Loxias | 79. Autour des programmes d'agrégation 2023 | I. Autour des programmes d'agrégation 2023 

Luc Fraisse  : 

Proust et le télescope

Résumé

Le narrateur du Temps retrouvé déclarant s’être servi, non d’un microscope mais d’un télescope pour concevoir son œuvre, on peut s’interroger sur les implications de ce roman « télescopique ». On peut faire apparaître d’abord la signification et la portée attachées à l’image du télescope. Puis il est possible de mettre en évidence le contraire, à savoir la courte vue des personnages servant de contre-épreuve, et même chez Proust l’image contradictoire du microscope. Enfin on peut apercevoir en quoi le télescope se voit étroitement associé à une définition de l’art dans son essence, et même de la narration romanesque selon des exigences renouvelées.

Abstract

As the narrator of Le Temps retrouvé declares that he does not use a microscope but a telescope when creating his work, we examine what the idea of a "telescopic" novel would signify. First of all, we can explore the meaning and significance of the telescope image It then turns possible to point the opposite phenomenon, namely the short view of the characters as a counterevidence, and even, in Proust's work, the contradictory image of the microscope. Finally, we can see how the telescope is closely linked to a definition of art in its essence, and even of the novelistic narrative according to renewed patterns.

Index

Mots-clés : astre , cosmographie, microscope, narration, personnages, perspective, point de vue, scopique, télescope

Texte intégral

L’intitulé de ce propos est appelé par cette remarque du narrateur sur son projet littéraire, quand, vers la fin du « Bal de têtes » et donc du Temps retrouvé, il évoque son travail d’écriture et les réactions de ses premiers lecteurs :

Bientôt je pus montrer quelques esquisses. Personne n’y comprit rien. Même ceux qui furent favorables à ma perception des vérités que je voulais ensuite graver dans le temple, me félicitèrent de les avoir découvertes au “microscopeˮ, quand je m’étais au contraire servi d’un télescope pour apercevoir des choses, très petites en effet, mais parce qu’elles étaient situées à une grande distance, et qui étaient chacune un monde. Là où je cherchais les grandes lois, on m’appelait fouilleur de détails. (p. 3461)

Il s’agira simplement de se demander ce que signifie pour Proust se servir d’un télescope, et quelles sont les réponses ou applications de ce principe dans les pages du Temps retrouvé. On pourra faire apparaître d’abord la signification et la portée attachées à l’image du télescope. Puis on en recherchera le contraire, à savoir la courte vue des personnages servant de contre-épreuve, et même chez Proust l’image contradictoire du microscope. Enfin pourra apparaître en quoi le télescope se voit étroitement associé à une définition de l’art dans son essence, et même de la narration romanesque selon des exigences renouvelées.

 

Cette image du télescope, au sein d’un passage qui prolonge les principes qui viennent d’être condensés dans la section précédente, « L’Adoration perpétuelle », prend ainsi une valeur dogmatique et programmatique, dont il s’agit de dégager la signification et la portée. L’écrivain usant d’un télescope est donc celui qui s’attache par prédilection à décrire ce que l’on voit de loin, c’est-à-dire, par rapport à ce que l’on voit de près, ce qui est caché derrière les apparences ; mais aussi, en usant d’une longue-vue télescopique, les lois que dégage du concret pour le prolonger, la démarche inductive, allant de l’expérience singulière à la généralité, car c’est la démarche même du narrateur, tout au long du cycle romanesque.

En un sens, le personnage de Robert de Saint-Loup confronté à la guerre relaie sporadiquement cette visée du narrateur écrivain, quand il écrit depuis le Front au héros (il faut veiller à distinguer le héros de la Recherche engagé dans l’action, et le narrateur en rendant compte a posteriori) : « La guerre, me disait-il, n’échappe pas aux lois de notre vieil Hegel. Elle est en état de perpétuel devenir » (p. 59) ; puis quand il observe, dans le ciel de Paris survolé par les avions, que les aviateurs « vont faire constellation, et obéissent en cela à des lois tout aussi précises que celles qui régissent les constellations » (p. 65). Car dans Le Côté de Guermantes, le jeune officier a déjà révélé au héros émerveillé que la stratégie militaire doit être interprétée comme un univers de signes renvoyant à des lois, ce qui l’institue un riche équivalent de la création littéraire elle-même2.

