Loxias-Colloques |  5. L’expérience féminine dans l’écriture littéraire | II. Une vision particulière 

Aylar Hassanpour  : 

La vie hors du commun de Jane Dieulafoy et son écriture du voyage

Abstract

Dans la France du XIXͤ siècle, où les femmes devaient surmonter encore beaucoup d’obstacles pour pouvoir mener une vie littéraire, on assiste à la naissance d’une écrivaine aussi marquante par sa vie que par sa carrière : Jane Dieulafoy. Une femme qui s’est battue contre l’ennemi dans les champs de bataille et qui en se travestissant en homme, a accompagné son mari en Orient en tant qu’archéologue. Ses deux récits de voyage autobiographiques, Une amazone en Orient et L’Orient sous le voile, bien loin d’être uniquement factuels, nous révèlent ses grandes qualités intellectuelles. Jane est une femme qui ne veut pas rester en marge de la société : tel est le message qu’elle fait passer à travers sa vie de femme combattante, ainsi qu’à travers ses livres. Quelles sont les caractéristiques de son écriture ? Quelle image donne-t-elle d’elle-même et de la femme en général ? Pourquoi accepte-t-elle les conditions de vie qu’on prêtait aux hommes de son siècle ?

Index

Mots-clés : écriture , femme, Jane Dieulafoy, Perse, voyage, voyageuses

Keywords : Jane Dieulafoy , voyage

Géographique : France , Orient, Perse

Chronologique : XIXe siècle

Plan

Texte intégral

« L’écriture jaillit comme une source au bord du chemin »

Béatrice Didier

Le récit de voyage : la restitution écrite du voyage

1C’est au IVe siècle qu’Ethérie, une pèlerine, décide d’immortaliser par écrit, même de façon anonyme, son expérience de voyage en Orient. Même si dans ces siècles reculés peu nombreuses étaient les femmes écrivant leurs expériences de voyage à l’instar d’Ethérie, elles étaient plusieurs à parcourir le monde, seules ou accompagnées. Du pèlerinage au voyage scientifique, la raison de leurs pérégrinations était variée.

2Mis à part le pèlerinage, l’intérêt pour la découverte et l’étude scientifique a toujours incité les femmes à accepter tout l’inconfort du voyage et parcourir le monde. Au XVIIe siècle, la première femme, à entreprendre son périple dans ce but fut l’Allemande Maria Sibylla Merian : passionnée par l’étude des insectes, elle passa deux années au Surinam. Ses observations et ses découvertes pendant ce voyage qui s’avéra pénible lui fournirent la matière du plus important de ses ouvrages concernant les métamorphoses des insectes. Ida Pfeiffer, voyageuse autrichienne qui parcourut le monde en découvrant des zones les plus dangereuses, montre, dès le titre de son récit, Voyage d’une femme autour du monde, une passion féminine pour le voyage.

3Une autre catégorie de voyageuses ont pu réaliser leur rêve de voyage en accompagnant leur mari lors des missions scientifiques ou politiques : il s’agit de femmes telles que Lady Mary Montagu, Jane Dieulafoy, Agatha Christie et bien d’autres aventurières qui ont tiré des récits de valeur à la suite de leurs périples. Ces voyageuses nous ont communiqué leurs témoignages à travers différents genres d'écriture, tels que la correspondance, le journal, le récit, etc.

4En voyage, la femme ressent de plus en plus ce besoin d’écrire. Elle y trouve l’occasion de s’affirmer, car le voyage, comme l’écriture, lui permet de se connaître et de découvrir le monde qui l’entoure.

5Pendant plusieurs siècles, l’expérience littéraire différait, tout comme celle du voyage, selon qu’on était homme ou femme. Les femmes au cours de l’histoire ont rencontré bien d’obstacles avant de pouvoir trouver leur statut d’écrivaines, dans la société et ainsi mener une carrière littéraire. Pour s’attribuer également le titre de voyageuse, il leur a fallu renoncer à une vie ordinaire et aisée, et parfois même se travestir et accepter les aléas d’un voyage.

