Loxias-Colloques |  8. Ecrire en Suisse pendant la grande Guerre |  Ecrire en Suisse pendant la Grande Guerre 

Jean-Paul Louis-Lambert  : 

Qui est le Dieu absent de la Suisse du Monde désert ?

Résumé

« Un monde sans Dieu est un désert » déclarait un personnage d’une pièce inédite de Pierre Jean Jouve de 1914, écrite dix-huit mois avant son départ pour la Suisse où il devint un ami-disciple du grand intellectuel pacifiste Romain Rolland. En 1927, Jouve publie Le Monde désert où revivent des figures amies de l’écrivain du temps de la Première Guerre mondiale : le sculpteur Jacques Lenoir (Jacques de Todi, homosexuel et suicidé), le peintre Edmond Bille (Siemens), l’amoureuse qui prend soin des artistes (Baladine) et Jouve lui-même (Luc Pascal). Ces clés ont été décodées par des lecteurs attentifs. Se pose alors la question des absents dans ce roman, eux qui étaient si présents dans la vie de l’écrivain : Andrée (sa première épouse), Romain Rolland, son « père mystique », et la guerre elle-même. Qui est le « Dieu absent » du Monde désert ? Quel rôle a joué la seconde épouse de Jouve, la psychanalyste Blanche Reverchon, pour un livre passionné qui nous apparaît comme le roman d’un double divorce ?

Index

Mots-clés : Jouve (Pierre Jean) , Le Monde désert, Première Guerre mondiale, Rolland (Romain)

Géographique : France , Suisse

Chronologique : XXe siècle

Plan

Texte intégral

Première Partie : Le Monde désert se situe en Suisse (Valais, Genève) en 1916-1919

« Un monde sans Dieu est un désert »

1C’est ce que déclare le pasteur Walber à Émilienne, lors d’une disputation entre un ministre de Dieu et une amie qui se déclare athée1. Cet aphorisme est prononcé dans le premier acte de L’Illuminée, pièce inédite, écrite par Jouve au début de 1914. La première question à se poser sur Le Monde désert, publié au tout début de 1927, est donc : qui est le dieu absent du Monde désert ?

2Pour y répondre nous devons examiner les liens entre la vie et l’œuvre dans ce roman écrit en 1926 où Jouve reprend les décors du Valais et de Genève tels qu’il les a connus en 1916-1919. Il y fait revenir un personnage créé en 1914 dans la pièce précédemment citée. Fin 1915, Jouve s’était incorporé au groupe de français pacifistes exilés en Suisse pendant la première guerre mondiale, et dont l’âme était Romain Rolland, écrivain et intellectuel reconnu, alors au fait de sa gloire — Jouve, initialement un lointain correspondant, était devenu son ami depuis plus d’un an quand Rolland reçoit fin 1916 le prix Nobel (au titre de l’année 1915).

Que connaissait-on du jeune Jouve en 1972 ?

3Dans son livre paru du vivant de Jouve (Les Romans de Pierre Jean Jouve — Le romancier en son miroir2), Simonne Sanzenbach s’interroge sur ce qu’il peut y avoir d’autobiographique dans les romans de Jouve. Nous sommes bien avant la biographie fondatrice par Daniel Leuwers qui nous a révélé Jouve avant Jouve en 19843, et la publication d’œuvre4 par Jean Starobinski en 1987, avec son flot de textes inconnus ou inédits — en particulier ceux qui datent de la première vie (reniée) de l’écrivain. La lectrice n’a eu accès qu’à peu de sources. En Miroir5 (1954), le très beau Journal sans dates de Jouve, est une magnifique réussite littéraire, mais l’écrivain n’y a décelé qu’une partie de la vérité historique sur sa vie et son œuvre, et il y a subtilement joué avec des omissions et des leurres. Simonne Sanzenbach disposait de la monographie6 de René Micha (1956), écrite sous la surveillance très stricte de Jouve, et d’un bref entretien7 tardif avec Georges Piroué paru au moment de la réédition du Monde désert (1960).

4Jouve écrit toujours à partir des émotions qu’il a ressenties lors de périodes de crise. Or les crises vécues — d’où il a distillé ses grandes « chroniques romanesques » des années 1925-1928 (Paulina 1880, Le Monde désert, Hécate) — appartiennent en grande partie à sa première vie rejetée sur laquelle il ne donne qu’une relation très fragmentaire dans En miroir et dans ses très rares entretiens. Au début des années 70, sur la période où est censée se passer l’histoire racontée dans Le Monde désert, une seule source historique externe était à la disposition des lecteurs. Il s’agit du Journal des années de guerre de Romain Rolland8 (1952), où on peut lire des notations prises au jour le jour, mais aussi des extraits de lettre que Rolland a envoyées à Jouve et qui ont disparu quand celui-ci, juste après la parution du Monde désert (1927), a décidé de se brouiller avec celui qui avait été son « Ami » (avec une majuscule), son « mentor », bref, son père mystique.

5Grâce au Journal des années de guerre, Simonne Sanzenbach a réussi à reconstituer quelques éléments de la vie en Suisse du jeune Jouve et de sa femme, « Madame Jouve » — c’est-à-dire Andrée Charpentier, épousée en 1910. En outre, à partir des (peu nombreuses) déclarations de Jouve dans En miroir, elle a deviné que « B. » — c’est-à-dire Blanche Reverchon (sa seconde épouse, rencontrée en 1921), jamais nommée clairement — a « pris soin » de Jouve. Elle a ainsi compris que pour créer le personnage de Baladine qui aide Jacques de Todi dans son devenir artiste, Jouve a « agglutiné » deux personnes réelles (plus une troisième, nous le verrons). Mieux, la lectrice a senti qu’en donnant à Baladine une destinée de rupture (après avoir épousé Luc Pascal, elle disparaît), Jouve lui a donné un rôle extrêmement proche de lui-même. Elle a ainsi vu que Jouve s’inspire de personnes réelles (lui-même et ses proches) pour créer ses personnages par « condensation et déplacement » (pour employer le vocabulaire de Freud). Enfin, la lectrice devine que la « culpabilité » qui provoque la mort (pourtant historique) de Jacques de Todi, la disparition mystérieuse de Baladine et la « folie9 » de Luc Pascal peuvent être liées à un « destin », à une fatalité. Mais cette culpabilité, cette disparition et cette folie sont surtout associées à la vie continuellement marquée par une « opération de rupture » que Jouve a toujours connue et qu’il a encore récemment provoquée en divorçant d’Andrée (21 mai 1925), et en épousant Blanche (23 novembre suivant).

6Que le personnage de Luc Pascal, avec son prénom si « évangélique »10, soit très proche de Jouve lui-même, malgré la discrétion de Jouve dans En miroir, cela est très évident. Simonne Sanzenbach a su voir les ressemblances physiques entre Luc Pascal et l’auteur. Dans la biographie express que Luc Pascal donne de lui-même vers la fin du roman — poète ayant publié « Quatre fleurs » (future section de Noces, 1928) et écrivant un roman intitulé La Terre aride —, elle a bien repéré que Jouve injecte dans ce personnage de grands éléments autobiographiques.

