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Patrick Suter  : 

Éditer en temps de guerre, inventer dans la pénurie. La revue Dada à Zurich (1917-1919)

Résumé

Publiée à Zurich de 1917 à 1919, la revue Dada, dans une optique internationale, était opposée à la guerre, et des liens ont existé entre le groupe de R. Rolland et les dadas (sans influence réciproque). Dada a cependant adopté une tournure radicale qui lui était propre. L’expérimentation a joué dans cette revue un rôle central, entraînant une esthétique transmédiale qui a préludé aux futurs livres d’artistes.

Abstract

Published in Zurich from 1917 to 1919, the Dada journal, with an international perspective, was opposed to the war, and links have existed between the group of R. Rolland and the members of Dada (without mutual influence). Dada has however adopted a radical original turn. Experimentation in this journal has played a central role, leading to a transmedial aesthetic which announced the future artist books.

Index

Mots-clés : Dada , intermédialité, livre d’artiste, relations texte-image, revues d’avant-garde, Rolland (Romain), support, Tzara (Tristan)

Géographique : Europe , Suisse

Chronologique : Première Guerre mondiale , XXe siècle

Plan

Texte intégral

1La naissance du mouvement Dada à Zurich, et celle de la revue Dada en particulier, appartiennent aux heures glorieuses de l’art et de la littérature du XXe siècle, et, en tant que telles, elles n’ont plus besoin d’être contées. Mais elles gagneront à être ici situées par rapport au contexte de l’édition suisse durant la guerre, et, plus particulièrement, par rapport à la personnalité de Romain Rolland, qu’abordent plusieurs publications du présent dossier. Tandis qu’à Genève, Romain Rolland, exilé durant la guerre, en appelait dans Au-dessus de la mêlée à un rapprochement entre intellectuels des différents pays belligérants pour servir de contrepoids aux va-t-en guerre, proposant que la Suisse devienne une « île de justice et de paix […] où viennent aborder les nageurs fatigués de toutes les nations, tous ceux que lasse la haine et qui, malgré les crimes qu’ils ont vus et subis, persistent à aimer tous les hommes comme leurs frères1 », l’inauguration à Zurich du Cabaret Voltaire, qui jouera un rôle essentiel pour le développement du mouvement DADA, semble correspondre à ces vœux. La dimension internationale de ce mouvement est pour ainsi dire affichée dans son nom, « dada » ayant des significations dans toutes les langues européennes (« oui oui » en roumain, « cheval » en français, etc.2). Dans son éditorial de Cabaret voltaire, daté du 15 mai 1916, Hugo Ball précise du reste les intentions internationales du mouvement, dans un paragraphe où, significativement, il passe sans transition de l’allemand au français – et ceci au moment même où la guerre opposait l’Allemagne et la France :

Das kleine Heft, das wir heute herausgeben, verdanken wir unserer Initiative und der Beihilfe unserer Freunde in Frankreich, ITALIEN und Russland. Es soll die Aktivität und die Interessen des Cabarets bezeichnen, dessen ganze Absicht darauf gerichtetet [sic] ist, über den Krieg und die Vaterländer hinweg an die wenigen Unabhängigen zu erinnern, die anderen [sic] Idealen leben. Das nächste Ziel der hier vereinigten Künstler ist die Herausgabe einer Revue Internationale. La revue paraîtra à Zurich et portera le nom „DADA”. („Dada”), Dada, Dada, Dada, Dada3.

2Dans « Littérature de guerre », un article publié une année auparavant, le 19 avril 1915, dans Le Journal de Genève, et repris dans Au-dessus de la mêlée, Romain Rolland avait du reste déjà remarqué que l’attitude des jeunes intellectuels tendait à une prise de distance par rapport à l’idéal guerrier qui avait précipité l’Europe dans la confrontation armée : « Chez les jeunes, la même ivresse guerrière se manifeste, au début. Mais beaucoup l’ont perdue bien vite, au contact des souffrances subies ou causées4 ». De même, les revues des nouvelles générations tendaient à se démarquer de celles de leurs aînés : « L’attitude des jeunes revues est curieuse à observer. Tandis que les revues âgées et consacrées […] sont toutes plus ou moins touchées par l’ardeur guerrière […], plusieurs, parmi les jeunes, affectent un détachement hautain des événements actuels5 ». C’était là constater un refus, de la part des jeunes, d’emboîter le pas à la logique médiatique nationaliste prévalant alors, logique que Karl Kraus – avec lequel Hugo Ball avait en vain essayé de prendre contact6 – avait de son côté constamment dénoncée dans Die Fackel dès novembre 1914, accusant les journaux d’être les responsables de la guerre, et de l’enjoliver :

Sans la presse, la guerre n’aurait absolument pas été possible7.