Vus à travers un télescope, les personnages romanesques sont perçus comme mettant en œuvre des lois d’espèce à leur insu même. Le darwinisme sous-jacent à cette considération affleure d’ailleurs à propos du baron de Charlus : « Ainsi le jeu des différentes lois psychologiques s’arrange à compenser dans la floraison de l’espèce humaine tout ce qui, dans un sens ou dans l’autre, amènerait par la pléthore ou la raréfaction son anéantissement. Ainsi en est-il chez les fleurs où une même sagesse, mise en évidence par Darwin, règle les modes de fécondation en les opposant successivement les uns aux autres » (p. 88) ; considération qui trouve à se compléter dans l’épisode montrant l’hôtel de Jupien où réapparaît « M. de Charlus, dont le cas, en somme, avec cette légère différenciation due à la similitude du sexe, rentre dans les lois générales de l’amour » (p. 127). Dans « L’Adoration perpétuelle », le narrateur dégagera en toute clarté ce principe d’esthétique romanesque, qu’il a mis en œuvre et expérimenté sur ses propres personnages, se prescrivant à lui-même : « il fallait tâcher d’interpréter les sensations comme les signes d’autant de lois et d’idées, en essayant de penser, c’est-à-dire de faire sortir de la pénombre ce que j’avais senti, de le convertir en un équivalent spirituel » (p. 185).

Plus précisément, le télescope est bien évidemment un instrument d’astronomie (Saint-Loup et le héros comparent l’embrasement du ciel parisien à des constellations), et la notion de loi chez Proust renvoie aux lois scientifiques : le narrateur dogmatique assimile « les grandes lois morales » à « celles de la circulation du sang ou de l’élimination rénale » (p. 188), l’artiste étant un peu plus loin défini comme celui qui « étudie ces lois, institue ces expériences et fait ces découvertes » (p. 195).

Seulement, le télescope permettant de voir au loin dans l’espace, le romancier du temps perdu et retrouvé en transpose l’utilisation précisément dans cette dimension du temps. Ici d’ailleurs, Proust s’est un peu embrouillé dans son vocabulaire. Car il fait déclarer à son narrateur, au moment où le héros se voit présenter Mlle de Saint-Loup : « Et sans doute tous ces plans différents suivant lesquels le Temps, depuis que je venais de le ressaisir dans cette fête, disposait ma vie, en me faisant songer que, dans un livre qui voudrait en raconter une, il faudrait user, par opposition à la psychologie plane dont on use d’ordinaire, d’une sorte de psychologie dans l’espace, ajoutaient une beauté nouvelle à ces résurrections que ma mémoire opérait » (p. 336) ; mais il avait mieux dit dans La Fugitive : « Comme il y a une géométrie dans l’espace, il y a une psychologie dans le temps, où les calculs d’une psychologie plane ne seraient plus exacts parce qu’on n’y tiendrait pas compte du Temps3 » ; et il avait déclaré dès novembre 1913, c’est-à-dire au moment de la parution de Du côté de chez Swann : « Vous savez qu’il y a une géométrie plane et une géométrie dans l’espace. Eh bien, pour moi, le roman ce n’est pas seulement de la psychologie plane, mais de la psychologie dans le temps4. »

C’est donc pour Proust le rôle de l’art d’utiliser comme un astronome un télescope, c’est-à-dire de dégager des lois, de grandes lois : « l’art met en lumière certaines lois5 », était-il constaté dans À l’ombre des jeunes filles en fleurs, au moment où le héros découvrait à Balbec les toiles impressionnistes du peintre Elstir, découverte brièvement rappelée à la fin du Temps retrouvé, quand il s’agit d’évoquer « ce qu’ont fait si souvent les peintres quand ils peignent, très près ou très loin de nous, selon que les lois de la perspective, l’intensité des couleurs et la première illusion du regard nous les font apparaître » (p. 350). Aussi Proust romancier s’attache-t-il à ménager au lecteur, sur ses personnages, la première illusion du regard qui fait d’abord interpréter faussement leurs comportements, et surtout les lois de la perspective, sur ces mêmes personnages à long terme – tel est son télescope.

Dans le personnel romanesque, les lois aperçues dans la longue-vue de l’écrivain sont celles auxquelles on obéit inconsciemment (chez les autres observés) ; des lois aussi qu’il s’agira d’expérimenter dans sa propre vie (pour le héros). Cela est clairement dégagé à propos de la duchesse de Guermantes dans le « Bal de têtes », la duchesse qui a nourri l’imaginaire du héros, « mais d’une façon bien plus involontaire et par un acte émané de moi-même qui dégageais d’elle à son insu les lois de sa vie » (p. 328) ; il en est de même, autour de l’épisode dans la maison de Jupien, au moment de caractériser le point de vue de Charlus se rattachant aux lois générales de l’amour, quand il faut pour lui que tous les jeunes gens ressemblent à Morel (p. 124), si bien que même les aberrations du baron illustrent en fait, remarque le héros au sortir de l’hôtel, un rêve universel de poésie (p. 146). C’est par là qu’on voit Proust se rapprocher grandement du point de vue des moralistes classiques.

