Loxias-Colloques |  2. Littérature et réalité 

Aylar Hassanpour  : 

L’Orient réel et poétique à travers La Voie cruelle d’Ella Maillart et Où est la terre des promesses ? d’Annemarie Schwarzenbach

Résumé

C’est en été 1939 que les portes de l’Orient s’ouvrent sur deux voyageuses Suisses : l’écrivaine et journaliste Annemarie Schwarzenbach et la grande voyageuse Ella Maillart. Le compte rendu de ce voyage rédigé par Maillart, raconte toutes les observations de Maillart qui ont été enregistrées sous la forme de film, photographies et des petites notes. Par ailleurs, le récit d’Annemarie Schwarzenbach contient une vingtaine de textes réunis par ordre chronologique de ce périple. La comparaison de ces récits nous révèle que ces deux voyageuses ont vécu cette aventure de manière différente. Par conséquent deux expériences et deux écritures différentes. Alors, comment A. Schwarzenbach a-t-elle présenté l’Orient à travers sa prose poétique et lyrique ? Et les descriptions d’E. Maillart qui a essayé de rester objective, sont-elles vraiment plus réelles que celles d’Annemarie ? Autrement dit, quelle est la part de réel dans les récits de ces deux voyageuses ?

Index

Mots-clés : Maillart (Ella) , objectivité, poétique, réel, Schwarzenbach (Annemarie), voyage

Plan

Texte intégral

1Le récit de voyage est un genre qui oscille entre le réel et l’imaginaire. Cependant, le rapport au réel y occupe une place plus importante car le lecteur de ce genre compte accéder à la connaissance du monde en suivant les traces de l’auteur qui prétend voyager pour découvrir l’inconnu, et dans ses écrits, prétend rester objectif.

2Le récit tient compte du regard du voyageur qui reflète l’image des contrées visitées, qu’il soit réel et objectif, ou subjectif et formé selon sa vision individuelle, mais son intérêt pour l’esthétique joue aussi un grand rôle. En outre le récit, lui, varie selon la catégorie des voyageurs, le motif de leur voyage et l’objectif de leur récit.

Le don d’être naturellement spirituel ou ennuyeux, pédant ou modeste, imbu de sa personne ou autoparodique, autant que le travail sur la rédaction finale du récit influent naturellement sur l’image finale d’une relation de voyage1.

3L’écrivain-voyageur peut tout aussi bien représenter un monde réel qu’un monde construit par son imagination. Cependant, on croit à la réalité d’un récit de voyage plus qu’un roman, car on se réfère à des choses qui existent, qu’on voit et qu’on touche. Selon Véronique Magri :

Pour le récit de voyage, le référent préexiste au discours qui le décrit et la visée première du récit est informative, même si celle-ci passe par une récréation artistique dès qu’on a affaire à un écrivain-voyageur2.

4Pourtant, selon le but du voyage et le destinataire du récit, tout peut changer. L’écrivain peut créer, exagérer, donner de l’importance, négliger, etc., il peut donner une image des contrées visitées d’après sa vision. L’auteur du livre Le voyage à pas comptés affirme :

Lorsque les auteurs de récit de voyages sont des écrivains, ils fournissent forcément une version littéraire du voyage, avec la plupart d’imaginaire qui en fait tout l’intérêt3.

5Dans ce travail, on va comparer le trajet que les voyageuses suisses : Annemarie Schwarzenbach et Ella Maillart ont parcouru ensemble, trajet décrit de deux façons différentes, selon leur vision.

Les deux voyageuses

Ella Maillart : une voyageuse authentique

6Née à Genève en février 1903, la petite Ella se prépare déjà pour son avenir aventureux : elle lit les romans d’aventure et étudie les cartes géographiques. Il lui faut seulement quelques années de plus afin de réaliser ses rêves d’enfance et diviser sa vie entre ses deux grandes passions : le sport et le voyage !

7Soucieuse de partager ses découvertes et sa passion de voyage, Maillart tire parti de ses voyages dans divers articles et livres de même que dans des conférences et des documentaires. Ainsi elle gagne sa vie et finance ses voyages suivants, elle qui ne veut vivre que pour voyager. Elle prend la route de l’Orient plusieurs fois avec différents moyens de transport. C’est deux ans après son quatrième voyage qu’elle décide de retourner sur les contrées mystérieuses, intactes et peu étudiées. Cette fois-ci en compagnie d’Annemarie Schwarzenbach.