Ensuite, la recherche a mis en évidence que grâce à l’écriture du voyage prise comme passe-temps ou comme témoignage, et grâce à la pratique même du voyage avec ses épreuves et ses difficultés, les femmes concernées accédaient à une forme de visibilité dans l’espace public, à une manière de considération pour soi, et à un itinéraire de redécouverte de soi comme sujet1.

6Nous allons parler ici de l’une de ces voyageuses qui a avancé à grands pas dans l’histoire de l’émancipation féminine, à savoir Jane Dieulafoy, une écrivaine qui, à travers sa vie et ses œuvres littéraires, a toujours essayé de donner l’image d’une femme indépendante, libre et égale à l’homme.

Une femme de transgressions

7Issue d’une famille de la haute bourgeoisie de Toulouse, Jane Henriette Magre naquit en 1851. Elle passa son adolescence au couvent où elle apprit plusieurs langues vivantes et acquit un bon niveau dans le dessin et la peinture. Elle épousa Marcel Dieulafoy, ingénieur des Ponts et Chaussées qui s’intéressait tout particulièrement à l’Orient et à l’architecture et avait comme projet de découvrir des origines de l’architecture médiévale européenne en Orient.

8Même si la plupart des femmes écrivaines refusaient l’idée d’une union, et considéraient le mariage comme un obstacle, la vie littéraire et aventurière de Jane commence après son mariage. Quelques mois plus tard, lors de la guerre franco-prussienne, habillée en franc-tireur, Jane participe à toutes les opérations à côté de Marcel son mari qui était capitaine du génie dans l’armée de la Loire. Jane, soldate, porte les habits masculins de plein gré et ne les quitte pas jusqu’à la fin de sa vie, même pendant sa vie mondaine.

Ce costume qu’elle adopta pour la première fois en 1870 sur le front de la Loire, et auquel elle resta fidèle dans les salons littéraires de la capitale comme sur les pistes et par les déserts de Perse, n’a pas manqué de susciter des interrogations, voire le scandale2.

9Après plusieurs voyages en Algérie, au Maroc, en Europe du Nord et du Sud, vers 1880 pour le couple Dieulafoy commence l’aventure de la Perse. Lors de leur première mission, ils parcourent une grande partie du pays du nord au sud à la quête des monuments historiques. Ils reviennent sur ces riches terres d’Orient pour la deuxième fois en 1883, afin de fouiller la cité de Suse. Pendant ces missions archéologiques, c’est Jane qui tient le journal de l’expédition, qui prend des photos et fait des croquis. En même temps elle est collaboratrice de son mari et s’occupe des fouilles.

Jane Dieulafoy découvrira en même temps que la Perse sa vocation littéraire, première des femmes d’archéologues à rédiger les Mémoires des missions organisées par leurs époux au Proche-Orient3.

10De 1883 à 1886, Jane Dieulafoy raconta tous ses aventures et ses observations en Perse en feuilleton dans la revue Le Tour du Monde puis elle continua sous forme de récit. Ses deux relations de voyage, Une amazone en Orient et L’Orient sous le voile ne sont pas un simple témoignage de son périple mais une présentation détaillée de la Perse du XIXe siècle.

Souvent, elle reste à l’arrière de la caravane, pour, sur la selle de son cheval, relever les traits d’un paysage, les péripéties d’un épisode de leur voyage4.

11À vrai dire, Jane-écrivaine est née grâce à la Perse. Au début de sa vie littéraire, cette aventurière choisit la forme du journal, ce qui s’adapte bien avec sa vie mobile, mais plus tard, pour mieux s’exprimer, elle choisit d’écrire des nouvelles, des essais et des romans.

La Perse sera pour elle le lieu de l’accomplissement : en Orient, elle devient écrivain5.

12Pour ne pas rester en marge de la société de son époque et afin d’affirmer ses grandes qualités intellectuelles et même physiques et avoir les mêmes droits que l’homme, Jane Dieulafoy se masculinise.

