Loxias-Colloques |  6. Sociétés et académies savantes. Voyages et voyageurs, exploration et explorateurs, 1600-1900 

Odile Gannier  : 

L’expédition Baudin et les instructions « anthropologiques » : de la physionomie aux sciences humaines ?

Résumé

Les instructions du voyage de Baudin concernant les sciences de l’homme ont été rédigées d’une part par Cuvier (« Note instructive sur les recherches à faire relativement aux différences anatomiques des diverses races d’hommes »), et de l’autre par De Gérando (« Considérations sur les diverses méthodes à suivre dans l’observation des peuples sauvages »). Dans les deux cas, ces indications émanaient de la Société des observateurs de l’homme et s’adressaient à des hommes de science. Dans les descriptions faites par Baudin, Bory de Saint-Vincent ou Péron, ces instructions ont-elles eu un impact, induit un bouleversement des regards, une approche systématique plus scientifique ? François Péron avait proposé lui aussi, dans le but d’être recruté pour cette expédition, un programme d’« Observations sur l’anthropologie ou l’histoire naturelle, la nécessité de s’occuper de l’avancement de cette science, et l’importance de l’admission sur la flotte du capitaine Baudin d’un ou de plusieurs naturalistes, spécialement chargés des recherches à faire sur ce sujet. » Il s’agissait alors bien davantage de procéder à des mesures, des observations de la « physionomie », morphologiques et anatomiques, en relation avec le climat et les modes de vie. Ces théories anciennes étaient sous-tendues par les principes des idéologues de leur époque. Cependant, dans cette « anthropologie » des individus et des groupes humains, on essaie de déterminer la part de la morphologie et de l’écologie (comme s’il s’agissait d’espèces animales, ce qui peut conduire à des considérations raciales) – autrement dit de la nature –, et la part de ce qui devait s’appeler l’ethnologie, susceptible de conduire à la connaissance des différentes sociétés humaines – la culture.

Index

Mots-clés : anthropologie , anthropométrie, Baudin (capitaine), De Gérando (Joseph-Marie), ethnographie, instructions, Péron (François), voyages scientifiques

Plan

Texte intégral

1Le gouvernement français a successivement envoyé plusieurs expéditions avec des missions variées : Louis XV avait missionné Bougainville, Louis XVI Lapérouse, Bonaparte Premier Consul la flotte commandée par Baudin, presque en même temps que l’expédition d’Égypte. Dans tous les cas, les savants, en nombre croissant, furent embarqués pour donner une dimension encyclopédique à la conquête géographique et stratégique.

2Baudin avait proposé ses services pour un voyage de ce genre. Cependant, avait-il l’étoffe convenable pour conserver l’harmonie dans un tel groupe ? Sur les deux navires, aux noms prometteurs du Géographe et du Naturaliste, se trouvaient environ deux cent cinquante personnes, dont vingt-quatre scientifiques. En fait, la cohabitation entre savants et marins n’a jamais été facile. Parti du Havre le 19 octobre 1800, Baudin écrit dès la première escale en rade de Sainte-Croix de Ténériffe, dans sa première lettre au Ministre de la marine, qui venait de le charger, entre autres, de veiller sur la santé des savants :

Les savants, dont la science ne paraît pas aussi étendue que le nombre le comporte, ont été, comme on devait s’y attendre, malades de mal de mer, mais tous sont rétablis1.

3Ces simples mots en disent long sur les rapports qu’entretiendront le capitaine et son équipage. Il sera lui-même très malade, et mourra le 16 septembre 1803 à l’île de France ; des vingt-quatre savants embarqués, cinq moururent en route, treize débarquèrent ; seuls six finirent le voyage et sur ces six, deux devaient mourir peu après leur retour le 25 mars 1804. C’est pourquoi cette expédition a généralement été vue comme un lourd échec – ce qu’en réalité elle n’a pas été du point de vue scientifique :

quelle victoire, que celle qui nous rend possesseurs d’une riche collection d’animaux divers, et presque tous nouveaux, composée de plus de cent mille individus, fournissant plusieurs genres importants, et donnant plus de deux mille cinq cents espèces nouvelles ; qui nous offre à la suite de cette immense collection, des descriptions toujours faites sur les animaux vivants, d’après une méthode uniforme et absolue, pour la première fois employée par les voyageurs ; qui présente enfin ces mêmes objets conservés avec tant de soin, qu’il en est peu qui ne puisse servir au naturaliste jaloux de les décrire, comme à l’artiste qui voudrait les dessiner ou les peindre ! Une telle réunion de travaux est d’autant plus remarquable, qu’elle est de beaucoup supérieure à tout ce qu’on avait précédemment exécuté dans ce genre2.

4s’exclame-t-on dans l’éloge de Péron. Mais le prix à payer a été fort lourd ; la santé mauvaise ; l’atmosphère à bord difficile.

5Assurément, ce voyage a été, dès le début, conçu comme une expédition encyclopédique, vouée « au bien général et au progrès des sciences3 ». C’est à l’Institut national des sciences et des arts que Baudin avait présenté un projet à l’origine de leurs instructions, et en accord avec le Muséum.

Le plan de ce voyage en dépôt dans les bureaux du ministre de la Marine a pour objet de vérifier quelques points douteux de géographie ; de relever des côtes inconnues ; de visiter les peuplades qui les habitent ; de reconnaître, s’il se peut, l’intérieur de leur pays ; de les enrichir par échange ou par don des animaux et végétaux qui peuvent s’acclimater sur leur sol, et offrir par la suite des ressources aux navigateurs ; de recevoir de ces nations en retour les productions propres à augmenter nos richesses nationales ; de faire dans ces lieux inconnus ou dans d’autres qui n’ont pas été assez visités par les voyageurs instruits, des recherches relatives à l’histoire naturelle et des collections qui tendraient à compléter dans tous les genres celles qui sont déposées au Muséum […] contribuer au progrès de plusieurs sciences4.

6Ses missions visaient la reconnaissance géographique et la cartographie de la Nouvelle-Hollande (l’Australie) et de la Terre de Van Diemen (Tasmanie), mais elle a rapporté des collections impressionnantes, d’animaux et de plantes, de dessins réalisés par les peintres de l’expédition… C’est en particulier une révolution dans la recension des méduses. Les instructions prévoyaient aussi des « expériences nautiques » comme des mesures de courants, de température, et d’observations sur le régime diététique des marins. Franz-Anton Mesmer proposa un programme de recherches à faire au sujet de la variole – et suggéra accessoirement de rapporter aussi des preuves du magnétisme animal.

