Alliage | n°64 - Mars 2009 Du végétal 

Gilles Clément  : 

Où en est l’herbe ?

p. 22-26

Texte intégral

1Colloques, symposiums, séminaires, forums, le monde échange sur une question majeure : où en est-on avec l’herbe ? L’herbe mauvaise, libre, incontrôlée, étonnante, si amusante parfois, cette finesse, cet aplomb cette admirable prise au vent, les salons de la ville bruissent de rumeurs subversives, on écrit des poèmes et des livres, louanges et palinodies. L’herbe existe je l’ai rencontrée, alléluia.

2Décombres, lieux abandonnés.
Espaces résiduels, terrains vagues, vague d’exotisme, buddleias, ailantes, robiniers, armoise de Sibérie ...
Friches.
Délaissés, « Forêt des Délaissés », forêt naturelle, forêt sauvage !
Herbes sauvages.
« Sauvages dans la ville. »

3Ville étonnée par tant d’amour pour l’encombrant surplus de nature qui orne la chaussée, frise les bords bien tenus des ronds-points et des pieds d’immeuble où d’insistantes machines à tuer l’herbe usent leur groin sans le moindre succès ; grilles d’arbres veloutées de pâturins, fleuries de camomilles et là, prétendument discrète — on ne voit qu’elle —, cette mousse fluo organisée en joints pour sertir les pavés dans une gangue vive. Avec, sur le côté, un lit de sable autrefois stabilisé où trône l’étron beige abandonné à la hâte par un chien enchaîné. Je l’ai vu, moi, entre deux exhortations, le chien.

4Gêné, partagé entre l’impuissance et la peur, contraint par sa physiologie et par l’emploi du temps du promeneur attaché à l’autre bout, inquiet, courbé dans l’effort et par avance victime d’une inconvenance urbaine.

5Que fait-on dans une ville où les trottoirs se nettoient au karcher, où les 4 x 4 avancent bardés de chromes pour chasser tout ce qui encombre devant, les passants et les buffles ? Une ville où l’ordre s’obtient à la souffleuse, à la sulfateuse, à la surveillance des faciès, où tout est net, réglé, presque suisse, où les déchets disparaissent dans les boîtes rangées, où les vigiles gagnent l’espace public, où le public hésite, où les chiens chient coupables ?

6Que voit-on dans une ville gagnée à l’ordre, débarrassée des « racailles » et de tout ce que le prétendu ordre a jugé illégal, une ville sans recoins, vidéosurveillée, transparente, mécanique et fluide, une ville asséchée, obéissante, soumise aux seules nécessités de son développement? Que voit-on sinon l’infraction au système ? Un papier à terre se remarque depuis l’autre bout de la rue. S’agit-il d’un oubli, d’un crime ou d’une installation ?

7Et cette herbe, là ? Qui a laissé venir l’herbe ? S’agit-il de coupables laxistes ou de décideurs subversifs ?

8Dans sa difficulté à maîtriser les énergies mises en jeu par le vivant, mais aussi dans sa difficulté à en accepter toutes les figures, la société tente un saut culturel ardu et décisif : puisqu’on ne peut rien contre le pouvoir désastreusement inventif de la nature, on fera siennes les œuvres qu’elle produit en leur donnant un cadre et une législation. Ainsi pourra-t-on revendiquer une part de décision sur toutes choses, continuer de régir l’espace en le nommant, révéler l’oubli comme un fondement sur lequel s’établit la ville, forger un cadre de tolérance bien boulonné d’où le législateur sort grandi : on protégera le délaissé, la friche et l’herbe.

9Non pour les laisser à l’abandon d’eux-mêmes : inadmissible faiblesse.

10On les protégera pour en faire quelque chose. Il n’est pas question d’accepter la nature, il est question de la rendre acceptable.

11En grande fébrilité, la société organise un système de mise à distance : la nature ne viendra pas nous assaillir, nous irons au-devant d’elle pour lui dire combien nous l’aimons.

12Sous certaines conditions, qu’il faudra bientôt définir.

13Alors on cherche, on se rencontre, on discute, on dresse le calendrier des symposiums et des colloques. Au rythme des saisons et des obligations, les villes et les nations s’accordent en un vaste tango compassionnel sur l’art et la manière d’inviter la nature à bien se tenir en ville, en campagne et ailleurs.

14Qu’en pense l’herbe ?

15Inventoriée, étiquetée, parfois seulement surveillée, effleurée ou délicatement troussée, l’herbe, emblème des friches et des délaissés, l’herbe multiple, autrefois méprisée ou laissée au misérable usage de pelouse, devient un objet de considération, un thème de recherche, un support au déploiement de l’art.

16Partout, les villes multiplient les expériences de gestions différenciées, laissant libre expression aux herbes habituellement chassées des gazons, des massifs et des chemins. Rennes lance une campagne pour le non-désherbage des trottoirs et de toutes les surfaces urbaines, cherche une alternative au désherbage chimique, tente de diminuer la pollution des eaux sous toutes leurs formes de stockage, envisage d’amener la population à considérer l’herbe comme une présence acceptable là où on l’éradiquait. Paris, Nantes, Angers, Lille possèdent des parcs organisés sur les mêmes principes de gestion dans des situations urbaines parfois centrales (« Jardin en Mouvement » du parc André-Citroën, île de Nantes, parc Matisse à Lille) alors que les expériences, à leurs débuts (Orléans), étaient menées en périphérie, aux abords des grands ensembles, là où l’espace semblait adapté aux outillages quasi agricoles de ce genre de maintenance, où les conventionnels de la critique, habitués aux cœurs des villes, ne risquaient pas de venir observer les résultats, les interpréter à la hâte et s’en plaindre.