7J’ajoute une source originaire : on retrouve en fait un personnage, le poète Lucien (ou : Mon petit Luc), que Jouve avait déjà créé dans sa troisième pièce (déjà présentée, L’Illuminée). Il s’inspirait de la parabole du retour du fils prodigue qu’on ne lit que dans l’Évangile de Saint Luc. Une source du Monde désert se situe donc en 1914, quelques mois avant l’envoi par Jouve de sa première lettre à Romain Rolland (24 novembre 1914), elle même précédant d’un an son départ pour la Suisse (tout début novembre 1915).

Que sait-on depuis 1987 ?

8À partir des années 80, bien des choses vont changer dans notre connaissance de l’œuvre de Jouve et des sources biographiques au cœur de ses projets romanesques. Cela commença par la parution en 1984 d’un livre de référence, le Jouve avant Jouve ou la naissance d’un poète de Daniel Leuwers. L’essayiste a fait la connaissance de Claude Le Maguet à la mémoire de qui son livre est dédié. Le Maguet (Jean Salives, 1887-1979) est un anarcho-syndicaliste, déserteur de l’armée française et réfugié en Suisse, fondateur de la revue pacifiste Les Tablettes. Leuwers découvre un flot de sources inédites (ou inconnues) dans les archives personnelles de Le Maguet, mais aussi dans le fonds Romain Rolland11 qui contient la correspondance-fleuve à lui adressée par Jouve, et dans les œuvres de jeunesse reniées par celui-ci, y compris des manuscrits inédits12. Comme il est classique, la jeunesse de Jouve a été sa période de formation où sont nés des motifs qu’il a transposés dans ses romans.

9C’est typiquement le cas du Monde désert dont j’estime que des sources remontent à la pièce de 1914, le noyau majoritaire datant des années suisses auprès de Romain Rolland (Montana, Sierre, Genève, la Première Guerre mondiale, 1916-1919). Ces sources sont revues et transformées par la période d’écriture qui appartient à la Vita Nuova de Jouve (1925-1926). Connaissant le contexte historique (1916-1919) où est née « l’histoire de Jacques » qui occupe les deux tiers du roman, Daniel Leuwers a pu écrire qu’en privilégiant le drame de Jacques de Todi (marqué par son homosexualité), Jouve a pu « gommer » Romain Rolland, le « père vénérable et chéri », « au profit [et grâce à la science psychanalytique] de Blanche Reverchon-Jouve13 ». Le roman est d’ailleurs dédicacé à la mémoire de Jacques Lenoir (que nous allons retrouver), et « à B.R.J. ». La double connaissance de la période suisse de Jouve auprès de Rolland et de la Vita nuova auprès de Blanche a permis de détecter l’absence étonnante de Romain Rolland.

10En outre, depuis 1987, la parution des deux volumes d’œuvre permet de lire une partie significative des œuvres oubliées du jeune Jouve, par exemple Vous êtes des hommes (1915), poème que Rolland avait lu avec admiration.

Du côté des archives

11Jouve est très présent dans les lettres et le Journal des années de guerre de Romain Rolland. De même, on trouve pour cette période des archives qui nous disent que Romain Rolland aurait dû être au générique du roman. Jouve, qui lui écrivait depuis novembre 1914, reçoit la visite de Romain Rolland (qu’il n’avait jamais rencontré) dès le tout début de son séjour en Suisse. Rolland donne un portrait de Jouve dans le Journal des années de guerre, à la date du 2 novembre 1915 (en fait le 4 novembre) :

Jouve que je ne connaissais pas encore, est d’aspect maladif, maigre, déplumé ; mais il est jeune et vif de façons, et de caractère gai au fond, malgré lui. Il m’est sympathique. J’aime son naturel, l’élan de ses sentiments et son humanité. Il respire ici. […] De tous les jeunes écrivains de valeur, il est l’âme restée la plus libre et la plus irréconciliable à la guerre.

12Il faudrait citer d’autres notations (novembre 1915, mars 1916). À l’issue de sa visite à la colonie française de Montana, Rolland écrit (9 juin 1916) :

Bons et affectueux amis. Je leur en ai une tendre reconnaissance. […] Plaisir que j’ai de causer avec Jouve. Il y a tant de mois que je suis sevré d’entretiens avec un esprit français, intelligent, cultivé, et artiste ! Un jeune frère de même race, qui vous comprend à demi-mot.

13L’extrême sensibilité artiste de Jouve le rendait à la fois très sympathique à certains, comme Rolland — et pouvait également le rendre insupportable à d’autres (Duhamel, Arcos, Vildrac) qui s’exprimeront quand Jouve fera scandale en quittant Andrée à partir de 1921-1922. Romain Rolland a choisi d’être séduit, sans doute parce que des écrits de Jouve l’avaient déjà touché, mais aussi parce que le milieu de militants et de journalistes où il vit à Genève le frustre. Avec Jouve, il trouve un jeune écrivain de valeur qu’il défend même contre Thiesson qui avait critiqué Danse des morts (12 février 1918) :

Pour P. J. J[ouve], je proteste. Vous vous trompez, mon ami. C’est là une grande œuvre, et comme il n’en est pas beaucoup dans la littérature d’aujourd’hui14.

14Plus loin, la correspondance de Jouve adressée à Romain Rolland anticipe sur la future création de Jacques de Todi. Le début du Monde désert nous plonge dans les monologues intérieurs et les délires de Jacques de Todi, puis dans sa grande course dans la montagne par grand froid. Il en rentre très malade, ses amis doivent le soigner : Luc Pascal et une femme qui s’inquiète, Baladine Nocolaïevna (Sergounine). Cet événement est documenté historiquement, car Jouve a écrit à Romain Rolland (29 avril 1916) pour relater la maladie de Jacques Lenoir, et la peur qu’elle a suscitée parmi les proches :

Lenoir nous a fait une peur terrible. Il a abusé de la montagne, en multipliant les courses, en usant immodérément du soleil. Mercredi à midi, il arrivait à table avec l’aspect de l’homme ivre qui balance la tête, pleure, et ne trouve plus une idée, ni un mot. […] il eut subitement une température proche de 40°, un pouls très faible.[…] Il eut des idées délirantes jusqu’à la nuit, et je puis vous dire que dans cette conscience encore bien claire, mais qui ne se possédait plus, vous jouiez un grand rôle. […] Aujourd’hui, 4e jour, tout danger est écarté […], il a repris son équilibre moral. Mais il est affaissé, et tout le monde autour de lui est un peu las15.

15C’est un des rares cas de critique génétique jouvienne où nous pouvons comparer une première version improvisée précoce et une version élaborée tardive. Dans sa lettre, Jouve décrit clairement les événements, mais ce qu’il en fera dix ans plus tard est — par l’ampleur, la distance et le souffle de l’écriture — sans commune mesure avec le témoignage écrit sur le coup.

