Alliage | n°64 - Mars 2009 Du végétal 

Raphaël Bessis et Francis Hallé  : 

L’Homme coloniaire et le devenir végétal de la société contemporaine

Un dialogue entre la botanique et l’anthropologie des réseaux
p. 27-48

Texte intégral

1— Raphaël Bessis : Ma problématique anthropologique consiste à dégager les nouvelles structures de socialité et d’imaginaire spécifiques de ces espaces dits virtuels. Ceux-ci ont leurs propres pratiques. Vous venez d’expliciter, par exemple, le fait que les internautes envoient des messages en toute spontanéité, et j’ajoute, sans que la cible soit véritablement déterminée, car l’objectif, c’est de toucher quelqu’un : la définition précise sociale, culturelle ou éthique, sexuelle, générationnelle… en fait, de cette personne contactée importe peu

2— Francis Hallé : Notez que cela va aussi dans le sens inverse, car le plus souvent on ne sait jamais qui a envoyé le message, lequel est rarement signé ou personnalisé.

3— R.B. : Et précisément, cette dé-personnalisation ou cette multi-personnalisation potentielle — car il y a énormément de jeux de masques — rouvre la question de l’humain comme in-dividu (être psychique unique insécable) : l’humain est-il encore indivis ?

4— F. H. : Mais alors, quel est le rapport avec mon livre : Éloge de la plante ?1

5— R. B. : Eh bien, il est multiple, il court sur des échelles d’analyses très différentes. Je vais essayer avec vous d’élaborer un peu plus explicitement ce parallèle entre les univers virtuels et celui des plantes.

6Le premier lien qui me saute aux yeux, c’est la problématique réticulaire commune aux deux systèmes de phénomènes. Il faut se rappeler qu’inter-net signifie en anglais inter-networks, soit réseau de réseaux. Or, j’ignorais à quel point les végétaux étaient traversés par des questions réticulaires, cela vous me l’avez enseigné.

7— F. H. : Vous voulez parler de la structure répétitive des formes végétales ?

8— R. B. : Oui, vous évoquez la structure réitérative des végétaux…

9— F. H. : … Où il y a peu de motifs, mais où on les voit se répéter, et cela fait un réseau.

10— R. B. : Mais lorsque j’évoque la question réticulaire, je souhaite également dire, que ce qui fait définition dans le réseau, c’est que les limites font problème. Le réseau est un objet qui, sur son bord, est fractal.

11— F. H. : Oui, vous pouvez toujours le diviser encore davantage : c’est ce que fait un arbre en poussant.

12— R. B. : Donc, en imaginant un instant que nous sommes sur cette bordure-là, celle d’un réseau, nous pouvons, alors, avoir une impression d’être ou d’expérimenter une mise en abyme, car l’on éprouve une très grande difficulté à offrir une définition propre, nette et stable de ce type de structure-là.

13— F. H. : Stable, sûrement pas. Cela ne peut pas ne pas continuer à s’agrandir. Et vous dites donc que cela correspondrait  à une image de l’internet ?

14— R. B. : Oui, mais un certain nombre de penseurs2 de l’internet l’avaient déjà pointé du doigt, sans pour autant systématiser la problématique, ce que je me propose de faire, entre autres.

15— F. H. : Vous avez donc comme finalité la réflexion sur le cyberespace ?

16— R. B. : C’est bien cela, avec tout de même cette idée que le cyberespace et l’internet ne sont que des symptômes majeurs d’une situation matricielle bien plus vaste.

17— F. H. : La mondialisation ?

18— R. B. : Exactement. Alors, j’aimerais cheminer avec vous le long de cette double voie, celle de la botanique contemporaine et celle d’une anthropologie des réseaux, débouchant l’une comme l’autre sur un questionnement philosophique plus large.

19Je vais donc commencer par rappeler ce que vous avez très clairement montré dès le début de votre ouvrage, à savoir qu’il y a eu (et continue d’y avoir) au sein des sciences du vivant un zoocentrisme qui a laminé les recherches pendant des années, ou du moins, qui a créé une inertie, du point de vue de l’avancement de ces recherches : ce zoocentrisme opérait une sorte de résistance épistémologique.

20— F. H. : Complètement. Et il est innocent, c’est ce qui en fait la force, car ce n’est pas du tout voulu.

21— R. B. : C’est donc à l’insu du chercheur lui-même que s’accomplit cette résistance épistémologique. Eh bien, de la même façon je dirais que spontanément, le chercheur en sciences sociales réapplique le schème, ou les schèmes, de la biologie zoocentriste sur l’individu comme sur la société. C’est-à-dire qu’il se représente la société comme corps organique, comme un corps vivant animal et non pas végétal.

22— F. H. : Beaucoup d’anthropologues font-ils cela ?

23— R. B. : Oui, les plus classiques3 ne manquent pas de céder à cette analogie, qui les fait réfléchir la société sur le modèle d’un immense organisme vivant.

24— F. H. : Mais cet organisme est censé être animal. Bizarrement, c’est que des sociétés d’animaux forment des super-organismes qui sont plutôt végétaux mais, bien sûr, les auteurs classiques n’ont pas pu s’en rendre compte puisqu’ils étaient partis sur les bases erronées.

25— R. B. : Si l’on part des hypothèses de Nobert Elias4 (historien sociologue) et de Gregory Bateson 5(anthropologue éthologue), qui, tous deux, évitent la division arbitraire et sans fondement de la société d’un côté et de l’individu de l’autre.

26— F. H. :  On peut penser une chose pareille ?

27— R. B. : Mais bien sûr (rire). La question que vous posez ici est celle de l’échelle. Quand on découpe le réel, on trouve à un certain niveau l’individu. Mais cela ne correspond en définitive qu’à un seul niveau de perspective du réel, à une échelle d’analyse du réel. En revanche, lorsque l’on étudie l’individu sur le plan social, on se rend compte qu’il n’existe pas seul, que sa pensée, son discours, son comportement social évoluent en rapport à d’autres, et à ce point-là de notre perception de l’humain, nous sommes tenus d’intégrer de nouveaux concepts afin de mieux rendre compte du complexe qu’est la personne humaine. De sorte qu’il me paraît bien plus adéquat de parler de configuration singulière plutôt que d’individu, configuration singulière qui ne prend forme qu’en rapport à d’autres configurations singulières, lesquelles ne se comprennent que dans un contexte très fortement dynamique. Ainsi, l’homme n’est plus pensé dans une position isolationniste, archipélique où les êtres seraient complètement distincts les uns des autres, atomisés (c’est pourtant là la pensée de l’individu). Au contraire, les humains nous apparaissent comme étant dans une reliance constante, très fluide, qui modifie en permanence leurs singulières configurations, et est à la base de la morphogenèse psychique de chaque subjectivité. C’est à ce niveau d’analyse que l’on commence à percevoir les turbulences dans lesquelles séjourne l’âme humaine : l’individu au sens strict n’existe nullement, tant la subjectivité humaine s’ancre dans de multiples expansions, établissant la pluralité de ces racines dans un champ beaucoup plus large : celui de la collectivité, laquelle, n’ayant pas davantage de forme parfaitement close, pleine et isolée, s’ouvrirait et s’ancrerait sur un collectif encore plus vaste. Si bien que d’une expansion à l’autre, nous nous retrouverions assez vite au niveau presque le plus général, celui de la société elle-même. C’est en ce sens que le schisme entre la société d’un côté et l’individu de l’autre est souvent une opinion sociologique non interrogée, qui en fait une problématique tout à fait passionnante. Peut-être pouvons nous l’exprimer en un chiasme : l’individu est un être social et la société est faite d’individus.

28— F. H. : Donc le concept d’individu serait un concept gigogne ? récurrent ?

29— R. B. : Tout-à-fait.

30— F. H. : Alors là, je retrouve une problématique végétale.

31— R. B. : Si, donc, nous faisons cet effort de penser l’individu ou la société — peu importe ici à quel niveau d’échelle on se situe — non plus au travers de schèmes issus de la biologie zoologique et zoocentriste, mais au travers d’une biologie des plantes et d’une botanique, à ce moment-là, nous avons des perspectives tout à fait innovantes, et, je pense, pertinentes. L’hypothèse que je souhaite développer ici consiste à dire que la psyché comme le socius humain sont structurés selon des problématiques végétales qu’une épistémologie zoocentriste, issue des sciences de la vie et réexploitée naïvement dans le champ des sciences humaines, ne pouvait percevoir, tout occupée qu’elle était à valider son paradigme centré sur la condition animale. Nous allons tenter d’ouvrir plus avant cette brèche, par des réflexions dont certaines auront une portée anthropologique, quand d’autres seront plus étroitement et précisément liées aux expériences contemporaines des univers informatiques en réseaux.