Mais ici, on l’a vu, les déplacements et les distances mesurées dans l’espace sont aussi des voyages dans le temps, ce que dégage le narrateur cependant que le héros se rend à la matinée chez la princesse de Guermantes (p. 164). La longue-vue de l’écrivain lui permet d’apercevoir, historiquement, combien le Paris de la guerre ressemble au Directoire (p. 29-30), tout comme il ressemble à Pompéi pour le baron de Charlus (p. 113), qui se fait un instant, ainsi que Saint-Loup tout à l’heure, le relais du narrateur. La vue télescopique de la durée, c’est la forme temporelle de la longue-vue.

Longue-vue intérieure aussi, dans le souvenir. Quoique placé à l’autre bout de l’œuvre, Le Temps retrouvé évoque à plusieurs reprises le contenu du premier chapitre de la Recherche, « Combray », l’enfant de Combray étant notamment ressuscité par l’exemplaire de François le Champi de George Sand, trouvé par le héros qui attend la fin d’un morceau de musique dans la bibliothèque du prince de Guermantes (p. 190). Et les toutes dernières pages jouent sur la plus longue distance, le héros aujourd’hui vieilli par la maladie entendant à nouveau le son de la clochette, qui retentissait quand Swann rendait visite à ses parents, à Combray durant sa petite enfance, au point que les deux extrémités de l’œuvre en viennent à se toucher. En vertu du principe selon lequel « les vrais paradis sont les paradis qu’on a perdus » (p. 177), en référence au Paradis perdu de John Milton, l’idée est que Combray au loin, Venise plus récemment, ne sont vraiment vus que de loin dans le souvenir.

Le télescope temporel joue notamment son rôle dans les prises de conscience tardive qui surgissent dans la pensée du héros, lors de l’ultime matinée chez la princesse de Guermantes, et principalement la découverte de la vocation (p. 206) qui dévoile ici, au tout dernier moment, le sujet général de la Recherche du temps perdu : ce que Proust appelle dans un brouillon de « L’Adoration perpétuelle » les « illuminations à la Parsifal6 ». Et ces illuminations tardives ont pour corollaire le retour sur les anciennes illusions de l’âge des croyances, croyances sur lesquelles le héros de la maturité est maintenant revenu, par quoi la longue-vue mesure aussi une distance intérieure. C’est à présent l’heure des bilans de fin de vie, notamment au moment où le héros s’avise qu’au fond toute la matière de son livre lui est venue de Swann (p. 221), si bien que la matinée finale déploie toute la panoplie des aspects variés qu’a pris successivement la vie du héros, notamment autour du nom de Guermantes (p. 276). À cet ultime stade, la découverte de la dernière apparition (la dernière incarnation, dirait Balzac) des personnages (par exemple la Berma, ou le baron de Charlus), permet de mesurer à la longue-vue la distance parcourue par le roman dans toute son étendue. Pour finir, ce que le narrateur de « L’Adoration perpétuelle » appelle « la psychologie dans l’espace » (p. 336), c’est-à-dire, on l’a vu, dans le temps, est visualisé à l’aide des échasses du Temps (p. 353), qui sont l’équivalent temporel du télescope entièrement déployé.

 

Selon une habitude de Proust logicien, la démonstration, souvent sous-jacente, de ce que doit être la vision au télescope de l’écrivain, se complète d’une contre-épreuve : celle-ci consiste à montrer ce qu’a contrario donne une vision à courte vue. Proust et son narrateur parsèment ainsi Le Temps retrouvé d’exemples servant de contre-épreuves, chez ceux, nombreux, qui ne manient pas le télescope pour comprendre la signification de la vie.

On peut dire que la lecture, chez Gilberte à Tansonville, du journal des pseudo-Goncourt, illustre ce qu’aurait été l’univers d’« Un amour de Swann » aperçu sans longue-vue, c’est-à-dire se réduisant à une pluie de détails concrets sans approfondissement psychologique. Cette réflexion se voit prolongée dans « L’Adoration perpétuelle » (p. 192-193), à travers le jeu de mots sur ce qu’il faut entendre par édition originale, ici de François le Champi : la courte vue matérialiste prêtée aux Goncourt collectionneurs, est écartée au profit d’une psychologie des profondeurs s’appuyant sur le long terme de la durée vécue, au moment de retrouver, grâce à ce livre, pour le sujet, non pas une précieuse édition originale, mais ses plus précieuses impressions originales.

