Loxias-Colloques |  19. Autour d’Henri Bosco : voyageurs et expatriés en Afrique du nord. Textes et images 

Arnaud Dhermy  : 

Images et évocations d’une Méditerranée syncrétique de l’entre-deux-guerres à travers certaines revues illustrées

Résumé

Dans le premier XXe siècle l’espace méditerranéen perçu comme creuset de civilisations conduit d’une rive à l’autre à invoquer l’ombre d’un génie unique, perceptible en dépit de diversités et de cohabitations créatrices. Cette vision incite à décrire les contours d’une cohérence paradoxale, d’un inconscient collectif : dans le contexte traumatique de la sortie de la Grande Guerre la Méditerranée apparaît alors comme recours d’un renouvellement culturel profond. L’expression littéraire et artistique de cette intuition est plurielle. Texte littéraire et iconographie s’y entremêlent, notamment par le biais de cette particularité éditoriale que constituent la revue d’art et le magazine illustré : à travers les formes courtes, le style cursif qui y sont usités, et plus globalement grâce à l’œuvre de collaboration qui les caractérise.

Abstract

In the first part of the twentieth century, the Mediterranean space, perceived as a melting pot of civilisations, was imagined as determined by a single spirit, perceptible in spite of diversities and creative cohabitations, from one shore to the other. This vision leads us to describe a paradoxical coherence, of a collective unconscious: in the traumatic context of the end of the Great War, the Mediterranean appears to be a recourse for a profound cultural renewal. The literary and artistic expression of this intuition is plural. Literary text and iconography are intertwined, notably through the editorial particularity of the art review and the illustrated magazine: through the short forms and cursive style used, and more globally through the collaborative work that created them.

Index

Mots-clés : Henri Bosco , histoire culturelle, histoire des revues, représentations

Géographique : Algérie , Corse, Languedoc, Méditerranée, Provence

Chronologique : Entre-deux-guerres , XXe siècle

Plan

Texte intégral

1L’approche littéraire et iconographique de la Méditerranée faite dans le premier vingtième siècle découle en partie d’une mise en regard des multiples facettes de cet espace à travers des revues littéraires ou des magazines illustrés qui lui sont contemporains. Le présent éclairage va plus particulièrement porter sur les années 1920-1930, période durant laquelle se lisent des évocations propres à générer une certaine convergence créatrice sur ce périmètre. D’une manière peu connue semble-t-il, quelques revues méditerranéennes impriment auprès des écrivains de la génération de Henri Bosco une manière, une forme d’expression, à travers certaines formes rédactionnelles très marquées par le reportage, l’instantané, le factuel, ou se focalisant sur la chose vue.

2Certaines de ces pratiques éditoriales typiques correspondent de manière frappante à des caractéristiques narratives bien connues chez Bosco : une exposition contemplative, un jeu des harmoniques, l’usage des stéréotypes, ou encore un mode d’exposition par tableaux. Autant de caractéristiques qui, déjà, se lisent dans la poésie que Bosco fait publier dans les années 1920 dans Le feu, puis à partir du Sanglier, et qui vont se fondre parmi les composants structurels de ses romans.

L’espace méditerranéen comme « sève éternelle de l’humanité »

3Dans l’esprit des années 1920 l’Europe achève une déplorable carrière à travers la guerre totale qu’elle vient de se livrer ; et Émile Dermenghem de préciser : « il est évident que les cataclysmes ne sont pas de nature à développer une admiration sans réserve pour la civilisation occidentale1 », civilisation dont, résume Paul Valéry, « le trait le plus remarquable, le plus inquiétant peut-être, consiste dans cet éloignement toujours plus marqué des conditions initiales ou naturelles de la vie2 ». Ce même constat se relève aussi vingt ans plus tard : Armand Guibert évoque une Europe lasse, ayant perdu la primauté des idées3 ; c’est un monde amputé, écrit également Albert Camus, « de ce qui fait sa permanence : la nature, la mer, la colline, la méditation des soirs4 ». Or l’attirance durant l’entre-deux-guerres pour la Méditerranée découle, en creux, de ce diagnostic. L’espace dans son ensemble est considéré alors comme une matrice civilisationnelle, d’où continue de sourdre la « sève éternelle de l’humanité5 », et qu’il s’agit de se réapproprier comme clef possible de renouvellement.

4Parsemée de témoins de la grandeur d’empires disparus, la Méditerranée produit en effet une forme d’enchantement dans l’imaginaire collectif : qu’il s’agisse d’archéologues, de voyageurs, de peintres, de poètes, d’écrivains, d’historiens, de journalistes, de politiques, s’accumulent peu à peu les éléments d’une énigme culturelle. C’est que, précise Paul Valéry, « jamais dans une aire aussi restreinte et dans un intervalle de temps si bref, une telle fermentation des esprits, une telle production de richesse n’a pu être observée6 ». Ce n’est rien moins dans les années 1920 que l’intuition partagée d’un génie sous-jacent à ces lieux, qui se rend perceptible à travers l’enchaînement, l’amalgame des civilisations, en particulier si en certains lieux, comme en Algérie, leurs traces se matérialisent sur un même site.