Elle adopte d’abord le costume masculin par nécessité, quand elle décide de suivre Marcel sur le front de la Loire en 1870, mais le costume n’est que le signe de ce qu’elle veut être, un soldat à la guerre, un voyageur en Perse, un archéologue à Suse6.

13Jane est une femme qui n’est pas conforme au modèle féminin de son temps. Le bonheur que certaines cherchent dans le confort et les plaisirs d’une vie bourgeoise, elle le cherche ailleurs et le trouve dans la gloire et l’aventure d’une vie périlleuse.

Dieulafoy veut absolument s’aventurer en dehors du cadre domestique et échapper au prosaïsme de la vie quotidienne à cette mise en scène de la monotonie, de l’ennui et de la contrainte7.

14Si elle réussit à faire ses preuves, c’est en partie grâce au soutien de Marcel qui admire la personnalité particulière de sa compagne.

Pour s’accomplir, elle n’a pas dû, comme George Sand, se séparer d’un mari médiocre et faible et se lancer dans la carrière littéraire pour vivre, ou, comme Colette, rompre les chaînes que Willy lui avait forgées8.

15Masculine quant à l’apparence, Jane Dieulafoy se masculinise-t-elle dans ses écrits ? Quelles sont les caractéristiques de son écriture ? Quelle image donne-t-elle d’elle-même et de la femme en général ? Quels sont les thèmes qu’elle aborde ? Qu’essaie-t-elle d’exprimer à travers son écriture ?

Jane Dieulafoy et son écriture de voyage

16Sachant que réaliser un voyage en Orient du XIXe n’est pas facile et demande beaucoup de force physique et morale, nous voyons la trace de la fatigue, des maladies et des souffrances dans la relation de Jane. L’expression de ces malaises, si graves soient-ils, n’occupe pas beaucoup de place dans ces descriptions, surtout quand la personne concernée est elle-même. Dans l’une des étapes difficiles du voyage, elle se trouve incapable de continuer à se tenir en selle à cause de la fièvre et des spasmes et se demande : « Arriverai-je au but ? » Elle finit le passage en disant :

Sans avoir trop conscience de moi-même, j’ai pu, dans cette position, supporter sept ou huit heures de cheval et arriver, sur le soir, à un campement de nomades établi au pied d’un tumulus élevé9.

17On peut remarquer dans les relations de notre voyageuse son désir d’apparaître comme un héros. Elle n’hésite pas de temps à autre à parler de sa forte santé et à se représenter comme une voyageuse expérimentée et autonome. Elle garde son sang-froid, se plaint rarement du manque de nourriture, de la situation des routes ou de l’abri où elle passe la nuit :

Je possède un pantalon et un habit rapiécés en fait de draps de lit ; un casque de feutre pour traversin ; le sol sur lequel je vais m’étendre est tourmenté comme le dos d’un chameau : des rats dansent une sarabande effrénée dans des fagots placés auprès de moi ; des araignées géantes se promènent sur les murs. Comme j’aurais pleuré sur mon sort si, dans mes cauchemars de jeune fille, je m’étais vue en si piteux équipage10 !

18Les auteurs de la biographie de cette écrivaine voyageuse, Eve et Jean Gran-Aymeric sont d’avis que

Jane n’est certes pas une femme ordinaire, et il lui fallait un tempérament hors des normes habituelles pour surmonter la fatigue, la maladie et les nombreux dangers11.

19Ainsi, Jane Dieulafoy reflète l’image de la « femme forte », intelligente et responsable dans ses écrits littéraires. Une femme qui assure les mêmes valeurs que l’homme et qui lui est égale : dans les mêmes habits, sur les mêmes champs de bataille, chevauchant sur les terres inexplorées !

20L’héroïne de ses récits de voyage est elle-même ; dans ses autres œuvres, ses héroïnes lui ressemblent. Elles sont des reines, des soldates ou tout simplement des femmes fortes par leur courage et leur esprit humain. Il faut indiquer que c’est un thème qui revient dans tous ses œuvres littéraires :

Les femmes guerrières et héroïques sont pour Jane la meilleure preuve de leur égalité avec les hommes12.