32C’est en faisant le pari d’une fécondité propre au dialogue interdisciplinaire engagé maintenant, que je pense approfondir à vos côtés mon hypothèse. Commençons donc par établir les critères distinctifs qui différencient l’univers végétal de celui de l’animal. Parmi eux, vous évoquez presque en premier lieu le fait que les plantes soient d’immenses surfaces alors que les animaux seraient plutôt des volumes. Pouvez-vous nous expliquer cette différence si essentielle ?

33— F. H. : C’est une question de captation d’énergie. L’animal utilise une bouche, et doit attraper sa proie, ou tout au moins, se la procurer, mais la proie ne viendra pas spontanément dans sa bouche, il est donc obligé d’être mobile. Si l’on veut être mobile, il faut avoir une petite surface pour des raisons évidentes liées au fardage, on ne peut être mobile avec une grande surface. Du coup, il me semble clair que l’animal est nécessairement plutôt un volume qu’une surface. Par contre, la plante a affaire à un mode de captation énergétique qui ne requiert en aucune façon de privilégier un endroit plutôt qu’un autre (le rayonnement solaire étant le même où que l’on soit sur Terre). Vous voyez là que le mouvement perd beaucoup de son intérêt. En revanche, le niveau de flux énergétique étant assez bas, il faut en contrepartie déployer des surfaces énormes, ce qui va encore dans le sens de rendre inutile, voire impossible, le mouvement. Pour moi, comme vous le disiez, il y a une foule de différences entre animaux et végétaux, mais je me doute depuis le début de ce travail qu’une différence est à mettre en tête de liste, dont toutes les autres ne seraient que des conséquences, c’est la captation énergétique. En somme, il y a deux manières de capter de l’énergie, et cela correspond aux plantes et aux animaux.

34— R. B. : Vous avez évoqué dans un autre entretien6 la question du fardage énorme des arbres qui déploient d’immenses panneaux solaires afin d’être alimentés en énergie. Pouvez-vous nous donner un ordre d’idée des surfaces déployées par un chêne, par exemple ?

35— F. H. : Le calcul de la surface d’une plante n’est pas commode, c’est à la louche ce que je vais dire là, car je ne l’ai pas mesuré, mais seulement évalué à l’aide d’un certain nombre d’indicateurs. Je propose qu’un arbre — non pas un grand arbre comme il y en a dans les forêts tropicales, mais disons comme il y a dans les rues de Paris — cela correspond aisément à cent voire deux cents hectares. Mais il s’agit de bien comprendre que pour la plupart ces surfaces sont souterraines.

36— R. B. : À quoi attribuez-vous l’importance des surfaces souterraines ?

37— F. H. : C’est parce qu’il y a pour les plantes un problème vital d’alimentation en eau, et lorsque l’eau est rare dans le sol, il faut compenser la rareté de la ressource par une augmentation des capteurs. De fait, dans les régions très humides les racines sont plus modestes. Par contre, si vous allez dans les régions très sèches, la plante devient presque entièrement souterraine.

38— R. B. : Le fait que les plantes soient de grandes surfaces, conditionne-t-il une morphologie particulière ?

39— F. H. : Non…pas a priori. On pourrait imaginer une planète où cette énorme surface, soit une seule et même surface, une sorte de tâche verte sur le sol, pourquoi pas. Donc non, cette énorme surface n’impose rien. Si l’on veut rendre compte du réel, il faut faire intervenir d’autres facteurs que la simple nécessité de capter l’énergie solaire. Cet autre facteur, c’est la compétition. Si j’imagine l’arbre sous forme de deux cents hectares plaqués au sol, son existence ne sera menacée que dans le cas où il n’est surplombé par aucun autre arbre. Si cela arrive, l’arbre surmonté meurt. Il y a donc une véritable tendance à la croissance vers le haut pour des raisons, là aussi, de captation énergétique. En revanche, pour l’animal, ce n’est pas le problème.

40— R. B. : Un de vos a priori consiste à dire que, quel que soit l’endroit où l’on peut se situer sur la terre, le rayonnement solaire reste le même, mais cela est vrai à ceci près que, comme vous venez de l’indiquer, dès lors que je suis sous une coupole végétale, comment puis-je accéder de nouveau, si je suis un petit arbre, à un rayonnement solaire suffisant ? Finalement, très vite, se pose la question de la compétition.

41— F. H. : Oui, bien sûr. Ce postulat de l’égalité de chaque plante face au rayonnement solaire n’est vrai qu’à l’origine des formes vivantes sur les terres émergées, lorsqu’il y avait de la place pour tout le monde, mais la compétition s’est imposée très, très vite ; tout comme la nécessité d’échapper aux animaux qui sont au sol, entraînant davantage les plantes à monter, de plus en plus, pour ne pas être l’objet d’une prédation trop forte.

42— R. B. : Je vais tenter à présent de construire des parallèles sur le plan philosophique et anthropologique à propos de cette difficile question de la surface. Depuis une perspective philosophique, la surface est devenue un objet contemporain à l’univers de la pensée du xxe siècle. Le réel se définit de plus en plus — par les philosophes eux-mêmes, je pense à Gilles Deleuze,7 à Michel Serres8 — comme étant un réel entièrement de surface. Ce réel fait des plis et ce que l’on pense comme profondeur n’est en fait qu’un pli, qu’il s’agit de déplier. La problématique de la surface est arrivée dans l’histoire de la philosophie, et dans l’histoire de la pensée de façon générale en référence à une critique de la métaphysique (réalisée massivement par Nietzsche). Cette critique portait principalement sur le geste intellectuel propre à la métaphysique consistant à diviser ou à scinder le réel en deux où apparaissait, derrière le monde phénoménal et mortel, un arrière-monde nouménal ou un au-delà éternel. À l’ère post-métaphysique, la profondeur du réel a disparu au profit de la surface et il n’y aurait, alors, plus que des effets de profondeur liés à des différences de perspective ou aux plis que fait le réel.

43En gardant en mémoire ce que je viens d’exposer sur le plan philosophique, je souhaite, à présent, aborder cette question de la surface dans une perspective plus anthropologique. Vous nous rappelez que l’énergie entre par la surface externe des plantes et j’aimerais ici transposer votre proposition sur le plan d’une analyse sociologique de l’homo cyber. L’hypothèse de travail que je soutiens consiste à dire que l’homo cyber est une immense surface de contact avec l’information ; or, comme vous nous l’avez très justement indiqué précédemment, la rareté de la ressource implique une augmentation des capteurs : c’est là précisément ce que fait l’homo cyber. En effet, étant donné que l’information qui le nourrit est diluée à un taux extrême, il est alors condamné à multiplier ces capteurs au point de devenir, lui-même, uneimmense surface de captation. Continuons donc dans la transposition de vos concepts : la question qui se pose n’est plus celle de la stratégie de captation de l’énergie (comme c’est le cas pour les plantes), mais d’une stratégie de captation du sens, d’un sens à l’existence (où serait élucidée une définition du soi, et de la relation à l’autre, aux autres).

44À l’ère de la métaphysique, cette stratégie de captation du sens consistait en un repli de soi sur soi, déployant l’expérience d’une méditation intérieure : le sens provenait alors d’une intériorité. Or, aujourd’hui, notre hypothèse nous amène à penser que l’homo cyber ne favorise pas l’expérience de cette intériorité forte dans une solitude de son ipséité (ainsi que Descartes et surtout Leibniz pouvaient nous le préconiser), au point qu’il pourrait être — ou du moins apparaître comme — l’homme sans intérieur(ité). Ce qui est vrai du réel, est vrai de l’homme. Nous avions dit avec les nietzschéens que le réel n’est plus que surface et a perdu cette dimension intérieure, cette dimension profonde, cet arrière-monde aussi. De la même façon, l’homme, lui-même, a perdu sinon cette intériorité du moins cette quête ou cette recherche d’intériorité en vue de la constitution d’un sens. Ce que je tenais à pointer, c’est que la stratégie de captation du sens a évolué aujourd’hui dans cette direction, celle d’une problématique végétale. L’homo cyber serait dans une expansion de ces capteurs afin de compenser la rareté de la ressource sur le plan du sens. C’est ainsi que je perçois l’homo cyber comme être de surface. Il me semble, par ailleurs, que cette mutation qui s’opère à propos de la stratégie de la captation du sens, reste malheureusement inaperçue de nos contemporains ; sans doute sont-ils pris dans les résistances épistémologiques d’un zoocentrisme qui les porte à survaloriser les identités volumiques individuelles au détriment des singularités de la surface réticulaire. 