16Je n’ai pas réussi à détecter la présence de Jacques Lenoir dans la version publiée du Journal des années de guerre de Romain Rolland. Mais son nom est cité dans sa correspondance avec le peintre Gaston Thiesson, un ami que Jouve avait connu à Poitiers dans le groupe d’artistes, écrivains et militants regroupés autour de Jean-Richard Bloch et de sa revue, L’Effort Libre. Roland Roudil nous a permis de découvrir l’amitié entre deux artistes, Lenoir et Edmond Bille, dans des lettres de Thiesson à Rolland, écrites à Montana, ainsi le 29 décembre 191516 :

J’ai fait du ski avec Jouve et un jeune sculpteur de Genève, Lenoir. Un ami de ce dernier, le peintre Bille qui habite Sierre est venu me voir.

17Le 19 mai 1916, Thiesson donne un bref récit de la maladie de Lenoir : « Vous savez que l’ami Lenoir a failli être enlevé par une insolation suivie de congestion. Mais il est tout à fait rétabli, et toujours à Montana, avec Jouve. » Bien plus tard, en janvier 1920, Romain Rolland donnera dans son Journal17 une information capitale sur le destin de Lenoir :

Un des rares amis genevois de notre petite colonie d’exilés, Jacques Lenoir, un jeune peintre, bon garçon, de santé athlétique, s’est jeté dans le Rhône, ces jours-ci ; on l’a retrouvé dix jours plus tard.

18L’essentiel de nos sources18 se trouvent dans les lettres envoyées par Jouve à Romain Rolland. Une lettre du 5 avril 1916 nous apprend le rôle généreux de Jacques Lenoir : il a financé le séjour de Desprès, l’ami militant et malade. 8 mai 1916 : Jouve tient Rolland au courant de la santé de Jacques Lenoir après sa maladie. Les amis ne cessent de témoigner leur enthousiasme à l’idée que Romain Rolland vienne leur rendre visite à Montana. Voici une précieuse relique, ces quelques lignes de Jacques Lenoir à Rolland (16 mai 1916) :

Cher ami / Joie en nos cœurs à la pensée que vous allez venir. […] Pensez avec bon espoir à votre petite maison : nous vous y entourerons de notre amitié. Vous y aurez autour de vous une famille de disciples, dont vous serez comme le père chéri. […] En attendant, nous nous apprêtons à vous recevoir à cœurs ouverts et à vous montrer les splendeurs de la nature qui nous environne.

19Le Journal des années de guerre de Romain Rolland témoigne de l’accueil enthousiaste et affectueux qu’il a reçu chez ces artistes de Montana et Sierre (12 juin 1916) : « Déjeuner chez l’accueillant Bille, qui réussit à faire croire à ceux qu’il héberge qu’il est leur débiteur. Projet de se retrouver tous, cet automne, à Sierre19. »

Début du générique : 1/3, des « personnes » (Lenoir, Bille, Jouve) aux « personnages » (Jacques de Todi, Siemens, Luc Pascal)

20Dans les lettres de Jouve à Romain Rolland, dans celles de Gaston Thiesson, et même, fugitivement, dans le Journal de Rolland, nous avons vu apparaître trois personnages du Monde désert de 1927. Il y a d’abord Jacques Lenoir — sculpteur (écrit Thiesson, et non pas peintre), fils d’un rigide pasteur genevois, généreux, amateur de ski et de montagne, homosexuel (et futur suicidé) — qui deviendra le romanesque peintre Jacques de Todi dont la tragédie intime est au cœur du roman. Jouve se servira de sa propre vie pour créer le personnage du poète Luc Pascal. Nous avons fait connaissance du peintre Edmond Bille qui illustrera la couverture du Poème contre le grand crime (1916) et qui deviendra Siemens dans le roman, un personnage haut en couleur et présenté de façon satirique en peintre régionaliste, et « dévoreur de femmes ». Sa fille, S. [Stéphanie] Corinna Bille (1912-1979) deviendra une grande romancière et nouvelliste — en 1971, Jouve préfacera Juliette éternelle. Actuellement, il ne manque que Baladine à ce générique. Historiquement, Romain Rolland est donc lié aux personnages du Monde désert de Jouve, à la fois par le partage de convictions pacifistes chez un groupe d’amis, mais aussi par l’admiration réciproque.

21Le Monde désert réussit l’exploit d’utiliser le décor et les amis que Jouve a connus en Suisse en 1916-1918 — période où Jouve a eu une intense activité de journaliste militant pacifiste n’écrivant que sur (c’est à dire : contre) la guerre —, sans que celle-ci fasse autre chose que l’objet de deux lignes du chapitre XXXVI : « La catastrophe en Europe avait tout bouleversé sans toucher un seul chagrin personnel, sans changer une seule existence secrète. » et d’une rapide allusion dans un poème inséré dans l’édition de 1927 du roman, La Mélancolie d’une belle journée : « Et que six millions d’habitants aient passé par ici / Sans y demeurer vraiment plus d’une heure ! ». Le récit se déroule d’abord, avant la guerre (disons : de 1911 à 1914) :

J’ai passé 10 mois à Montana, six mois à Sierre, dans le Valais ; puis j’ai séjourné à Genève. Ce sont là les lieux de la partie « Jacques » du roman. Mais j’ai écrit cette histoire dix ans plus tard, en 192720, et plutôt que de la situer pendant les années de guerre, je l’ai légèrement reculée dans le temps pour la rapprocher de Paulina 1880 21.

22Puis, après la guerre (alors que le mariage de Luc et Baladine date de 1921), la guerre est zappée, comme la figure de Romain Rolland. D’ailleurs, il n’y a pas que dans le roman de Jouve que Romain Rolland est absent, dans certaines archives aussi.

Suite du générique : 2/3, Introducing Baladine — La « Dame au chapeau » ?

23En 2014, Stéphanie Cudré-Mauroux publie dans le numéro 38 de la revue Quarto22 dédié à « Pierre Jean Jouve aux ALS » un ensemble de 14 photos extraordinaires23 : on y découvre — visuellement — Le Monde désert. Ces photos ont été prises par Edmond Bille (ou par un proche) ; elles ont été transmises à S. Corinna Bille et (en partie) à l’écrivain Georges Borgeaud (1914-1998) qui fut un proche de Jouve. Pour certaines photos, Borgeaud a donné des dates et des commentaires dont on ne peut garantir l’exactitude : il les a transmises à la fin de sa vie, longtemps après des faits dont il n’avait pas été témoin, à une époque où la petite Stéphanie Bille avait environ 5 ans. Georges Borgeaud a dit qu’une de ces photos mettrait en scène une figure mythique, la peintre Baladine Klossowska, la mère de Pierre Klossowski et de Balthus (précision explicite), la dernière compagne de Rilke.

24La discussion devient complexe : grâce à un témoignage de Pierre Klossowski24, nous savons que sa famille, réfugiée à Genève à partir de 1917, a fréquenté amicalement l’atelier du graveur Frans Masereel. Celui-ci a été un très proche ami et collaborateur de Jouve : ils ont réalisé ensemble plusieurs livres importants, dont Hôtel-Dieu, récits d’Hôpital 1915 (1918). Mais Robert Kopp a publié25 une lettre de Baladine à Jouve datée de la fin novembre 1925 ; elle s’y présente en supposant que Jouve ne se souvient probablement pas d’elle — Rilke lui a conseillé la lecture de Paulina 1880 et elle envisage de traduire le roman en allemand. Cela pourrait signifier que Jouve et Baladine ont pu se croiser pendant la guerre, sans vraiment se connaître.