Annemarie Schwarzenbach en quête de soi

8Née à Zurich, Annemarie Schwarzenbach est la fille anticonformiste de la famille aristocratique Schwarzenbach. Elle reçoit un enseignement dans lequel la littérature occupe une place importante, alors à neuf ans elle écrit son premier roman :

À neuf ans, j’écrivis mon premier roman dans un cahier d’écolier ; comme je savais que les adultes ne prennent pas les enfants au sérieux, je décidai que mon héros aurait onze ans4.

9Annemarie Schwarzenbach, issue d’une famille aristocratique suisse fait des voyages aux États-Unis et en France pendant les années 1928-1929 et elle publie ses premiers articles. Au même moment elle publie son premier roman.Plus tard elle devient « l’une des premières femmes reporters de voyage et photo-journalistes suisses5. » À la suite de son mariage avec un diplomate français, cette écrivain-voyageuse obtient un passeport diplomatique fort utile pour ses futurs voyages.

Le projet du voyage

10En 1938, Annemarie continue ses voyages, ses reportages, ses publications et ses cures de désintoxication. C’est à la même année, qu’elle fait la connaissance d’Ella Maillart. L’amitié qui déclenche l’idée de l’aventure d’Afghanistan. Rédacteur de la postface du récit d’Annemarie Schwarzenbach, Roger Perret, dit :

Toutes deux étaient des pionnières dans leur domaine et comptaient parmi les représentantes d’une nouvelle génération de femmes indépendantes et audacieuses. En cette fin des années trente, elles étaient au Zénith de leur carrière6.

11Dans l’intention de financer leur périple les deux voyageuses signent des contrats avec différents maisons d’édition et journaux après avoir récupéré des informations sur le trajet, la culture et la politique des pays qu’elles voulaient visiter.

Elles la financeront en partie avec les avances de différents journaux. Pendant le voyage, la tâche essentielle d’Ella Maillart sera de filmer ; quant à Annemarie Schwarzenbach, il est prévu que ses photos serviront d’illustrations au livre qu’Ella Maillart projette7.

12Fascinées par ces contrées déjà visitées et curieuses d’en connaître encore plus sur les coutumes, la culture, la politique, et surtout la vie nomade en Afghanistan, elles avaient aussi un autre but qui était d’apprendre à se connaître elles-mêmes tout en étudiant le monde et les autres populations. En outre, Ella voudrait aider sa compagne à se libérer de l’emprise de la drogue.

Ella Maillart […] voyait surtout dans cette expédition un intérêt ethnographique, car elle projetait d’étudier les us et coutumes du Nuristan, une région reculée en Afghanistan à la culture très particulière. Comme sa compagne, elle concevait ce projet, qui lui permettait de découvrir et d’analyser des comportements et des modes de pensée très différents des leurs, comme un moyen d’accéder à la connaissance de soi-même8.

13 Le 6 juin 1939, Annemarie et Ella ont quitté Genève. Elles ont traversé la mer Noir, en direction de la ville turque de Trébizonde. Début juillet elles atteignent Téhéran, continuent vers Mechhed, qui se situe à quelques kilomètres de la frontière afghane. Fin juillet elles sont à Herat.

Malgré quelques difficultés mineures sur la route du nord (Herat- Kaboul), qu’elles furent sans doute les premières femmes à emprunter en voiture, elles atteignirent Kaboul à la fin du mois d’août, avec le sentiment de se trouver « à la lisière du monde habité9 ».

14Le déclenchement de la seconde Guerre mondiale change le programme de nos deux voyageuses. Apprenant les nouvelles de la guerre, Annemarie, choquée, a de nouveau recours à la drogue. En raison de sa maladie et surtout son grand amour pour l’archéologue française Ria Hackin, la femme du directeur de la « Délégation Archéologique Française en Afghanistan » elle renonce à la suite du voyage et préfère rejoindre la délégation et partir pour le Turkestan.

15Pendant ce temps, Ella Maillart, très touchée par la rechute de sa compagne, continue ce pénible voyage toute seule, passe par Peshawar, New-Delhi pour gagner la ville indienne d’Indore. Là, elle revoit Annemarie pour la dernière fois.

16À part des films et des photos prises pendant ce voyage ayant pour but de constituer une documentation sur les contrées et les peuples visités, les deux voyageuses ont parlé de leur expérience dans deux récits différents. Annemarie Schwarzenbach a rédigé et réuni sur le bateau, lors de son retour de ce périple, un ensemble d’articles sous le titre Où est la terre des promesses ? Voici juste une phrase de Roger Perret qui représente bien ce recueil :

Néanmoins, il s’y trouve d’inoubliables descriptions de paysage, toutes vibrantes encore de la passion que leur vision a éveillée chez l’écrivain10.

17Dans Où est la terre des promesses ?, l’auteur de nombreux romans et des poèmes en prose a profité de son talent pour rédiger des textes lyriques et poétiques d’après ce voyage.