[…] le reporter rend véridiques les abominations qu’il invente de toutes pièces. […] Il a à sa disposition le reflet de qualités héroïques, et sa langue violentée embellit une vie violentée8.

3Ainsi les revues dada publiées à Zurich le seront-elles en plusieurs langues (allemand, français, italien, parfois anglais), refusant le nationalisme dominant dans les journaux. Dès Cabaret Voltaire, cette dimension internationale tendra même à la transnationalité9. Dans le « poème simultan » de Huelsenbeck, Janko et Tzara, « L’amiral cherche une maison à louer », trois langues se télescoperont et ne seront plus indépendantes les unes des autres, mais collaboreront à une création commune, les lexiques de ces trois langues semblant fusionnés dans celui d’une langue plus vaste, comme le montrent les éléments superposés dans les colonnes :

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Fig. 1. R. Huelsenbeck, M. Janko, Tr. Tzara, « L’amiral cherche une maison à louer » (détail), poème simultan, Cabaret Voltaire, 1916, p. 8.

4Dans cette perspective, il est possible d’envisager l’aventure internationale de Dada comme parallèle au projet de Romain Rolland. Du reste, les œuvres de Rolland trouveront un certain écho chez les acteurs de Dada à Zurich. Peu de temps avant le lancement du Mouvement Dada en mai 1916, la revue Sirius, dirigée par Walter Serner – animateur de soirées dada à Zurich, et auteur du manifeste « Letzte Lockerung » publié dans l’Anthologie Dada (Dada 4-5) – évoque le texte « Pour Romain Rolland » d’Henri Guilbeaux10. De la même façon, Ludwig Rubiner consacrera dans Zeit-Echo une critique favorable à « “Salut à la révolution russe 1917” de Romain Rolland11 ».

5Pour autant, les liens de Dada avec les pacifistes du groupe de Rolland ne doivent pas être surestimés. L’on ne saurait parler d’influence des seconds sur les membres du premier, mais plutôt de convergence entre les deux groupes, ainsi qu’il ressort de ces propos de Christian Schad :

Je trouvai à Genève la même situation qu’à Zurich, seules les parties étaient inversées. Il y avait des hommes tels que Frans Masereel, Henri Guilbeaux, Romain Rolland, et beaucoup d’autres encore, à qui la guerre et le chauvinisme faisaient horreur. Je compris alors que nous faisions partie d’une petite minorité qui constituait pour les deux parties belligérantes un groupe d’outsiders et de trouble-fêtes12.

6Par ailleurs, il est clair que le virage vers la destruction pris à partir de Dada 3 par Tzara engageait le mouvement dans un projet tout différent (« Que chaque homme crie : il y a un grand travail destructif, négatif à accomplir. Balayer, nettoyer », proclamait le « Manifeste Dada 1918 »13). Henri Béhar, à qui l’on doit l’édition des Œuvres complètes de Tzara, souligne que l’attitude des dadas à l’égard des pacifistes était ironique, puisqu’ils entendaient « invalider “le pacifisme pleurnichard et humanitaire” de Guilbeaux et Rolland qu’ils avaient […] condamné14 ».

Le contexte éditorial de la revue Dada

7Si le mouvement Dada, internationaliste, apparaît à la fois comme une protestation et une tentative de dépassement des conflits meurtriers entre nations, les conditions dans lesquelles a paru sa revue à Zurich ont été en partie déterminées par la guerre, et plus précisément par la faible abondance de ressources qui prévalait alors en Suisse. Dans le dossier critique qui accompagne la réimpression intégrale de la revue Dada publiée à Nice au Centre du XXe siècle, Michel Sanouillet et Dominique Baudouin évoquent les conditions de publication de la revue à Zurich :