25Mais comme Georges Borgeaud, comme Robert Kopp et comme Stéphanie Cudré-Mauroux, j’accepte de rêver devant cette photo que je date de 1917 ou 1918, et où l’on voit une dame au chapeau qui pourrait être Baladine K., et Pierre Jean Jouve en canotier. Assise dans l’herbe, aux pieds de son époux — et avec Béatrice Bonhomme et Stéphanie Cudré-Mauroux —, je reconnais Andrée, sa première épouse qui regarde son époux avec affection. À droite, la petite fille avec un ruban blanc dans les cheveux, c’est Stéphanie Bille ; l’appareil photo est tenu par son père, Edmond Bille. Le décor est à la fois champêtre et montagnard : c’est le Bois de Finges. Une seconde photo montre Fernand Desprès (l’ami militant), Edmond Bille et la famille Jouve — Pierre, Andrée et le petit Olivier (né en 1914). La Dame au chapeau entrevue un instant, a disparu. Si c’est Baladine Klossowska, Jouve la retrouvera à Paris en 1925-1926, et pour créer la Baladine de son roman, il lui empruntera son rare prénom et son allure artiste, afin de cacher les personnes réelles qu’elle recèle en arrière-plan, les femmes-mères-épouses qui ont pris soin de Jouve : Andrée Charpentier, puis Blanche Reverchon.

Fin du générique : 3/3, Jacques de Todi, Siemens et Luc Pascal sans leur « Dieu »

26Les photos les plus surprenantes représentent des scènes d’hiver (Stéphanie Cudré-Mauroux propose de les dater de l’hiver 1916-1917), où des touristes-sportifs sont photographiés dans une ambiance heureuse qui surprend — dans ses lettres à Romain Rolland, Jouve se plaint si souvent de son mal de vivre ! Jouve suggère que l’exercice physique (marche, ski, patinage) imposé par le paysage (montagnes et lacs) et le climat (le froid de l’hiver), lui faisait du bien. Cependant, ce qui nous retient surtout, c’est la présence de Jacques Lenoir26. Celui-ci se suicidera fin 1919-début 1920 (Romain Rolland nous l’a appris), mais trois ans plus tôt, nous le découvrons en sportif heureux, en compagnie de Jouve : l’artiste et son modèle — Jouve décrira ses talents de skieur dans son roman. Edmond Bille doit tenir l’appareil de prise de vue. On voit donc que Romain Rolland n’apparaît pas dans ces photos du Monde désert. Rolland menait, ailleurs (à Genève), une vie d’intellectuel humaniste militant. Mais on voit que les artistes français et suisses avaient une vie amicale autonome. Le Monde désert de Jouve était suffisamment peuplé ! Le romancier pouvait ignorer la guerre et Romain Rolland.

Deuxième Partie – La vérité sous la fiction

Le livre du divorce — ou des divorces ?

27En 1972, Simonne Sanzenbach avait perçu le rôle du thème de la rupture dans Le Monde désert : le divorce de Jouve d’avec la première « Madame Jouve » et son remariage avec « B. » étaient des ressorts sous-jacents de la trame romanesque. En 1984, Daniel Leuwers nous a appris que la séparation de Pierre et Andrée avait été très difficile, pour ceux-ci et aussi pour bien des amis de sa première vie. Ces amis voyaient dans le couple Pierre-Andrée un couple idéal, deux grands militants de la cause pacifiste : un écrivain visiblement doué et une « camarade au sens le plus élevé du terme » (Stefan Zweig27). Les réactions — hostiles de Duhamel, virulentes de Vildrac et Arcos — avaient rendu Jouve furieux ; le silence de Masereel, également. Tous, même Romain Rolland, avaient choisi de se mettre du côté d’Andrée28. Rolland avait jugé positivement son Voyage sentimental sorti en janvier 1923 — Jouve y célébrait son histoire d’amour de l’été 1921 à Salzbourg avec Blanche Reverchon — mais Vildrac s’en était cruellement moqué29. La correspondance de Jouve montre que sa rupture d’avec ses amis date de février-mars 1923.

28Dans Pierre Jean Jouve — La quête intérieure (2008), Béatrice Bonhomme a montré30 que la séparation de Pierre et Andrée avait été un processus long et douloureux, vécus par tous dans la tragédie, et dont l’expression clinique, surtout chez Pierre, mais également chez Andrée, est la dépression, et dont la métaphore romanesque est la mort ou la folie. Jouve a rêvé d’une situation à trois dont on retrouve un écho (très transposé) dans Le Monde désert, où Baladine se trouve entre Jacques de Todi et Luc Pascal, comme Pierre est entre Andrée et Blanche. Béatrice Bonhomme a donné une chronologie longue : la crise ne s’achève réellement qu’en 1927. Après son divorce et son remariage avec Blanche (1925), Jouve continue à communiquer avec Andrée, et Le Monde désert, c’est l’écriture de la tragédie du divorce d’avec Andrée. C’est sans doute Blanche qui a imposé à Jouve une vraie séparation en 1927. En 1926, quand il rédige Le Monde désert, Jouve est encore pris dans le noyau fondamental de ses émotions et de sa création d’alors : l’écartèlement. De 1921 à 1927, Jouve vit un difficile divorce d’avec Andrée. Mais, un, ou deux divorces ?

29La lecture des lettres de Jouve à Romain Rolland me pousse à considérer que Jouve vit simultanément un second divorce, d’avec Romain Rolland. La présence en creux de la première épouse semble très forte dans Le Monde désert. Je pense que la présence en creux de Romain Rolland y est tout aussi forte, mais elle s’accompagne d’une plongée par Jouve dans sa propre psyché si complexe, si obscure, si torturée — plongée où l’écrivain bénéficie des lumières de sa nouvelle compagne, Blanche Reverchon : médecin, psychiatre (soutenance en 1924 de sa thèse chez le grand neurologue Joseph Babinski) ; traductrice en 1922-1923 des Trois essais sur la sexualité de Freud (Gallimard) ; psychanalyste en formation (analyse par Eugénie Sokolnicka à partir de 1925) ; plus tard, en 1927 à Vienne, rencontre avec Freud. Blanche a sûrement conversé tous les jours avec Pierre qui devait lui raconter ses rêves (pleins d’images à la fois angoissantes et exaltantes), et elle les lui expliquait sur la base des théories psychanalytiques qu’elle connaissait de première main. Le divorce de Jouve d’avec son « père mystique » a été aussi douloureux que son divorce d’avec Andrée. La distance introduite par la science de Blanche lui a permis de transformer ses émotions en œuvre.

