Loxias-Colloques |  1. Voyage en écriture avec Michel Butor |  Le texte cherche sa voie et sa voix 

Michel Butor  : 

Le voyage en écriture

Index

Mots-clés : itérologie , poésie, voyage

Géographique : France

Chronologique : Période contemporaine

Texte intégral

Pour Maria Cristina Pîrvu

1J’ai commencé par les bâtons
c’étaient les barreaux d’une échelle
pour un grenier rempli de jeux
que la maîtresse allait chercher
pour nous en expliquer les règles
à la craie sur le tableau noir
que nous imprimions dans nos têtes
avec nos yeux écarquillés

2C’étaient d’abord les majuscules
que l’on recopiait en rangées
comme un défilé de soldats un jour de fête nationale

3l’A telle une menue maison
le B une poitrine offerte
le C un sourire de Lune
le D la demi-plénitude
l’E petit râteau sur le sable
l’F une main trois doigts fermés
le G noué d’une cravate
avec H de nouveau l’échelle
l’I comme un couteau aiguisé
le J se couchant comme un jonc
le K claquant dans son impact
l’L s’envolant comme son nom

4Puis il y eut les minuscules
qu’il fallait attacher aux autres
pour former les mots de la phrase
petits serpents entortillés
se suivant le long d’un sentier
m n o p q r s t
u v double v x y grec
z avec son éclair à boucle

5On épelait à haute voix
tout ce qui tombait sous les yeux
on lisait toutes les affiches
les étiquettes les notices
les catalogues des fleuristes
les prospectus des magasins
les livres qu’on avait en classe
et ceux qui traînaient dans la rue

6On allait de plus en plus vite
silencieusement suivant
la voix qui s’élevait en nous
pour nous mener dans des voyages
vers les pays les plus lointains
nul véhicule plus rapide
que ces hélices de papier
que nos mains tournaient impatientes

7Certains mots étaient figurés
par des signes spéciaux les chiffres
balbutiements arithmétiques
l’addition et la soustraction
on chantait deux et deux font quatre
ensuite multiplication
division bien plus difficile
bientôt la triangulation

8D’abord on prenait le crayon
on est passé au porte-plume
que l’on plongeait dans l’encrier
logé dans un trou du pupitre
on avait les mains toutes noires
et des pâtés sur le cahier
encore heureux si la chemise
avait échappé au déluge

9Et comme l’on vous demandait
de composer des narrations
on rêvait d’être capitaine
sur un vaisseau-livre voguant
sur l’océan de tous les contes
de l’Histoire toutes les sciences
avec pour aider la manœuvre
un équipage de lecteurs

10Explorant en toute verdeur
l’archipel des bibliothèques
pour y découvrir des passages
vers des continents ignorés
les langues avec leurs récifs
les faces cachées de la Terre
les conversations de l’espace
les cordillères des questions

11Signaux d’une barque à une autre
compagnons de la solitude
quelle joie de se retrouver
de l’autre côté de la Terre
de l’autre côté de l’oubli
dans la mémoire des courants
la dérive des méridiens
et les labours des parallèles

12Vieux copains de récréation
camarades d’amphithéâtres
je vous avais perdus de vue
j’entends de nouveau votre voix
dans l’écume d’entre les lignes
le battement des paragraphes
avec les cloches des balises
salut famille dispersée

13Et maintenant j’ai pris mon vol
le ronflement des réacteurs
éteint toutes conversations
je veux percer le mur du bruit
pour écouter votre murmure
toutes les chansons de l’enfance
et les élégies des vieillards
dans le chœur des astéroïdes

14Un jour d’une planète à l’autre
la lumière de l’écriture
nous mènera dans les essaims
des abeilles d’autres systèmes
et nous dégusterons leur miel
en supputant nos parallaxes
à la santé des immobiles
que la fatigue a terrassés

15Et les images se bousculent
pour enluminer nos messages
la mise en onde multiplie
les embranchements de nos phrases
les feux de nos artificiers
font resplendir les souterrains
des Indes noires de nos têtes
et gronder les soupirs des anges

16Essuyant houles et tempêtes
tenant le cap pendant les calmes
ruisselant des pieds à la tête
des insultes des flibustiers
essayant tout artisanat
dans les déboires des machines
pour arriver en fin de compte
au port de la tranquillité

Pour citer cet article

Michel Butor, « Le voyage en écriture », paru dans Loxias-Colloques, 1. Voyage en écriture avec Michel Butor, Le texte cherche sa voie et sa voix, Le voyage en écriture, mis en ligne le 15 décembre 2011, URL : http://revel.unice.fr/symposia/actel/index.html?id=279.


Auteurs

Michel Butor

Professeur universitaire, romancier, essayiste, mais avant tout, poète, Michel Butor est l’auteur d’un œuvre qui compte plus de mille titres et qui ne cesse de s’enrichir jour après jour. Son répertoire complet se trouve sur www.butorweb.fr , le Dictionnaire Butor réalisé par les soins d’Henri Désoubeaux. Rendu célèbre par son roman La Modification (Prix Renaudot, 1957), Michel Butor est l’auteur de trois autres romans : Passage de Milan (1954), L’Emploi du temps (1956), Degrés (1960). Grâce au caractère novateur et explorateur de son art et à son lien avec les Éditions de Minuit, son nom est vite attaché au phénomène du Nouveau Roman, mais il est important de rappeler qu’à partir des années 1960, après la publication en 1962 de son Mobile, l’écriture de Michel Butor rompt avec le roman et ne cesse, par la suite, de bousculer les catégories et les genres littéraires. Ses volumes s’organisent souvent en séries de cinq, qu’il s’agisse de sa collaboration avec les artistes plastiques (Illustrations I, II, III, IV, V), de ses essais de critique littéraire (Répertoire I, II, III, IV, V,), de ses récits de rêve (Matière de rêves I, II, III, IV, V) ou bien des textes qui portent sur les lieux de ses voyages (Génie du lieu I, II, III, IV, V), mais ses textes finissent toujours par sortir du cadre des séries et même du cadre des Œuvres complètes, éditées depuis 2006, sous la direction de Mireille Calle-Gruber, par les Editions de la Différence. Michel Butor répond aux nombreuses propositions plastiques et sonores qu’il reçoit depuis plus de 50 ans et ces dialogues artistiques se constituent dans une véritable histoire d’amitié, de recherche et d’innovation perpétuelle.