Dès Dada 3, la revue présente un caractère unique de fabrication artisanale. Les collaborateurs, et notamment Tzara, mettent eux-mêmes la main à la pâte. Julius Heuberger, l’imprimeur anarchiste des numéros précédents, était peut-être anarchiste, mais avant tout imprimeur, c’est-à-dire viscéralement respectueux des normes professionnelles. Il va sans doute régulièrement en prison, mais ce n’est pas lui qui eût mélangé les polices ou utilisé des cadratins inversés en signe de ponctuation comme Tzara dans le « Manifeste dada 1918 ». S’étant établis dans l’atelier de Heuberger embastillé, les jeunes dadaïstes se livrent corps et âme au démon de la typographie, piquent ça et là dans des anciennes casses désaffectées, posent au hasard les paquets de plomb sur le marbre, placent dessus une feuille à morasses, passent le rouleau de la presse à épreuves, et soulèvent, pour voir, pour voir…
C’est là incontestablement comportement d’amateurs, et qui se veulent tels. […] Il en va de même pour la sélection des papiers : par nécessité technique — le stock de Heuberger est peu considérable — mais aussi par jeu, Tzara et ses amis font usage de tout ce qui leur tombe sous la main, sans souci de couleur ou de force : les Japons, les Kraft, les vélins, les vergés sont sans discrimination avalés par la vieille Heidelberg poussive qui restituera péniblement les quelques centaines d’exemplaires disparates de chaque numéro de Dada. Le résultat, c’est que nous avons une publication dont il existe d’innombrables variantes et dont il est très difficile de donner une description bibliographique précise : impossible par exemple de définir exactement ce que fut Dada 3, aucun exemplaire ne pouvant prétendre être le numéro standard servant habituellement de norme dans la plupart des autres produits imprimés15.

8Le destin de la publication de Dada, à partir de Dada 3, va donc être largement conditionné par les conditions d’édition et d’imprimerie en Suisse à l’époque de la guerre. En un temps où était exercé un contrôle sur la presse par le gouvernement suisse, qui veillait à ce que soit préservée la neutralité du pays, l’imprimeur Heuberger, éditeur des publications dada, avait été emprisonné pour avoir publié des « tracts révolutionnaires16 ». Mais Tzara n’avait pas d’autre possibilité que d’être édité par cet imprimeur modeste, dont les stocks de papier étaient faibles.

9Tel était donc le contexte matériel dans lequel durent être composées les revues dada à Zurich. À cela, il faut ajouter qu’après avoir bien accueilli le premier numéro de Dada, présenté dans un élégant format de 19.8 X 23 cm, Pierre Albert-Birot, le directeur de la revue SIC à Paris, avait émis des critiques à propos de la présentation de Dada 2 (même si cette présentation ne différait pas de celle de Dada 117) :

L’ennui naquit un jour de l’uniformité : la présentation des œuvres dans cette revue soignée m’a remis ce vers au bout des lèvres. Cette régularité toute mécanique dans la marche des poèmes, des notes, des bibliographies et avis d’administration me semble un peu un pas de parade. Un poème, comme le pense parfaitement le roumain directeur de cette revue est une construction, un monument, un tout, pourquoi par force le pousser dans le rang et le faire partie. Chaque poème a sa physionomie pourquoi l’obliger à l’uniforme et puisqu’il est une œuvre d’art pourquoi n’aurait-il pas un socle ou un cadre isolateur comme une statue ou un tableau ? En résumé, pourquoi DADA fait-il de l’individualisme avec les peintres et du collectivisme avec les poètes18?

10Les conditions de parution de Dada, mais aussi ces critiques, conduisirent Tzara à proposer, dès Dada 3, des versions radicalement neuves des revues littéraires et artistiques, et ce d’autant plus qu’il bénéficia de l’aide de Francis Picabia, qui séjournait alors en Suisse :

Le séjour de Picabia à Zurich fut de courte durée (22 janvier-8 février), mais fécond pour l’un comme pour l’autre : électrisé par Picabia qui, de quinze ans son aîné (Tzara avait 23 ans et Picabia 38), exerçait sur lui un ascendant moral incontestable, Tzara se déchaîna. Son numéro de Dada 4-5, dont la mise en page avait été calquée sur celle, très classique, des numéros 1 et 2, fut bouleversé de fond en comble19.