45Afin d’avancer, j’aurais souhaité préciser, avec vous un point important au sujet de la distinction entre règne animal et règne végétal que met en évidence votre travail : la frontière entre animaux et végétaux n’est pas si nette que cela, et ici l’existence des coraux a une valeur de preuve.

46— F. H. : Oui. Mais plutôt qu’offrir l’exemple des coraux, je pensais à la question de la dimension. Si vous regardez des êtres vivants de plus en plus petits, la distinction plante/animal disparaît ; à une certaine échelle, elle n’a plus de sens. Mais effectivement les coraux sont un bon exemple. Ils ont été pris pour des plantes pendant très longtemps et le pauvre collègue9 qui a osé dire devant l’Académie des sciences qu’il s’agissait d’animaux a été écrasé sous un tonnerre de ricanements, et a abandonné la recherche scientifique. Cette histoire, très triste, a eu lieu avant la Révolution, et il a fallu attendre l’époque de Darwin pour admettre qu’il avait raison.

47— R. B. : Donc, les coraux sont des animaux ?

48— F. H. : Indiscutablement, et sans la moindre parcelle végétale. Mais le plan du fonctionnement est est troublant car ils sont structurés par une problématique végétale, au niveau de la croissance, de leur morphologie, comme sur une foule d’autres plans. C’est d’abord par leur croissance qu’ils s’apparentent à des végétaux. En effet, un corail ne cesse jamais de croître. Il peut s’arrêter ponctuellement parce qu’il fait froid ou parce qu’il n’y a pas de lumière, mais un massif corallien est quelque chose qui se développe de façon indéfinie, comme un arbre : on ne peut pas l’empêcher de pousser, sans quoi il meurt. Maintenant, si l’on va plus en détail dans l’analyse des formes, on s’aperçoit que les formes des arbres et celles des coraux sont les mêmes. À un certain moment, on repère des empilements, liés à la structure réitérative, que l’on observe aussi bien chez les plantes que chez les coraux, qui tous deux appartiennent à la grande famille des formes vivantes fixées. La distinction, ici, opératoire, est donc entre le libre et le fixé,et non pas entre l’animal et le végétal. Il faut également se rappeler que les coraux sont en symbiose avec des cellules vertes, algues ancrées dans l’organisme corallien qui recherchent la lumière. Vous voyez ainsi que l’ensemble de ces phénomènes propres aux coraux sont portés par une problématique végétale alors que ce sont d’authentiques animaux.

49— R. B. : L’idée qu’il existe des animaux qui ont une problématique végétale m’amène à faire l’hypothèse que les êtres humains  — sur le plan social et psychique — sont de même construits en rapport avec des logiques propres à l’univers végétal. Pensez-vous cette hypothèse soutenable ?

50— F. H. : Cela ne me choque pas. Mais la fécondité de cette hypothèse ne pourra être aperçue tant que l’on partira d’un paradigme animal…

51— R. B. : Continuons donc dans l’exploration d’un parallèle possible entre les sociétés humaines contemporaines et les caractéristiques fondamentales du végétal qui lui offrent une définition. Vous relevez dans votre travail l’idée que les plantes sont non seulement plastiques sur le plan du génome (c’est-à-dire de l’identité) mais que l’on parle même d’une « fluidité »10 de leur génomequi s’opposerait à la non-plasticité du génome de l’animal. Pouvez-vous nous éclairer à ce propos ?

52— F. H. : Si les conditions lui déplaisent, l’animal a comme solution de se déplacer jusqu’à ce qu’il retrouve des conditions satisfaisantes. Selon cette perspective, il n’a pas besoin de se changer beaucoup lui-même. La plasticité animale dans sa forme extérieure est faible, et il en va de même concernant son génome, il n’a aucune raison de se changer lui-même intérieurement, un seul génome lui convient. Par contre, la plante, étant fixe, doit subir là où elle est les vicissitudes de son environnement, elle ne peut pas se sauver, et si elle est pas incapable de plasticité, elle meurt. On peut comprendre alors que des systèmes extraordinairement plastiques, voire labiles ou fluides, se mettent en place, et cela est vrai aussi bien pour la forme externe que pour les comportements ou le génome. La plante doit être capable, dans une certaine mesure, de se changer elle-même, faute de quoi, elle disparaît, car elle n’est plus adaptée à un nouvel environnement.

53— R. B. : C’est lors de séjours sur des terrains en primatologie que je me suis rendu compte de l’importance de la question de la fuite, de la pulsion de fuite intrinsèquement nouée au cœur de l’animal. En réexploitant cette question sur le plan philosophique et éthique j’ai pris conscience de la justesse de cette problématique : il y a énormément d’humains qui se comportent en fuyant ; et il y a de la matière à exploiter cette piste-là. En suivant vos propres hypothèses sur cette question, qui montrent à quel point l’animal résout les difficultés que lui réserve le réel par un usage positif de l’espace (par l’échappement ou la fuite), j’arrive à cette idée que la pulsion de fuite est profondément inscrite dans la nature animale de l’homme. La question suivante qui se fait jour est de nature psychique : qu’advient-il lorsque de toute part l’homme se sent prisonnier, lorsque la possibilité même de fuir n’existe plus ? Qu’est-ce qui apparaît sur le plan psychique comme solution pour résoudre la tension énorme qui l’assaille ? Or, je pense que cette solution, vous nous l’avez donnée, c’est la solution du végétal : puisque je ne peux pas fuir, je vais devenir quelqu’un d’autre, je suis alors condamné à la transformation, à la mutation.

54Mon hypothèse de travail consiste à penser qu’aujourd’hui, le sentiment d’être emprisonné est gigantesque pour des raisons complexes, mais principalement liées au processus très ancien de la mondialisation, dont l’un des effets consiste à dissoudre toute rencontre possible avec une altérité radicale sur le plan anthropologique, dissoudre la possibilité même d’un inconnu anthropologique. Si j’ai fait de l’anthropologie, c’est pour le voyage. Si j’ai fait des voyages, c’est précisément parce que j’avais l’impression d’avoir à faire à un monde clos et que je n’avais plus de possibilité de rencontrer un extérieur, une extériorité. J’ai voulu et désiré cette initiation-là qu’est le voyage. J’ai voulu et désiré cette rencontre avec l’altérité que n’offre plus, ou de moins en moins, le monde occidental contemporain.

55C’est ce que Marc Augé appelle « la mort de l’exotisme ».11 Cette clôture du monde se sent et se ressent très nettement sur l’échelle géopolitique, peut-être plus particulièrement ces jours-ci, au travers des attentats du 11 septembre. Pour inverser en quelque sorte le célèbre ouvrage de Koyré Du monde clos à l’univers infini, qui caractérisait la révolution cosmologique et philosophique propre à la Renaissance, aujourd’hui, nous assistons au mouvement contraire, qui va de l’univers infini au monde clos. Le paradoxe veut que ce soit avec les grands explorateurs (Colomb, Magellan), qui nous ont ouvert à cette altérité extrême qu’étaient les Indiens d’Amérique d’alors, que s’est progressivement et implacablement accomplie la clôture définitive de la planète sur elle-même, refermant l’horizon infini qu’ils avaient entrouvert pendant quelques décennies. Aujourd’hui, notre sentiment d’emprisonnement et de clôture est à son comble, et de toute évidence, cela résonne au sein de ce qui constitue un fondement à l’activité animale humaine : l’humain ne peut plus exercer sa pulsion de fuite.

56Lorsque les points de fuite n’apparaissent plus dans un paysage transformé désormais en cage, l’humain traduit son expérience spatiale de fuite en une expérience temporelle, réalisant une transformation de soi dans le temps. C’est ici qu’il emprunte à la solution végétale, dans la mesure où la dimension temporelle supplante la dimension spatiale, dans la mesure où la situation d’impasse contemporaine l’oblige à résoudre l’évolution du réel par un changement de soi dans le temps plutôt que par une fuite dans l’espace (désormais inenvisageable).

57À ce propos, les différentes idéologies et formes d’imaginaire actuelles se structurent toutes plus ou moins autour de l’image de la métamorphose, laquelle peut se comprendre comme une réponse (de type végétal) à la clôture qu’expérimente l’esprit contemporain. Se métamorphoser ou mourir c’était déjà la problématique des plantes face à l’évolution du réel ; c’est également devenu la nôtre, face à l’accélération propre de nos mondes contemporains. L’humain est alors condamné à la métamorphose connaissant dans une même vie plusieurs métiers professionnels, plusieurs structures affectives (mariage, divorce, remariage…), plusieurs engagements (publics puis privés, ou l’inverse) politiques et/ou religieux (conversion tardive, écart inventif dans sa pratique en rapport à son engagement d’origine…). Le jeu avec l’espace n’étant plus possible, c’est un jeu avec le temps qui se met à prendre une place considérable dans les perspectives de vie des humains contemporains.12 Nous reviendrons sans doute sur l’importance de la question du temps et de sa primauté sur celle de l’espace.

