurs : MÉFIEZ-VOUS !31

26Cette propagande du « grand remplacement » à la Renaud Camus est à la fois percutante et fantasmée à souhait : les Italiens sont comparés aux Autochtones d’Amérique. Recourant aux lettres majuscules afin d’imiter le format de l’affiche et souligner certainement le poids des mots, l’écrivaine met en évidence une forme de xénophobie quotidienne en faisant état d’une propagande anti-immigration diffusée dans toutes sortes de tracts distribués à Rome : « Ilaria allait plonger dans la bouche de métro quand un jeune homme en chemise, pantalon et vieux chapeau d’habitant de la Rome papale lui mit dans la main une petite feuille de papier. La phrase RENDONS ROME AUX ROMAINS ! était suivie des sigles de diverses associations d’extrême droite32 ». Les compromissions de Berlusconi sont certes des exemples du prélude des sévices de l’extrême droite italienne. Cependant, les éléments précurseurs et tendanciels de la franche droitisation de la scène politique du pays de Dante n’enlèvent guère la clairvoyance de Melandri. Cinq ans après la publication de son roman, la victoire de l’extrême droite en Italie est historique puisqu’elle était officiellement absente de la scène politique nationale depuis la Seconde Guerre mondiale. La démagogie s’invite puissamment dans la capitale italienne par le biais d’un discours politique fallacieux illustré parfaitement par une écriture engagée et didactique :

Un micro devant son visage de renard, le candidat de droite à la mairie promettait de veiller à la sécurité en ces temps d’immigration et de criminalité. Il avait prononcé les derniers mots comme un ensemble, comme deux concepts unis par un lien naturel qui n’avait nul besoin de démonstration. Immigration, criminalité : deux aspects inséparables de la même menace envers les braves citoyens. Son programme proposait l’instauration de rondes municipales pour assurer une surveillance minutieuse dans toutes les rues33.

27La scène politique en Europe, en Italie notamment, semble accorder une place de plus en plus importante au thème de l’immigration. La criminalisation de l’immigré est sans doute l’un des sujets favoris de l’extrême droite. Cette idéologie s’accompagne d’une logique sécuritaire dans le traitement de la question migratoire, un constat partagé par le regard critique de Dalembert dans Mur Méditerranée :

À cause, en partie, de la télévision, qui colportait à longueur de journée des diffamations sur leur compte : les réfugiés seraient des violeurs, des égorgeurs sans scrupule, porteurs de maladies contagieuses. […] Des suppôts d’un groupuscule nommé Generazione identitaria, rejoints par des alliés d’extrême droite venus de Pologne, Hongrie, Autriche, Pays-Bas, France parlaient d’affréter un navire pour bloquer le sauvetage des migrants en Méditerranée par Médecins sans frontières et les organisations dans son genre. Leur rêve, à moyen terme, était d’ériger un mur en Méditerranée pour barrer la route aux envahisseurs musulmans du Sud, comme cela se faisait déjà dans d’autres régions du monde qui avaient plus à cœur l’avenir de leurs citoyens. Selon leur porte-parole, cela n’avait rien d’utopique. Il suffisait de le vouloir. En plus, une telle prouesse technologique démontrerait la supériorité de la civilisation européenne sur les autres34.

28Les médias selon Dalembert sont un facteur de droitisation de la société comme l’indique l’énumération des attributs assignés aux immigrés : ils sont à la fois « violeurs », égorgeurs » et « porteurs de maladies ». Le souhait de l’extrême droite à tendance suprémaciste de construire un obstacle marin afin d’entraver les migrants dans leurs déplacements donne son titre au roman de l’auteur. La « forteresse Europe » est certes une réalité de « murs » depuis 1993 à Ceuta et Melilla, avec une grande accélération des constructions frontalières de ce type depuis 2009 (entre Calais et l’Angleterre, entre la Grèce et la Turquie, entre la Bulgarie et la Turquie, etc.). Néanmoins, le romancier semble faire écho – implicitement et ironiquement – à l’idéologie contagieusement sécuritaire menée par Donald Trump aux États-Unis contre le Mexique.