21En lisant certains passages du récit de Jane, on a l’impression qu’elle voyage toute seule. On remarque rarement la compagnie de Marcel, qui pourtant est toujours présent à ses côtés. Dans le récit on ne trouve pas de conversation échangées entre ce couple. La voyageuse a surtout parlé de son compagnon dans les moments difficiles, par exemple quand il est fiévreux et malade.

Nous devions partir ce matin, mais Marcel a été pris, pendant la nuit, d’une fièvre violente, d’intolérables douleurs de tête et de vomissement. J’ai demandé au chef de télégraphe s’il avait un médecin européen à Kazbin ; il m’a répondu que les Persans exerçaient seuls la médecine dans la ville […] je me détermine à faire transporter sans délai mon mari à Téhéran […] je finis cependant par me procurer une espèce de charrette fixée sur quatre roues et recouverte d’un mauvais capotage ; j’étends mon malade sur des couvertures, et enfin, vers trois heures du matin j’obtiens des chevaux après avoir perdu toute une journée à préparer le départ13.

22L’abondance du pronom personnel « je » révèle l’esprit individualiste de l’écrivaine-voyageuse. Ce « je » est souvent suivi par des verbes d’actions, ce qui montre la participation active de l’héroïne dans les événements vécus et sa liberté totale. C’est en effet le « je » féminin qui s’impose enfin dans l’écriture de la femme grâce à la relation de ses expériences du voyage.

23Dans presque toute relation de voyage, surtout si cette dernière a été écrite par une femme, on trouve des passages dans lesquels l’auteur parle de lui-même, de ses sentiments et ses réflexions, tandis que le récit de Jane est dépourvu de ces éléments. Elle ne parle pas de sa vie intime, et les descriptions poétiques et lyriques, qui passent pour un trait féminin de l’écriture de son époque, n’ont presque pas de place dans son journal.

24Par ailleurs, le sens de l’objectivité chez notre voyageuse est remarquable. En lisant ses récits de voyage, on a l’impression de lire tantôt un archéologue tantôt un sociologue. On y trouve une étude détaillée de la géographie humaine : les différents peuples qui habitent en Perse, leurs us et coutumes, leur code vestimentaire, même l’art culinaire de chaque contrée, etc. Jane à chaque passage peint un tableau des personnes qui l’entourent. Seule la minutie d’une femme pourra apporter autant de détails sur les coutumes et l’humour d’un peuple. La description du corps féminin et de ses habits, pièce par pièce, ou même les plats qui composent son dîner, ne peuvent se placer que dans les centres d’intérêts d’une femme.

À la rencontre de la femme persane

25L’écriture du voyage de Jane et bien d’autres voyageuses révèle les coins les plus inconnus des pays d’Orient : les harems (à savoir, l’intimité des femmes), des endroits qui restent toujours dans l’interdit pour un homme qui voyage dans ces contrées. Les voyageuses ont l’occasion d’entrer dans ces harems qui sont à l’abri de tout regard masculin, rencontrer la femme orientale, parler avec elle et partager les pensées, l’examiner et ainsi refléter une image d’elle. Nous pouvons compter cela comme l’une des spécificités de la littérature de voyage féminin du XIXe siècle.

26À l’instar de Lady Mary Montagu, la première femme qui a eu l’occasion de visiter les harems ottomans, Jane a cette chance de visiter plusieurs andérouns persans. Elle s’intéresse tout particulièrement à la vie des femmes en Perse, racontant toutes ses rencontres et ses conversations avec les Persanes ; elle les décrit avec minutie, les dessine, les photographie : l’occasion de donner une image non seulement subjective (les descriptions) mais aussi objective (les photos et les dessins). Ainsi elle les représente et elle se présente elle-même en tant que femme occidentale, quoiqu’elle soit peu conforme au modèle de la femme européenne de son époque. Ainsi elle réunit ses réflexions sur la condition de la femme dans la Perse du XIXe siècle.