7Tout ne s’est pas déroulé exactement comme prévu puisque les deux dessinateurs qui ont laissé le plus de traces du voyage sont Lesueur et Petit, embarqués comme « aides-canonniers de 4e classe »… Parmi les naturalistes d’abord pressentis ne se trouvait pas François Péron, quoiqu’il fût soutenu par Cuvier dont il était l’élève, et par Lacépède. C’est pourtant lui le seul naturaliste à avoir finalement fait tout le voyage et à avoir établi un compte rendu scientifique et « historique » – dans la mesure toutefois de ses forces physiques. Louis Freycinet devait compléter la relation, le tout étant illustré et enrichi d’un atlas. Aussi rédigea-t-il un petit mémoire destiné à promouvoir une excellente raison de l’embarquer : Observations sur l’anthropologie ou l’histoire naturelle, la nécessité de s’occuper de l’avancement de cette science, et l’importance de l’admission sur la flotte du capitaine Baudin d’un ou de plusieurs naturalistes, spécialement chargés des recherches à faire sur ce sujet. De son côté aussi Cuvier soumit une Note instructive sur les recherches à faire relativement aux différences anatomiques des diverses races d’hommes, tandis que Jauffret déposa un Mémoire sur l’établissement d’un Muséum anthropologique, dans lequel il proposait de collecter des objets destinés à créer un cabinet de curiosités, première manière d’un musée de l’homme. Ces objets (dont Péron dressa effectivement une liste) illustreraient les résultats d’études envisagées par la Société des Observateurs de l’Homme, dont Baudin lui-même était correspondant : De Gérando rédigea spécifiquement pour l’expédition des Considérations sur les diverses méthodes à suivre dans l’observation des peuples sauvages, opuscule très complet qui a été vu a posteriori comme fondateur des recherches ethnographiques5.

8Ces instructions relèvent donc à la fois de l’anthropologie biologique et de l’anthropologie culturelle et sociale telle que nous les concevons aujourd’hui. Comment cependant allier ces deux grilles de lecture ? Dans cette « anthropologie » des individus et des groupes humains, quelle est la part de la morphologie et de l’écologie (comme s’il s’agissait d’espèces animales, ce qui peut sous-entendre des considérations raciales) – autrement dit de la nature –, et la part de ce qui devait s’appeler l’ethnologie, susceptible de conduire à la connaissance des différentes sociétés humaines – c’est-à-dire la culture ? Enfin, ces instructions variées et précises ont-elles, sur le terrain, induit un progrès décisif dans l’étude des hommes ?

Les projets et les ambitions affichées

9Reprenant à son compte des préoccupations qui étaient par exemple celles de Rousseau, Péron met en valeur la recherche médicale et l’anthropologie. Son ambition était à la fois la médecine – l’étude des maladies et des différents moyens d’y remédier autour du monde, ce qui induisait des explorations de biologie, d’anatomie et d’anthropométrie, ainsi que les effets des climats, de la nourriture, du mode de vie sur les organes et la santé – et l’anthropologie. Il souhaitait par la même occasion comparer la force physique et les ressources morales des « peuples non civilisés ». D’après lui, ces recherches ne pouvaient être menées que par un « médecin philosophe6 ». Admis à bord, il emporta un dynamomètre mis au point par Régnier, grâce auquel il comptait mesurer exactement la force des mains et des reins : ce programme de recherche était spécifiquement physique, reposant sur un appareillage et des mesures. Ce faisant, il semble qu’il se concentre sur les faits absolument objectifs, ce qui entre dans les vues des idéologues de son temps. Cuvier, son maître, l’encourageait dans cette voie, en chargeant les savants de l’expédition de calculer, selon une méthode géométrique, les mensurations du crâne humain, et d’en tirer des conclusions physiognomoniques7. Il s’appuie sur cette conviction :

En vain voudrait-on s’en rapporter aux observations faites sur les lieux par des voyageurs et consignées dans leurs journaux. L’expérience prouve qu’en histoire naturelle, toute description absolue est vague, et que toute comparaison faite entre un objet présent et un objet absent est illusoire. […]
Les dessins qui se trouvent dans les voyages modernes, quoique faits sur les lieux, se ressentent plus ou moins des règles et des proportions que le dessinateur avait apprises dans les écoles d’Europe, et il n’en est presque aucun sur lequel le naturaliste puisse assez compter pour en faire la base de recherches ultérieures8.

10De ce fait, il est souhaitable de rapporter des « pièces anatomiques ». « Parmi les pièces anatomiques, la principale et la plus nécessaire à obtenir, c’est la tête osseuse9. » Tout à son enthousiasme scientifique, il se rend bien compte malgré tout que

ces objets ne sont pas aussi aisés à se procurer que les portraits, aussi les voyageurs ne doivent-ils négliger aucune occasion lorsqu’ils peuvent visiter les lieux où les morts sont déposés. […] Lorsqu’ils pourront, d’une manière quelconque, disposer d’un cadavre, ils doivent soigneusement noter tout ce que qui a rapport à l’individu dont ce cadavre proviendra autant qu’ils le pourront savoir. Des squelettes seraient infiniment précieux. […] La préparation de ces objets ne fera, sans doute, point de difficultés. Faire bouillir les os dans une dissolution de soude ou de potasse caustique et les débarrasser de leurs chairs, c’est l’affaire de quelques heures. Les marins s’opposeront peut-être à ce que ces opérations, qui leur paraissent barbares, s’accomplissent sur le vaisseau ; mais dans une expédition qui a pour but l’avancement des sciences, il faut que les chefs ne se laissent gouverner que par la raison et qu’ils sachent l’inspirer à leurs équipages10.

11Si ce programme anthropométrique semble irréprochable sur le papier, il est permis en effet de douter du succès de sa mise en œuvre, surtout avec un tel protocole. Il serait souhaitable aussi, glisse Jauffret, de ramener quelques individus, sur le modèle d’Aotourou ou d’Omai. « Oserions-nous exprimer le désir de voir notre illustre correspondant […] faire arriver jusqu’à nous quelques échantillons des variétés humaines qu’il pourra découvrir11. » Puis, « leurs restes chéris » seraient ajoutés au musée de l’homme12 dont il caresse le projet, au milieu de tous les objets rapportés, pour que le tableau soit complet.