Un amour filial pour un « père mystique » : Romain Rolland, confident des maladies et des angoisses de Jouve

30Jouve exprime volontiers son mal de vivre dans ses lettres à Rolland. Jouve avait été très sensible à la première catastrophe en Europe ; il avait trouvé dans la cause pacifiste et dans trois auteurs — Whitman, Tolstoï et Romain Rolland — un écho écrit, littéraire, à ses préoccupations. Jouve avait été l’ami et le secrétaire de confiance du troisième nommé — mais il allait toujours mal. Dans ses lettres à Romain Rolland du temps de la guerre, il est surtout question des réactions à ce conflit, de son travail de journaliste pacifiste militant, de ses propres problèmes d’écritures et de publication31, mais de temps en temps Jouve instrumentalise Rolland comme confident de son mal de vivre.

31Jouve a toujours donné à Rolland des confidences sur sa santé avant même sa rencontre en Suisse — ainsi sa lettre du 6 juin 1915 sur ses « maladies ridicules », car infantiles (scarlatine, puis rougeole et coqueluche) : Jouve avait dû arrêter deux fois ses activités d’infirmier bénévole à l’hôpital de Poitiers, fin 1914, puis en mai-juin 1915. Épuisé, il se soigne à la campagne (lettre du 26 juin 1915), puis il décide de partir en Suisse pour rejoindre la « colonie d’exilés » proche de Romain Rolland. Très vite, Jouve passe de ses maladies somatiques à ses angoisses psychologiques. Juste après la rencontre de Vevey, il prévient Rolland (6 novembre 1915) que celui-ci allait devoir prendre en compte ses problèmes personnels :

De toutes la journée je n’ai pu le faire, j’étais trop fatigué, trop incertain — la pensée dévorée d’angoisse. C’est ce supplice que j’éprouve souvent. Je n’ai plus rien de mon bien, je n’aime plus rien de ce que j’aime ; terribles heures, pour celui qui veut vivre et sent la vie fléchir. Ce soir, je sors de cette journée d’ombre — pour être à vous un instant32.

32Sa lettre de Montana du 19 avril 1916, où Jouve racontait la maladie de Lenoir, débutait par des états d’âme et des informations sur sa santé :

Mon cher Ami / Je traverse de mauvais jours, — c’est pourquoi je gardais le silence. Je crois que toutes les peines se sont données rendez-vous. Des questions matérielles très graves [...] ; la longue maladie de Lenoir ; et ma santé à moi qui est devenue si misérable que je ne sais que faire. J’en oublie l’horrible tragédie du monde — ou plutôt non, je n’ai point les moyens d’y penser comme il faudrait et c’est un supplice de plus

33Qui Jouve voit-il en Romain Rolland ? Un père ? Un génie ? Un saint ? Un dieu ? La lecture des lettres de Jouve à Rolland est une expérience puissante : on voit un jeune écrivain (fin 1915, Jouve a 28 ans) qui cherche à convaincre son interlocuteur à jouer vis à vis de lui de multiples rôles — d’ami (habituellement avec une majuscule : « Mon Ami ») — de père (Rolland voit en Jouve un « jeune frère ») à qui on peut confier des soucis de santé assez intimes, sur ses problèmes aux poumons, à l’estomac et aux intestins : « Je vous donne tous ces détails parce que vous êtes mon ami » (4 avril 1917). Béatrice Bonhomme a donné un portrait de la relation de Jouve à Rolland que je pourrais reprendre tel quel33 : « père chéri » ; « guide spirituel » : « Je crois que c’est un besoin religieux. Je crois que je vais vers une forme de pensée religieuse » (27 mai 1915) ; Béatrice Bonhomme décrit son « adoration mystique pour Romain Rolland dont il contemple parfois le portrait dans les moments difficiles de sa vie comme celui d’une sorte d’icône, en espérant y trouver la guérison. » — On reconnaît le modèle de Paulina contemplant les représentations des saints martyres ! On peut ajouter : « un homme de génie » (4 novembre 2015) ? Ou : un gourou ? Ou, mieux : un médecin psychiatre, à qui il réclame de l’aide (8 mai 1916) : « Je me sens par nature trop près de l’abîme pour ne pas demander une règle un peu plus rude » ?

J’ai passé quelques temps à vous écrire. Parce que je viens de passer une mauvaise période. Quand on est trop mal en point […], il vaut mieux se taire. […] Je vous disais que j’avais traversé une mauvaise période. […] Je ne vous décrirai pas ces crises où je suis spirituellement, cette pensée du néant qui m’a poursuivi. Néant de vivre ou d’être mort, néant de la foi, néant de la paix, néant de la guerre, néant de toute parole et de tout acte […]. Et il faut ajouter un cortège de malaise secondaires, émotions excessives, doute de soi-même […] et des idées obsédantes34 qui font dans l’âme un travail de taupe acharnée. (23 novembre 1915).

34Je résume : Jouve avait besoin de rencontrer un parent divin. Il y avait eu Caroline Charpentier (sa première belle-mère qui l’a accompagné en Italie début 1910 pour soigner ses addictions). Il y a Romain Rolland. Il y aura Blanche Reverchon : Jouve a eu la chance exceptionnelle de rencontrer en 1921 une femme, tout à la fois : médecin, psychiatre, amante érotique, mère prenant soin, croyante (mystique même), et psychanalyste à la très forte personnalité. Jouve allait rencontrer la divinité incarnée avec laquelle il allait pouvoir échanger un immense amour de transfert.

35Jouve peut-il mettre en scène une figure de père divin ? Je n’insisterai pas sur un thème très présent dans la critique jouvienne : la présence de femmes-épouses-mères dans ses romans et ses poèmes. C’est l’Hélène de Sannis de « Dans les années profondes » de La Scène capitale (1935) qui sert de modèle à cette figure si prégnante. Dans En miroir, Jouve a imposé sa théorie de « l’agglutination » de « femmes réelles » pour créer ce personnage-mythe. Il cite trois figures de femmes (La Capitaine H, la femme maternelle et Lisbé), mais il est complètement muet sur une quatrième que Jouve ne nomme que de façon codée dans En miroir : « B. ». Je considère que Jouve lui donne une apparence (quasi-)divine dans diverses œuvres — dans Le Paradis perdu (1929), Blanche Reverchon est aussi bien Ève que les « Anges aux cheveux blancs » ou « Élohim », Dieu35. On peut lire le magnifique recueil M/ati/ère céleste (1936-1937) comme un hymne à la « Mère céleste ».

36Si la mère divine a une présence bien attestée dans l’œuvre de Jouve, les figures paternelles y sont réputées rares. On peut donner un relevé quasi-exhaustif. Il y a les textes où Jouve met en scène son « père violent »36 : dans une strophe des poèmes d’« Enfance » de Heures — Livre de la nuit (1919 et 1922, renié ensuite) ; dans « Gribouille » des Histoires sanglantes (1932) ; dans « Le Père et le revolver » des Proses (1960). Mises bout à bout, ces références explicites au père de Jouve ne font pas deux pages de texte. On peut ajouter les figures paternelles de ses romans. Le pasteur de Todi du Monde désert (1927), à la fois plein de douceur et de dureté vis-à-vis de Jacques, est juste évoqué. Le père de Paulina (Paulina 1880, 1925) et celui de Dorothée (« La Victime » de La Scène capitale, 1935) sont deux figures pâles, sans relief, très minimisées : des pères faibles. Cependant, si Paulina méprise ses frères — on reconnaît les frères de combat du jeune Jouve avec qui il s’est brouillé —, elle respecte toujours son père : Jouve met en scène son sentiment envers Romain Rolland avec qui il était encore en bonnes relations. On pourrait ajouter une dernière figure de père : le Commandeur du Don Juan de Mozart (1942).