58J’aimerais poursuivre avec vous ce récapitulatif des grandes distinctions que l’on peut opérer entre la plante et l’animal et m’arrêter sur la question de l’individu et de la coloniarité. À cet égard, je me suis rendu compte que vous aviez placé parmi les nombreuses images qui illustrent votre Éloge de la plante un dessin13 représentant le motif d’une tapisserie mettant en scène neuf individualités (esprits ou humains), toutes reliées les unes aux autres et produisant un spectaculaire : « homme coloniaire » titre offert à cette tapisserie des Ibans de Bornéo

59Opposé à ce concept de coloniarité humaine, ou encore d’une « dividualité » humaine (d’un humain structuré par une divisibilité potentielle ou actuelle), vous nous rappelez dans un autre ouvrage, Un monde sans hiver en citant Catherine Clément (Le goût du miel),qu’à l’inverse de l’Inde ou des civilisations dites traditionnelles, « l’Europe s’est construite sur l’édification progressive et savante de l’idée d’individu ».14 Et c’est peut-être en cela que l’idée d’une coloniarité humaine (ou encore d’une dividualité humaine) représente un point aveugle pour nous, Occidentaux, alors qu’elle est une évidence pour la plupart des autres peuples.15 Mon pari sera de jouer la représentation de l’homme qu’ont les Ibans de Bornéo contre celle que se font les Occidentaux, et ceci dans le but de rendre possible l’élaboration d’une anthropologie de la coloniarité humaine, bien que je me doute qu’elle n’a pour l’instant que la force d’une théorie-fiction. Pour reprendre les critères distinctifs entre la plante et l’animal, vous nous dites : « La plante ne se plie pas au concept d’individualité ». Pouvez-vous nous éclairer sur ce point ?

60— F. H. : Un individu, c’est un être vivant que je ne peux couper en deux moitiés égales sans qu’il ne meure. Avec cette définition-là, l’être humain et n’importe quel animal libre sont effectivement des individus. Mais la plante, si je la coupe en deux parties égales, cela fait deux plantes. Chaque cellule de la plante est capable de refaire la plante, donc il ne s’agit pas d’une structure individuelle, puisque cette structure est divisible. Individu signifie avant tout : indivisible. Si vous ajoutez à cela que l’on a plusieurs génomes dans une même plante, eh bien cela confirme l’hypothèse ici suivie, à savoir que la plante n’est pas un individu, puisque l’individu est une structure qui ne possède qu’un génome.

61— R. B. : Il y aurait donc, d’une part, l’idée d’une identité multiple propre au règne végétal, et d’autre part, je me demandais si la « dividualité » — à l’opposé de l’individualité, qui reçoit une définition nette — n’est pas la cause principale du flou qui peut exister entre le soi et le non-soi chez les plantes, comme on le sait.16 En fait, à rigoureusement parler, j’estime que ce n’est pas la frontière entre le soi et le non-soi qui est problématique dans l’ordre végétal, je pense plus simplement et radicalement que la plante elle-même est frontière, une frontière immense en quelque sorte, un espace frontalier à soi seul — avec tout ce que cela implique ou inclut comme phénomènes liés à la production d’une frontière : espace de réitération, processus de fractalisation, développement d’un univers réticulé, etc.

62— F. H. : Dans cette histoire d’individu, il y a tout de même quelque chose qui me frappe et qui doit sans doute faire partie de la définition de l’individualité, quand bien même je ne la trouve dans aucun dictionnaire. En effet, dans la plante, chaque organe est capable de redonner la plante dans son intégralité. Il y a ici une sorte d’équivalence entre la partie et le tout, et cela va jusqu’au niveau de la cellule qui elle aussi, peut redonner la plante dans son ensemble. Le concept de totipotence est ici fondamental : il décrit parfaitement l’une des caractéristiques majeures de l’univers des plantes selon laquelle une partie a la potentialité de redonner l’ensemble. Je vois là quelque chose d’antinomique avec le concept d’individu. Chez l’animal, rien de tel. On ne peut pas faire un animal à partir d’une cellule de cet animal, ni même à partir d’un membre de cet animal. Ceci situe bien la racine du terme d’individu, qui nous ramène à l’idée d’un être indivis, indivisible. 

63— R. B. : Toujours en vue d’établir les différences entre le règne végétal et son autre biologique, vous nous expliquez que les animaux sont incapables de « répéter leur séquence de morphogenèse »17 Je souhaite m’arrêter un instant sur ce concept, qui me paraît particulièrement propre à décrire la structuration du psychisme humain. En effet, ne peut-on dire que l’esprit humain fonctionne sur le schéma d’une répétition d’un trauma — ou évènement psychique — originaire, lequel processus serait à la genèse de la forme/formation de l’esprit ? Dans cette perspective, l’esprit serait arborescent et réitératif d’un schéma de base, avec une variation, une mutation possible, probable, de ce motif récurrent, de ce qui a fait événement psychique de façon originaire. Cette interprétation marque, une fois de plus, un pont de liaison entre les problématiques végétales et la psyché.

64— F. H. : Je vous suis parfaitement bien. Personnellement, je vois bien que j’ai une forme de raisonnement récurrente, mais je ne suis pas sûr qu’il y ait un événement à la base de ma manière de concevoir la réalité. Que l’esprit soit du domaine réitératif, je n’y vois pas d’objection, mais je ne pense pas que cela implique un événement originaire. Ce qui est étrange et fascinant tout de même, c’est que les neurones suivent bien un processus de réitération.

65— R. B. : C’est pourquoi votre concept d’une répétition d’une séquence de morphogenèse me paraît coller parfaitement à la façon dont se structure…

66— F. H. : …le fonctionnement de l’esprit humain. Oui. Mais pas son corps…

67— R. B. : C’est la raison pour laquelle je tente une suspension de l’analogie trompeuse entre le corps-zoo — objet-roi de la biologie depuis 2 500 ans — et l’esprit humain (collectif ou individuel, socius ou psyché). Mais cette analogie est si puissamment ancrée dans notre appareillage conceptuel qu’elle n’est pas visible, et nombre de psychologues, sociologues, philosophes — qui réfléchissent sur l’humain — réexploitent spontanément le modèle zoocentriste dans les champs des sciences humaines et sociales, sans repérer le moins du monde son inadéquation.

68— F. H. : Vous pourriez m’expliquer comment ces chercheurs envisagent la réalité humaine (depuis un modèle zoocentriste) ?

69— R. B. : Je les imagine penser les relations selon le schéma de l’individualité. Prenons, si vous le voulez, l’exemple de la cellule mutante, symptôme d’une pathologie grave dans une logique de l’individualité, là où elle est le signe d’une normalité depuis une logique végétale dividuelle et coloniaire. En effet, alors que chez l’animal, la cellule mutante est éliminée par son système immunologique, en revanche, chez la plante, elle est conservée pour être réexploitée au cas où le milieu évoluerait : elle est comme une invention précieuse dont il faudrait garder la mémoire.

70En transférant ces données sur le plan d’une sociologie du travail contemporain, qu’obtient-on ? Un comportement mutant dans une situation sociale sera conservé (et non plus rejeté), dans l’attente de son usage possible à la suite d’une reconfiguration de la situation socioprofessionnelle (qui, comme on le sait, va être de plus en plus fluide, touchée par l’accélération du temps). À mon sens, l’on peut étendre cette transposition des données de la cellule mutante dans un corps végétal à l’expérience des joueurs-internautes qui se regroupent par milliers, formant des réseaux de réseaux de jeux de rôles. J’arrive alors à l’hypothèse suivante : ces jeux de rôles sont des zones d’apprentissage de rôles mutants, en d’autres termes, ils forment l’équivalent d’une banque de données de rôles sociaux que l’on apprend, et que l’on stocke, en vue d’une mutation exigée par l’évolution de la société. C’est ainsi que, par exemple, en ajout au rôle d’infirmière qu’une personne a pu incarner ces quelques dernières années, elle pourra s’investir dans un futur rôle potentiel d’assistante de communication, par le simple truchement du jeu. Au lieu donc de se vouloir dans une stabilité identitaire et unitaire, au contraire, ce qui est recherché s’apparente à une « dividualité fluide » (Mc Kim Mariott), où l’on cultiverait au sein même de notre psychisme différentes formes de personnalité.