12Ces collections devaient bien entendu servir la science et non une vaine curiosité ! Louis-François Jauffret explique dans son Introduction aux Mémoires de la Société des Observateurs de l’homme (qu’il a fondée en 1799) :

L’observation de l’homme physique embrasse l’anatomie et la physiologie, la médecine et l’hygiène ; mais à cet égard, la Société ne perdra jamais de vue que son but est de n’approfondir ces différentes sciences qu’en ce qui touche à l’histoire naturelle de l’homme proprement dite. Cette direction particulière lui offrira les recherches les plus neuves, les plus importantes, et aura l’avantage de ne pas confondre ses travaux avec ceux des Sociétés spéciales de médecine et de chirurgie.
Ainsi, tandis que ces dernières Sociétés s’occuperont de leurs recherches ordinaires, et s’efforceront de perfectionner l’art de guérir, celle des Observateurs de l’homme jettera un regard attentif sur la physionomie des divers habitants de la Terre ; elle étudiera les causes qui distinguent un peuple d’avec un autre, et qui altèrent en divers pays la forme et la couleur primitive de l’espèce humaine13.

13On n’est pas très surpris de trouver encore parmi ces causes la traditionnelle théorie des climats. Mais cette base théorique justifie l’étude de l’homme sous des latitudes différentes. Le voyage de Baudin est donc l’occasion rêvée pour jeter les bases d’un protocole systématique d’observation et de collecte.

14Ce volet biologique se double, au sein même de cette société savante, de préoccupations culturelles. Insensiblement, on passe d’un thème à l’autre :

Déterminer la nature physique du climat, rechercher et préciser son influence sur la constitution organique des peuples qui l’habitent ainsi que sur le développement de leurs facultés morales et intellectuelles, étudier leurs passions dominantes, en rechercher la cause, décrire leurs occupations, leurs travaux, leurs exercices, détailler enfin tout ce qui peut avoir rapport à leur hygiène ; […] observer avec soin tout ce qui concerne la médecine proprement dite, d’étudier attentivement toutes les maladies internes, soit générales, soit sporadiques, et surtout celles endémiques ; […] s’occuper de la connaissance de ces remèdes précieux que l’instinct et l’expérience firent connaître à ces hommes sauvages, à qui déjà nous devons tant de médicaments utiles14 […].

15Outre cela, Baudin se proposait de faire en quelque sorte concurrence à l’expédition d’Égypte :

Partout où nous pénétrerons, on fera une recherche exacte sur les monuments du pays où nous pourrons aborder. L’écriture, les hiéroglyphes15, les livres, le langage, le costume enfin des peuples qui se rencontreront sur notre route16.

16Les recherches proposées par De Gérando étaient d’une autre nature. Rédigeant explicitement des indications utiles au voyage de Baudin et à celui de Levaillant en Afrique, il en profite pour brosser un tableau complet des questions à se poser, en partant des vices des observations, qu’il classe en huit catégories : jusque là, les observations n’ont été ni complètes ni systématiques ; elles ont été incertaines et peut-être faussées par ignorance ; elles ont été faites sans ordre concerté et ont pâti d’un ethnocentrisme réducteur ; les termes employés ont manqué de pertinence ; les observations ont été partiales et subjectives ; les voyageurs ne connaissaient pas la langue des peuples observés, ce qui a induit des erreurs de compréhension et de graves lacunes concernant les traditions et autres choses de l’esprit. Cela étant posé, De Gérando, au long des quelque cinquante-sept pages de sa monographie, passe en revue tous les domaines qu’il importe d’observer pour se faire une idée de la culture des « peuples sauvages », en partant des réalités les plus simples jusqu’aux modes d’échange, aux rituels, à l’organisation sociale et politique, au religieux. Il n’ignore pas que ce programme « demande un travail immense17 », difficile à réaliser en territoire inconnu et potentiellement ennemi.

17Tous terminent leurs programmes par des envolées lyriques sur les bienfaits que ces recherches vont apporter au genre humain. Plein d’enthousiasme, Péron conclut son plaidoyer de candidature par des

À Dieu ne plaise que je prétende ici déclamer contre la civilisation […]. N’est-ce pas parmi ces peuples qui s’éloignent le plus de notre civilisation, et qui conséquemment, sont encore plus près de la nature, n’est-ce pas chez eux qu’il faut aller puiser les éléments de cette histoire ? N’est-ce pas dans le sauvage seul qu’on peut trouver encore les traces de la robuste majesté de l’homme naturel […] ? Par quels moyens parviennent-ils à ce haut degré de perfection physique… ?18

18Péron a bien été embauché pour cette expédition. Mais tout ce beau programme a-t-il été mené à bien ?

Des résultats honnêtes…

19Il reste plusieurs récits de ce voyage – mais aucun n’est complet : soit que le rédacteur soit mort en route (c’est le cas du capitaine Baudin, mort le 16 septembre 1803, dont le journal, lettres et notes personnelles s’achèvent le 30 décembre 1801 au milieu d’une phrase, sur un « je… ») ; soit qu’il ait été débarqué, malade, en cours de route (c’est le cas de Milbert, le peintre, et du zoologiste Bory de Saint-Vincent qui ne vont pas plus loin que l’Île de France) ; soit qu’il ait disparu avant d’avoir pu rédiger intégralement ses mémoires : c’est le cas de François Péron, qui décéda en 1810, laissant inachevée la relation « historique » du voyage, Louis de Freycinet prenant alors le relais pour la fin de cette section et les volumes concernant la géographie et la navigation. Deux atlas complètent le tout, avec des gravures dues à Nicolas Petit et Charles Alexandre Lesueur. À côté des observations proprement naturalistes, Péron, en particulier, est particulièrement attentif à tout ce qu’il voit. La santé à bord occupe une place importante. On rectifie aussi quelques idées reçues :

Quelques-uns de nos gens ont cru et ont assuré avoir vu des géans sur la presqu’île Péron : cette option paraîtroit acquérir plus de vraisemblance, si l’on y joignait l’observation que j’ai faite dans le havre Henri-Freycinet, de la trace d’un pied énorme, et de celle d’une trace semblable trouvée précédemment sur les bords de la rivière des Cygnes. Mais, après un mûr examen, je crois devoir rapporter un fait aussi étrange à une illusion d’optique, ainsi que je le dirai plus bas19.