37Dans l’œuvre de Jouve, il existe une figure de père fort, c’est Osmont du Soleil sur la Cueille (deuxième pièce de Jouve, 1913, inédite). La pièce relate le violent conflit entre un père génial, figure du « fort » à qui tout réussit : intellectuel reconnu, homme d’affaires prospère, propriétaire d’usines, mari comblé et amant conquérant, etc. Au contraire, Michel, le fils, poète ayant publié, est un « faible » qui refuse absolument de venir travailler dans l’entreprise de son insupportable père. Osmont et Michel vivent un violent conflit œdipien dont l’enjeu est la femme.

Un essai d’application de la littérature à la psychanalyse

38Après ce panorama37, force est d’admettre que le seul père fort et bon de l’œuvre de Jouve, c’est Romain Rolland. Celui-ci est le héros de sa correspondance et de Romain Rolland vivant dont Béatrice Bonhomme a donné une lecture (2015). J’ai déjà énoncé que Rolland, comme Andrée, était présent en creux dans Le Monde désert. Je vais tenter une analyse risquée, pouvant conduire le lecteur à estimer que je surinterprète le texte, je vais donc être bref, mais explicite. Il s’agit d’un sentiment que j’ai eu en lisant les lettres de Jouve à Rolland pendant la période 1925-1927. Jouve y parle sans ambages de sa brouille avec les amis de jeunesse qui n’ont pas accepté sa « trahison » (sa séparation d’avec Andrée) ; il sait qu’une « distance douloureuse » existe entre lui et Rolland, mais il a toujours besoin des conseils de son « cher Ami ». Daniel Leuwers nous a raconté la triste histoire de la brouille de Jouve avec Romain Rolland : Jouve y est insupportable d’égoïsme, et Rolland montre une sincère humanité. Je ne nie ni l’égoïsme de l’un, ni l’humanité de l’autre — mais je vais donner une lecture décalée, passionnelle, de ce divorce.

39Jouve n’a pas supporté le silence de Rolland à la suite de l’envoi du Monde désert : « il est impossible que ce livre ne vous touche pas » (11 février 1927). Rolland a expliqué : à l’arrivée du livre, il était malade, et il s’apprêtait à le lire quand il a reçu la lettre de rupture de Jouve lui annonçant la destruction des lettres qu’il avait reçues38. Mais le ton des lettres de Jouve prouve qu’il était en pleine crise passionnelle, comme le montre son vocabulaire : le 14 novembre 1925, il conclut une lettre par « Adieu, mon Ami, je vous serre la main avec affection » ; mais dans sa lettre suivante (8 décembre 1926)39, il se plaint que Rolland n’ait pas réagi à son envoi de Nouvelles Noces (poésie à laquelle Rolland « ne comprenait [plus] rien »40) :

Je ne supporte pas d’être passif devant un homme que j’ai autant aimé. Il n’y a qu’un homme que j’ai chéri, une âme que j’ai admirée, c’est vous. J’aurai le regret […] de brûler votre correspondance […]41

40Le 14 décembre 1926, Jouve attaque sa lettre par un « Mon cher ami », sans majuscule. Je prends très au sérieux son vocabulaire antérieur : « Ami », comme pour sous-entendre « Amour » ou « aimer », un mot fréquent dans les écrits du temps de la guerre, …

[comme dans cette dédicace de l’exemplaire (numéroté : 1) de Danse des Morts (Les Tablettes, 1917 ; je souligne)] : « A la grande âme fraternelle et libre, / à l’Ami que j’aime, / Cette œuvre pensée à ses côtés. / P J Jouve / Genève. 3. Oct.. 191742. »

41… « chéri », « affection », « embrasser » :

Cher, cher ami, — vos lettres ! Je vous embrasse pour vos lettres, et je ne vous embrasserai jamais trop pour cette joie grave, intime, qu’elles me laissent. Dans ce temps affreux, je vous dois à peu près toute la force qui me maintient, qui me sauve. (3 juillet 1916)

42Qu’on m’entende bien, ce n’est pas parce que Jouve emploie le verbe « aimer » ici ou là (souvent), que je m’interroge — on trouve également ce verbe dans les lettres d’Andrée à Romain Rolland, et aussi chez celui-ci, comme dans cette notation confiée à son Journal, après la réconciliation de 1939-1940 :

Retour de P.J. Jouve — ce jeune frère que j’ai tant aimé — et que je n’ai jamais cessé d’aimer43.

43C’est le nombre d’expressions d’amour, et le ton d’ensemble, qui me fait dire que c’est sans doute réellement d’amour qu’il est question — de quel amour exactement ? Rolland est explicite : fraternel ; je vais bientôt tenter de définir celui de Jouve. C’est bien à un authentique divorce que nous assistons quand on lit les lettres de Jouve. Celui-ci a pu rompre très vite avec ses « frères », mais il a mis très longtemps à divorcer d’avec Andrée, et, également, d’avec Romain Rolland. Je crois à la sincérité du cri de l’auteur du Monde désert : « il est impossible que ce livre ne vous touche pas ». Jouve sait donc que ce livre — qui s’appuie sur sa vie en Suisse du temps où il était un ami-compagnon de Romain Rolland et d’où celui-ci semble explicitement absent — parle bien de lui, en creux ! Et Rolland aurait dû le sentir…

Un amour de transfert ?

44Un thème — jusque-là complètement absent de l’œuvre de Jouve — apparaît à partir de sa « vita nuova » en 1925, à la suite de son compagnonnage avec une psychiatre en train de devenir psychanalyste professionnelle, Blanche Reverchon. C’est le thème de l’homosexualité44 — Leuwers attribue à la freudienne Blanche ce nouveau territoire que Jouve introduit dans ses romans. Dans Paulina 1880, c’est l’innocente sœur Perpétua qui tombe amoureuse, sans le savoir, de la passionnée polymorphe Paulina. Dans Hécate, nous assistons aux amours multicartes de la baronne Fanny Felicitas. C’est donc d’homosexualité féminine qu’il est question dans ces deux livres. Or, dans Le Monde désert, un des trois personnages principaux, Jacques de Todi, est un homosexuel dont la destinée est tragique. Jouve s’est inspiré de son ami Jacques Lenoir dont il dit dans En miroir :

J’avais connu Jacques – car le premier personnage du roman est un portrait. J’avais vu un homme généreux, extrêmement digne de vivre et d’être aimé, succomber sous le poids de sa constitution érotique invertie. Cependant Jacques de Todi modifiait le modèle sur un point capital, par son rapport avec Baladine45.