29Faisant dialoguer présent et passé dans un dépassement du simple constat de la montée de l’extrême droite, Melandri propose une observation profonde du système politique de son pays en s’adossant à de solides éléments historiques. L’un des points forts de son roman réside justement dans la description minutieuse d’un déni postcolonial passé sous silence dans les canaux de communication traditionnels en Italie. En outre, dans les programmes scolaires voire universitaires, « on garde le silence le plus absolu sur les vétérans des entreprises coloniales. On aurait pu croire que la Corne de l’Afrique s’était envahie toute seule. Dans l’Italie des années cinquante, les anciens colons étaient encore plus invisibles que les ex-fascistes, encore plus enfermés dans un mutisme opiniâtre35 ». Pour mieux insister sur ce déni du passé colonial, Melandri compare ironiquement l’Italie à « un ancien alcoolique qui, comme tout nouvel adepte de la sobriété, ne voulait pas être confondu avec le comportement qu’il avait eu lors de sa dernière et tragique cuite36 ». Contrairement à d’autres anciennes puissances impériales européennes qui convoquent un éclairage historique sur leurs héritages coloniaux en élargissant ce spectre vers le champ des études postcoloniales, l’Italie semble être mal à l’aise avec ce débat en se réfugiant derrière sa défaite lors de la Seconde Guerre mondiale.

30La Mer, le matin de Margaret Mazzantini, Tous, sauf moi de Francesca Melandri et Mur Méditerranée de Louis-Philippe Dalembert sont écrits après la chute du régime de Mouammar Kadhafi. À travers des écritures réalistes et politiques, se pencher sur les représentations littéraires de cette figure historique permet de voir un portrait certes négatif mais variable : du personnage abject et en fin de règne sous la plume de Melandri au parrain de tous les passeurs de Libye dans le roman de Mazzantini. L’écrivain haïtien semble pourtant se démarquer des deux écrivaines italiennes par une dénonciation dirigée davantage contre les puissances hégémoniques et presque insaisissables de l’Occident. Il ne manque pas de pointer un ancien président français ou une société d’hydrocarbures italienne dans un contexte d’écriture relevant d’une situation géopolitique post-Kadhafi. Peut-être que le regard plus « froid » de Dalembert sur la figure du Guide libyen s’explique par une vision plus globale de la situation internationale et moins concernée culturellement par ce personnage – important régionalement pourtant – que les deux écrivaines italiennes. Peut-être aussi le romancier haïtien porte-t-il un regard indulgent sur les débuts politiques – aussi discutables soient-ils – de Kadhafi dans sa confrontation anti-impérialiste avec les puissances occidentales.

31Par rapport à la question migratoire, le rôle de l’Union européenne est évident en raison des accords iniques passés entre l’agence Frontex et les garde-côtes libyens, pourtant mêlés au trafic des passeurs. Aucun des écrivains de notre corpus n’insiste sur ce point, comme s’il s’agissait d’un angle mort de leurs réflexions. Néanmoins, ils démontrent en tout cas que l’espace géographique n’est jamais neutre d’un point de vue politique, tandis qu’il est souvent présenté par les médias dominants en tant qu’intrinsèquement mortifère. L’espace de la traversée des migrants est indéniablement rendu mortifère au gré de l’agenda politico-militaire qui s’impose tantôt par le biais d’acteurs hégémoniques comme l’OTAN tantôt par celui d’acteurs locaux comme Kadhafi, qui n’ont aucun scrupule non plus à réifier les migrants en tant que moyen de dissuasion diplomatique.

Notes de bas de page numériques

1 Margaret Mazzantini, Mare al mattino, Turin, Einaudi, 2011 ; La Mer, le matin, trad. de l’italien par Delphine Gachet, Robert Laffont, « Pavillons », 2012, p. 17.

2 Margaret Mazzantini, La Mer, le matin [Mare al mattino], op. cit., p. 12.

3 Margaret Mazzantini, La Mer, le matin [Mare al mattino], op. cit., p. 52-53.

4 Margaret Mazzantini, La Mer, le matin [Mare al mattino], op. cit., p. 62.

5 Margaret Mazzantini, La Mer, le matin [Mare al mattino], op. cit., p. 73.

6 Francesca Melandri, Sangue giusto, Milan, Rizzoli, 2017 ; Tous, sauf moi, trad. de l’italien par Danièle Valin, Gallimard, « Folio », 2019, p. 149-150.

7 Francesca Melandri, Tous, sauf moi, [Sangue giusto], op. cit., p. 281.

8 Francesca Melandri, Tous, sauf moi, [Sangue giusto], op. cit., p. 282-283.

9 Margaret Mazzantini, La Mer, le matin [Mare al mattino], op. cit., p. 91.

10 Francesca Melandri, Tous, sauf moi, [Sangue giusto], op. cit., p. 91.

11 Francesca Melandri, Tous, sauf moi, [Sangue giusto], op. cit., p. 15-16.

12 Francesca Melandri, Tous, sauf moi, [Sangue giusto], op. cit., p. 346.

13 Margaret Mazzantini, La Mer, le matin [Mare al mattino], op. cit., p. 112.

14 Charles Heller et Lorenzo Pezzani, « Traces liquides : Enquête sur la mort de migrants dans la zone-frontière maritime de l’Union européenne », Revue européenne des migrations internationales, vol. 30, n° 3-4, 2014, p. 72.