71— F. H. : Mais cette sorte de polyvalence que nous sommes tous obligés d’avoir plus ou moins est-elle antérieure à l’internet ?

72— R. B. : Oui, c’est pourquoi, au début de notre entretien, j’ai posé l’internet comme n’étant qu’un symptôme, signe de structures beaucoup plus profondes et dont les manifestations se généralisent bien au-delà des univers dits virtuels. Mais vous voyez à présent comment le paradigme végétal permet d’expliciter plus adéquatement l’évolution de nos sociétés.

73— F. H. : Oui, en effet. Les comportements sociaux mutants sont stockés pour le cas où, alors que du temps de mes grands-parents, ils étaient plutôt mal vus et réprimés.

74— R. B. : Il faut rappeler pour les lecteurs, que chez l’animal cette attitude végétale qui consiste à conserver la cellule mutante est impossible.

75— F. H. : Pour être plus précis, si elle est conservée, hélas, cela donne un cancer : ce n’est vraiment pas compatible.

76— R. B. : Cette question du cancer est fort intéressante, car bien des sociologues contemporains, je pense particulièrement à Jean Baudrillard,18 réfléchissent les phénomènes propres à l’évolution actuelle de nos sociétés comme des phénomènes de type cancéreux. Mais s’ils se saisissent de cette métaphore, c’est encore parce qu’ils continuent à penser depuis un paradigme zoologique. Afin de poursuivre, j’aimerais approfondir cette idée que vous développez dans votre ouvrage et qui marque une différence essentielle d’avec l’animal : la plante n’a pas de système immunitaire. Ma question est la suivante : comment un organisme peut-il fonctionner sans système immunitaire ?

77— F. H. : En fait, il y a une certaine immunité chez les plantes, mais très amoindrie, très tamponnée. Par exemple, il est possible de greffer une espèce sur une autre, et lorsque c’est bien fait, cela tient. Ce n’est pas rejeté : il n’y a donc pas d’immunologie dans ce cas-là. Mais cela dit, on ne peut se permettre de greffer des organes de provenance trop hétérogène. Il y a une certaine immunité, mais qui n’a rien à voir sur le plan du mécanisme avec notre système immunitaire, où l’on voit ces cellules tueuses qui se précipitent sur l’intrus, le dévorent, et le gardent en mémoire dans le cas où il reviendrait.

78— R. B. : Donc, le rapport à l’altérité est tout à fait différent. Alors, qu’est-ce que l’altérité pour une plante ?

79— F. H. : Il faut aller très loin pour la rencontrer. Par exemple, si j’essaie de greffer un lilas sur une carotte, là, c’est l’altérité ; cela ne marchera pas. Mais en revanche, je peux greffer un lilas sur un frêne, les deux appartenant à la même famille. De façon analogique, pour vous donner un ordre d’idées, c’est comme si nous étions compatibles avec n’importe quels primates. C’est tout à fait impensable. La plante englobe bien plus que ne pourra jamais le faire n’importe quel animal.

80— R. B. : Cela donne comme représentation de la plante un être structurellement greffable, un être dont l’existence consisterait à étendre l’espace possible des greffes infinies. Dès lors, j’envisage l’existence végétale comme un univers positif frontalier de l’échange constant sur le plan des identités, une sorte de laboratoire identitaire propre à l’espace frontalier.

81Peut-être qu’ici la mondialisation vaut comme un phénomène végétal : de plus en plus, la greffe prend aujourd’hui entre des identités culturelles pourtant différentes. Ce qui était déjà le cas dans certains lieux-laboratoires, comme le Brésil ou les Antilles se voit mondialisé. Mais la métaphore de la frontière rend également compte d’autres phénomènes intrinsèquement liés au végétal. Vous avez mis en évidence que le règne végétal permet des coexistences possibles d’unités vivantes et mortes, matérialisant ainsi des êtres qui sont morts par un côté et vivants de l’autre, sorte de morts-vivants que seule une logique du tiers inclus peut intellectuellement admettre.

82— F. H. : J’invite chacun à passer devant les platanes de l’avenue (nous sommes à Paris) et à constater qu’ils sont à la fois : 1, vivants, 2, bien que contenant des branches mortes. On voit ainsi, très simplement, qu’il y a une coexistence dans le même arbre du mort et du vivant, ce que l’on n’imagine pas au sein de l’animal.

83— R. B. : En faisant l’hypothèse que le psychisme humain possède des propriétés de type végétal, il nous est alors possible de comprendre et d’accepter plus profondément l’idée que l’esprit humain ne se soutient que d’un dialogue constant avec ce qu’il appelle les morts. Et je pense qu’il s’agit là d’une constante qui s’applique aussi bien aux cultures dites traditionnelles (polythéiste, spiritualiste ou néo-monothéiste) qu’à notre société de consommation athée. Le rapport humain entretient et cultive donc cette relation aux morts, au point que dans chacune de mes paroles ou de mes gestes, à mon insu, le plus souvent, le sens énoncé fait référence à du sens préalablement construit par d’autres humains, d’autres esprits, lesquels sont absents et peut-être définitivement absents, c’est-à-dire qu’on les dira morts. L’hypothèse se reformule aisément dans les termes d’une structuration végétale, puisque l’esprit humain (individuel ou collectif) s’appréhende, à la façon d’un arbre comme l’alliance d’unités vivantes et mortes, d’un point de vue psychique et social. Si donc, d’un point de vue biologique, cette coexistence du mort et du vivant, est inconcevable pour nous, humains, en revanche, psychiquement, cela correspond à une disposition profonde, comme cela participe, sur le plan civilisationnel, à la fabrique des sociétés. En effet, que représentent donc une institution, une stèle ou même un nom de rue, sinon la volonté de marquer dans l’architecture symbolique de la société même la présence des morts, au sein ou à côté de quelque chose qui peut être extraordinairement vivant, je pense ici aux marchés ouverts parisiens où n’en finissent pas de s’échanger les flux. Peut-être pouvons-nous passer de la question des morts à la question de la mort, et poursuivre nos parallèles entre l’univers végétal et nos mondes contemporains humains. Vous nous rappelez que si les végétaux sont d’immenses colonies, les colonies sont aussi  « potentiellement immortelles ».19 Comment entendre l’immortalité dont vous parlez ?

84— F. H. : L’idée, en évoquant que les colonies sont virtuellement immortelles, signifie qu’il n’y a pas de sénescence. Il existe, bien sûr, au niveau de l’individu constitutif, une sénescence — par exemple l’abeille a une durée de vie assez courte —, mais celle-ci n’apparaît plus au niveau de la colonie elle-même. Si aucun événement extérieur massivement pathogène ne vient détruire la colonie, elle continuera à vivre indéfiniment, aucune raison biologique interne ne la fait acheminer vers la mort. Il en va ainsi de l’arbre, s’il se met à faire trop froid, il meurt, mais cela ne correspond pas à une sénescence interne. Tant que les conditions resteront bonnes, la vie va durer ; c’est en ce sens que j’emploie l’expression d’une potentielle ou virtuelle immortalité.

85— R. B. : Sur le plan de l’internet — entendu que l’internet n’est que le symptôme d’un phénomène plus large auquel on peut donner le nom de ville…

86— F. H. : …oui, la ville est un bon exemple de structure coloniaire immortelle.

87— R. B. : C’est ce que je pense également. L’internetest ce que l’on pourrait appeler une hyper-ville. Permettez moi de relier cette immortalité à la phrase que vous citez de Francis Ponge : « Les plantes n’ont pas d’organes vitaux. »20 Or, historiquement, l’internet a été développé en milieu universitaire (dans le cadre d’un projet du ministère de la Défense américain) pour garantir la communication entre les différents points d’un réseau en cas d’attaque nucléaire. Ne possédant pas de centre, cette structure réticulaire avait la propriété d’être indestructible en un point précis à la façon d’une plante, elle ne possédait aucun point vital.