Certains personnages manifestent une telle courte vue en raison de leur manque de recul, ce recul qui leur permettrait d’apercevoir d’une façon plus générale, en surplomb, le sens à dégager du comportement des autres protagonistes. Emblématique est ici précisément la myopie de Bloch (p. 45), qui certes lui permet de ne pas aller au Front, mais surtout l’empêche de voir les lois que met en œuvre l’héroïsme de Saint-Loup ; la myopie est l’exact contraire de la longue-vue. De même, le héros est obligé de se tenir à l’arrière-plan de Françoise et du maître d’hôtel, voyant ainsi plus loin qu’eux à propos de l’héroïsme de l’officier, qu’ils ignorent ou dont ils ne mesurent pas les raisons (p. 148). Mais il est certain que la courte vue à plus long terme, si l’on peut dire, concerne les personnages tels que Swann et Charlus, que le narrateur de « L’Adoration perpétuelle » appelle les « célibataires de l’art » (p. 197), et qualifie d’ébauches informes de l’artiste : ils sont à l’image de Moïse mort en vue de la Terre promise, quant à eux restés à distance de la possibilité de créer, de se réaliser dans l’art, car dans cette œuvre cathédrale sont mises en scène des figures comparables à celles de l’Ancien Testament, qui ont attendu la promesse sans la voir s’accomplir, que le portail des monuments médiévaux place en regard d’autres figures du Nouveau Testament ayant connu la Révélation.

Ces contre-exemples de personnages à courte vue doivent cependant être à leur tour confrontés au héros et narrateur lui-même, car nous nous souvenons que, dans le passage initialement rappelé du Temps retrouvé, l’image du télescope est opposée, pour caractériser la démarche d’écrivain propre au narrateur (et à Proust), à celle du microscope. Or, rejetée par Proust, l’observation au microscope correspond pourtant assez souvent à la démarche de son narrateur ; le télescope n’est qu’un microscope retourné.

Proust lui-même s’explique d’ailleurs sur les raisons pour lesquelles son télescope pourrait être confondu avec un microscope, dans la mesure où il s’agit d’« apercevoir des choses, très petites en effet, mais parce qu’elles étaient situées à une grande distance, et qui étaient chacune un monde » (p. 346). Ajoutons qu’au moment où paraît Du côté de chez Swann, Proust s’est expliqué plusieurs fois, dans des lettres, sur ce sujet. Il déclare ainsi dans une lettre de juillet 1913, quatre mois avant la parution :

c’est une chose imperceptible si vous voulez que cette saveur de thé que je ne reconnais pas d’abord et dans laquelle je retrouve les jardins de Combray. Mais ce n’est nullement un détail minutieusement observé, c’est toute une théorie de la mémoire et de la connaissance (du moins, c’est mon ambition) non promulguée directement en termes logiques7.

Il ajoute ensuite dans une lettre de janvier 1914, deux mois après la parution :

on a l’air minutieux quand dans un livre on fixe un regard intérieur sur des objets à peine discernables et qu’on a grand-peine à apercevoir ; mais si ce sont des microbes ou des étoiles, et si on les étudie avec désintéressement, on peut y découvrir, plus que dans l’observation pure et simple, les lois profondes de la vie ou de la nature8.

Il précisera enfin quelques jours plus tard encore :

L’art photographique est exactement ce que je déteste le plus. La microscopie me déplairait beaucoup moins, car les infiniment petits qu’elle rapproche gouvernent de grands ensembles, elle travaille pour la vérification de vastes hypothèses et la découverte des lois les plus générales9.

Dès lors, l’image du télescope ne doit donc pas faire oublier que l’analyse de Proust consiste à s’arrêter à chaque instant devant un détail qui passe généralement inaperçu, pour y découvrir un monde ; ce qu’exprime une maxime poétique dans « L’Adoration perpétuelle », selon laquelle « une heure n’est pas qu’une heure, c’est un vase rempli de parfums, de sons, de projets et de climats » (p. 195-196). Il s’agit donc de manier le microscope ou le télescope en philosophe – à l’image de Spinoza, dont les professeurs de Proust à la Sorbonne rappelaient qu’il s’était retiré « à La Haye, où il vécut dans la retraite. Il employait chaque jour quelques heures à préparer des verres pour les microscopes et les télescopes10 » ; Proust romancier se livre à la même activité, mais par la plume.

Le télescope n’est donc pas nécessairement à comprendre par opposition à l’observation grossissante de détails. Par là, le macrocosme et le microcosme restent constamment en communication : Proust remarque, dans la lignée du sociologue Gabriel Tarde qui l’a tant influencé en tant que romancier, que le choc des nations reproduit celui d’individus, si bien que la vie internationale est régie par une psychologie (p. 78-79). Reste que fixer la démarche de Proust dans l’image du télescope pourrait faire oublier que le roman nourrit aussi une vision de près : Le Temps retrouvé est aussi le roman de l’événement contemporain, la Grande Guerre, qui réunit dans les mêmes années l’épisode historique, le temps de l’écriture et le temps des premiers lecteurs. Pareille démarche viendrait confirmer la réflexion générale de Mikhaïl Bakhtine sur le genre romanesque, lié à la dimension du présent : « un contemporain parle d’un contemporain à ses contemporains », écrit-il dans le recueil Esthétique et théorie du roman11, et ainsi le roman s’édifie « dans une zone de contact avec l’événement contemporain inachevé12 ».