Variations

11Quelles seront les conséquences esthétiques de ce geste éditorial auquel a conduit le contexte de la guerre, et qui se caractérise par le fait que les différents exemplaires d’un même numéro d’une revue peuvent différer les uns des autres ? Les exemplaires de Dada 1 et de Dada 2 ne présentant pas de différences les uns par rapport aux autres, répondre à cette question implique de comparer entre eux différents exemplaires de Dada 3 et de l’Anthologie Dada (Dada 4-5). Plus précisément, les remarques qui suivront s’appuieront sur quelques-uns des exemplaires consultables. Il s’agit d’une part des exemplaires originaux conservés dans les bibliothèques de Suisse : ceux de la Bibliothèque nationale de Berne20, qui possède une collection complète de la revue ; ceux de la Bibliothèque d’art et d’archéologie de Genève21 (dont la collection commence avec Dada 2) ; et enfin, celui, isolé, de l’Anthologie dada de la Bibliothèque publique et universitaire de Neuchâtel22 (dont une lettre conservée à l’intérieur, adressée à Denis de Rougemont, indique qu’il lui a appartenu)23. Il s’agit d’autre part d’exemplaires électroniques : ceux de Dada 3 et de l’Anthologie Dada disponibles sur le site de « The International Dada Archive » de l’Université de l’Iowa24, ainsi que celui de Dada 3 consultable sur le site Ubu.com25.

12Dada 3 et l’Anthologie Dada (Dada 4-5) constituent des in-folio (composés de feuilles pliées en deux de formats respectifs de 32.7 x 48 et de 27.3 x 38 cm26). Les exemplaires que j’ai consultés présentent comme particularité commune d’être imprimés sur des papiers industriels de mauvaise qualité, les papiers blancs, ivoire ou chamois, ayant visiblement jauni et s’étant parfois déchirés (dans le cas de l’exemplaire de Neuchâtel en particulier). Ces exemplaires sont composés de papiers divers, qui évoluent au fil des pages — les papiers de haute qualité, vélins vergés ou Japon étant exclus. Ainsi, les exemplaires de Dada 3 de Berne et de Neuchâtel présentent chacun deux types de papier, les pages 1-4 et 13-16 (qui correspondent à deux feuilles) étant imprimées sur un papier blanc jaune (ou qui a jauni), et les pages 5-12 sur un papier légèrement bleuté. Si c’est également le cas pour l’exemplaire électronique de l’International Dada Archive, le papier bleuté est remplacé par un papier rose sur le site d’Ubu.com :

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Fig. 2 & 3. Dada 3, p. 8, selon les éditions électroniques de l’International Dada Archive (gauche) et du site Ubu.com (droite).

13Dans l’Anthologie Dada (Dada 4-5), le principe qui préside à la composition veut que chaque feuille utilisée soit différente tant du point de vue du type de papier que de sa couleur. Ainsi, la tranche de la revue est-elle multicolore :

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Fig. 4 Anthologie Dada (Dada 4-5), tranche.

14Les papiers ne cessent par ailleurs de différer : tandis que la couverture (qui porte le titre Anthologie Dada) est en papier kraft (environ 140 g/m2), la première feuille (p. 3-4 et 33-34) est de type blanc ivoire bouffant d’environ 80g/m2, alors que plusieurs feuilles à l’intérieur sont extrêmement fines (env. 50 g/m2). Ces feuilles se rapprochent parfois de la qualité des papiers intercalaires ou des papiers de soie. L’une de ces feuilles, imprimée d’un seul côté (p. 11 et 26 dans l’exemplaire de Genève), présente des gravures qui, contrairement à la tradition, sont reproduites sur du mauvais papier.

15Comme je l’ai déjà évoqué, le contenu des différents exemplaires peut varier. Tel est le cas de Dada 3 dans les deux exemplaires électroniques :

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Fig. 5 & 6. Dada 3, p. 7, selon les éditions électroniques de l’International Dada Archive (gauche) et du site Ubu.com (droite).

16Dans l’Anthologie Dada (Dada 4-5), les contenus respectifs des différents exemplaires sont quant à eux sensiblement différents. Cette anthologie contient d’ordinaire deux titres : Anthologie Dada (page de couverture en papier kraft beige), et Dada 4-5 (sur du papier chamois en page 3). Cependant, contrairement aux exemplaires de Berne et de Genève, celui de Neuchâtel ne comprend que le premier titre, l’anthologie n’apparaissant plus comme liée à une revue. Les différences entre les exemplaires de Berne et de Genève sont quant à elles substantielles. Alors que ceux de Berne et de Neuchâtel présentent dans les pages centrales orange le manifeste de Serner « Letzte Lockerung », composé dans une typographie serrée, celui de Genève comporte au même endroit la « déclaration sans prétention de Tzara » ainsi que 199 Cs de Pierre Reverdy27, tous deux disposés de façon très aérée. De la même façon, les exemplaires de Berne et de Genève proposent la même illustration de Klee, mais collée dans des sens opposés, et avec des textes différents :

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Fig. 7 & 8. Anthologie Dada (Dada 4-5), p. 27, exemplaires de Berne (à gauche) et de Genève (à droite)