88L’internet, par son processus de décentralisation ou de multicentralité, d’indéfinition sur ses bords, de croissance infinie par la production de réitérat (au travers des multiples opérations du clonage, du copier/coller, qui structurent le cyberespace comme le multimédia), par sa finalité historique de réseau indestructible, et donc virtuellement immortel, possède un nombre impressionnant de caractéristiques propres à la coloniarité. C’est en quoi faire une anthropologie de l’internet revient à faire une anthropologie de la coloniarité humaine. Nous avions dit qu’internet valait comme le symptôme de phénomènes beaucoup plus larges et profonds dans le temps, et de ce point de vue, il n’est pas rare, dans les discours qui le manipulent, de voir émerger l’idée que l’internet serait l’acmé du capitalisme ; processus aussi ancien au moins que le modernisme d’un Descartes, et peut-être même conjoint à la naissance des villes aux xiie/xiiie siècles. Notre question, alors, fut énoncée par un ami : « Le capitalisme a-t-il une sénescence ? » Et cette question corollaire : dans le cas où il ne serait pas porteur par soi-même de sa propre mortalité, comment pourrait-on le tuer ?  C’est en écoutant l’un de vos entretiens21 menés à France-Culture que j’ai reçu un élément de réponse. Vous vous posiez, alors, la question suivante : « Comment fait-on mourir un arbre ? » Et votre réponse étonnante mais simple : « On le cercle de fer. »

89— F. H. : On l’empêche de grandir. 

90— R. B.: En transposant cette idée à la question du capitalisme contemporain ou turbo-capitalisme, s’il était possible de « cercler de fer », d’enfermer cette structure en évolution et en expansion, alors elle se mettrait probablement à imploser, à s’effondrer sur elle-même, car son maintien provient de son évolution et de sa croissance.

91— F. H. : Cela ne peut vivre que si cela grandit.

92— R. B. : Ou, pour reprendre encore l’un des concepts propres à l’univers des végétaux, elle ne se soutient que de son embryogenèse indéfinie, sans fin. Cela fait écho à l’analyse qu’avait établie Lévi-Strauss dans un célèbre entretien avec Georges Charbonnier concernant les sociétés modernes ou industrielles. Nos sociétés dites chaudes sont fondées sur le mouvement, la transformation, et utilisent à cet effet la différence tensionnelle inscrite au cœur des partitions sociales, dans une expansion sans fin de sa production.22 C’est cette activité de croissance sans fin dérivant d’une compétition interne au corps (social)23 qui nous fait voir nos sociétés non plus seulement comme des machines thermodynamiques, à la façon de Lévi-Strauss, mais davantage comme des organismes de types végétaux, au point que je pensais titrer notre entretien : le devenir végétal de la société occidentale contemporaine. C’est en toute conséquence que ce titre possible avait été pensé, car la question du devenir est également centrale à la condition d’existence des végétaux comme celle du capitalisme mondialisé. Sur le plan strictement idéologique ou épistémique, les plus grandes philosophies du xxe siècle ne sont  pas des idéalismes de l’être ou de la stabilité, mais des philosophies du devenir. La période de cette fin de siècle et qui s’achemine sur un nouveau millénaire va nous ouvrir de plus en plus sur des systèmes de représentation qui sont et seront transis d’images propres à la métamorphose comme à la transmutation. De même, sur le plan de l’imaginaire publicitaire, les idéologies qui nous portent, valorisent énormément le changement. Tout cela fait système ou cohérence.

93J’aimerais à présent aborder avec vous la question du temps et de la façon dont l’appréhendent les plantes. Vous dites « les plantes sont des stratèges  (…) elles pensent le temps », ou encore « elles pensent avec le temps ».24 J’aimerais que vous évoquiez pour nous cette stratégie végétale qui caractérise différentiellement les végétaux des animaux. 

94— F. H. : Je pense que ces deux règnes se déploient dans des domaines différents. L’animal gère très bien l’utilisation de l’espace. Il est constamment en train de bouger. Le réflexe de fuite ou la pulsion de fuite dont vous parliez en témoigne. Les pulsions qui l’amènent à se nourrir ou à se reproduire correspondent toujours à des questions de gestion de l’espace. Leur adversaire, en l’occurrence la plante, n’a aucune gestion de l’espace, puisqu’elle est fixe. Mais en revanche, elle a une croissance indéfinie, une longévité indéfinie, et est virtuellement immortelle ; ce qu’elle gère donc, c’est le temps. L’animal va très vite se voir manipulé devant la puissance stratégique de la plante, et cela, parce qu’il n’a pas la patience, il faut qu’il bouge. Dans ce combat, la plante peut attendre le siècle d’après, ça ne la gêne pas, et finalement, elle aura le dessus. Ce qui est paradoxal à admettre et peut-être un peu blessant, c’est que l’animal qui a un cerveau se fait, au final, complètement rouler dans la farine par la plante, qui n’a pas de cerveau, mais qui gère le temps. C’est ainsi que je la vois. Prenons l’exemple de la pollinisation, de la dispersion des graines, l’animal les réalise sans même le savoir, ce n’est pas pour cela qu’il vient, il n’est même pas mis au courant, et joue un rôle essentiel pour la planteà son insu. En somme, il est une sorte de larbin.

95— R. B. : Mon hypothèse de réflexion en rapport à la mondialisation me porte à croire que les sociétés contemporaines s’acheminent vers une gestion du temps à la façon des plantes. Mais avant d’exposer ce parallèle, je souhaite réaffirmer, comme point de départ à mon élaboration, le fait que nous sommes de plus en plus dans une clôture du monde. Dérivant de ce phénomène de clôture, il existe de multiples effets assez difficiles à appréhender, mais dont l’un peut être pensé sous forme d’un écho-système (ou système d’écho-monde). En fait, cette clôture du monde produit une échoïsation des phénomènes. Sur le plan cybernétique, l’échoïsation produit l’équivalent d’un enchaînement de dominos, c’est-à-dire qu’un seul phénomène aura une implication en cascade et multiple. Ceci est vrai, parce que nous nous situons dans un système fermé, clôturé ; et c’est pourquoi les logiques cybernétiques opèrent avec une force inouïe. Au regard de cette situation, les modes d’action et particulièrement de l’action politique sont remis complètement en question ; c’est-à-dire que l’on ne peut plus être dans un combat frontal avec quelqu’un sans qu’une boucle de rétro-action se mette en place, et fait que l’on détruit une partie de soi dans ce combat. Nous ne sommes plus dans des structures d’opposition — c’est l’après chute du mur de Berlin — où l’on peut se vivre indivis, face à une extériorité posée devant soi.

96— F. H. : Faites vite comprendre cela aux Américains, c’est urgent.

97— R. B. : Certes, mais je doute qu’ils arrivent à me comprendre en ce moment tant ils sont dans l’affect et l’émotion, qui prennent la forme d’un héroïsme, c’est-à-dire de l’affrontement à ou contre. Comme le rappelle le philosophe sinologue François Jullien, cette figure de l’héroïsme est très ancienne au sein de notre civilisation, puisqu’elle prend naissance dans l’épopée grecque et même indo-européenne. À côté de cette pensée grecque antique de l’action, qui appelle invariablement des structures oppositionnelles, et se voit jusqu’à aujourd’hui employée et réexploitée comme un modèle, François Jullien nous éveille à l’idée que, selon la pensée chinoise, il s’agit d’être, non pas dans l’action, mais dans la stratégie. Depuis cette perspective, la stratégie consiste à comprendre comment évolue le réel, et en s’appuyant sur son évolution même, à faire advenir une possibilité que contenait le réel, que l’on souhaitait secrètement actualiser. S’appuyer sur le réel et son évolution, cela suppose un travail d’éveil aux « perceptions infinitésimales »,25 pour reprendre un concept de Leibniz qui s’attache aux bruissements enchevêtrés des vagues sur la plage. Pour filer la métaphore de la vague, je dirais qu’il ne s’agit pas de faire front ou de faire face à un tsunami, ce mur gigantesque de trente mètres de hauteur, qui déferlant sur les côtes japonaises, était capable de ravager tout un espace villageois, la stratégie consiste plutôt à voir suffisamment loin de façon à connaître l’évolution d’une telle vague ; et c’est de loin que l’on pourra alors opérer sur le réel, jouer sur lui, de façon à l’infléchir dans le sens de ses désirs, pour le mettre de son côté. Je laisse ici la parole à François Jullien qui, bien mieux que je ne saurais le faire, construit la signification de l’opération stratégique en rapport avec la question du modèle européen.