Une maxime de « L’Adoration perpétuelle » peut nous éclairer cette fausse contradiction : « Je m’étais rendu compte que seule la perception grossière et erronée place tout dans l’objet, quand tout est dans l’esprit » (p. 219) ; c’est-à-dire que le microscope se rattache à l’examen de l’objet, et le télescope au travail de l’esprit. Voilà pourquoi aussi la succession des trois âges de l’esprit dans la Recherche (l’âge des noms, l’âge des mots, l’âge des choses, soit les illusions de l’enfance, les désillusions de la maturité et les révélations de l’art) se termine par celui des choses et la fin de l’âge des croyances : au lieu d’imaginer de loin, on en vient, de plus près, aux objets (même si ces objets sont reportés par le télescope dans le lointain du souvenir).

L’incomplétude de l’image du télescope provient du fait que la longue-vue induit un mouvement du regard exclusivement vers l’extérieur, quand chez Proust elle est aussi bien le support, on l’a vu, d’un regard intérieur ; toute la doctrine de Proust, et notamment sa philosophie semi-idéaliste comme celle de Kant, tourne le romancier vers une vision intérieure plutôt que vers une observation extérieure. Le télescope est donc aussi celui du monde intérieur, ce que le narrateur de « L’Adoration perpétuelle » appelle le « livre intérieur » que l’écrivain, le futur écrivain en train de naître ici, aura pour tâche de déchiffrer (p. 186). Concrètement, le héros s’applique d’ailleurs cette vision, retourne l’instrument vers lui, quand dans le « Bal de têtes » il se rend compte, au regard que les autres convives portent sur lui, que le temps a passé pour lui aussi (p. 233).

En outre, et dans une autre dimension encore, depuis la formulation de la thèse de Contre Sainte-Beuve (1908-1909), le romancier considère que seul un télescope intérieur permet de mesurer la (grande) distance séparant le moi social et le moi profond, le narrateur prenant pour finir en considération, à côté du moi qui a vécu jusqu’ici en milieu mondain, ce qu’il appelle « l’autre moi qui avait conçu son œuvre » (p. 345).

Ainsi donc, si l’image du télescope ne rend pas universellement compte de la démarche de Proust, les réserves et limitations émises à son encontre n’en invalident pas la pertinence ; mais ce que quant à nous nous n’avons pas pris en compte jusqu’ici, c’est la portée esthétique du principe émis par le narrateur du Temps retrouvé ; en bref, il n’a pas encore été envisagé en quoi le principe d’une vision télescopique pourrait commander une esthétique romanesque.

 

Au plan le plus général, l’image du télescope suppose chez Proust une représentation cosmique de l’art. À l’image des deux infinis chez Pascal, l’univers de Proust, qui se découvre souvent en descendant dans les détails les plus infimes mis en relief sur le mode de l’héroï-comique, traduit volontiers son esthétique en termes cosmiques ou astronomiques ; d’où résulte la portée du télescope, symbole de la vision artistique. Notamment, le télescope n’intervient pas seulement, sous la plume de Proust, parce qu’un artiste est doté d’une longue-vue ; mais aussi parce que les œuvres elles-mêmes sont comme des astres.

Il faudrait rappeler ici un passage explicite de La Prisonnière, à propos du septuor de Vinteuil :

cet ineffable qui différencie qualitativement ce que chacun a senti et qu’il est obligé de laisser au seuil des phrases où il ne peut communiquer avec autrui qu’en se limitant à des points extérieurs communs à tous et sans intérêt, l’art, l’art d’un Vinteuil comme celui d’un Elstir, le fait apparaître, extériorisant dans les couleurs du spectre la composition intime de ces mondes que nous appelons les individus, et que sans l’art nous ne connaîtrions jamais ? Des ailes, un autre appareil respiratoire, et qui nous permissent de traverser l’immensité, ne nous serviraient à rien. Car si nous allions dans Mars et dans Vénus en gardant les mêmes sens, ils revêtiraient du même aspect que les choses de la Terre tout ce que nous pourrions voir. Le seul véritable voyage, le seul bain de Jouvence, ce ne serait pas d’aller vers de nouveaux paysages, mais d’avoir d’autres yeux, de voir l’univers avec les yeux d’un autre, de cent autres, de voir les cent univers que chacun d’eux voit, que chacun d’eux est ; et cela nous le pouvons avec un Elstir, avec un Vinteuil, avec leurs pareils, nous volons vraiment d’étoiles en étoiles13.