18À son tour l’auteur de nombreux récits de voyage, Ella Maillart, raconte tous les détails de ce périple dans La Voie cruelle, livre illustré de photographies prises au cours du voyage. Dans son récit, Ella fait défiler les paysages, elle décrit les mosquées, elle raconte leurs rencontres, elle parle beaucoup d’elle-même, ainsi que de sa compagne. Frédéric Vitoux dit à ce propos :

Pas de doute, La Voie cruelle est un parfait récit dans la mesure où notre regard à nous lecteurs se confond avec celui de son auteur. Ella Maillart voyage à notre place et nous voyageons à la sienne impunément. Miracle de l’écriture ! Tout est dit, en effet11.

19Ces phrases expliquent l’ampleur de ce récit en même temps que le regard objectif de cet écrivain du voyage. Ella essaie de représenter tout ce qu’elle voit, tel quel. Dans ce but elle s’efface elle-même et c’est ainsi qu’on voyage à sa place.

La généralisation, par le « on » impersonnel et le présent gnomique, incluait voyageuses, autochtones, mais aussi écrivain et lecteur dans une communauté humaine universelle dont on ne pouvait nier le fonctionnement12.

Deux tempéraments différents

20Bien que ces deux femmes aient suivi le même itinéraire, le récit d’Annemarie – le personnage Christina du récit d’Ella Maillart – diffère beaucoup de celui d’Ella. La raison de cette différence peut bien être la pensée et la vision individuelle de chacune qui colorient leur voyage et aussi leur style. Le journaliste suisse Roger Perret pense que les malentendus qu’elles ont eus pendant ce voyage ont pour cause cette différence de tempérament :

Des conflits personnels opposèrent également ces deux voyageuses qui avaient des tempéraments et des conceptions du monde aux antipodes les uns des autres13.

21Quelques simples différences semblent influencer la conception des choses chez ces deux voyageuses et par ailleurs, l’approche réaliste ou imaginaire des faits : Annemarie, qui tente de juguler son esprit  tourmenté par la consommation de la drogue, admire sa compagne calme et apaisée. Sensible et maladive, dotée d’un esprit anticonformiste, elle « croit à la souffrance comme source de grandeur, exigence de la pureté14. »

22Par ailleurs, elle n’a pas les mêmes intérêts qu’Ella Maillart : contrairement à Ella, Annemarie a peu de curiosité ethnographique, elle n’a pas le souci de l’objectivité mais celui de la sincérité, et surtout, elle écrit parce qu’elle a la passion d’écrire par amour de la littérature. Ella Maillart, elle, n’a rédigé que des comptes rendus de ses voyages : elle éprouve une grande difficulté à écrire et ne s’y livre jamais pour le plaisir ni par goût, elle n’écrit que quand elle voyage, dans le seul but de monnayer ses textes en les vendant à des revues et d’atteindre ainsi à son indépendance, ainsi que pour garder le souvenir de ses découvertes et ses explorations.

[…] nous aussi, nous étions en train de gagner notre vie en nous relayant au volant jour après jour, semaine après semaine, mois après mois. Mais plus éloignée que la leur, notre paie dépendait non de la longueur de la route mais de la surface de papier que nous noircirions15 !

23Au contraire, l’écrivain-voyageuse Annemarie, au tout début du premier texte de son recueil, reste à l’opposé d’Ella en écrivant ces phrases :

On nous avait parlé des routes des Balkans, et rien ne serait plus facile et agréable que d’écrire un chapitre à ce sujet, maintenant que notre Ford avait surmonté toutes les difficultés et qu’elle longeait la côte de l’Anatolie, bien arrivée sur le pont du vapeur turc Ankara16.

24L’intention d’écrire diffère chez chaque voyageuse et donc la forme et le style aussi. La poésie et la puissance journalistique d’Annemarie, on les redécouvre dans son écriture. En lisant ses récits de voyage poétiques et saisissants, présentés en brefs chapitres, on a l’impression de lire plutôt une prose poétique. Comme le prouvent les phrases ci-dessous :

Il était déjà tard le soir quand, arrivant à Istanbul, je franchis, épuisée, l’arche antique de la porte de la ville ; le pavé résonnait, les petites lampes à huile illuminaient la ruelle du bazar, et je parvins enfin aux eaux miroitantes du Bosphore, dont le flot ininterrompu s’écoulait dans le silence de la nuit17.

25Il est évident que ces lignes ne sont pas écrites par une simple voyageuse mais par un écrivain ayant une préoccupation esthétique. À part la qualité informative de son texte, Annemarie assure sa littérarité aussi : la description se présente dans de courtes phrases, dans lesquelles abondent les adjectifs, et les figures de style comme métaphore, comparaison, personnification, ellipse, etc.