« La culture chinoise ancienne est une des rares cultures à ne pas avoir eu, au départ, d’épopée. Chez nous l’épopée, puis la tragédie, ont servi pour constituer cette notion d’action. [C’est bien ce que l’on ressent chez les Américains : ils veulent agir…] Dans la pensée chinoise, il y a une critique développée de cette entité, qui pour nous est isolable, qu’est une action. Le non-agir n’est pas du tout un désengagement par rapport à la réalité, mais cela correspond plutôt au sentiment que l’actionétait artificielle, parce que toujours s’imposant au monde, et parce que locale, momentanée, alors que, ce qui serait vraiment efficace, ce serait latransformation. La transformation, parce qu’elle est continue et parce qu’elle opère sur tous les points de l’ensemble concerné, ne se démarque pas, ne se voit même pas, à l’opposé de l’action,qui est spectaculaire, et ceci parce que la  transformation va dans le sens de la façon dont évolue la réalité. Le sage comme le stratège ont comme ambition de transformer le monde, de le transformer si discrètementque le monde lui-même ne s’en rende pas compte [c’est exactement ce que la plante fait avec l’animal] ; ce qui s’oppose à cette culture héroïque, mais d’abord démiurgique, qui est celle de la tradition européenne, où l’action est la façon dont j’interviens, avec effort et en forçant la réalité. »26

98F. H. : Mais vous savez que si j’avais connu ce texte là, je l’aurais placé dans Éloge de la plante

99— R. B. : Et François Jullien poursuit en disant :

« Au lieu de construire une sorte de modèle idéal, de plan projeté sur le monde, la stratégie consiste à détecter dans la situation ce qu’on appellera effectivement en Chine, le potentiel de cette situation, c’est-à-dire les facteurs qui font évoluer la situation dans un certain sens et sur lesquels je vais pouvoir m’appuyer, des facteurs qui vont devenir porteurs ou m’aider à réussir. Plus tôt je percevrai ces facteurs porteurs évoluant dans un sens qui m’est favorable, je pourrai m’appuyer sur eux ; moins j’aurai à intervenir, moins j’aurai à forcer et à risquer. La grande idée de l’efficacité chinoise : c’est qu’elle soit sans dépenses et sans risques, alors que toute la pensée européenne de l’efficacité ne saurait évacuer à la fois la dépense, l’effort et le risque. »27

100— F. H. : C’est très intéressant. Les animaux auraient donc plutôt la tendance indo-européenne.

101— R. B. : Exactement. Et je pense qu’il est très dangereux de se trouver dans une situation d’opposition dans un système clos, lequel est de nature structurellement cybernétique. L’homme-animal va très vite s’en rendre compte, et il déploiera alors de plus en plus des systèmes d’opération sur le réel de type stratégique (ou  végétal). De même, nous connaissons aujourd’hui une mutation de la forme que prend le pouvoir. Je fais ici référence aux travaux de Michel Foucault.28 Les pouvoirs ne sont plus des instances frontales et visibles, mais des pouvoirs complètement immanents au réel (ou à la vie), on les appelle alors « bio-pouvoirs ».29

102Je finirai ce dialogue entre nous par la phrase la plus philosophique qui termine votre travail et votre Éloge de la plante. Vous dites, en citant René Thom :

« Une contrainte fondamentale de la dynamique animale, qui distingue l’animal du végétal est la prédation (…). La plante n’a pas de proie individuée, elle cherche donc toujours à s’identifier à un milieu tridimensionnel. »30 Chez le végétal, « on trouve une sorte de dilution fractale dans le milieu nourricier ambiant ».31 Vous rajoutez alors ceci : « Peut-être à la transcendance de l’animal et de l’être humain faut-il  opposer l’immanence de la plante. »32

103Comment entendez-vous, au juste, cette dernière phrase ?

104— F. H. : Si l’on se place sur le plan de l’évolution biologique, celle de Darwin, alors l’évolution de la plante et celle de l’animal, sont très différentes. Évoluer, pour les animaux, c’est se dégager de mieux en mieux des contraintes du milieu, et en ce sens, l’homme est bien placé au sommet de la pyramide, parce que pour nous à la limite, on ne sait même plus ce qu’est le milieu. Évoluer, pour une plante, c’est se conformer de mieux en mieux aux contraintes du milieu, cela consiste donc, non pas à échapper mais, au contraire, à se dissoudre dedans, à disparaître d’une certaine manière. C’est en quoi la plante m’est apparue immanente, alors que l’animal serait transcendant.

105— R. B. : Je pense que notre société actuelle développe un devenir de type végétal, mais elle n’en a pas véritablement le choix. Tout ce qu’elle fait, prétendument à l’autre (au milieu, à la nature, au monde), par volonté carnassière, c’est en vérité, à elle-même qu’elle le fait. Si bien que le meurtre de l’autre se retourne en suicide, et la pulsion d’agression en pulsion de mort. Le devenir végétal appelle au contraire à ne plus vivre une opposition, mais à déployer une immanence.

106septembre 2001

Notes de bas de page numériques

1 1.Francis Hallé, Éloge de la plante, Pour une nouvelle biologie, éd. Seuil, octobre 1999.

2 . Je pense ici à une conférence tenue par Joël de Rosnay – auteur de L’homme symbiotique (Seuil, 1995) - à propos de la ville, laquelle est aisément transposable à la question de l’internet. Le titre : « La ville, système vivant ? » évoque nettement un lien, mieux un pont, entre les résultats propres à la biologie et ceux de l’urbanisme contemporain. Malheureusement, le vivant ici convoqué est de nature animale et non végétale, comme il fallait s’y attendre. On peut également songer aux nombreux auteurs (Pierre Lévy, Philippe Quéau…) qui s’appuient sur une pensée du rhizome telle qu’elle fut développée par Deleuze afin d’appréhender les phénomènes dits virtuels.

3 . D’Aristote (Politique, iii, 11), en passant par saint Thomas (De regno, Livre i, chap. 1, xii) jusqu’à Hobbes (Léviathan, introduction) et Rousseau (Discours sur l’économie politique), aucun philosophe classique n’a su résister à cette métaphore de la société comme corps humain. Or, la philosophie politique fut jusque dans les années 50 la formation théorique majeure des chercheurs en sciences humaines, puisant dans ce fonds de pensées, bon nombre des outils qui allaient former leur appareillage conceptuel. Bien qu’au milieu du xxe siècle la notion paradigmatique « d’information » ait éclipsé la  métaphore-princept que fut le vivant (et le corps) pour le xixe siècle, il n’en reste pas moins que, de façon éparse, diffuse, impensée, nombre de textes contemporains de sociologie recourent toujours à cette image de la société comme corps vivant (humain). Faut-il les en blâmer lorsque l’on sait ce qu’a pu en dire, parmi les meilleurs esprits, un Rousseau : « Le corps politique, pris individuellement, peut être considéré comme un corps organisé, vivant, et semblable à celui de l’homme. Le pouvoir souverain représente la tête ; les lois et les coutumes sont le cerveau, principe des nerfs et siège de l’entendement, de la volonté, et des sens, dont les juges et magistrats sont les organes ; le commerce, l’industrie, et l’agriculture, sont la bouche et l’estomac, qui préparent la subsistance commune ; les finances publiques sont le sang, qu’une sage économie, en faisant les fonctions du cœur, renvoie distribuer par tout le corps la nourriture et la vie ; les citoyens sont le corps et les membres qui font mouvoir, vivre, et travailler la machine, et qu’on ne saurait blesser en aucune partie, qu’aussitôt l’impression douloureuse ne s’en porte au cerveau, si l’animal est dans un état de santé. » (Discours sur l’économie politique, in Œuvres complètes, éd. Pléiade, Tome iii, p. 244.)

4 . Pour Elias, « Il n’existe pas de je sans tu, de il ou elle sans nous, vous, ils ou elles. On voit combien il est trompeur d’utiliser des concepts comme le je et l’ego indépendamment des autres positions du réseau relationnel auquel renvoient tous les pronoms personnels. » (Qu’est-ce que la sociologie ?, éd. Pandora, 1981, p. 149). Conséquemment, il construit une sociologie configurationnelle par-delà le couple conceptuel traditionnel d’individu et de société. Ainsi, dit-il, « ce qu’on a coutume de désigner par deux concepts différents, l’individu et la société, ne constitue pas, comme l’emploi actuel de ces termes nous le fait souvent croire, deux objets qui existent séparément, ce sont en fait des niveaux différents mais inséparables de l’univers humain. » (op. cit., p. 156).

5 . Dans un article sur Gregory Bateson, Alban Bensa rappelle que pour ce pionnier de la pensée cybernétique : « l’individu, qui ne saurait être un en-soi, est pensé comme un système de relations, d’interactions (…). » (voir son article : « Individu, structure, immanence : G. Bateson et l’Ecole française de sociologie », in Bateson : Premier état d’un héritage, Colloque de Cerisy sous la direction d’Yves Winkin, Ed. Seuil, 1988, p. 156).

6 . « Entretien avec Francis Hallé pour son  ouvrage Éloge de la plante » de Gérard Gromer, Le Gai Savoir, France Culture, 1999.

7 . On se référera principalement à son  ouvrage : Le Pli, Leibniz et le baroque (éd. de Minuit, 1988).