Aussi l’univers artistique proustien est-il peuplé de « mondes », depuis l’infiniment petit qui contient, on l’a vu, tout un monde, jusqu’aux galaxies formées par les artistes ; c’est pourquoi il faut se promener dans le monde de l’art muni d’un télescope. Par un jeu sur les mots, le monde de l’artiste s’oppose, par sa profondeur et sa création à long terme, aux « gens du monde », aux mondains. En profondeur, la métaphore notamment instaure un rapport unique entre deux objets, « analogue dans le monde de l’art à celui qu’est le rapport unique de la loi causale dans le monde de la science » (p. 196) ; et l’univers interstellaire du monde artistique est bientôt après mis grandiosement en scène :

Grâce à l’art, au lieu de voir un seul monde, le nôtre, nous le voyons se multiplier, et autant qu’il y a d’artistes originaux, autant nous avons de mondes à notre disposition, plus différents les uns des autres que ceux qui roulent dans l’infini et, bien des siècles après qu’est éteint le foyer dont il émanait, qu’il s’appelât Rembrandt ou Ver Meer, nous envoient encore leur rayon spécial. (p. 202)

Dès lors, si l’ouverture du « Bal de têtes » réintroduit en grande quantité la notion de gens du monde, l’univers cosmique de l’art réapparaît dans l’enchaînement des nombreuses comparaisons auxquelles recourt le narrateur pour évoquer le livre qu’il aura à écrire : car il devra « le créer comme un monde, sans laisser de côté ces mystères qui n’ont probablement leur explication que dans d’autres mondes » (p. 338).

Dans cette optique, l’entrevue de 1913 déjà évoquée, à la parution de Du côté de chez Swann, se termine par cette déclaration sur le style : « Le plaisir que nous donne un artiste, c’est de nous faire connaître un univers de plus14 » ; ce qui suppose que le monde de l’art est un espace interstellaire, dans lequel ne cesse d’augmenter le nombre des planètes. Voilà en quel sens il faut se munir d’un télescope pour entrer dans cet univers ; un passage de La Prisonnière évoque par comparaison « des découvertes qui ont été vérifiées après coup, comme l’existence de la planète de Le Verrier15 », le savant qui a découvert à l’aide du calcul l’existence de la planète de Neptune en 1846. L’écrivain, comme l’astronome, ajoute à notre univers un monde de plus.

Au stade du Temps retrouvé, le recul télescopique du héros se voit symbolisé par les séjours en maison de santé, loin du monde (dans les divers sens de monde) ; revenu en principe dans le monde, il se retirera en fait dans la solitude (p. 291), et n’écrira que la nuit (p. 348). Mais même quand il est encore immergé dans le « Bal de têtes », le spectacle de la fin d’un monde appelle (suppose) un regard distancié, que préfigure juste auparavant le séjour dans la bibliothèque, avant d’entrer dans la réception : cet itinéraire suppose un regard modifié. Durant la réception, son regard télescopique consiste d’ores et déjà à dégager des lois générales à partir de ce que lui racontent les protagonistes de cette matinée mondaine : la duchesse de Guermantes (p. 311-318) puis Odette (p. 328). Un tel recul de vision était d’ailleurs évoqué dans les réflexions théoriques suivant la lecture par le héros du pseudo-journal des Goncourt, le héros qui découvre que, par opposition à ce qu’il vient de lire, lui-même, déambulant dans le monde, procède « comme un géomètre qui dépouillant les choses de leurs qualités sensibles ne voit que leur substratum linéaire » (p. 24), et conclut de son observation des gens dans le monde : « quand je croyais les regarder, je les radiographiais » (p. 25), où l’instrument de la radiographie équivaut ici à celui ailleurs du télescope. Ce regard modifié explique sans doute enfin la distance (distanciation, dit-on dans ce contexte) théâtrale qui s’empare de toute la réception, qu’il s’agisse de Bloch vu en vieux Shylock16 (p. 273) ou du duc de Guermantes en risible Géronte17 (p. 325).