20Les descriptions anthropologiques que l’on trouve généralement dans les relations de voyage ne manquent pas. Les voyageurs y ont été sensibles, d’autant plus que les habitants de la Nouvelle-Hollande (Australie) et de la Terre de Diemen (Tasmanie) sont très mal connus. Baudin avait été prévenu de ne pas se « laisser entraîner par le mouvement d’une philanthropie trop ardente20 ». Outre les caractéristiques anatomiques et physionomiques, les voyageurs notent l’absence de marques de variole, pour complaire à M. Mesmer.

21Baudin lui-même, qui pourtant ne descendait pas à terre systématiquement, a laissé quelques descriptions :

Les naturels de l’île Bruny [située sur la côte sud-est de la Tasmanie, dont elle est séparée par le canal d’Entrecasteaux] […] sont généralement d’une hauteur médiocre et assez mal faits. Presque tous ont les jambes épaisses, les pommettes des joues saillantes et le nez un peu écrasé, sans cependant l’être autant que celui des Africains. Leur front large et avancé leur fait paraître les yeux petits au premier aspect, ce qui ne contribue pas à l’embellissement de leur figure.
Leur regard, sans être farouche, n’a rien d’agréable, quoiqu’ils l’aient vif et animé. La couleur de leur peau est d’un brun clair se rapprochant plus ou moins du noir, suivant qu’ils sont plus ou moins barbouillés de charbon pilé ou d’une terre rouge dont ils usent pour se rendre plus redoutables. […] Leurs cheveux sont laineux, peu épais, frisés et courts. Les élégants les enduisent de graisse ou de terre rouge, de manière qu’ils semblent porter perruque.
Le tatouage est en usage parmi eux, et je crois qu’aucun de nous ne conçoit comment ils s’y prennent pour que les marques qu’ils s’impriment sur le corps soient relevées en bosses très saillantes sur la superficie de la peau. […]Les femmes ne sont ni jolies ni bien faites […]21.

22Sur cette île, Péron et plusieurs compagnons ont passé aussi un moment avec les femmes, et il a la même impression.

Leur peau noire et dégoûtante de graisse de loup-marin ; leurs cheveux courts, crépus, noirs et sales, rougis dans quelques-unes avec de la poussière d’ocre ; leur figure toute barbouillée de charbon ; leurs formes généralement maigres et flétries, leurs mamelles longues et pendantes ; en un mot, tous les détails de leur constitution physique étoient repoussans : il faut toutefois excepter de ce tableau général deux ou trois jeunes filles de 15 à 16 ans, dans lesquelles on distinguoit des formes assez agréables […] 22.

23Ces observations sont assez précises et respectent les instructions ; Péron se mêlant davantage au groupe des « naturels », comme le préconisait De Gérando. Mais les descriptions sont, en l’occurrence, très négatives. Il est clair que les voyageurs trouvent les « sauvages » laids, et qu’ils associent cette laideur à la situation : « on remarquoit dans toutes ce je ne sais quoi d’inquiet et d’abattu que le malheur et la servitude impriment au front de tous les êtres qui en portent le joug23. » Preuve cependant de l’attention que les voyageurs prêtent aux insulaires, malgré leurs jugements généralisants, certains individus peuvent être différenciés dans le groupe : leur portrait est même réalisé, avec leur nom.

Peu de jours après, j’eus le plaisir de rencontrer la même femme dont il vient d’être tant de fois question ; j’appris alors qu’elle se nommoit Arra-Maïda24.

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F. Péron, Voyage de Découvertes aux Terres Australes, Atlas vol. 1, Tables et planches, Pl. XII (dessin de N. Petit)

24À une autre occasion, le groupe rencontre deux habitants de Nouvelle-Hollande, dont l’un s’enfuit.

L’autre naturel étoit une femme enceinte et dans un état de grossesse déjà fort avancé. Désespérant sans doute, à cause de sa situation, d’échapper à la poursuite des étrangers qu’elle voyoit accourir, cette femme s’arrêta dès le premier instant, et puis s’accroupissant sur ses talons, se cachant la figure dans les mains, elle resta comme frappée de stupeur, comme anéantie par la crainte et par la surprise, gardant l’immobilité la plus absolue, et paroissant insensible à tout ce qui se passoit autour d’elle. Cette misérable femme étoit entièrement nue dans toutes les parties de son corps : un petit sac de peau de kanguroo, attaché par une espèce de ficelle de jonc autour de son front, pendoit derrière ses reins. Nos amis ne trouvèrent, dans ce sac, que quelques bulbes d’Orchidées, dont les pauvres habitans de ces rivages paroissent très-avides, mais qui malheureusement sont très-rares et très-petites, les plus grosses que nous ayons pu voir égalant à peine le volume d’une noisette ordinaire. Pour ce qui est de la couleur de la peau, de la nature des cheveux, des proportions absolues ou relatives du corps, cette femme ressembloit parfaitement aux autres sauvages de la Nouvelle-Hollande, que nous aurons dans la suite occasion de décrire plus en détail. D’ailleurs elle étoit, et de l’aveu des moins difficiles en ce genre, horriblement laide et dégoûtante. Toutes ses formes étoient maigres et décharnées ; sa gorge surtout étoit flétrie et pendoit jusque sur ses cuisses. La mal-propreté la plus grossière ajoutoit encore à toute cette laideur naturelle, et auroit suffi seule pour repousser le plus brutal de nos matelots. Après avoir examiné ce malheureux enfant de la nature avec tout l’intérêt qu’il devoit inspirer, nos amis le comblèrent de présens : on lui donna du biscuit, des miroirs, des couteaux, des tabatières, des colliers, et, ce qui valoit mieux encore, une hache et deux mouchoirs. Mais toujours accroupie sur ses talons, cette pauvre femme continua de paroître dans un état de stupeur profonde, et il fut impossible de lui faire accepter aucun de ces présens : on les laissa près d’elle en la quittant.
Comme nous nous trouvions encore à peu de distance de l’endroit où la scène venoit de se passer, M. Lesueur s’empressa de m’y conduire ; mais déjà la femme sauvage avoit disparu, laissant, au lieu de son accroupissement, le témoignage le moins équivoque de la peur qu’elle avoit eue, et qui se manifeste, à ce qu’il paroît, chez les peuples sauvages, comme chez les nations plus civilisées, par les mêmes évacuations spontanées. Du reste, la malheureuse n’avoit rien emporté de tous les présens qu’on avoit réunis autour d’elle, et que nous augmentâmes encore de divers objets25.