27Voici comment elle décrit une Chaldéenne dans tous ses détails physiques et vestimentaires au moment où elle la dessine, faute de lumière pour photographier :

Ses yeux noirs sont plein de malice, le nez carré donne à la physionomie une fermeté accentuée par la forme et la couleur rouge foncé de lèvres un peu minces ; le trait caractéristique de la figure est la grande distance la base du nez de la bouche. La Chaldéenne est coiffée d’un foulard de crêpe de Chine vermillon serré autour du crâne par un gros nœud formant boule au-dessous du front ; les cheveux nattés en une multitude de petites tresses, tombent sur le dos, cachés par un voile de mousseline de laine blanche qui entoure plusieurs fois la tête, la bouche et couvre les épaules14.

28D’autre part, la curiosité de la femme persane envers une femme venue de l’Occident qui ne porte presque aucune marque de la féminité et qui ne lui ressemble point, attire notre attention :

La curiosité à l’égard d’une étrangère, si différente d’elle-même, d’une femme certes, mais qui a tous les attributs d’un homme, non seulement l’allure, mais aussi la liberté et les responsabilités attire les femmes de Perse, des plus humbles aux plus riches15.

29Et voici l’une de scène de rencontre entre Jane et des femmes persanes :

Je me lève à regret, et, précédée d’une vieille servante, je pénètre dans la partie la plus retirée de l’habitation. Les femmes, en me voyant, s’avancent vivement vers moi, me tendent le bout de leur doigts, les portent ensuite à leurs lèvres après avoir touché les miens, me souhaitent en même temps le roch amadid (la bienvenue), et m’invitent enfin à m’asseoir. Tous les regards se braquent sur moi ; et de mon côté, je passe une revue générale de ce bataillon de curieuses16.

30Jane profite de sa connaissance de la langue persane et lors de chaque passage aux andérouns pose des questions sur tous les angles de la vie de ces femmes.

Nulle part les dialogues ne sont plus abondants que dans les passages où elle est en contact avec des femmes17.

31Et parfois ces dialogues ne manquent pas de critique et nous présentent la scène d’un duel féminin. Par exemple :

Courons vers un autre andéroun. Avant de me laisser franchir le seuil de la porte, Matab khanoum m’a arrêtée un instant :
̶ Pourquoi avez-vous la tête nue ? Vous devez avoir bien froid ! et en outre, c’est très inconvenant.
̶ Vous moquez-vous de moi ?
̶ Non certes, mais notre prophète a défendu aux femmes de montrer leurs cheveux et par conséquent d’avoir la tête découverte.
̶ Je tiendrai compte de sa recommandation quand je me ferai musulmane. En attendant cet heureux jour, venez dans le Faranguistan et vous verrez ce que l’on pensera de vos seins, de votre ventre, de vos jambes nus, toujours prêts à se montrer au moindre mouvement18.

32Natascha Ueckmann dans son article sur Jane Dieulafoy explique les attitudes de celle-ci comme suit :

Les observations de Jane Dieulafoy relèvent d’une attitude plus ethnocentrique que misogyne. Les rencontres sont souvent marquées par une incompréhensibilité réciproque19.

33En outre, sa connaissance de la langue persane lui fournit l’occasion de savoir ce que pense l’Autre, ici la femme persane sur « elle », Jane Dieulafoy ou la femme occidentale en général. Voici l’une des scènes dans laquelle Jane, tout en préparant son appareil pour photographier ses deux hôtesses persanes, les écoute :

Dans le Faranguistan [France et pays avoisinants], […] les femmes sont bien moins heureuses que chez nous : les hommes les obligent à travailler. Celle-ci est ackaz bachy, d’autres sont mirzas ou moallem (savants) ; quelques-unes même comme la fille du chah des Orous (le tsar), ont obtenu le grade de générale et font manœuvrer des armées. […] Non seulement dans le Faranguistan il y a des femmes qui commandent des régiments, mais il y en a même une qui est chah. Interroge khanoum ackaz bachy, elle te dira que cette princesse a un elchi (ambassadeur) à Téhéran. Enfin […] si la fille du roi des Orous porte un casque et des épaulettes, la khanoum chah possède en outre de longues moustache20.