8 . Dans un livre d’entretiens avec Bruno Latour (Eclaircissements, éd. Flammarion, 1994), Michel Serres évoque sa représentation du réel ou du temps comme surface faisant des plis, ainsi dit-il : « Paradoxal, le temps se plie ou se tord » (p. 89), ou encore : « N’importe quel événement de l’histoire est ainsi multi-temporel, renvoie à du révolu, du contemporain et du futur simultanément (…) faisant voir un temps gaufré, multiplement plissé. » (p. 92).

9 . Il s’agit de Jean André Peyssonel, lors d’une communication à l’Académie des sciences à Paris en 1723.

10 . La plasticité serait un mot trop faible s’agissant du génome des plantes. Walbot et Cullis suggèrent le terme de « fluidité ». (Cf V. Walbot et C. A. Cullis, « Rapid genomic change in higner plants », Ann. Rev. Plant Physiol., n° 36, 1985, pp. 367-397.)

11 . « La mort de l’exotisme est la caractéristique essentielle de notre actualité (…).» in Marc Augé, Le sens des autres, Actualité de l’anthropologie, éd. Fayard, 1994, p. 11.

12 . « Pour Virilio, l’apparition du cyberespace marque le primat du temps sur l’étendue », Marc Augé, « Le nouvel espace-temps de l’anthropologie », in J. Hainard et R. Kaehr, Dire les autres Réflexions et pratiques ethnologiques, éd. Payot, 1997, p. 10.

13 . Dessin que l’on trouve à la page 122 de votre Éloge de la plante (éd. Seuil, octobre 1999).

14 . Catherine Clément, Le goût du miel, éd. Grasset, 1987, p. 83.

15 . Le concept de « dividualité » est fréquemment utilisé par le psychanalyste indianiste Sudhir Kakar, mais c’est à l’anthropologue Mc Kim Marriott qu’il le doit. S. Kakar rapporte dans l’un de ses ouvrages (Chamans, Mystiques et Médecins, éd. Seuil, 1997, p. 331) une synthèse de la conférence de l’anthropologue à propos de la différence du concept de personne en Inde et en Occident. Ce papier non publié de Mc Kim Mariott fut présenté à la session sur « L’Indianité » aux réunions de l’Association for Asian Studies, à Washington D.C., en mars 1980, sous le titre significatif : « The open hindu person and interpersonal fluidity ». Voici donc ce qu’en rapporte S. Kakar : « Tandis que les sciences de l’homme occidentales modernes concèdent à la personne une nature individuelle (indivisible) durable, fermée autour d’une structure interne homogène, les théories indiennes (telles qu’en attestent les textes astrologiques, biologiques, moraux et rituels) tiennent la personne pour « dividuelle » (divisible). Le « dividu » de Mariott est ouvert, plus ou moins fluide, dérivant sa nature personnelle de l’interpersonnel. Les personnes hindoues sont donc constituées de relations. Tous leurs affects, besoins et motivations sont relationnels ; leurs désespoirs sont liés à des désordres de relations. » (ibid., p. 331).

16 . « Chez les plantes la limite entre le soi et le non-soi, quoique réelle, n’est pas stricte. » Francis Hallé, Éloge de la plante, Pour une nouvelle biologie, éd. Seuil, octobre 1999, p. 119.

17 . Francis Hallé, op. cit., p. 271.

18 . À propos de la société occidentale contemporaine, J. Baudrillard dit : « Ici commence l’ordre, ou le désordre métastatique, de démultiplication par contiguïté, de prolifération cancéreuse » pour ensuite poursuivre et ajuster sa pensée en affirmant que « [toute société qui refuse le défoulement de ses parts maudites, qui traque] ses germes, ses bacilles, ses parasites, ses ennemis biologiques court le risque de la métastase et du cancer. » Ces citations sont extraites du texte de Bruno Deniel-Laurent, « Pataphysique des parts maudites », in Cancer, n° 1, mars 2000.

19 . Francis Hallé, op. cit., p. 123.

20 . Francis Ponge, Le parti-pris des choses, éd. Gallimard, 1996.

21 . « Entretien avec Francis Hallé pour son  ouvrage Éloge de la plante » de Gérard Gromer, Le gai savoir, France-Culture, 1999.

22 . Claude Lévi-Strauss nous dit : « Nos sociétés ne sont pas seulement des sociétés qui font un grand usage de la machine à vapeur ; au point de vue de leur structure, elles ressemblent à des machines à vapeur, elles utilisent pour leur fonctionnement une différence de potentiel, laquelle se trouve réalisée par différentes formes de hiérarchie sociale, que cela s’appelle l’esclavage, le servage, ou qu’il s’agisse d’une division en classes (…). » (in C. Lévi-Strauss et G. Charbonnier, Entretiens avec Cl. Lévi-Strauss (1959), éd. Plon, 1961, p. 38.)

23 . La compétition entre les différentes parties d’une même plante est un des éléments fondamentaux à la structure des végétaux et vaut comme une différence irréductible en rapport au corps animal. En effet, une telle compétition est impensable au sein d’un animal, puisqu’elle porte le nom sinistre de cancer, et mène, non pas à l’épanouissement du vivant, mais à l’autodestruction et à la mort.

24 . Ces citations sont issus de l’entretien que Francis Hallé a proposé à Gérard Gromer (op. cit.) à l’occasion de la parution de son ouvrage Éloge de la plante (op. cit.). On pourra également se référer à la partie de l’un des chapitres du livre de F. Hallé, intitulée pertinemment: « L’animal est-il manipulé par la plante ? »

25 . « Et pour juger encore mieux des petites perceptions que nous ne saurions distinguer dans la foule, j’ai coutume de me servir de l’exemple du mugissement ou du bruit de la mer dont on est frappé quand on est au rivage. » (G. W. Leibniz, « Préface » aux Nouveaux essais sur l’entendement humain, éd. Garnier-Flammarion, 1990, p. 41-42.)

26 . « Entretien avec François Jullien à propos des conceptions éthiques dans la Chine traditionnelle » in Vivre l’éthique, émission radiophonique hebdomadaire d’Emmanuel Hirsch, France-Culture, février 1997.

27 . Ibid.

28  Michel Hardt et Antonio Negri (auteur du récent et déjà célèbre Empire) évoquent ainsi ce qu’ils doivent à Foucault d’un travail qu’ils ont mené autour des nouvelles formes du pouvoir : « Les travaux de Michel Foucault (…) permettent un passage historique et décisif, dans les formes sociales, de la société disciplinaire à la société de contrôle. (…) [Dans cette dernière,] les mécanismes de maîtrise se font toujours plus ‘‘démocratiques’’, toujours plus immanents au champ social, diffusés dans le cerveau et le corps des citoyens. Les comportements d’intégration et d’exclusion sociale propres au pouvoir sont ainsi de plus en plus intériorisés dans les sujets eux-mêmes. » (in  Michel Hardt et Antonio Negri, « La production biopolitique », Multitudes, n°1 : Biopolitique et biopouvoir, Ed. Exils, mars 2000.)

29 . Michel Foucault, La volonté de savoir, Ed. Gallimard, 1976.

30  René Thom,  Esquisse d’une sémiophysique, Ed. Inter Editions, 1988.

31 Ibid.

32 Francis Hallé, op. cit., p. 300.

Pour citer cet article

Raphaël Bessis et Francis Hallé , « L’Homme coloniaire et le devenir végétal de la société contemporaine », paru dans Alliage, n°64 - Mars 2009, L’Homme coloniaire et le devenir végétal de la société contemporaine, mis en ligne le 31 juillet 2012, URL : http://revel.unice.fr/alliage/index.html?id=3390.


Auteurs

Raphaël Bessis

De formation philosophique, psychologue clinicien et doctorant en anthropologie (EHESS), conduit une recherche sur la notion de « frontière mondialisée ». Il a publié Dialogue avec Marc Augé, autour d’une anthropologie de la mondialisation (L’Harmattan, 2004).

Francis Hallé

Botaniste, professeur émérite de l’université de Montpellier, spécialisé dans la croissance et l’architecture des arbres tropicaux, dans l’écologie des forêts tropicales et dans l’exploration de leurs canopées. Auteur de Un monde sans hiver, Les tropiques : nature et sociétés (Seuil, 1993), Éloge de la plante, pour une nouvelle biologie (Seuil, 1999-2004), Plaidoyer pour l’arbre (Actes-Sud, 2005), il a dirigé la publication de Aux origines des plantes (deux tomes, Fayard, 2008). Prépare actuellement un nouvel ouvrage sur les tropiques.