45Dans son Journal, Henry Bauchau rapporte que Le Monde désert est le roman de Pierre que Blanche préférait46. En fusionnant ce que dit Jouve et cette confidence de Blanche, dans l’écriture du Monde désert, je vois le moyen trouvé par Blanche pour libérer la psyché de Pierre de l’emprise du « père mystique » qu’était Romain Rolland, en le poussant à traiter de front le thème de l’homosexualité masculine. Je pense que l’amour de Jouve pour Blanche avait de fortes analogies avec ce que Freud, dans ses « Écrits techniques47 », a appelé l’« amour de transfert » du patient pour son analyste ; ce concept a été commenté par Lacan en mars 1954 dans son premier séminaire48. La relation de Jouve — qui se voit toujours comme un jeune vis-à-vis de Rolland qui est un écrivain expérimenté, un aîné reconnu, bref, un « sujet supposé savoir » — est certainement une relation filiale (terme que Jouve emploie dans ses lettres), mais chez un passionné comme Jouve, il fallait une relation très forte, comme l’est, justement, cet « amour de transfert » dont Lacan a dit :

La structure de ce phénomène artificiel qu’est le transfert et celle du phénomène spontané que nous appelons l’amour, et très précisément l’amour-passion, sont sur le plan psychique, équivalents.

Du mythe personnel au roman

46Dans un monologue intérieur, Luc Pascal nous confie : « Jacques est insensible aux femmes, aime les hommes49 ». Et un commentaire du narrateur : « Jacques ne rêvait pas [au corps] de Baladine50 », au contraire de « Luc obsédé par l’image du sein de Baladine entrevu le matin près de la salle de bain51. » Jouve ne prend pas parti dans l’écriture du roman sur ce goût de Jacques pour les hommes52, il laisse Luc Pascal — qui est visiblement jaloux, car Baladine, cette « belle femme », aime Jacques — monologuer à sa place :

[…] pourquoi mon aversion ? Sa tendance et la mienne sont ennemies, qu’est-ce que cela veut dire ? l’amour en lui et en moi est équivalent. L’amour modèle l’instinct à son image. Et malgré tout, pour mon amitié c’est un malheur. / Et moi je n’étais donc que son ami (la camaraderie de l’intelligence) et je m’effaçais toujours devant un autre ami qu’il embrasse, auquel il donne sa vie. / J’ai du chagrin53.

47Ce monologue de Luc Pascal est obscur et polysémique. Or, quand il le veut, Jouve sait parfaitement être clair sur tous les sujets, même les plus scabreux. Aussi, je prends le risque de surinterpréter : en légitimant, car sincère et authentique, le choix amoureux coupable (l’homosexualité) de Jacques, Jouve cherche à légitimer son propre amour pour Blanche — amour tout aussi sincère et authentique, mais également coupable, car adultère et trahissant Andrée. En outre, car Jouve est un virtuose de l’« agglutination », il peut aussi s’interroger (guidé par Blanche) sur sa relation à son « Ami (la camaraderie de l’intelligence) » — c’est-à-dire à Romain Rolland. En mettant en scène l’homosexuel Jacques de Todi, Jouve a pu chercher, par cette démarche objectivante, à mettre à distance sa relation passionnelle à Rolland. Les lettres de dépit et de rupture écrites par Jouve fin 1926-début 1927 — donc juste après l’écriture du Monde désert (période pendant laquelle il n’écrit pas à Rolland)  appartiennent totalement à une aventure existentielle privée dont le roman est l’expression artistique publique. Le Monde désert exprime dans la fiction la tragédie du double divorce, d’avec Andrée et d’avec Romain Rolland, pourtant absents du récit.

Le Père abandonné

48Jouve a fini par rencontrer, « par magie », les « mythes personnels54 » qu’il portait en lui. Ce n’était pas un « amour de transfert » pour un homme, même un « père mystique », qu’exigeait l’inconscient de Jouve, mais un « amour de transfert » qui puisse avoir toutes les composantes de l’amour-passion (y compris érotiques) pour une femme-épouse-amante certes, mais aussi une mère divine, forte personnalité, médecin soignant et psychiatre-psychanalyste — et croyante mystique. Le « Dieu-père » du Monde désert est « gommé » (Leuwers), car il a été remplacé par une polytechnicienne « Déesse-mère ». L’aventure amicale et intellectuelle de Jouve avec Romain Rolland en Suisse a été magnifique, et on pouvait être humainement déçu par la pénible rupture de 1926-1927. Or il s’agissait d’un épisode nécessaire dans une vie-œuvre toujours passionnelle, et par là, toujours créatrice.

Notes de bas de page numériques

1  Cette citation relativise les discussions qui ont parfois lieu sur Le Monde désert concernant une possible influence de The Waste Land de T. S. Eliot, publié en 1922.

2  Simonne Sanzenbach, Les Romans de Pierre Jean Jouve — Le romancier en son miroir, Paris, J. Vrin, 1972.

3  Daniel Leuwers, Jouve avant Jouve ou la naissance d’un poète, Paris, Klincksieck, 1984.

4  Pierre Jean Jouve, Œuvre I [Poésie, 1812 p.] et Œuvre II [Prose, 2222 p.], édition établie par Jean Starobinski, avec une note d’Yves Bonnefoy et la collaboration de René Micha et Catherine Jouve, Paris, Mercure de France, 1987.

5  Pierre Jean Jouve, En miroir — Journal sans date, Mercure de France, 1954 ; rééd. in Œuvre II, op. cit.

6  René Micha, Pierre Jean Jouve, Seghers, « Poètes d’aujourd’hui », Paris, 1956.

7  Georges Piroué, « Entretien avec Pierre Jean Jouve », Mercure de France, 1er mai 1960.

8  Romain Rolland, Journal des années de guerre — 1914-1919, posthume, publié en 1952 à Paris, chez Albin Michel, sous la direction de Marie Romain-Rolland à qui Jouve écrit depuis le 30 décembre 1944.

9  Dans la version de 1927 du Monde désert, censurée dans la version « définitive » de 1960.

10  Nous vérifierons la pertinence de cet adjectif.

11  Le fonds Romain Rolland est aujourd’hui déposé à la B.N.F. Je remercie Sylvie Bourel (B.N.F., département des manuscrits).

12  Certains manuscrits de jeunesse de Jouve sont accessibles à la B.N.F. Je remercie Guillaume Fau (B.N.F., Département des manuscrits).

13  Daniel Leuwers, op. cit., p. 260-261.

14  Communication de Roland Roudil au Colloque d’Arras : « Portrait de Jouve dans la correspondance Rolland-Thiesson (1915-1919) », Colloque d’Arras (2012), à paraître dans le Cahier Pierre Jean Jouve n° 3, Vivre et écrire l’entre-deux, éd. Calliopées, 2015.

15 Je souligne.

16  Cette citation et les deux suivantes : Roland Roudil, Correspondance Romain Rolland - Gaston Thiesson (1915-1919), Faculté des lettres de Montpellier, 2011. Je remercie Roland Roudil (Association Romain Rolland) pour les informations qu’il m’a transmises.