34Ces phrases reflètent une vision stéréotypée de la femme européenne du XIXe siècle. Presque toutes les femmes étrangères que la femme persane a eu l’occasion de connaître sont celles qui ont voyagé en Perse seules ou plus souvent en compagnie de leur mari. Elles sont souvent, comme Jane Dieulafoy, issues d’une classe sociale favorisée et donc cultivée et elles effectuent diverses activités culturelles et politiques.

35Jane Dieulafoy donne l’image de la femme persane, et ainsi elle valorise par comparaison sa propre liberté, sa culture et sa situation. La femme persane lui parle du temps qu’elle consacre chaque jour pour sa toilette, alors que Jane Dieulafoy croit avoir adopté l’habit masculin en raison de sa commodité et surtout pour gagner du temps.

Pourquoi travaillez-vous ? Vous êtes donc pauvre ?
Non.
Mais alors pourquoi voyagez-vous ? Qu’êtes-vous venues faire en Perse ? Pour toute femme le plaisir consiste à se reposer et à se parer
Vous employez donc toutes vos journées à vous embellir ?
Certainement non, mais le soin de ma beauté absorbe cependant beaucoup de temps. Voyez comme le henneh qui colore l’extrémité de mes doigts est bien disposé ! Combien mes sourcils et mes yeux sont habilement peints ! Mes cheveux parfumés. Croyez-vous que tout cela se fasse aisément et soit l’affaire d’un instant ?
Quand vous avez terminé votre toilette, à quoi vous occupez-vous ?
Je fume, je prends du thé, je me rends chez mes amies qui sont heureuses à leur tour de me tenir compagnie. Vous voyez auprès de moi des khanoums venues pour s’amuser à vous voir21.

36Malgré ses critiques envers les persanes des villes, Jane parle avec de l’admiration du mode de vie des persanes nomades. Selon elle, une femme nomade connaît bien ses droits en tant que femme et épouse. Elle n’admet pas la soumission au sein de sa petite société : la famille ; tout comme son mari qui réclame son indépendance vis-à-vis du gouvernement incompétent de son temps.

Les femmes illiates sont d’ailleurs vaillantes est bien autrement méritantes que les Persanes des villes ; elles occupent dans leur famille, où la polygamie est à peu près inconnue, une place honorée, elles se montrent dignes de la liberté qui leur est laissée. Leur morale, toute primitive, est pure, elles n’admettent pas le mariage temporaire et n’usent guère de la facilité de divorcer, ou plutôt de changer de mari, le divorce impliquant la reconnaissance d’un code civil ou religieux22.

37Jane nous donne une esquisse de diverses femmes qu’elle rencontre dans les différentes régions de la Perse : les femmes de gouverneurs, les persanes nomades, les Arabes, les Juives, les Arméniennes, etc. Elle se concentre sur la condition de vie des femmes non-persanes, condamne vivement la polygamie et la considère comme la cause de la décadence des civilisations jadis épanouies. Dans son récit, Jane montre une grande admiration envers le babysme (un mouvement réformateur apparue au XIXe siècle en Perse, dont les apostolats révolutionnaires de son maître ont bouleversé la société persane et ont gagné les cœurs de plusieurs femmes). Cette nouvelle religion instaure la parité entre l’homme et la femme, abolit la polygamie et donne à la femme un rôle plus important au sein de la famille. Jane relate comment ce mouvement a été accueilli par les femmes persanes et comment elles ont assumé le rôle de propagatrices de cette jeune religion. Pour reprendre son thème de femme-héros, elle nous raconte l’histoire de la vie de l’une de ses femmes qui a combattu jusqu’à son dernier souffle à côté des autres propagateurs principaux du babysme. Zerrin Taj est l’un des premiers visages qui marque l’histoire des mouvements féministe en Perse :