Enjeux esthétiques

17Les différences constatées entre les exemplaires dépendent pour partie des publics visés, l’édition allemande présentant des variantes par rapport à l’édition française28. Cependant, les variations sont loin de ne porter que sur des éléments linguistiques. Ainsi, la présence ou non du titre Dada 4-5 après celui de la couverture (Anthologie Dada) engage deux lectures différentes, l’une assimilant l’objet que le lecteur tient entre les mains à l’un des numéros d’une revue, l’autre le rapprochant au contraire du livre. De même, les exemplaires qui proposent le « manifeste » « Letzte Lockerung » de Serner semblent orientés du côté d’un certain militantisme, qui tend à disparaître dans les exemplaires comportant la « Déclaration sans prétention » de Tzara.

18Sur le plan sémiotique, les divers exemplaires mettent en jeu des esthétiques différentes, voire opposées. Imprimé sur un papier bleuté, le poème « Crayon bleu » inscrit entre le poème et son support une relation de convergence ou de redondance, alors que prévaut la divergence entre les codes lorsqu’il est imprimé sur papier rose. De la même manière, la relation intermédiale entre œuvres d’art et poèmes varie : la même gravure d’Arp sous le poème « Flamme » (fig. 6) et sous le poème « Régie » (fig. 5) peut être lue comme un pictogramme dans le premier cas — et donc, dans le langage de Peirce, comme une icône —, les différents éléments noirs symbolisant autant de flammes. En revanche, ce sont les rapports entre éléments géométriques qui semblent compter dans le deuxième cas, comme dans une composition abstraite, le titre du poème, « Régie », pouvant alors servir de symbole résumant des propriétés non sémiotiques de la gravure29.

19On peut par ailleurs se demander si la relation entre œuvres d’art et textes est seulement intermédiale. Le fait que la même reproduction d’une peinture de Klee soit collée une fois dans un sens, et une fois dans l’autre, suggère que cette image est importante non tant par elle-même que comme élément de composition de la page. Aussi perd-elle son autonomie et est-elle subsumée dans une œuvre transmédiale30, où les différents éléments participent à un genre nouveau, l’assemblage — chaque page de la revue fonctionnant pour ainsi dire comme une nouvelle expérimentation, c’est-à-dire comme une installation nouvelle.

20On voit donc en quoi le contexte spécifique de l’imprimerie en temps de guerre permet d’engager la création artistique dans des voies nouvelles. La pénurie de papier incite à l’innovation, entraîne la fabrication d’exemplaires composés de papiers différents, permettant par là même une multiplication des relations entre textes, illustrations et supports. Cette pénurie, qui affecte la production industrielle, oblige par ailleurs à sortir d’une conception du livre standardisé et mécanique, tel qu’il n’a cessé de se développer de l’invention de l’imprimerie à caractères mobiles jusqu’au XIXe siècle. Ainsi est-il possible d’échapper à l’uniformisation, que dénonçait quelques années plus tôt Mallarmé, lorsqu’il évoquait le livre industriel de la fin du XIXe siècle comme un « déversoir », où chaque page se vide dans la suivante31, de façon toujours semblable. Désormais, chaque page proposera des relations spécifiques entre textes et images, les uns et les autres tendant à échapper à leurs genres respectifs au profit des assemblages qu’ils forment. Ainsi sera-t-il possible également de répondre à l’injonction de Pierre Albert-Birot, qui recommandait de traiter individuellement aussi bien le poème que l’image. Mais ce traitement individuel sera à son tour dépassé, les deux médiums étant amenés à coopérer dans des œuvres transmédiales.

21Le fait d’utiliser toutes sortes de papiers permet de plus de sortir de codes établis, et en particulier d’une hiérarchie des genres. Les premiers numéros de Dada (Dada 1 et Dada 2) sont encore inscrits dans l’horizon de la « belle revue », plus ou moins héritière du symbolisme. Mais il n’en va plus de même à partir de Dada 3, les papiers les plus pauvres étant réquisitionnés au même titre que des papiers plus riches. Symptomatiquement, l’« édition de luxe » de l’Anthologie Dada sera réalisée avec une couverture présentant une gravure d’Arp collée sur une page d’annonces de la Tribune de Genève32. L’utilisation de papiers très fins permet quant à elle de jouer sur la transparence, et de donner à entendre des voix qui viennent de l’autre côté de la page, de façon différente de cas en cas (fig. 2 & 3).

