Alliage | n°64 - Mars 2009 Du végétal 

Guillaume du Boisbaudry  : 

La technique forestière pygmée ou l’organique organisé

p. 49-52

Plan

Texte intégral

1À partir des connaissances que nous avons des pygmées Aka, notamment par les études de Serge Bahuchet1, je voudrais questionner la définition de la technique comme « inorganique organisé » donnée par Bernard Stiegler2. Je propose ainsi la définition d’«organique organisé » comme nouvelle définition pour la technique pygmée.

Peuples des limbes

2Les pygmées ont longtemps fait partie de ces peuples que l’on ne mettait pas sur les cartes. L’administration coloniale française ne reconnaît pas les pygmées, mais elle rapporte cependant des témoignages et des images de tribus qui survivent dans la forêt. Cela rappelle les nombreuses  descriptions de colonisateurs au Brésil, lorsqu’ils disent discuter avec des Indiens, tout en affirmant que la terre est inhabitée. Que manque t-il à ces Indiens, ces pygmées, pour répondre aux critères d’habitation de leurs observateurs ?

3Ces peuples, qui sont là, qui existent sans habiter, je les appellerai les peuples des limbes. Dans la doctrine catholique, les limbes (du latin limbus, « marge, frange »), correspondent à des lieux de l’au-delà situés aux marges de l’enfer. Par extension, ils désignent un état intermédiaire et flou. Il me semble même que ces peuples se rapproche du limbus puerorum (limbe des enfants), qui reçoit les âmes des enfants morts avant d’avoir reçu le baptême. Car ces peuples vivent dans l’ignorance de toute civilisation et de toute révélation, dans l’ignorance d’un début. Ils ne jouissent que de la grâce naturelle, dans l’innocence cruelle que permet leur sauvagerie, dans leur ignorance du mal et du salut. Bref, ils sont naturels, ils ne sont pas nés.

Une architecture de cueillette

4Les pygmées ne construisent qu’avec du végétal. Nous nous trouvons devant un peuple que Leroi-Gourhan qualifierait de pré-artisanal. Les pygmées Aka ne font pas de poteries, ils ne taillent pas la pierre. C’est une architecture de cueillette, faites de bois, de lianes, de feuilles. Les feuilles de Maranthacea, pour prendre un exemple, servent de sac, de gobelet, voire de support de cuisson.

5Ils ne travaillent ni la pierre ni les os. Les pygmées vivent dans la forêt, établissant leur habitat dans des camps volants. Pour les établir ils ouvrent un espace temporaire dans la forêt. Dans une grande flexibilité des itinéraires et des pratiques, les pygmées trouvent de quoi manger. Ils se nourrissent de chasse, de cueillette, de miel, mais aussi de produits agricoles provenant d’échanges faits avec les « grands noirs », les peuples voisins (Guy Philippart de Foy, 1984)3.

La lance et la machette

6Les pygmées ne travaillent pas le fer, mais ils l’utilisent. C’est un paradoxe : le fer est très pratique pour la chasse et pourtant, sa production est incompatible avec leur mode de vie. Ainsi, négocient-ils des fers contre du gibier. C’est, en fait, un montage de deux mondes. Les pygmées peuvent maintenir leur mode de vie en forêt, leur paradigme forestier, tout en se facilitant la tâche.

7Les pygmées sont traditionnellement considérés comme des esclaves par les voisins dits « grands noirs ». Ils reconnaissent en apparence cette hiérarchie, mais développent en parallèle tout un système de blagues et de contre-discours qui affirment leur dignité. Lorsqu’un pygmée en traite un autre de « villageois », il entend par là peu courageux, casanier.

8Ce montage ne doit pas forcément être vu comme une évolution des pygmées vers le modèle paysan. Il est possible, au contraire, que ces pygmées, qui ont apparemment comme ancêtres communs les Bantous, soient anciennement des agriculteurs. Ainsi y aurait-il eu une forestation de ce peuple. Ce processus, que l’on a observé entre autres pour les Indiens au Brésil, complique la vision évolutionniste classique.