26En outre, on voit à plusieurs reprises les interjections comme le « Ô » lyrique qui accompagne des envolées de prose poétique dans un texte.

C’était il y a longtemps. Le début de ce grand voyage est devenu un souvenir doux et léger, comme un rêve qu’on n’a pas à redouter et qu’on n’oublie pas. Ô souvenir ! Labours fumants, collines dorées, et les hymnes évanouis pour toujours, qui ne font plus mal, n’émeuvent plus le cœur18.

27Les virgules et points-virgules accordent de simples suspensions mélodiques à sa prose. Nicole Le Bris, dit à ce propos :

Si elle écrit, c’est en dernier ressort surtout pour partager avec ses lecteurs une expérience plus profonde et plus mystérieuse, à caractère spirituel19.

28Spécialiste de son œuvre, Roger Perret, à la fin de sa postface, parle du style lyrique de Schwarzenbach surtout dans certains de ses textes :

À juste titre, Annemarie Schwarzenbach ne voulait pas que des textes comme « L’Ararat » ou « Chihil Sutun » soient conçus comme des articles ou des comptes rendus de voyage. Leur manière à la fois élégiaque et lyrique pourrait les faire considérer comme les prémices des mélancoliques poèmes en prose – Les chemins de la tendresse, notre solitude (1940), Marc (1942) – qui dominent ses derniers travaux20.

29Selon Ella, Christina dans son récit, ne deviendrait pas une archéologue et « sa seule ambition était d’écrire21 ».

30À son tour spécialiste de l’Asie, Ella voyage pour étudier, elle part à la recherche des contrées et des peuples inexplorés du monde pour réaliser ses études ethnographiques. Elle avoue dans son récit :

Je sais, d’expérience, que courir le monde ne sert qu’à tuer le temps. On revient aussi insatisfait qu’on est parti. Il faut faire quelque chose de plus. C’est enfantin de blâmer tel dictateur ou tel gouvernement pour le chaos dans lequel nous sommes. L’ethnographie me donnera la possibilité de comparer l’Europe à une société non mécanisée22.

Deux écritures

31Ella Maillart décrit ce long trajet dans tous ses détails. Elle présente le récit dans une langue claire et précise. Chez elle, la description ne s’étend pas, la métaphore n’a pas de place. En la lisant on retrouve une certaine rapidité dans ces descriptions qui représente le désir insatiable d’avancer, et son esprit de découverte.

Anatolien, iranien, tibétain : trois vastes plateaux en enfilade, chacun d’eux plus grand et plus élevé que le précédent, chaque enchevêtrement de montagne abritant des groupes d’homme très différenciés. Assez de variété pour remplir plusieurs vies de voyages, assez de beauté pour qu’on puisse remercier ce qui a causé une diversité qu’aucun cerveau humain n’aurait pu concevoir23.

32Le récit d’Ella Maillart est une enfilade d’épisodes descriptifs et anecdotiques dans le but de tout dire et de tout raconter ; cela place son récit parmi les œuvres qui nous fournissent une bonne connaissance de l’Orient. La lecture de La Voie cruelle nous donne l’impression de lire un guide touristique.

33Dans La Voie cruelle, Ella a parlé de ses « états d’âme », elle a partagé le récit entre deux mondes « extérieur » et « intérieur ». Entre ses descriptions informatives, elle décrit ses réflexions ainsi que celles de sa compagne, elle rapporte leurs conversations et leurs aventures, avoue les vérités de leur vie, et c’est ici, à travers ses paroles rapportées par Ella qu’on parvient à découvrir l’état d’esprit de Christina. Contrairement à Annemarie, Ella a beaucoup parlé de ses relations avec sa compagne pendant le voyage, elles ont partout voyagé à deux.

Mais je commençais alors à découvrir ce que l’avenir ne ferait que confirmer : pour la première fois, le voyage dans le monde objectif ne parvenait plus à me captiver entièrement. Car le monde est moins réel que ce qui active notre vie intérieure. Cette fois-ci, la bataille qui se livrait chez ma compagne était si poignante que mes pensées en étaient tout imprégnées. Notre état d’âme toujours changeant conditionne, transforme même les paysages et les gens que nous rencontrons24.