22Enfin, cette écriture durant la guerre permet de s’élever contre tous les codes évidents proposés par l’édition industrielle. Ce faisant, les revues Dada constituent un jalon essentiel vers la production de livres d’artistes. En effet, selon Anne Moeglin-Delcroix, à la différence du « livre illustré », « ce genre d’ouvrage se présente sous la forme industrielle contemporaine du livre » et se situe néanmoins dans une « contradiction réelle », puisque « le livre d’artiste […] a tous les caractères du livre contemporain industriellement fabriqué, y compris le tirage généralement non limité, mais demeure artisanal dans ses modes marginaux de publication et de diffusion33 ». En particulier, comme les revues dada, les livres d’artistes contemporains jouent sur la multiplicité des papiers et la multiplication des relations entre éléments textuels et iconiques.

Notes de bas de page numériques

1 Romain Rolland, Au-dessus de la mêlée, Paris, Ollendorff & Neuchâtel, Attinger, 1915, p. 36-37.

2 Hugo Ball, Die Flut aus der Zeit, München & Leipzig, Verlag Von Duncker und Humblot, 1927, p. 94. Cf. aussi Tristan Tzara, « Manifeste Dada 1918 », Dada 3, décembre 1918 : « Le cube et la mère en une certaine contrée d’Italie : DADA. Un cheval de bois, la nourrice, double affirmation en russe et en roumain : DADA ».

3 Hugo Ball, Cabaret Voltaire, mai 1916, Zurich. « Avec l’aide de nos amis de France, d’Italie et de Russie nous publions ce petit cahier. Il doit préciser l’activité de ce Cabaret dont le but est de rappeler qu’il y a au-delà de la guerre et des patries, des hommes indépendants qui vivent d’autres idéals [sic]. L’intention des artistes assemblés ici est de publier une revue internationale. La revue paraîtra à Zurich et portera le nom dada, Dada, Dada, Dada, Dada » (traduction donnée dans Marc Dachy, Journal du Mouvement DADA, Genève, Skira, 1989, p. 33).

4 R. Rolland, Au-dessus de la mêlée, op. cit., p. 126.

5 R. Rolland, Au-dessus de la mêlée, op. cit., p. 129.

6 Cf. Hans Bolliger, Guido Magnaguagno, Raimund Meyer, Dada in Zürich, Zürich, Kunsthaus Zürich, Sammlungsheft 11, 1985 p. 73 et 85. On ne saurait sous-estimer l’importance de Karl Kraus pour l’analyse des phénomènes ayant trait à la presse.

7 « Ohne die Presse wäre der Krieg überhaupt nicht möglich gewesen ». Cf. Karl Kraus, « Von einem Mann namens Ernst Posse », Die Fackel 431-436, Juli 1916, pp. 72-77, ici p. 74.

8 « […] der Reporter […] macht die Greuel, die er erlügt, zur Wahrheit. […] er hat den Abglanz heroischer Eigenschaften zur Verfügung und seine mißbrauchte Sprache verschönt ein mißbrauchtes Leben. » Cf. Karl Kraus, « In dieser grossen Zeit », Die Fackel 404, 5. Dezember 1914, p. 9, repris dans Weltgericht I, Frankfurt am Main, Suhrkamp, « Taschenbuch », 1988, p. 16. La traduction de « missbraucht » est difficile, dans la mesure où Kraus emploie ce terme à deux reprises avec des sens différents (« mésusé » et « violenté ») et en pratiquant une antanaclase, qui constitue l’une des figures de prédilection de Kraus (cf. Patrick Suter, « Presse et prostitution à la lumière de Karl Kraus », Presse, prostitution, bas-fonds 1830-1930, dossier dirigé par Guillaume Pinson, Médias 19 : http://www.medias19.org/index.php?id=13403).

9 Sur ces préfixes, cf. par exemple Ottmar Ette, TransArea. Eine literarische Globalisierungsgeschichte, Berlin-Boston, De Gruyter, « Mimesis » Romanische Literaturen der Welt, Band 54, p. 34 sq.