25Cette anecdote montre une certaine empathie, de l’intérêt ethnographique pour l’allure et le comportement de cette aborigène, pour le vêtement, la nourriture, le système d’échange… – mais souligne aussi l’impossibilité d’en savoir davantage ; sauf que la nature humaine est universelle. En fait, à chaque fois que les voyageurs croisent des « naturels », la description est aussi minutieuse que possible et souvent appuyée sur des gravures. Des particularités curieuses sont ainsi rapportées :

Mon compagnon m’apprit encore qu’il avoit vu plusieurs trous creusés dans la terre à quelques pieds de profondeur, et qui servent de puits aux habitans. On rencontre ordinairement auprès de ces trous des espèces de petits tubes, qui servent sans doute à aspirer l’eau, et qui proviennent de quelques pieds d’un céleri rare et sauvage, qu’on trouve sur divers points de la baie. M. Lesueur s’étoit servi de ces tubes pour goûter l’eau de ces fontaines ; mais elle lui avoit paru tellement saumâtre, qu’il la regardoit comme impotable : on verra pourtant bientôt que nous nous estimâmes heureux d’en avoir de semblable à notre disposition26.

26Péron met aussi à profit ses séjours chez les Aborigènes pour les soumettre, s’ils l’acceptaient, à des tests de force physique pure, grâce à son dynamomètre. La fin de son volume historique fait état de ses résultats, avec des tableaux comparatifs, des synthèses ordonnées des données collectées en trois endroits essentiellement : la Tasmanie, l’Australie, et Timor. Il compare ces résultats avec des sujets français et anglais : il se trouve que les meilleurs résultats furent obtenus par les Européens.

27Bref l’engagement est tenu vis-à-vis des programmes scientifiques proposés avant le départ. Objets, figures, données, sont effectivement collectées et enregistrées. L’attention au domaine de l’anthropologie est soulignée. Cependant, est-il possible d’affirmer que la collecte a été plus fructueuse que s’il n’y avait pas eu d’instructions ? Ce n’est pas bien sûr.

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F. Péron, Voyage de Découvertes aux Terres Australes, Atlas vol. 1, Tables et planches, Pl. XV (dessin de Lesueur)

Des conclusions un peu déconcertantes

28D’abord, la diffusion des résultats n’était pas l’objectif prioritaire, le secret étant la règle officiellement fixée ; Baudin avait pour mission de surveiller savants et officiers :

il leur est expressément défendu de communiquer les journaux qu’ils tiendront, et de former aucune collection pour leur compte personnel. C’est la république qui pourvoit à toutes les dépenses de l’expédition, c’est elle seule qui doit en recueillir le fruit. Ainsi, faites connaître qu’il serait sévi contre quiconque enfreindrait cette juste défense, et annoncez que personne ne doit se permettre, soit en cas de rencontre à la mer, soit dans les relâches, d’envoyer en Europe des relations qui pourraient frustrer le gouvernement de son droit de propriété sur les résultats de ce voyage. Par suite de ces ordres, je vous prescris de vous faire remettre, lorsque vous serez au moment de rentrer dans nos ports, tous les journaux tenus à bord des deux corvettes, et de ne laisser personne descendre à terre avant que vous ne soyez assuré que chacun a satisfait à son devoir sur ce point27.

29Cette précaution a été pratiquée dans d’autres circonstances, bien sûr. Mais on en sent le poids dans la relation de Freycinet – en 1815 ! soit onze ans après leur retour –, qui profite de sa mission pour décrire les embarcations de l’archipel au nord de l’Australie.

À cette époque, les fêtes les plus brillantes ont lieu… Mais la nature de cet ouvrage m’empêche de les décrire, malgré l’intérêt qu’elles pourraient offrir au lecteur : je dois me borner à être l’historien des faits qui ont rapport à la géographie et à la marine ; et si parfois je donne de courtes digressions qui y paroissent étrangères, ce n’est que pour faire connoître, au moins superficiellement, le caractère des différents peuples chez lesquels d’autres navigateurs pourroient aller chercher relâcher après nous. Tout ce qui tient aux détails historiques m’est sévèrement interdit, et d’ailleurs doit se retrouver dans d’autres ouvrages qui seront le complément de celui-ci28.

30On comprend comment l’information scientifique a pu se perdre. En outre, après la mort de Péron, le volume réalisé avec l’aide de Lesueur sur les méduses, quoique tout prêt, ne fut pas publié.

31La défiance mutuelle, la mauvaise entente entre le capitaine Baudin et les savants, et même entre le capitaine et son équipage, font partie de l’histoire de l’expédition. À plusieurs reprises, le capitaine dit avoir conçu de l’humeur des retards des scientifiques partis en chaloupe à terre. On peut le comprendre lorsque le mauvais temps rend le mouillage dangereux, mais il en vient à punir l’officier qui, au lieu d’abandonner Péron sur place, l’a attendu ; ce dernier s’est d’ailleurs souvent perdu, faisant craindre pour sa sûreté. Lorsque pourtant Péron partage sa propre provision de quinquina pour sauver le capitaine d’une fièvre dangereuse, il soupire : « Dire quelle fut la récompense de ses soins, ce seroit révolter tous les cœurs généreux…29 ». Alors que l’équipage n’est pas en bonne santé, Péron en tant que médecin ne peut voir d’un bon œil la décision de rester en mer :

sans aucune espèce de raison sensible, il donna l’ordre de route pour l’extrémité Sud de la terre de Diémen. Une résolution aussi singulière répandit la consternation à bord, et les tristes pressentimens qu’elle inspira, furent justifiés bientôt par les plus grands désastres30.