17Les universités détachent leurs chercheurs, c’est une course à l’herbe. À Montréal, à Dumbarton et même à Londres, quelques thèses se hasardent autour du Garden in Motion et de l’esprit qu’il sous-tend. Les exégètes cherchent dans l’espace intellectuel ce qu’il faudrait trouver sur le terrain et découvrent mille références sans aucun rapport avec le sujet traité. Cela les aide à nourrir l’épais document par lequel le laborieux doctorant un jour devient docteur.

18Les artistes, plus directs, prennent le terrain. À Lille et à Paris, Claude Courtecuisse s’apprête à publier un livre de micro-jardins, paysages de fissures et de joints défaits par la verdure ; Bertrand Lamarche prépare un jardin d’ombellifères à partir de la très vagabonde berce du Caucase ; à Strasbourg, Régis Pirastru fonde l’Office national des brindilles (onb), à Rouen Jean-François Robic publie les Sculptures trouvées, éloge du délaissé. Ces travaux s’ajoutent à ceux de Patrick Bouchain sur la Forêt des Délaissés en Île-de-France, à la marche des Stalker à Rome, au travail photographique d’Édith Roux sur les abords des villes européennes, à un nombre impressionnant de tpfe (travaux personnels de fin d’études, sujets de diplômes) où les étudiants choisissent le terrain vague comme terrain d’aventures.

19Économie de gestion, requalification des milieux, territoire d’expression artistique : les raisons du délaissement argumentent les projets contemporains et parfois en constituent le seul sujet.

20Cette démarche, comparée à celle qui dirigeait les projets jusqu’en 1991, date de la première parution du Jardin en Mouvement, montre une évolution sensible des commanditaires de projets et des usagers de l’espace sur la façon de considérer et d’accepter les expressions de la nature. Globalement, il s’agit d’un saut culturel par lequel le vivant cesse de constituer un panel d’êtres inquiétants pour devenir un ensemble utile, possiblement convivial. Bascule du regard fondée sur la préoccupation écologique, sans aucun rapport avec l’idéologie romantique ancienne d’une angélique nature. Mais la seule conscience écologique, en se radicalisant, prend le risque de l’intolérance. Sur ces rivages pétrifiés où rien ne se transforme, le paysage-objet se fige en patrimoine et meurt.

21Un remède possible : la mise en chantier de l’étonnement.

22L’étonnement procède d’un abandon des certitudes. Il suppose un écheveau d’hypothèses, édifice fragile et merveilleux, sujet au moindre vent et constamment revisité. Il s’appuie sur l’ensemble des possibles : la diversité. L’herbe en fait partie. Il se place dans l’instant, dans l’instant disparaît. Sa relance vient avec le temps ou avec le déplacement dans l’espace ce qui revient encore à parler du temps. Seul le vivant, capable d’invention, transforme les états instantanés des individus ou du paysage saisis (par la photo, par le regard) en êtres ou espaces nouveaux. L’étonnement fonctionne sur le registre indéfini de l’évolution au sein d’un vase clos, système fini, bloqué aux parois du Jardin planétaire, notre biosphère.

23Dans cette mécanique, le délaissé, territoire d’accueil de la diversité, joue un rôle particulier. Il travaille à la fois avec le nombre et avec la multiplicité des aspects et des comportements au sein du nombre. Encore faut-il pouvoir dénombrer. Pouvoir lire.

24L’étonnement ne saurait venir d’une acceptation de la diversité en tant que principe, tel un vrac d’herbes ou d’arbres. Il naît d’une remarque faite sur le décalage observé entre deux êtres jumeaux, deux comportements semblables, deux détails similaires et mineurs dont un aspect, subitement incorrect, révèle un état mutant, un changement, une proposition nouvelle ayant échappé à l’ordinateur, aux prévisions. D’où l’importance d’une lecture fine : nommer les plantes, les insectes, les oiseaux, comme on nomme les humains, par un trait singulier ou un simple patronyme, les reconnaître pour les différencier.

25Dans l’état actuel de l’herbe, on en est à l’acceptation de son existence. Il reste à en faire une liste. En dressant la liste d’un arpent délaissé, on ferait le constat des apparitions, des disparitions, des échanges, on prendrait la mesure d’une évolution.

Notes de la rédaction

Ce texte est paru pour la première fois dans les Cahiers de l’École de Blois, n° 4, janvier 2006. Nous remercions Gilles Clément d’avoir bien voulu nous autoriser à le reproduire.

Pour citer cet article

Gilles Clément, « Où en est l’herbe ? », paru dans Alliage, n°64 - Mars 2009, Où en est l’herbe ?, mis en ligne le 31 juillet 2012, URL : http://revel.unice.fr/alliage/index.html?id=3388.


Auteurs

Gilles Clément

Paysagiste, créateur des jardins de l’Arche, du parc du musée des Arts premiers, du domaine du Rayol, en Provence, et de bien d’autres encore. Nombre de ses textes ont été rassemblés et présentés par Louisa Jones dans un recueil, Où en est l’herbe ? Réflexions sur le Jardin planétaire (Actes Sud, 2006).