34En revanche, Annemarie a souvent utilisé le pronom « je » à la place de « nous », et si on ne lit pas La Voie cruelle,on aura du mal à croire que ces deux femmes étaient ensemble jusqu’en Afghanistan. Voici quelques phrases sur Annemarie, Christina de La Voie cruelle. Ella les a rapportées au milieu d’une courte biographie de son amie :

Sa vie traînait dans une atmosphère de crise latente. Une échappatoire eût été de rire d’elle-même. Mais pour ceux qui vivent intensément, le problème de la vie est si urgent qu’il ne laisse aucun loisir pour le palliatif de l’humour. Elle se rebella, devint la proie d’une dépression nerveuse25.

35Quelques séquences descriptives analysées autour d’un même référent seront l’occasion d’approfondir notre étude sur ces deux récits de voyage. Prenons d’abord l’épisode de Gonbad-e Kavus :

Le Gonbad-e Kavus ! Impossible de le comparer à un autre édifice ; ni aux pyramides érigées par des peuples esclaves, ni aux colonnes de Persépolis ou aux minarets turquoises d’Herat – legs somptueux de grands princes –, encore moins aux cathédrales des croisés, pugnaces citadelles, ou aux dômes dorés de Nedjef et Meched payés par des pèlerins emplis de foi. Car cette tour est isolée, solitaire – promise à aucune gloire, consacrée à aucune dévotion ni à aucune intention. Les peuples de la steppe la connaissent, tout comme ils connaissent le vent de la mer Caspienne et les pistes des caravanes, et ils vénèrent ce guide, ce consolateur, ce fils du ciel. Des oiseaux migrateurs effleurent sa tête, des chameaux broutent à ses pieds, et aussi loin que porte le regard, c’est le royaume des nomades, le pays des tentes noires26.

36Dans sa description Annemarie essaie de montrer l’importance de cette tour à l’aide de la figure d’amplification. On voit le point d’exclamation et l’interjection dans cet extrait comme dans tout son récit. À ces quelques lignes d’Annemarie, s’opposent quelques pages de description de la part de Maillart sur Gonbad-e Kavus. Maillart commence par une simple description de l’édifice, elle s’interrompt pour conter l’histoire de la vie du roi Kabus, puis elle intègre le point de vue de sir John Malcolm avant de reprendre sa description de la tour de Kavus. À la suite, elle ajoute entre deux guillemets une phrase écrite sur une bande décorative et en caractères coufiques : « cette noble tombe fut bâtie par ordre de Shamsul-Mali Emir, fils de l’émir Kabus, fils de Washmgir alors qu’il vivait, en l’an de l’hégire 375 (997)27. » Ce genre de phrases, on en voit partout dans le récit d’Ella Maillart : comme un guide, soucieux de n’oublier aucun détail, elle dit tout, elle précise tout.

37Arrivant à Istalif en Afghanistan, c’est Annemarie Schwarzenbach qui s’intéresse plus que sa compagne au peuple d’Istalif. Ainsi dans son texte « Les potiers d’Istalif », elle se pose en témoin et raconte la vie et le travail des potiers d’Istalif. En outre, elle parle de ses inquiétudes au sujet de la guerre et surtout, elle envie la vie calme de ces nomades, parce qu’elle y trouve quelque chose de spirituel. Pendant qu’elle est là, ce lieu apaise son âme, la paix de ce village afghane console ses blessures intérieures. Voici comment Annemarie s’exprime :

Il y a encore un instant, j’éprouvais un sentiment de paix chez les potiers d’Istalif, et dans la lumière du soir la terre semblait déverser sa clémence sur eux et sur moi28.

38Ella Maillart décrit ce village dans le style qui lui est propre :

Près de lui, l’un d’eux avait de l’eau dans un de ces bols d’Istalif en turquoises émaillée. Très au loin, nous pouvions voir cette Istalif exposée au soleil, dépourvue de kalehs emmurés et semblable à un village provençal entouré de vignobles. L’endroit fut fondé par les hommes d’Alexandre le Grand ; son nom originel était Staphylia, mot grec signifiant « raisin »29.

39Plutôt exploratrice qu’écrivain, Maillart décrit ce que tout le monde peut voir en regardant ce village. Cette description générale, dépourvue de tout adjectif évaluatif, ressemble dans cet extrait à un article d’encyclopédie. En revanche, cela n’empêche pas de trouver dans quelques passages des phrases longues et musicales révélant l’émerveillement et la fascination que Maillart éprouve devant certaines scènes.

40En outre, on trouve plus de guillemets et de parenthèses dans le récit de Maillart que dans celui d’Annemarie, et cela à cause de plusieurs citations rapportées des historiens, des savants et des voyageurs, parce qu’elle a le souci de « dire vrai ». Les récits de Maillart, cette spécialiste d’Asie, peuvent s’adresser, surtout, au public qui est en quête d’une meilleure connaissance de l’Orient. Son récit a une vertu d’apprentissage.