32Et pour finir :

Enfin, nos propres malheurs pourront fournir une grande et terrible leçon aux navigateurs : ces malheurs, en effet, n’eurent d’autre cause que le mépris de notre chef pour toutes les précautions les plus indispensables à la santé des hommes : il méconnut tous les ordres généreux du Gouvernement à cet égard ; il dédaigna toutes les instructions qui lui avoient été remises en Europe ; il fit peser, à toutes les époques du voyage, les privations les plus horribles sur son équipage et sur ses malades. .... Ah ! puisse au moins sa faute être utile à ses successeurs, et leur épargner des regrets et des remords !31

33Baudin, inversement, ne professe pas une admiration sans borne pour les scientifiques, même dans leur domaine. Sur l’île de Bruny, par exemple, il écrit :

Tous ont les dents bien rangées, très larges et blanches. Nous n’en avons point vu auxquels il en manque, mais plusieurs en avaient de cassées. Quelques-uns de nos savants ne manqueront pas de dire qu’ils leur ont trouvé les dents limées. C’est une erreur32.

34Cette mauvaise entente n’a pu que nuire à la collecte et à la consolidation des résultats.

35D’un point de vue pratique, les choses n’étaient pas simples pour respecter les protocoles d’expérimentation. Ainsi, rapporte Péron,

voulant à tout prix répéter quelques observations que j’avois commencées déjà dans le canal, sur le développement de la force physique des peuples de ces contrées, je fis apporter le dynamomètre de Régnier, du canot où je l’avois laissé jusqu’alors : j’espérois que la forme de l’instrument et son usage pourraient peut-être fixer l’attention des hommes farouches que je voulois soumettre à son épreuve. Je ne me trompois pas : ils admirèrent l’instrument ; tous vouloient le toucher en même temps, et j’eus beaucoup de peine à empêcher qu’il ne fût brisé. Après leur en avoir fait concevoir l’objet par un grand nombre d’essais que nous fîmes dans cette vue, nous commençâmes à les faire agir eux-mêmes sur l’instrument ; et déjà sept individus s’y étoient soumis, lorsqu’un de ceux qui s’étoient essayés d’abord, et qui n’avoient pas pu faire marcher l’aiguille du dynamomètre aussi loin que moi, parut indigné de cette impuissance ; et, comme pour donner à l’instrument un démenti positif, il s’approche, me saisit le poignet avec colère, et sembloit me défier de me dégager. J’y parvins cependant après quelques efforts : mais l’ayant à mon tour saisi de toute ma force, il lui fut impossible, quoi qu’il pût faire, de se délivrer ; ce qui parut le couvrir de confusion et le remplir de colère33.

36On comprend mieux ici à quel point les instructions de Cuvier, qui demandait de rapporter quelques crânes, sont radicalement inadaptées à la forme et aux contraintes de ce voyage d’exploration en terre inconnue. Si déjà les « sauvages » acceptent difficilement de tester un engin parfaitement inoffensif, comment vont-ils réagir si les voyageurs entreprennent de dérober un squelette ? C’était ignorer, au nom de l’anthropométrie, les règles presque universelles régissant les rituels funéraires…

37Baudin étant souvent impatient de voir son monde revenir à bord, cette circonstance limite le temps d’investigation sur place. Le temps du marin n’est pas celui du savant ; les instructions de De Gérando étaient manifestement difficiles à observer : comment aurait-on pu avoir le temps d’apprendre la langue, pour converser politique, religion ou légendes cosmologiques le temps d’une marée ? Baudin était tout prêt, au départ, à mener cette étude de l’homme, sur sa route. Mais la nécessité de cartographier et de reconnaître la géographie du Pacifique Sud risquait d’être incompatible avec le temps long de l’enquête ethnographique. Le fascicule de De Gérando était d’une extraordinaire exhaustivité, et d’une perfection surprenante s’agissant de fixer le cadre théorique de cette science d’investigation. Mais elle n’était guère utilisable en pratique.

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F. Péron, Voyage de Découvertes aux Terres Australes, Atlas vol. 1, Tables et planches, pl. VIII (dessin de N. Petit)

38Enfin, sur le terrain, les rapports parfois hostiles avec les habitants n’incitent pas à donner une excellente image de ces populations. Ainsi Péron se trouve-t-il parfois en situation délicate, dans un groupe où il identifie Bara-Ourou :

dans l’instant où j’y faisois le moins d’attention, il me saisit par mon gilet, en dirigeant la pointe de sa sagaie contre moi ; il la brandissoit avec force, et sembloit me dire : « Donne-moi-le, ou je te tue. » Dans une position aussi délicate, il eût été dangereux de se fâcher ; car le misérable m’eût infailliblement percé de sa sagaie ;

39mais en gardant son sang-froid, et son compagnon ayant une arme, il parvient à détourner la lance.

À peine je venois d’échapper à ce danger, que je me trouvois compromis d’une manière, sinon aussi périlleuse, du moins très désagréable. Un des grands anneaux d’or que je portois à mes oreilles, excita les désirs d’un autre sauvage, qui, sans rien dire, se glissant derrière moi, passa subtilement son doigt dans l’anneau, et le tira avec tant de force, qu’il m’eût infailliblement déchiré l’oreille, si la boucle ne se fût ouverte34.

40Comme l’explique Freycinet, sur la terre de Diémen,

Les naturels du canal Dentrecasteaux sont peu nombreux. Ils vivent par troupes errantes dans les bois, réduits au dernier degré de misère et d’abrutissement. La plupart nous ont paru méchans, soupçonneux et craintifs. Cook et d’Entrecasteaux ont cependant, ainsi que nous, rencontré quelques individus qui avoient l’air doux et affable ; mais ni les uns ni les autres nous ne sommes demeurés assez longtemps sur les mêmes lieux, pour être en état de tracer d’une manière exacte et définitive le tableau du caractère moral de ces peuples35.

41Cette particularité va avoir pour conséquence une hiérarchisation des cultures.

Dans un état si éloigné de la civilisation, leurs arts n’ont pu beaucoup se perfectionner. Habitans d’un pays entrecoupé par une infinité de bras de mer, à peine ont-ils su imaginer des pirogues pour y naviguer, et ces pirogues sont encore d’une construction extrêmement défectueuse36.