17  Europe, nov.-déc., 1965, p. 196.

18  Depuis le colloque de l’université de Berne (Écrire en Suisse pendant la Grande Guerre, 26-27 mars 2015) et une exposition d’archives des ALS, nous savons qu’une longue lettre de Jouve à Edmond Bille (début 1920) décrit en détails ce qu’il savait de l’histoire de Jacques Lenoir. Je remercie Denis Bussard et Stéphanie Cudré-Mauroux.

19  Sierre est à 10 km de Montana. Rolland y séjournera à l’Hôtel Château Bellevue de début novembre 1916 à la mi-mars 1917. Jouve ira souvent voir Rolland pour noter de longs entretiens qu’il utilisera pour son Romain Rolland vivant.

20  En fait, en 1926 ; l’achevé d’imprimer est du 10 janvier 1927 : Jouve veut prouver qu’il a écrit son roman bien après la date symbolique de sa rupture, fixée à 1925 (décision proclamée en 1928 dans Noces).

21 Entretien (cité) de Jouve avec Georges Piroué en 1960.

22 Stéphanie Cudré-Mauroux (éd.), « Pierre Jean Jouve », Quarto, Revue des Archives littéraires suisses (ALS), Bibliothèque nationale suisse, Berne ; diffusion : Genève, Slatkine, n° 38, 2014.

23  Fonds S. Corinna Bille – Maurice Chappaz (Archives littéraires suisses, Berne) géré par Stéphanie Cudré-Mauroux que je remercie.

24  Recueilli par Alain Jouffroy dans Le Secret Pouvoir du sens, Paris, Écriture, 1994.

25  In : Balthus sous la direction de Jean Clair, Paris, Flammarion, 2008.

26  Toutes les présences de personnes dans ces photos (hormis Jouve et Bille, faciles à reconnaître) sont des interprétations soigneusement pesées : il s’agit, non de certitudes absolues, mais de convictions basées sur des analyses — par exemple, ce que dit Jouve de Lenoir dans ses lettres à Rolland est compatible avec ce que nous voyons sur les photos transmises par S. Corinna Bille.

27  Stefan Zweig, Journal, en date du 1er octobre 1918.

28  Selon Marie Romain-Rolland, Rolland (très ami d’Andrée et sous la pression « très violente » de sa sœur) n’a pas « encouragé » le divorce, mais il l’a « accepté ».

29  Voir Daniel Leuwers, Jouve avant Jouve, p. 216.

30  Béatrice Bonhomme, Pierre Jean Jouve — La quête intérieure, s. l., édition Aden, 2008, par ex. p. 82.

31 Au colloque de Berne (mars 2015), Denis Bussard a montré les grandes difficultés éprouvées par Jouve pour publier correctement ses poèmes. Cela a pu participer à son mal-être.

32 Je souligne

33 Béatrice Bonhomme, « Jouve, Romain Rolland vivant et En Miroir : les deux facettes, en regard, d’un même art poétique », colloque de Berne, mars 2015.

34 Je souligne. Mais Jouve n’est jamais explicite sur ces questions dans ses lettres à Rolland.

35  Béatrice Bonhomme & Jean-Paul Louis-Lambert : « Pierre Jean Jouve et le modèle biblique, entre interprétation et recréation du Paradis perdu à L’Apocalypse, in Échos poétiques de la Bible, Textes réunis et présentés par Josiane Rieu, Béatrice Bonhomme, Hélène Baby et Aude Préta-de Beaufort, Paris, Honoré Champion, 2012, p. 591-605.

36  Lettre du 21 juillet 1916, citée par Daniel Leuwers.

37  « Un essai d’application de la littérature à la psychanalyse » : ce titre en référence à Pierre Bayard, Peut-on appliquer la littérature à la psychanalyse ?, Paris, Éd. de Minuit, 2004.

38  Comme le montre le brouillon de la lettre (13 février 1927) que Romain Rolland a laissé au verso de la lettre de Jouve.

39  Plus d’un an d’écart ! Pendant cette période, Jouve écrivait, justement, Le Monde désert.

40  La « Vita nuova » de Jouve n’est donc pas une posture : il changeait de femme, d’amis et d’écriture, mais aussi de lecteurs.

41  Jouve passera à l’acte (11 février 1927).

42  Fonds Romain Rolland, Bibliothèque nationale de France (BnF), Département des manuscrits, n.a.fr. 2840.

43  Cité par Marie Romain-Rolland dans diverses lettres à Pierre Jean Jouve écrites après la mort de Rolland (par exemple le 18 octobre 1950, Fonds Romain Rolland, B.N.F.).

44  Le thème de l’homosexualité disparaîtra après Hécate (1928).

45  Pierre Jean Jouve, En miroir, op. cit, in Œuvre II, p. 1087.

46  Henry Bauchau, La Grande Muraille, Arles, Actes Sud, 2005, à la date du 24 juillet 1964.

47  Sigmund Freud, La Technique psychanalytique, Paris, PUF, 1955, chapitre XI (« Observations sur l’amour de transfert »).

48  Jacques Lacan, Le Séminaire, livre 1, Les écrits techniques de Freud, Paris, Le Seuil, 1975. La citation qui suit : p. 106.

49  Pierre Jean Jouve, Le Monde désert, Paris, Gallimard, « L’Imaginaire », 1993, p. 43.

50  Pierre Jean Jouve, Le Monde désert, op. cit., p. 64.

51  Pierre Jean Jouve, Le Monde désert, op. cit., p. 135.

52 Je ne traite pas ici du thème du goût de Jacques pour les « jeunes garçons » (Pierre Jean Jouve, op. cit., p. 43), qui devrait faire l’objet d’une tout autre analyse.

53  Pierre Jean Jouve, Le Monde désert, op. cit., p. 44.

54  Référence à la classique Introduction à la Psychocritique de Charles Mauron, « Des métaphores obsédantes au mythe personnel », Paris, Corti, 1962.

Pour citer cet article

Jean-Paul Louis-Lambert, « Qui est le Dieu absent de la Suisse du Monde désert ? », paru dans Loxias-Colloques, 8. Ecrire en Suisse pendant la grande Guerre, Ecrire en Suisse pendant la Grande Guerre, Qui est le Dieu absent de la Suisse du Monde désert ?, mis en ligne le 22 août 2017, URL : http://revel.unice.fr/symposia/actel/index.html?id=958.


Auteurs

Jean-Paul Louis-Lambert

Jean-Paul Louis-Lambert — qui fut professeur (puis émérite) dans un grand établissement scientifique de la Région Parisienne — est un lecteur et amateur d’objets culturels, littéraires et artistiques. Il a contribué à la revue Esprit, à La Revue des Revues, à l’Atelier du roman, à Loxias, à Quarto et aux sites Poezibao, Brasil Azur et Nouveau Recueil. Il participe aux activités de la Société des Lecteurs de Pierre Jean Jouve. Sur la Toile il a créé le site www.pierrejeanjouve.org.