15 Francesca Melandri, Tous, sauf moi, [Sangue giusto], op. cit., p. 140.

16 Margaret Mazzantini, La Mer, le matin [Mare al mattino], op. cit., p. 24.

17 Margaret Mazzantini, La Mer, le matin [Mare al mattino], op. cit., p. 29.

18 Francesca Melandri, Tous, sauf moi, [Sangue giusto], op. cit., p. 163.

19 Margaret Mazzantini, La Mer, le matin [Mare al mattino], op. cit., p. 17.

20 Margaret Mazzantini, La Mer, le matin [Mare al mattino], op. cit., p. 17-18.

21 Voir https://www.liberation.fr/planete/2011/08/24/kadhafi-appelle-les-habitants-a-nettoyer-tripoli-des-rats_756651/

22 Margaret Mazzantini, La Mer, le matin [Mare al mattino], op. cit., p. 133.

23 Margaret Mazzantini, La Mer, le matin [Mare al mattino], op. cit., p. 125.

24 Louis-Philippe Dalembert, Mur Méditerranée [2019], Points, 2020, p. 7.

25 Louis-Philippe Dalembert, Mur Méditerranée, op. cit., p. 63-64.

26 Louis-Philippe Dalembert, Mur Méditerranée, op. cit., p. 205.

27 Louis-Philippe Dalembert, Mur Méditerranée, op. cit., p. 149.

28 Voir https://www.lemonde.fr/proche-orient/article/2011/02/17/la-soif-de-changement-s-etend-dans-le-monde-arabe_1481483_3218.html

29 Louis-Philippe Dalembert, Mur Méditerranée, op. cit., p. 57.

30 Louis-Philippe Dalembert, Mur Méditerranée, op. cit., p. 58.

31 Francesca Melandri, Tous, sauf moi, [Sangue giusto], op. cit., p. 61-62.

32 Francesca Melandri, Tous, sauf moi, [Sangue giusto], op. cit., p. 64.

33 Francesca Melandri, Tous, sauf moi, [Sangue giusto], op. cit., p. 72-73.

34 Louis-Philippe Dalembert, Mur Méditerranée, op. cit., p. 213-214.

35 Francesca Melandri, Tous, sauf moi, [Sangue giusto], op. cit., p. 285-286.

36 Francesca Melandri, Tous, sauf moi, [Sangue giusto], op. cit., p. 285.

Bibliographie

DALEMBERT Louis-Philippe, Mur Méditerranée [Sabine Wespieser, 2019], Points, 2020.

MAZZANTINI Margaret, Mare al mattino, Turin, Einaudi, 2011 ; La Mer, le matin, trad. de l’italien par Delphine Gachet, Robert Laffont, « Pavillons », 2012.

MELANDRI Francesca, Sangue giusto, Milan, Rizzoli, 2017 ; Tous, sauf moi, trad. de l’italien par Danièle Valin, Gallimard, « Folio », 2019.

HELLER Charles et PEZZANI Lorenzo, « Traces liquides : Enquête sur la mort de migrants dans la zone-frontière maritime de l’Union européenne », Revue européenne des migrations internationales, vol. 30, n° 3-4, 2014

Pour citer cet article

Yassine Maalaoui, « Les représentations politiques méditerranéennes selon Margaret Mazzantini, Francesca Melandri et Louis-Philippe Dalembert  », paru dans Loxias, 82., mis en ligne le 15 septembre 2023, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html/index.html?id=10234.


Auteurs

Yassine Maalaoui

Yassine Maalaoui, ancien élève de l’ENS de Tunis, est doctorant à l’Université Côte d’Azur en littérature générale et comparée. Sa thèse porte sur « Le commerce de l’illusion : proses contemporaines de l’immigration clandestine vers l’Europe » sous la direction du Pr. Odile Gannier au sein du Centre Transdisciplinaire d'Épistémologie de la Littérature et des arts vivants (CTELA). Il s’intéresse plus généralement à la littérature exilique et à la didactique des langues étrangères.

Université Côte d’Azur, CTELA