Forestation des techniques

9Les pygmées, lorsqu’ils démontent le camp, abandonnent tout sur place. Les huttes tressées repoussent, elles font des rhizomes. Les plantes consommées sont  essaimées par les excréments et les détritus. Le fait d’ouvrir un espace où peut entrer la lumière, permet de s’exprimer à des graines dormant dans le sol, favorisant une diversité du vivant dans la forêt ; ce qui constitue un écosystème favorable à long terme à la vie des pygmées. Les pistes qu’on tracées les pygmées sont utilisées par les animaux et inversement. Les techniques pygmées ont pour vocation de se confondre avec la forêt. On peut dire qu’il y a une forestation des techniques. Camp, pistes, forêt entière forment un dispositif technique. Cependant, ce dispositif est en permanence abandonné, ou plutôt rejoué.

Des organiques organisés

10Autrement dit, l’impact des techniques pygmées n’est pas neutre. Elles nous proposent une découpe particulière de l’inerte et de l’organique. Il ne s’agit pas uniquement de dispositifs techniques comme « inorganiques organisés » ; je propose plutôt ici « organiques organisés ». Ce sont des techniques partant du vivant (pygmées, plantes, animaux) vers le vivant (forestation). La forêt, technicisée par le pygmée, est le fonds projectif du pygmée, un fonds en transformation. On peut parler d’une grammatisation au sein de la forêt. Autrement dit, il n’y a pas opposition entre nature et culture, entre pratiques culturales et vie sauvage, entre objet technique et nature. Cette grammatisation opère dans des régimes d’activités et de signes très différents. Du point de vue pygmée, qui ne correspond pas à un certain naturalisme scientifique, c’est une grammatisation de la vie avec les esprits autant qu’avec les plantes et les animaux et avec eux-mêmes.

La mémoire du vivant dans le vivant

11Il est symptomatique que l’archéologie classe les périodes préhistoriques selon les « industries lithiques », comme l’on disait à l’époque. Le lithique, c’est la pierre, c’est-à-dire ce qui est dur. On pense ainsi la mémoire qui dure par ce qui est dur. Selon cette approche de la mémoire, les pygmées ont très peu de mémoire. Mais si l’on s’intéresse à d’autres disciplines, comme l’archéo-botanique, alors, c’est tout autre chose. L’archéo-botanique, tout comme l’ethnobotanique, s’intéresse à la présence de plantes (phytolithes), de traces de plantes comme le pollen, et à l’association de plantes, comme signes d’une généalogie. Ainsi, si l’histoire est la trace de ce qui est dur parce qu’il dure, les pygmées n’ont pas d’histoire, mais si l’histoire c’est aussi la trace d’associations du vivant dans le vivant, alors les pygmées témoignent d’une histoire riche et complexe. L’extériorisation de soi par la mémoire dans le dur qui saisit et qui est saisie par le vif, on pourrait appeler cela le principe de civilisation (civis, cité). L’extériorisation de soi comme mémoire vivante dans le vivant, comme organisation de l’organique, je la nomme principe de sylvisation.

La forestation comme démontage du processus d’individuation technique

12Les pygmées abandonnent le camp lorsqu’il commence à réclamer : c’est-à-dire lorsqu’il faut réparer, entretenir, refaire le sol, trouver des solutions à l’épuisement des ressources proches. Ils évitent ainsi que le camp se comporte comme un individu qui impose son autorité ; c’est un évitement de « la mise en demeure comme installation et comme convocation », pour reprendre la langue de Heidegger. C’est un évitement de cette convocation « où la nature est mise en demeure de livrer une énergie qui puisse, comme telle, être extraite et accumulée ». Les pygmées laissent ainsi le dispositif camp se forester avant d’être obligés de changer de paradigme, c’est-à-dire avant de devenir des villageois.

Rejouer l’installation et le parcours

13Ainsi, ne s’agit-il donc pas de maintenir le système, de l’étendre, de le protéger. Il s’agit de rejouer. Abandonner le camp, c’est valoriser l’esprit de recherche, la curiosité et la prise de risque. On s’éloigne de la valorisation du travail comme maintenance et surveillance, ce qui est plus proche de la mentalité paysanne. On rejoue aussi les généalogies. Les pygmées pratiquent l’amnésie généalogique. On ne doit pas se rappeler la lignée de ses ancêtres, ils sont présents en esprit dans la forêt. Il ne faut donc pas les maintenir en conserve en soi.