L’une d’elles douée d’une éloquence entraînante et d’une surprenante beauté, devait soulever la Perse entière […]. Gourret el-Ayn était née à Kazbin et appartenait à une famille sacerdotale […]. Admise journellement à entendre discuter des questions religieuses et morales, elle s’intéressa aux entretiens en honneur de sa famille […]. Les prédications de Bab furent trop retentissantes pour que Gouret el-Ayn pût en ignorer l’esprit ; elle fut vivement frappée par les grands côtés de la nouvelle doctrine, se mit en correspondance avec l’Altesse Sublime, qu’elle ne connut jamais, paraît-il, et embrassa bientôt toutes ses idées réformatrices. Peu après, elle reçut du chef de la religion la mission de propager le babysme, rejeta fièrement le voile, se mit à prêcher à visage découvert sur les places publiques de Kazbin, au grand scandale de sa famille, et conquit à la nouvelle foi d’innombrable d’adeptes ; mais bientôt fatiguée de lutter sans succès contre tous ses parents, elle les quitta sans esprit de retour, sortit de Kazbin, et, à partir de cette époque, se consacra entièrement à l’apostolat dont l’Altesse Sublime l’avait chargée23.

38Les deux missions effectuées en Perse, le résultat brillant des fouilles de Suse et la publication de ses récits de voyage rapportent un grand renommé pour Jane Dieulafoy. De retour en France pour continuer sa carrière littéraire, elle tient à Paris un salon où se réunissent des écrivains, des musiciens et des artistes.

39Elle continue à écrire des nouvelles et des romans historiques dans lesquels elle exprime sa passion pour les femmes qui ont marqué l’Histoire. Dans son œuvre, elle a recours à l’héroïsation de la figure féminine en lui attribuant les fonctions dont sont privées les femmes de son époque, et cela toujours dans le but de modification du statut féminin dans la société. Malgré son combat pour l’égalité professionnelle des femmes et leur insertion dans la société de son époque, on n’a jamais considéré Jane Dieulafoy comme une féministe mais plutôt une antiféministe. La raison peut être son opposition au divorce : elle considère le divorce comme destructeur et elle le critique de la façon violente dans son dernier roman, nommé Déchéance.

40D’après les auteurs de sa biographie, Jane Dieulafoy a consacré sa vie et son œuvre à l’émancipation féminine.

Jane Dieulafoy appartient à une génération de pionnières qui, par leur œuvre et leur vie même, concourent à modifier profondément l’image de la femme et à lui gagner un véritable rôle social24.

41Une fois en Orient, à l’exemple d’un ethnologue elle étudie la société persane dans tous ses aspects et sa grande connaissance de l’Histoire et les civilisations orientales enrichit de plus en plus sa relation du voyage. En outre, elle soulève le voile sous lequel la femme orientale se dérobait aux yeux des Occidentaux et elle représente une « Autre » jusqu’alors créée de toutes pièces ou restée dans le non-dit des récits de voyages masculins.

Notes de bas de page numériques

1 Nicolas Bourguinat (dir.), Le Voyage au féminin, Strasbourg, Presses Universitaires de Strasbourg, 2008, p. 27.

2 Eve et Jean Gran-Aymeric, Jane Dieulafoy : Une vie d’homme, Paris, Perrin, 1991, p. 18.

3 Eve et Jean Gran-Aymeric, Jane Dieulafoy : Une vie d’homme, Paris, Perrin, 1991, p. 8.

4 Eve et Jean Gran-Aymeric, Jane Dieulafoy : Une vie d’homme, Paris, Perrin, 1991, p. 83.

5 Eve Gran-Aymeric, Naissance de l’archéologie moderne, Paris, CNRS éd., 1998 p. 67.

6 Eve et Jean Gran-Aymeric, Jane Dieulafoy : Une vie d’homme, Paris, Perrin, 1991, p. 141.

7 Natascha Ueckmann, « Voyage en couple et déguisement masculin : Jane Dieulafoy (1851-1916) », in Frank Estelmann, Sarga Moussa, Friedrich Wolfzettel (dir.), Voyageuses européennes au XIXe siècle : Identités, genres, codes, Paris, PUPS, coll. Imago Mundi, 2012, p. 92.