42Mais, ne serait-ce que par le croquis, une gradation montre une technique très fruste pour la Tasmanie, un peu moins précaire pour l’Australie, et presque « civilisée » à Timor. De même pour les habitations, classées en huttes, cabanes, maisons. Bien plus, il en va de même, aux yeux de Péron, qui pourtant ne semblait pas devoir tirer de semblables conclusions, pour la force physique. Que les résultats soient exacts ou non, vu les conditions de leur collecte, il en conclut que les plus faibles sont les habitants de Tasmanie, battus par les Australiens, eux-mêmes moins robustes que les natifs de Timor, lesquels sont dépassés par les Français et les Anglais. D’accord, les Anglais se sont montrés un tout petit peu plus forts… Mais si peu que ce n’est rien dire. Bref, cette expérience pousse Péron à tirer des conclusions fort inattendues.

De tous les biens dont les apologistes de l’homme sauvage se complurent à le gratifier, la force physique est celui sur lequel ils insistèrent plus particulièrement et plus constamment. Produit et compagne d’une santé vigoureuse, la force physique seroit, en effet, l’un des premiers titres à la supériorité ; et si véritablement elle devoit être l’apanage exclusif ou même plus particulier de l’état sauvage, la civilisation, il faut en convenir, nous auroit ravi l’un des gages les plus certains du bonheur. Aussi les détracteurs de l’ordre social ont-ils rapporté leurs déclamations les plus éloquentes à cette espèce de dégradation de l’homme civilisé, et se sont-ils efforcés de la consacrer en principe. Jusqu’à ce jour, cependant, on a manqué de tout moyen pour comparer exactement la force des individus et des peuples […]37.

43Mais une fois que preuve est faite que ce sont les mêmes hommes qui sont les plus faibles physiquement et qui ont la culture la plus fruste, l’argumentation en faveur du « bon sauvage » – qui avait guidé ses premiers élans – se renverse diamétralement (la fatigue, la maladie, voire la peur aidant…). Il trouve des raisons à ces conclusions racialistes : ces différences sont dues à la nourriture aléatoire et insuffisante, « à ces privations cruelles, ces fatigues excessives, à ces courses accablantes et réitérées qui consument sa vigueur, qui flétrissent son existence38 », au manque d’abri commode… Mais voilà toute sa philosophie à vau-l’eau.

Elle est récente encore, cette époque singulière, où l’on vit des hommes célèbres, entraînés par une imagination ardente, aigris par les malheurs inséparables de notre état social, s’élever contre lui, en méconnoître les bienfaits, et réserver pour l’homme sauvage toutes les sources du bonheur, tous les principes de la vertu. Leur funeste éloquence égara l’opinion ; et pour la première fois on vit des hommes sensés gémir sur les progrès de la civilisation, et soupirer après cet état misérable, illustré de nos jours sous le nom séducteur d’état de nature. Heureusement les voyageurs modernes, en nous faisant successivement connoître tant de peuples sauvages, nous ont permis d’apprécier ces vains sophismes à leur juste valeur ; et notre expédition, sous ce rapport, aura pu servir utilement la vraie philosophie39.

44Ses conclusions infirment radicalement ses hypothèses de départ.

Conclusion

45« Seule une comparaison avec les instructions permet de vérifier avec plus de précision l’écart entre les questions auxquelles le voyage devait répondre et ses résultats effectifs40. » En l’occurrence on peut mesurer au moins deux valeurs : d’abord la pertinence des instructions par rapport au type de voyage entrepris et aux personnes impliquées dans leur mise en œuvre ; ensuite les résultats non escomptés, qui peuvent se trouver être les plus remarquables. À l’évidence, la pratique de l’anthropologie physique n’était possible que dans une certaine mesure, bien moindre qu’escomptée : quelques expériences étaient faisables, mais de façon aléatoire et fugace. L’anthropologie sociale et culturelle était souhaitable, mais, vu les conditions, elle n’a pas été particulièrement mieux illustrée que par d’autres voyages faits le nez au vent.

46En revanche, l’expédition Baudin a laissé sa marque dans la toponymie australienne, mais ce n’est pas réellement ce que l’on exigeait d’elle ; elle a aussi rapporté, grâce à Péron, une extraordinaire connaissance des méduses et un très grand nombre de spécimens de jelly fishes et animalcules divers – ce que les zoologistes n’avaient pas vraiment pensé à demander.

47Elle a été cependant l’occasion de s’interroger sur la vaste masse de connaissances dont on rêvait, de mettre au point une science nouvelle – même si ses contours étaient encore flous et contradictoires. On pensait aisément remplir des volumes de données brutes sur l’homme sous toutes les latitudes, et ainsi le replacer dans le cadre plus général de l’évolution et de l’écologie des populations : ce n’était pas encore le moment. Le vademecum de De Gérando devait rester au placard, suite à la disparition de la Société des Observateurs de l’homme. Il n’y avait que leurs idées qui allaient se mettre en chemin…

Notes de bas de page numériques

1 Nicolas Baudin, Mon voyage aux Terres Australes. Journal personnel du commandant Baudin, texte établi par Jacqueline Bonnemains, Imprimerie nationale, 2000, p. 126. « Le 5 novembre 1800 ».

2 M.-J.-L.-J.-F.-A. Alard (Dr), Éloge historique de François Péron, rédacteur du voyage de découvertes aux Terres australes... lu à la Société médicale d'émulation de Paris... dans la séance du 6 mars 1811, par M. Alard, 1811, Capelle et Renand, p. xxxii.

3 Lettre de Baudin à l’Institut national, in Baudin, Mon voyage aux Terres Australes, p. 30.

4 Lettre de Baudin à l’Institut national, in Baudin, Mon voyage aux Terres Australes, p. 30.

5 Voir sur ce point les textes mis à disposition par Silvia Collini & Antonella Vannoni, Les Instructions scientifiques pour les voyageurs (xviie-xixe siècle), L’Harmattan, 2005, coll. Histoire des Sciences Humaines ; Claude Blanckaert, Le terrain des sciences humaines : instructions et enquêtes, XVIIIe-XXe siècle, Paris, L’Harmattan, 1996.

6 François Péron, Observations sur l’anthropologie, ou l’histoire naturelle de l’homme, la nécessité de s’occuper de l’avancement de cette science et l’importance de l’admission sur la flotte du capitaine Baudin d’un ou plusieurs naturalistes, spécialement chargés des recherches à faire sur ce sujet, suivi d’une Lettre aux citoyens professeurs de l’école de médecine, [Impr. Stoupe, 15 p.], in Jean Copans et Jean Jamin, Aux origines de l’anthropologie française, p. 111-118, ici p. 115.