Ajoutons pour finir que dans l’esprit de Proust, le télescope sera l’instrument aussi bien de l’écrivain, à l’image de tout artiste, que du lecteur, à la fois dans sa propre vie et pour lire les œuvres, c’est-à-dire encore pour lire en soi-même ; un autre objet de verre18 l’a donné à comprendre, dans Le Côté de Guermantes, à travers l’image de l’artiste oculiste, proposant au spectateur ou lecteur de son œuvre des lunettes lui permettant d’apercevoir à travers elles un monde tout nouveau :

Les gens de goût nous disent aujourd’hui que Renoir est un grand peintre du XVIIIe siècle. Mais en disant cela ils oublient le Temps et qu’il en a fallu beaucoup, même en plein XIXe, pour que Renoir fût salué grand artiste. Pour réussir à être ainsi reconnus, le peintre original, l’artiste original procèdent à la façon des oculistes. Le traitement par leur peinture, par leur prose, n’est pas toujours agréable. Quand il est terminé, le praticien nous dit : « Maintenant regardez. » Et voici que le monde (qui n’a pas été créé une fois, mais aussi souvent qu’un artiste original est survenu) nous apparaît entièrement différent de l’ancien, mais parfaitement clair. Des femmes passent dans la rue, différentes de celles d’autrefois, puisque ce sont des Renoir, ces Renoir où nous nous refusions jadis à voir des femmes. Les voitures aussi sont des Renoir, et l’eau, et le ciel : nous avons envie de nous promener dans la forêt pareille à celle qui le premier jour nous semblait tout excepté une forêt, et par exemple une tapisserie aux nuances nombreuses mais où manquaient justement les nuances propres aux forêts. Tel est l’univers nouveau et périssable qui vient d’être créé. Il durera jusqu’à la prochaine catastrophe géologique que déchaîneront un nouveau peintre ou un nouvel écrivain originaux19.

Que sera, que devrait être, un roman télescopique ? Car l’image du télescope engage un certain nombre d’implications pour la narration romanesque.

Un tel roman visera à accéder, par-delà la vision limitée, à cette vie « qui diffère tellement de ce que nous croyons » (p. 197) ; Bergson nourrissait la même idée, appelant de ses vœux (la formule est restée célèbre), dans son Essai sur les données immédiates de la conscience en 1889, « quelque romancier hardi, déchirant la toile habilement tissée de notre moi conventionnel20 ».

Surtout, la dimension télescopique du roman s’oppose au récit anecdotique, dont le défaut intrinsèque est de livrer des détails dépourvus de signification à long terme ; ces romans où « on peut faire se succéder indéfiniment dans une description les objets qui figuraient dans le lieu décrit » (p. 196). C’est là ce qui rend vaine la « littérature de notations », « puisque c’est sous de petites choses comme celles qu’elle note que la réalité est contenue […], et qu’elles sont sans signification si on ne l’en dégage pas » (p. 201) : dégager la signification des détails, voilà en quoi consiste le passage du microscope au télescope. Proust réplique ainsi, en janvier 1914, à un journaliste qui le trouve excessivement minutieux, ne faisant grâce d’aucun détail : « tous mes personnages, toutes les circonstances de mon livre sont inventés dans un but de signification21 » ; réflexion dont on trouve un écho dans Le Temps retrouvé, durant l’épisode de la guerre, à propos de la mention des Larivière : « dans ce livre […] où tout a été inventé par moi selon les besoins de ma démonstration » (p. 152).

Et il faudrait pour finir évoquer, structurant le cycle romanesque, la vision télescopique du narrateur tournant un regard rétrospectif vers le héros ; cette vision télescopique qui fait que les vérités du temps retrouvé à découvrir sont partout enfouies dans le récit dès son début, et même au sein des erreurs propres au temps perdu ; il faudra seulement longtemps – toute une distance télescopique – pour les trouver un jour.

 

Ainsi donc, il apparaît que le symbole du télescope revêt en effet chez Proust une valeur universelle. Encore faut-il ajouter qu’il n’est pas le seul, et donc pas adéquat à tout dans la démarche de Proust. Certains critiques célèbres, tels Gilles Deleuze22 ou Julia Kristeva23, ont fait jouer le mot pour souligner qu’il implique et inclut l’idée de télescopage, qui caractérise, par certains aspects, aussi bien la vision romanesque de la Recherche que l’apparence chaotique de son dernier volume. Quoi qu’il en soit, de l’établissement des lois à leur contre-épreuve chez les célibataires de l’art, du retournement de la longue-vue en microscope à la vision cosmogonique de l’art, l’image du télescope demandait effectivement à être soupesée sous ses divers angles, dépliée en tous sens, pour livrer toute la complexité (incluant de fertiles contradictions) de l’entreprise à la source du roman de la Recherche et de sa conclusion dans Le Temps retrouvé.

Notes de bas de page numériques

1 Pour le seul Temps retrouvé, les références renvoient à l’édition Gallimard réalisée par Pierre-Louis Rey et Brian G. Rogers dans la collection « Folio » (1990), mise au programme de l’agrégation ; pour les quelques citations extraites des autres volumes d’À la recherche du temps perdu, il sera renvoyé à l’édition réalisée sous la direction de Jean-Yves Tadié, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 4 vol., 1987-1989.