8 Eve et Jean Gran-Aymeric, Jane Dieulafoy : Une vie d’homme, Paris, Perrin, 1991, p. 208.

9 Jane Dieulafoy, L’Orient sous le voile, Paris, Phébus, coll. Libretto, 2011, p. 272.

10 Jane Dieulafoy, L’Orient sous le voile, Paris, Phébus, coll. Libretto, 2011, p. 78.

11 Eve et Jean Gran-Aymeric, Jane Dieulafoy : Une vie d’homme, Paris, Perrin, 1991, p. 79.

12 Eve et Jean Gran-Aymeric, Jane Dieulafoy : Une vie d’homme, Paris, Perrin, 1991, p. 209.

13 Jane Dieulafoy, Une Amazone en Orient, Paris, Phébus, coll. Libretto, 2010, p. 100.

14 Jane Dieulafoy, Une Amazone en Orient, Paris, Phébus, coll. Libretto, 2010, p. 62.

15 Eve et Jean Gran-Aymeric, Jane Dieulafoy : Une vie d’homme, Paris, Perrin, 1991, p. 69.

16 Jane Dieulafoy, Une Amazone en Orient, Paris, Phébus, coll. Libretto, 2010, p. 152.

17 Eve et Jean Gran-Aymeric, Jane Dieulafoy : Une vie d’homme, Paris, Perrin, 1991, p. 75.

18 Jane Dieulafoy, L’Orient sous le voile, Paris, Phébus, coll. Libretto, 2011, p. 286.

19 Natascha Ueckmann, « Voyage en couple et déguisement masculin : Jane Dieulafoy (1851-1916) », in Frank Estelmann, Sarga Moussa, Friedrich Wolfzettel (dir.), Voyageuses européennes au XIXe siècle : Identités, genres, codes, Paris, PUPS, coll. Imago Mundi, 2012, p. 105.

20 Jane Dieulafoy, Une Amazone en Orient, Paris, Phébus, coll. Libretto, 2010, p. 182.

21 Jane Dieulafoy, Une Amazone en Orient, Paris, Phébus, coll. Libretto, 2010, p. 154.

22 Jane Dieulafoy, L’Orient sous le voile, Paris, Phébus, coll. Libretto, 2011, p. 106.

23 Dieulafoy Jane, L’Orient sous le voile, Paris, Phébus, coll. Libretto, 2011, p. 45.

24 Eve et Jean Gran-Aymeric, Jane Dieulafoy : Une vie d’homme, Paris, Perrin, 1991, p. 206.

Bibliographie

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HODGSON Barbara, Les aventurières XVIIe-XIXe siècles : récits de femmes voyageuses, Paris, Le Seuil, 2002

UECKMANN Natascha, « Voyage en couple et déguisement masculin : Jane Dieulafoy (1851-1916) », in Frank Estelmann, Sarga Moussa, Friedrich Wolfzettel (dir.), Voyageuses européennes au XIXe siècle : Identités, genres, codes, Paris, PUPS, coll. Imago Mundi, 2012, pp. 87-108

Pour citer cet article

Aylar Hassanpour, « La vie hors du commun de Jane Dieulafoy et son écriture du voyage », paru dans Loxias-Colloques, 5. L’expérience féminine dans l’écriture littéraire, II., La vie hors du commun de Jane Dieulafoy et son écriture du voyage, mis en ligne le 30 mai 2014, URL : http://revel.unice.fr/symposia/actel/index.html?id=571.


Auteurs

Aylar Hassanpour

Aylar Hassanpour est doctorante en littérature comparée à l’université Nice Sophia Antipolis. Elle prépare une thèse sous la direction de Madame Odile Gannier au sein de laboratoire CTEL. Sa thèse a pour sujet « L’Image de l’Iran dans les récits des voyageurs occidentaux de 1854 à 1954 » et porte sur des auteurs français, anglais, suisses et allemands.