41Pour en connaître plus sur la différence du style de ses deux voyageuses, comparons encore cette description de Thérapia :

Au nord d’Istanbul, Thérapia est un hameau où les familles aisées ont leurs villas. Nous y trouvâmes ce qui avait été le Sumer Palace Hotel. L’architecture Holzmeister, qui bâtit Ankara pour Kemal Atatürk, y vivait simplement avec son personnel composé de réfugiés autrichiens et tchèques. L’atmosphère était agréable grâce au soin donné aux détails et aux proportions, à la propreté du lieu qui comprenait huit ou dix chambres en belle enfilade. Pour nous, c’était la dernière maison européenne dans laquelle nous devions pénétrer.

Holzmeister nous emmena au petit port où des paysannes vendaient des framboises30.

42Il s’agit d’abord de la simple présentation de Thérapia et puis ses habitants. Elle nous fait connaître même l’architecte qui résidait dans le même endroit qu’elles. Des adjectifs numériques, « huit ou dix chambres » et plusieurs noms propres : « Istanbul », « Sumer Palace Hôtel », « Holzmeister », « Ankara » sont aussi d’autres caractéristiques du texte informatif d’Ella Maillart. Les adjectifs objectifs et les adverbes comme « bruyamment », « profondeurs bleues et vertes » expriment le regard minutieux d’Ella Maillart.

43Voici la même scène décrite par Annemarie Schwarzenbach, elle aborde l’épisode avec un thème qui lui est cher, la solitude, qu’elle cultive dans ces romans et ses proses poétiques. Dans cette nuit du Bosphore aussi elle recherche la paix lointaine enfouie dans l’enfance :

Que me reste-t-il de cette effrayante solitude ?

Thérapia est aussi éloignée que les îles de l’enfance. Tout a déjà été dit, surmonté, je voudrais maintenant enfouir mon visage et me taire. Si j’évoque quand même ce nom que j’aime, c’est peut-être parce que rien ne pèse sur lui, puisqu’il était au début, et que rien ne lui est attaché en dehors du parfum des framboises porté par la douce brise du soir, et si vite dissipé – ces quantité de paniers remplis de framboises fraîchement cueillies vendues sur le petit port. L’eau saturée de lumière lunaire, apaisée, somnolente, clapotait contre le mur ; dans le jardin s’élevant de terrasse en terrasse, les feuilles remuaient et une torche coulait goutte à goutte – l’espace d’une heure, cette nuit de Bosphore fut le paradis jamais désiré –, puis les cris de joie des oiseaux et les bateaux de pêches sortant du port annoncèrent l’aube31.

44Au premier regard, on remarque l’abondance des adjectifs évaluatifs comme : « douce », « remplis », « somnolente », etc. En outre, on retrouve une grande implication affective ainsi qu’un mélange de sensations : du « parfum des framboises » à « la douce brise du soir » et de « l’eau saturée de lumière » aux « cris de joie des oiseaux », ce sont tous les sens qui s’entremêlent. À toutes ces figures de styles s’ajoute aussi la personnification, avec comme exemple : « les cris de joie des oiseaux et les bateaux de pêche […] annoncèrent l’aube ». Cet extrait du récit d’Annemarie comme bien d’autres, ressemble moins à un récit de voyage simplement informatif qu’à une prose écrite dans le but de transmettre les sensations de son auteur.

45Encore une fois dans les descriptions ci-dessous, nous avons deux différents types d’écriture de voyage. Pour Annemarie :

Plus de chapelles grecques, plus de noisetiers ni d’arbres fruitiers. Nous faisons une halte à Gümüşhane, premier village après le col ; des camionnes stationnent devant le « restaurant » éclairé du bâtiment que l’on désigne comme étant un hôtel. Quelqu’un nous précède dans un escalier étroit, pose une lampe à pétrole dans la chambre qui ne contient que trois lits métalliques recouverts de lourdes ouvertures matelassées cousues dans une housse blanche pas très propre. Dans la salle du bas, on nous apporte des œufs et une soupe faite avec du lait caillé, des herbes, beaucoup de gras. Ella est d’avis que le morceau de foie qu’on lui a servi a été cuit dans du pétrole.

À la table voisine, des hommes pas rasés boivent leur raki, l’un est architecte, un autre ingénieur des ponts et chaussées, ce sont les métiers dont la nouvelle Turquie a besoin32.

46Pour Ella :

Fatiguées comme nous l’étions par de nombreux virages dans la glaise détrempée de la route, nous fîmes fête à nos petits verres de raki. Cet alcool me débarrassa du fort goût de pétrole qui avait accompagné notre plat de foie sauté. Le raki était en faveur auprès des chauffeurs et des cantonniers qui nous entouraient. Nous étions à peine montées dans notre chambre primitive qu’un Zaptieh vint chercher nos passeports ; jusqu’au moment où ils nous seraient rendus, nous étions en quelque sorte à sa merci33.