2 Recherche, t. II, p. 408-416. Voir Luc Fraisse, Proust et la stratégie militaire, Paris, Hermann, « Savoir lettres », 2018.

3 Recherche, t. IV, p. 137.

4 Marcel Proust, Essais, édition publiée sous la direction d’Antoine Compagnon avec la collaboration de Christophe Pradeau et Matthieu Vernet, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2022, p. 1170.

5 Recherche, t. II, p. 194.

6 Recherche, t. IV, p. 799.

7 Correspondance de Marcel Proust, établie, annotée et préfacée par Philip Kolb, Paris, Plon, 21 vol., 1970-1993, t. XII, p. 231.

8 Correspondance de Marcel Proust, éd. cit., t. XIII, p. 25.

9 Correspondance de Marcel Proust, éd. cit., t. XIII, p. 54.

10 Paul Janet et Gabriel Séailles, Histoire de la philosophie. Les problèmes et les écoles, Paris, Charles Delagrave, 1887, rééd. 1894, p. 1029.

11 Mikhaïl Bakhtine, Esthétique et théorie du roman, traduit du russe par Daria Olivier, Paris, Gallimard, 1978, rééd. coll. « Tel », p. 450.

12 Mikhaïl Bakhtine, Esthétique et théorie du roman, p. 467.

13 Recherche, t. III, p. 762.

14 Essais, éd. citée, p. 1172.

15 Recherche, t. III, p. 802.

16 Personnage de l’usurier juif dans Le Marchand de Venise de Shakespeare.

17 Personnage du vieillard dans la comédie, en particulier Le Médecin malgré lui de Molière.

18 Voir David Mendelson, Le Verre et les objets de verre dans l’univers imaginaire de Marcel Proust, Paris, Corti, 1968.

19 Recherche, t. II, p. 623.

20 Henri Bergson, Essai sur les données immédiates de la conscience [1889], Paris, PUF, rééd. 1976, p. 99.

21 Correspondance, éd. citée, t. XIII, p. 24.

22 Gilles Deleuze, Proust et les signes, Paris, PUF, 1964, p. 172.

23 Julia Kristeva, Le Temps sensible. Proust et l’expérience littéraire, Paris, Gallimard, « NRF essais », 1994, p. 263.

Bibliographie

Corpus

PROUST Marcel, Le Temps retrouvé, éd. Pierre-Louis Rey et Brian G. Rogers, Paris, Gallimard, collection « Folio », 1990.

Autres textes et études

BAKHTINE Mikhaïl, Esthétique et théorie du roman, traduit du russe par Daria Olivier, Paris, Gallimard, 1978, rééd. coll. « Tel ».

BERGSON Henri, Essai sur les données immédiates de la conscience [1889], Paris, PUF, rééd. 1976.

DELEUZE Gilles, Proust et les signes, Paris, PUF, 1964.

Études sur “Le Temps retrouvéˮ, Revue d’études proustiennes, n° 17, 2023-1.

FRAISSE Luc, Proust et la stratégie militaire, Paris, Hermann, « Savoir lettres », 2018.

JANET Paul et SÉAILLES Gabriel, Histoire de la philosophie. Les problèmes et les écoles, Paris, Charles Delagrave, 1887, rééd. 1894.

KRISTEVA Julia, Le Temps sensible. Proust et l’expérience littéraire, Paris, Gallimard, « NRF essais », 1994.

MENDELSON David, Le Verre et les objets de verre dans l’univers imaginaire de Marcel Proust, Paris, Corti, 1968.

PROUST Marcel, À la recherche du temps perdu, édition réalisée sous la direction de Jean-Yves Tadié, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 4 vol., 1987-1989.

PROUST Marcel, Correspondance de Marcel Proust, établie, annotée et préfacée par Philip Kolb, Paris, Plon, 21 vol., 1970-1993.

PROUST Marcel, Essais, édition publiée sous la direction d’Antoine Compagnon avec la collaboration de Christophe Pradeau et Matthieu Vernet, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2022.

Pour citer cet article

Luc Fraisse, « Proust et le télescope », paru dans Loxias, 79., mis en ligne le 18 février 2023, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html/index.html?id=10134.

Auteurs

Luc Fraisse

Luc Fraisse est professeur de littérature française à l’université de Strasbourg. Ses travaux portent majoritairement sur l’œuvre de Marcel Proust, dont il a récemment édité un recueil de nouvelles inédites (Le Mystérieux Correspondant, Éditions de Fallois, 2019) ainsi que ses dissertations (De l’écolier à l’écrivain, Classiques Garnier, 2022). Aux Classiques Garnier, il réédite À la recherche du temps perdu et dirige la collection « Bibliothèque proustienne » ainsi que la Revue d’études proustiennes.