7 Lavater publie son 1er livre sur la physiognomonie en 1806. Lavater, Johann Caspar (1741-1801), L’Art de connaître les hommes par la physionomie, 2e éd. 1820.

8 Georges Cuvier, « Note instructive sur mes recherches à faire relativement aux différences anatomiques des diverses races d’hommes », in Jean Copans et Jean Jamin, Aux origines de l’anthropologie française, p. 67-71, ici p. 69.

9 Georges Cuvier, « Note instructive sur mes recherches à faire relativement aux différences anatomiques des diverses races d’hommes », in Jean Copans et Jean Jamin, Aux origines de l’anthropologie française, p. 67-71, ici p. 70-71.

10 Georges Cuvier, « Note instructive sur mes recherches à faire relativement aux différences anatomiques des diverses races d’hommes », in Jean Copans et Jean Jamin, Aux origines de l’anthropologie française, p. 67-71, ici p. 70-71.

11 Nicolas Baudin, Mon voyage aux Terres Australes, p. 61.

12 Le musée de l’homme à Paris fut fondé en 1937, sur un premier modèle de 1882. Ses objectifs étaient triples : présenter l’Homme dans sa chaîne évolutive (préhistoire) ; dans son unité et sa diversité (anthropologie biologique) ; dans son expression culturelle et sociale (ethnologie).

13 Louis-François Jauffret, « Introduction aux Mémoires de la Société des observateurs de l’homme », in Jean Copans et Jean Jamin, Aux origines de l’anthropologie française, p. 54-55.

14 François Péron, Observations sur l’anthropologie, in Jean Copans et Jean Jamin, Aux origines de l’anthropologie française, p. 113.

15 Le déchiffrage des hiéroglyphes de la pierre de Rosette par Champollion est plus tardif.

16 Nicolas Baudin, Mon voyage aux Terres Australes, p. 32.

17 Joseph-Marie De Gérando, Considérations sur les diverses méthodes à suivre dans l’observation des peuples sauvages, in Jean Copans et Jean Jamin, Aux origines de l’anthropologie française, p. 107.

18 F. Péron, Observations sur l’anthropologie, in Jean Copans et Jean Jamin, Aux origines de l’anthropologie française, p. 116.

19 Louis Freycinet, Voyage de Découvertes aux Terres Australes exécuté par ordre de Sa Majesté l’Empereur et Roi, sur les Corvettes Le Géographe, Le Naturaliste, et la Goélette Le Casuarina, pendant les années 1800, 1801, 1802, 1803 et 1804, Tome troisième (1815), Navigation et géographie, rédigé par L. Freycinet, Paris, Imprimerie Royale, « Terre d’Endracht », p. 204.

20 Forfait, dans Baudin, Mon voyage aux Terres Australes, p. 100.

21 N. Baudin, in Jean Copans et Jean Jamin, Aux origines de l’anthropologie française, p. 174-175.

22 F. Péron, in François Péron et Louis Freycinet, Voyage de Découvertes aux Terres Australes exécuté par ordre de Sa Majesté l’Empereur et Roi, sur les Corvettes Le Géographe, Le Naturaliste, et la Goélette Le Casuarina, pendant les années 1800, 1801, 1802, 1803 et 1804. Historique, Tome premier (1807), rédigé par F. Péron, Paris, Imprimerie impériale, p. 252.

23 F. Péron, Voyage de Découvertes aux Terres Australes, Historique, t. 1, 1807, p. 252.

24 F. Péron, Voyage de Découvertes aux Terres Australes, Historique, t. 1, 1807, p. 254.

25 F. Péron, Voyage de Découvertes aux Terres Australes, Historique, t. 1, 1807, p. 80-81.

26 F. Péron, Voyage de Découvertes aux Terres Australes, Historique, t. 1, 1807, p. 83.

27 N. Baudin, Mon voyage aux Terres Australes, p. 99.

28 Louis Freycinet, Voyage de Découvertes aux Terres Australes, Tome troisième (1815), Navigation et géographie, p. 346.

29 F. Péron, Voyage de Découvertes aux Terres Australes, Historique, t. 1, 1807, p. 167.

30 F. Péron, Voyage de Découvertes aux Terres Australes, Historique, t. 1, 1807, p. 333.

31 F. Péron, Voyage de Découvertes aux Terres Australes, Historique, t. 1, 1807, p. 345.

32 N. Baudin, in Jean Copans et Jean Jamin, Aux origines de l’anthropologie française, p. 175.

33 F. Péron, Voyage de Découvertes aux Terres Australes, Historique, t. 1, 1807, p. 285-286.

34 F. Péron, Voyage de Découvertes aux Terres Australes, Historique, t. 1, 1807, p. 284.

35 L. Freycinet, Voyage de Découvertes aux Terres Australes, Tome troisième (1815), Navigation et géographie, p. 43-44.

36 L. Freycinet, Voyage de Découvertes aux Terres Australes, Tome troisième (1815), Navigation et géographie, p. 43-44.

37 F. Péron, Voyage de Découvertes aux Terres Australes, Historique, t. 1, 1807, p. 447.

38 F. Péron, Voyage de Découvertes aux Terres Australes, Historique, t. 1, 1807, p. 468.

39 F. Péron, Voyage de Découvertes aux Terres Australes, Historique, t. 1, 1807, p. 447

40 Silvia Collini & Antonella Vannoni, Les Instructions scientifiques pour les voyageurs (xviie-xixe siècle), p. 51.

Bibliographie

Sources

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Pour citer cet article

Odile Gannier, « L’expédition Baudin et les instructions « anthropologiques » : de la physionomie aux sciences humaines ? », paru dans Loxias-Colloques, 6. Sociétés et académies savantes. Voyages et voyageurs, exploration et explorateurs, 1600-1900, L’expédition Baudin et les instructions « anthropologiques » : de la physionomie aux sciences humaines ?, mis en ligne le 28 août 2015, URL : http://revel.unice.fr/symposia/actel/index.html?id=795.


Auteurs

Odile Gannier

Université Nice Sophia Antipolis, CTEL