47En comparant les deux descriptions, on découvre l’attention du regard de chaque voyageuse qui est transmise à l’aide des mots et des expressions choisis. En face d’une description détaillée de la part d’Annemarie à propos de leur lieu de halte, une chambre d’hôtel, on trouve chez Maillart « notre chambre primitive », les précisions d’Annemarie vont jusqu’à l’identification « des chauffeurs et des cantonniers » du récit de Maillart. Ella Maillart  ne dit que l’essentiel. La métaphore ne prend pas autant d’importance chez Ella Maillart que sa compagne. Les descriptions d’Annemarie présentent un excédent pour tous les types d’adjectifs : évaluatif, axiologique,…

48*

49Enfin, la comparaison de deux récits nous donne l’occasion de vérifier l’authenticité des faits rapportés par chacune des voyageuses. Les écarts entre les deux descriptions sont le résultat des sélections que le regard de chacune opère, qui mettent à jour l’intérêt d’une subjectivité pour certains aspects du voyage au détriment d’autres. Parfois l’une valorise quelques choses que l’autre ne voit même pas.

50Écrivaine-voyageuse, Annemmarie se montre davantage sensible à l’esthétique de la scène. Ses descriptions écrites en prose poétique, surtout sur le paysage oriental, ont parfois quelque chose de plus que le réel, une réalité amplifiée, une beauté exagérée. Alors qu’elle est plus subjective, elle reste toujours réelle et sincère.

51Reprenons les paroles de Roger Perret sur la véracité et la sincérité de l’œuvre d’Annemarie : « Les textes de ce recueil souffrent essentiellement de cette sincérité absolue qu’Annemarie considérait comme une vertu34. »

Notes de bas de page numériques

1  Odile Gannier, La Littérature de voyage, Paris, Ellipses, 2001, p. 123.

2  Véronique Magri-Mourgues, Le Voyage à pas comptés, Paris, Champion, 2009, « Lettres numériques », p. 102.

3  Véronique Magri-Mourgues, Le Voyage à pas comptés,Paris, Champion, 2009, p. 107.

4  Roger Perret, Bleu immortel (anthologie de textes de Nicolas Bouvier, Ella Maillart, Annemarie Schwarzenbach), Genève, Zoé, 2003, p. 244.

5  Roger Perret, Bleu immortel (anthologie de textes de Nicolas Bouvier, Ella Maillart, Annemarie Schwarzenbach), Genève, Zoé, 2003, p. 244.

6  Annemarie Schwarzenbach, Où est la terre des promesses ? [2002], Paris, Payot, « Voyageurs », 2004, p. 180.

7  Roger Perret, Bleu immortel (anthologie de textes de Nicolas Bouvier, Ella Maillart, Annemarie Schwarzenbach), p. 245.

8  Annemarie Schwarzenbach, Où est la terre des promesses ? [2002], Paris, Payot, « Voyageurs », 2004, p. 183.

9  Annemarie Schwarzenbach, Où est la terre des promesses ? [2002], Paris, Payot, « Voyageurs », 2004, p. 185.

10 Annemarie Schwarzenbach, Où est la terre des promesses ? [2002], Paris, Payot, « Voyageurs », 2004, p. 194.

11  Ella Maillart, La voie cruelle [1952], Paris, Payot, « Voyageurs », 1989, p. 15.

12  Anne-Claire Sainte Beuve-Marpeau, Peindre l’être au passage sur les routes intimes d’Ella Maillart et Nicolas Bouvier, Mémoire de master 2 rédigé sous la direction d’Odile Gannier, ENS de Lyon, 2011, p. 63.

13  Roger Perret, Bleu immortel (anthologie de textes de Nicolas Bouvier, Ella Maillart, Annemarie Schwarzenbach), p. 232.

14  Ella Maillart, La Voie cruelle [1952], Paris, Payot, « Voyageurs », 1989, p. 20.

15  Ella Maillart, La Voie cruelle [1952], Paris, Payot, « Voyageurs », 1989, p. 98.

16  Annemarie Schwarzenbach, Où est la terre des promesses ? [2002], Paris, Payot, « Voyageurs », 2004, p. 11.

17  Annemarie Schwarzenbach, Où est la terre des promesses ? [2002], Paris, Payot, « Voyageurs », 2004, p. 22.

18  Annemarie Schwarzenbach, Où est la terre des promesses ? [2002], Paris, Payot, « Voyageurs », 2004, p. 23.

19  Dominique Laure Miermont et Nicole Le Bris, « Annemarie Schwarzenbach et l’Orient : interview avec Dominique Laure Miermont et Nicole Le Bris », Anabases [en ligne], 9 / 2009 mis en ligne le 01 mars 2012, consulté le 30 juillet 2012. URL : http://anabases.revues.org/534 .