10 Il s’agit de Sirius 4, janvier 1916. Cf. Hans Bolliger & alii, Dada in Zurich, p. 230.

11 Cf. H. Bolliger & alii, Dada in Zurich, op. cit., p. 237.

12 Christian Schad, « Notes autobiographiques », in Marc Dachy, Archives Dada. Chroniques, Paris, Hazan, 2005, p. 79.

13 Tristan Tzara, « Manifeste Dada 1918 », Dada III, décembre 1918.

14 Henri Béhar, « Tristan Tzara historiographe de Dada », Mélusine 11, Histoire Historiographie, pp. 29-39, ici p. 35. Pour autant, Tzara et Rolland auront bien plus tard des relations : la Bibliothèque littéraire Jacques Doucet possède une lettre de Romain Rolland à Tristan Tzara datée du 1er février 1937, soit d’une période très au-delà de la période envisagée dans cet article.

15 Dada, réimpression intégrale et dossier critique de la revue publiée de 1917 à 1922 par Tristan Tzara, éd. par Michel Sanouillet et Dominique Baudouin, Nice, Centre du XXe siècle, 1976 (t. I) et 1983 (t. II), t. II, p. VIII.

16 Cf. Marc Dachy, Dada & les dadaïsmes, Paris, Gallimard, « Folio essais », 2011, p. 104.

17 Cf. M. Dachy, Dada & les dadaïsmes, op. cit., p. 106.

18 Cf. SIC 25, janvier 1918, édition en fac-similé, Paris, Jean-Michel Place, 1980, p. 192.

19 Michel Sanouillet, Francis Picabia et 391, t. II, Paris, Éric Losfeld, 1966, p. 87-88.

20 Cote Ry 4235 Helv Rara.

21 Cote Per 716 9.

22 Cote 21R HD 11.

23 Il est à noter que les bibliothèques zurichoises publiques (Zentralbibliothek Zürich et bibliothèque de la Zürcher Hochschule der Künste) ne possèdent que les numéros 1 et 2 de la revue.

24 http://sdrc.lib.uiowa.edu/dada/dada/index.htm (consulté le 15 novembre 2015).

25 http://ubumexico.centro.org.mx/text/dada/Dada-3_Dec_1918.pdf (consulté le 15 novembre 2015).

26 J’indique ici les mesures des exemplaires de Berne. La meilleure reproduction de la revue Dada est celle réalisée par Mazzotta (Dada, reproduction photomécanique, Rome et Milan, Ed. Mazzotta, 1970). C’est la seule reproduction où les différents numéros apparaissent de façon indépendante, sans avoir été reliés. C’est également la seule édition qui tienne compte des différents papiers. Les variations entre les différents numéros n’ont en revanche pas pu être prises en compte, et c’est un exemplaire de l’édition allemande de l’Anthologie Dada qui a été reproduit.

27 Ce sont ces pages en français qui sont reproduites dans le fac-similé le plus accessible de la revue : Dada Zurich Paris 1916-1922, réédition en fac-similé de Cabaret Voltaire, Der Zeltweg, Dada, Le Cœur à barbe, Paris, J-M. Place, 1981, p. 178-180. Le manifeste de Serner est quant à lui reproduit dans l’édition Mazzotta ainsi que dans l’exemplaire en ligne de The International Dada Archive.

28 Ces variantes linguistiques sont reproduites dans la réimpression de la revue chez Jean-Michel Place : Dada Zurich Paris 1916-1922, op. cit. Voir en particulier pp. 157-159 et pp. 197-206.

29 Certes, on pourra aussi voir dans cette même gravure une icône d’un chef d’orchestre, qui illustrerait le poème de Hardekopf.

30 Il est possible que ce changement d’orientation de l’image de Klee soit dû à une simple distraction de la part du colleur. Mais le hasard est déterminant dans l’esthétique dada, et en particulier chez Arp, qui déclare avoir travaillé selon la « loi du hasard » (cf. Jean Arp, Jours effeuillés, poèmes, essais, souvenirs, Paris, Gallimard, 1966, p. 15).

31 Stéphane Mallarmé, « Le Livre, instrument spirituel », Œuvres complètes, éd. présentée, établie et annotée par Bertrand Marchal, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », t. II, 2003, p. 225.

32 Cf. Dada, réimpression intégrale…, t. I, p. 69.

33 Anne Moeglin-Delcroix, Esthétique du livre d’artiste. Une introduction à l’art contemporain, BNF, « Le mot et le reste », 2012, p. 1 et 6.

Bibliographie

Revue Dada

Dada. Recueil littéraire et artistique, Zurich, 1917-1919.

  • Exemplaires 3-5 de la Bibliothèque nationale de Suisse à Berne (Cote Ry 4235 Helv Rara).

  • Exemplaires 3-5 de la Bibliothèque d’art et d’archéologie de Genève (Cote Per 716 9).