Forestation des morts

14Le monde de la présence, c’est la forêt, c’est le lieu des esprits qui sont les ancêtres des pygmées. Le Dieu créateur est dans le ciel, il n’a aucune relation avec les esprits et les pygmées. L’horizon d’attente du pygmée ne se trouve pas dans le ciel. Il n’y a rien à faire avec le Dieu du ciel, on ne négocie qu’avec les esprits. On enterre les morts dans la forêt, dans le camp. La forêt se nourrit ainsi de la chair du mort et le mort devient esprit dans la forêt. Il est foresté.

L’odeur comme monumental

15Les pygmées ressentent les esprits, ou plutôt, ils sentent les esprits. Autrement dit, ce qui avertit de la présence des esprits des morts, c’est l’odeur. L’odeur est le monumental pygmée. Ainsi, le monumental est dans le vivant et non dans le minéral, comme dans d’autres traditions. C’est que l’esprit n’est pas un revenant, il ne revient pas, il est là. Le monument minéral (tombeau, capsule de voyage) est celui d’un esprit éloigné qu’il faut faire revenir dans la mémoire.

La forêt indivise

16La forêt, pour le pygmée, est l’indivis (ce qui ne peut être divisé). On ne découpe pas le territoire des ancêtres sans remettre en question la totalité signifiante.  On retrouve là les mêmes enjeux que pour de nombreux Indiens d’Amazonie, lorsque de grands groupes font pression pour donner une propriété privée et non collective à la forêt. La législation comme propriété privée, permettant évidemment une marchandisation et un morcellement du territoire remettant complètement en cause leur mode de vie.

17Ce qui ici est indivis et individu, ce n’est pas la machine-individu. Ce n’est pas le dispositif technique d’animation de l’inerte (logique d’extraction) et de traitement mobile  du vivant (logique de mécanisation), c’est la forêt comme faite d’esprits vivants, avec lesquels on échange. Dans la tradition naturaliste, la forêt est morte en esprit, elle n’a pas le statut de vivant en esprit comme l’homme. La forêt est ainsi un fonds disponible, c’est une réserve. Pour le pygmée, la forêt est un lieu d’interactions filiales et un fonds de croyance, le tracé d’une route en son milieu n’est pas uniquement la perte d’une surface linéaire, ce n’est pas seulement un mode de dispersion de maladies, un mode d’accès au vandalisme du bois ; c’est aussi une entame, une découpe signifiante, une chute fiduciaire équivalant à l’entame d’un marché boursier dans une économie industrielle marchande.

Notes de bas de page numériques

1  Serge Bahuchet, Les pygmées Aka et la forêt centrafricaine, CNRS, 1986 ; Serge Bahuchet et Guy Philippart de Foy, Pygmées, peuple de la forêt, 1991 ; Serge Bahuchet, « Les Pygmées », Ethnies, n°6-7, automne 1987.

2  Définition donnée, entre autres, dans : Bernard Stiegler, La technique et le temps, t.1 : La faute d’Epiméthée, 1998. La question est reprise dans l’article Leroi-Gourhan : L’inorganique organisé, disponible sur la toile sous ce titre.

3  Guy Philippart de Foy, Les Pygmées d’Afrique centrale, Parenthèses, 1984.

Pour citer cet article

Guillaume du Boisbaudry, « La technique forestière pygmée ou l’organique organisé », paru dans Alliage, n°64 - Mars 2009, La technique forestière pygmée ou l’organique organisé, mis en ligne le 31 juillet 2012, URL : http://revel.unice.fr/alliage/index.html?id=3393.


Auteurs

Guillaume du Boisbaudry

Architecte, développe une recherche théorique et pratique concernant les expériences radicales de vie en forêt et de culture forestière. Il cherche, par ses voyages en France, en Pologne, en Écosse, à rencontrer diverses utopies forestières réalisées, qui le mènent à des propositions pour de nouvelles approches du vivre en forêt en France, comme, par exemple, les forêts comestibles urbaines.fr