20  Annemarie Schwarzenbach, Où est la terre des promesses ? [2002], Paris, Payot, « Voyageurs », 2004, p. 195.

21  Ella Maillart, La Voie cruelle [1952], Paris, Payot, « Voyageurs », 1989, p. 308.

22  Ella Maillart, La Voie cruelle [1952], Paris, Payot, « Voyageurs », 1989, p. 309.

23  Ella Maillart, La Voie cruelle [1952], Paris, Payot, « Voyageurs », 1989, p. 101.

24  Ella Maillart, La Voie cruelle [1952], Paris, Payot, « Voyageurs », 1989, p. 47.

25  Ella Maillart, La Voie cruelle [1952], Paris, Payot, « Voyageurs », 1989, p. 44.

26  Annemarie Schwarzenbach, Où est la terre des promesses ? [2002], Paris, Payot, « Voyageurs », 2004, p. 52.

27  Ella Maillart, La Voie cruelle [1952], Paris, Payot, «  Voyageurs », 1989, p. 27.

28  Annemarie Schwarzenbach, Où est la terre des promesses ?, [2002], Paris, Payot, voyageurs, 2004, p. 127.

29  Ella Maillart, La Voie cruelle [1952], Paris, Payot, « Voyageurs », 1989, p. 341.

30  Ella Maillart, La Voie cruelle [1952], Paris, Payot, « Voyageurs », 1989, p. 72.

31  Annemarie Schwarzenbach, Où est la terre des promesses ? [2002], Paris, Payot, « Voyageurs », 2004, p. 24.

32  Annemarie Schwarzenbach, Où est la terre des promesses ? [2002], Paris, Payot, « Voyageurs », 2004, p. 31.

33  Ella Maillart, La Voie cruelle [1952], Paris, Payot, « Voyageurs », 1989, p. 95.

34  Annemarie Schwarzenbach, Où est la terre des promesses ? [2002], Paris, Payot, « Voyageurs », 2004, p. 194.

Bibliographie

 Corpus

MAILLART Ella, La Voie cruelle [1952], Paris, Payot, « Voyageurs », 1989

SCHWARZENBACH Annemarie, Où est la terre des promesses ?, traduction Dominique Laure Miermont, [2002], Paris, Payot, « Voyageurs », 2004

 Généralités

BONHOMME Marc, Les Figures clés du discours, Paris, Le Seuil, 1998

COHEN Jean, Structure du langage poétique, [1966], Paris, Flammarion, 2009

GANNIER Odile, La Littérature de voyage, Paris, Ellipses, 2001

HAMON Philippe, Du Descriptif, Paris, Hachette, 1993

MAGRI-MOURGUES Véronique, Le Voyage à pas comptés, Paris, Champion, « Lettres numériques », 2009

TODOROV Tzvetan, Poétique de la prose, [1971], Paris, Le Seuil, 1992

 Études

PERRET Roger, Bleu immortel (anthologie de textes de Nicolas Bouvier, Ella Maillart, Annemarie Schwarzenbach), Genève, Zoé, 2003

SAINTE BEUVE-MARPEAU Anne-Claire, Peindre l’être au passage sur les routes intimes d’Ella Maillart et Nicolas Bouvier, Mémoire de master 2 rédigé sous la direction d’Odile Gannier, ENS de Lyon, 2011

Pour citer cet article

Aylar Hassanpour, « L’Orient réel et poétique à travers La Voie cruelle d’Ella Maillart et Où est la terre des promesses ? d’Annemarie Schwarzenbach », paru dans Loxias-Colloques, 2. Littérature et réalité, L’Orient réel et poétique à travers La Voie cruelle d’Ella Maillart et Où est la terre des promesses ? d’Annemarie Schwarzenbach, mis en ligne le 30 janvier 2013, URL : http://revel.unice.fr/symposia/actel/index.html?id=328.


Auteurs

Aylar Hassanpour

Aylar Hassanpour est doctorante en littérature comparée à l’université de Nice Sophia-Antipolis. Elle prépare une thèse sous la direction de Madame Odile Gannier au sein de laboratoire CTEL. Sa thèse a pour sujet « L’Image de l’Iran dans les récits des voyageurs occidentaux de 1854 à 1954 » et porte sur des auteurs français, anglais, suisses et allemands.