  • Exemplaire de l’Anthologie dada de la Bibliothèque publique et universitaire de Neuchâtel (Cote 21R HD 11).

  • Exemplaires 3-5 en ligne sur le site de The International Dada Archive http://sdrc.lib.uiowa.edu/dada/dada/index.htm (cons. le 15 novembre 2015)

  • Exemplaire 3 en ligne sur le site Ubu.com : http://ubumexico.centro.org.mx/text/dada/Dada-3_Dec_1918.pdf (cons. le 15 novembre 2015).

Dada, réimpression intégrale et dossier critique de la revue publiée de 1917 à 1922 par Tristan Tzara, éd. par Michel Sanouillet et Dominique Baudouin, Nice, Centre du XXe siècle, 1976 (t. I) et 1983 (t. II)

Dada, reproduction photomécanique, Rome et Milan, Ed. Mazzotta, 1970.

Dada Zurich Paris 1916-1922, réédition en fac-similé de Cabaret Voltaire, Der Zeltweg, Dada, Le Cœur à barbe, Paris, J-M. Place, 1981.

Romain Rolland

Rolland Romain, Au-dessus de la mêlée, Paris, Ollendorff & Neuchâtel, Attinger, 1915.

Sur Dada, autour de Dada

Arp Jean, Jours effeuillés, poèmes, essais, souvenirs, Paris, Gallimard, 1966.

Ball Hugo, Die Flut aus der Zeit, München & Leipzig, Verlag Von Duncker und Humblot, 1927.

Béhar Henri, « Tristan Tzara historiographe de Dada », Mélusine, no 11, Histoire Historiographie, pp. 29-39

Bolliger Hans, Magnaguagno Guido, Meyer Raimund, Dada in Zürich, Zürich, Kunsthaus Zürich, Sammlungsheft 11, 1985.

Dachy Marc, Archives Dada. Chroniques, Paris, Hazan, 2005.

Dachy, Marc, Dada & les dadaïsmes, Paris, Gallimard, « Folio essais », 2011.

Dachy, Marc, Journal du Mouvement DADA, Genève, Skira, 1989.

Sanouillet, Michel, Francis Picabia et 391, t. II, Paris, Éric Losfeld, 1966.

Autres textes et études

Ette, Ottmar, TransArea. Eine literarische Globalisierungsgeschichte, Berlin-Boston, De Gruyter, « Mimesis » Romanische Literaturen der Welt, Band 54.

Kraus Karl, « Von einem Mann namens Ernst Posse », Die Fackel, Nr. 431-436, Juli 1916, pp. 72-77.

Kraus Karl, « In dieser grossen Zeit », Die Fackel 404, 5. Dezember 1914, pp. 1-19.

Kraus Karl, Weltgericht I, Frankfurt am Main, Suhrkamp, « Taschenbuch », 1988.

Mallarmé Stéphane, Œuvres complètes, éd. présentée, établie et annotée par Bertrand Marchal, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », t. II, 2003.

SIC, édition en fac-similé, Paris, Jean-Michel Place, 1980.

Suter Patrick, « Presse et prostitution à la lumière de Karl Kraus », Presse, prostitution, bas-fonds 1830-1930, dossier dirigé par Guillaume Pinson, Médias 19 : http://www.medias19.org/index.php?id=13403.

Pour citer cet article

Patrick Suter, « Éditer en temps de guerre, inventer dans la pénurie. La revue Dada à Zurich (1917-1919) », paru dans Loxias-Colloques, 8. Ecrire en Suisse pendant la grande Guerre, Ecrire en Suisse pendant la Grande Guerre, Éditer en temps de guerre, inventer dans la pénurie. La revue Dada à Zurich (1917-1919), mis en ligne le 23 août 2017, URL : http://revel.unice.fr/symposia/actel/index.html?id=961.


Auteurs

Patrick Suter

Professeur de littérature française, Université de Berne. Ouvrages critiques : Le journal et les Lettres : 1. De la presse à l’œuvre (Mallarmé – Futurisme, Dada, Surréalisme) ; 2. La presse dans l’œuvre (Butor, Simon, Rolin), MētisPresses, 2010 ; Robert Pinget. Inédits (Revue des sciences humaines, no 317, 2015 (avec C. Roullier). Littérature : Le Contre-geste (La Dogana, 1999), Faille (MētisPresses, 2005) ; Frontières (Passage d’encres, 2014). Traduction : A. von Droste-Hülshoff : Tableaux de la lande (La Dogana, 2014, avec B. Böschenstein).