5Au sujet d’un tel espace privilégié se forme l’idée d’une patiente construction de l’homme au fil du temps, favorisée par des caractères physiques spécifiques au bassin maritime, au sein duquel a pu être régulièrement observée la voie qui a permis à l’humanité de s’accomplir. Dans cette logique d’un passé glorieux le monde littéraire gravitant autour de la Méditerranée est donc tenté d’exalter certaines qualités foncières opposables aux errements modernes. Il s’agit aussi de préciser ce que permettent désormais les interactions d’une rive à l’autre – les voyages, les échanges – à un moment où, par les capacités accrues des modes de transport, se réalise un changement profond d’appréhension du bassin tout entier, comme autant d’ouvertures vers les possibles, vers un ailleurs, à la suite de Pythéas, Ulysse ou Phidias, dans une soif de connaissances nouvelles. C’est donc un champ de signes, un système de forces, un génie commun qu’il s’agit de se réapproprier afin de repenser les interactions, d’exalter l’espace.

6La Méditerranée comme lieu d’être autrement, c’est ce à quoi vont s’employer à leur manière nombre de revues de l’entre-deux-guerres : autant de creusets de jeunes auteurs, et qui ont pour nom La Kahéna7, la Revue méditerranéenne8, Fontaine9, L’Afrique littéraire10, L’Afrique11, L’Arche12, les Cahiers de la Barbarie13, France-Afrique14, La Tunisie française littéraire15, Aguedal16, ou encore sur les rives nord : les Feuillets occitans17, l’Annu corsu18, U Lariciu19, Oc !20, et, parmi les plus renommées : Le Feu21, Les Cahiers du Sud22. Nombre d’entre elles ont des moyens limités, connaissent une publication éphémère, d’autres constituent de solides références. Les paléo-magazines Mediterranea à Nice23, La Corse touristique à Ajaccio24, Septimanie à Narbonne25, bien qu’édités hors d’Afrique du Nord constituent dans ce vaste corpus des modèles du genre pour l’éclairage que ce qui va être précisé.

L’espace méditerranéen : des permanences communes d’une rive à l’autre

7Plusieurs idées fortes illustrent sur toute cette période le point de vue de nombre de publications consacrées à la Méditerranée : tout d’abord, malgré la diversité spatiale et culturelle, l’intuition d’un équilibre, voire d’une harmonie paradoxale précisément dénommée Méditerranée, et dont la complexité est à l’image de celle des organismes naturels. L’expérience méditerranéenne vécue conduit immanquablement à prendre conscience de cette complexité, mais aussi d’une complémentarité intrinsèque : à l’instar de la pensée d’un François Bonjean pour qui cet espace est lieu « pour se connaître en tant que fractions d’un même testament26 » et dont la reconstitution la plus aboutie se situe précisément en Afrique du Nord, tant s’y trouvent jointifs certains matériaux exprimant l’ensemble. Cette reconstitution va faire l’objet d’intuitions très diverses, par rapport auxquelles les revues, bien sûr, jouent un rôle déterminant en matière d’explicitations fédérées, par touches successives, par palettes. Expérience d’une continuité à travers les usages, des réflexes, qui véhiculent des courants venus de sources lointaines, restées vives en dépit du temps et qui inspirera Gabriel Audisio à propos des peuples méditerranéens : « les sangs ne se sont pratiquement pas mélangés […]. Pourtant tout se passe comme si cette race existait. Que cela tienne à l’imprégnation tellurique, aux habitudes prises en commun ou au mimétisme des comportements, […] le génie d’un pays ne parle pas seulement par le sang de ses peuples, mais aussi par l’esprit. Et l’esprit est au-delà de la chimie des globules…27 ».

8L’ambition de nombre de ces revues est donc dans les années 1920-1930 de mettre en valeur ces permanences communes, par-delà les avatars historiques, politiques, et de donner des clefs permettant une appréhension véritable de l’espace. En un mot : exprimer une réalité qui a été transmise pour ainsi dire à l’insu de tous, à travers des savoir-faire, des habitudes. Ce sont ces critères qui, avant tout, valent territoire, qui font jouer à la Méditerranée un rôle fondamental mais négligé dans la réalisation au long cours et dans le développement des idéaux humains, postulat de base de l’ambition cosmopolite de l’entre-deux-guerres qui fera dire plus tard à Marguerite Yourcenar : « Vous l’avouerais-je ? Je crains que ce mot méditerranéen, mot un peu étroitement géographique, n’enlève à cette conception son principal mérite, qui est celui de l’universalité28 ».

9La Méditerranée : comment ces revues des années 1920 la définissent-elles ? En premier lieu par la mise à distance de deux modes d’appréhension traditionnels : le classicisme et l’historicisme. Il s’agit de rompre avec les conventions : « L’Afrique, écrit Armand Guibert, cesse d’être pour moi une toile peinte29 ». Avec les évocations académiques a longtemps dominé l’image, dira Gabriel Audisio, d’une « mer des naïades et des sirènes, des temples sur les promontoires […] une agréable odeur de sépulcre ombragé par des pinèdes30 ». C’est aussi la critique d’une conscience historique qui empêche d’effectuer cette élucidation des mémoires populaires plus ou moins conscientes, cette révélation d’une vérité faite d’équilibres, de permanences manifestées par le cycle des saisons, les exigences du sol, registres dans lesquels l’œil du poète, du peintre, se trouve plus volontiers convoqué, quitte à générer des antimondes exempts des déformations induites par une vie moderne, à la fois productiviste, collectiviste, affairiste, vénale, technologique, mais aussi touristique, nationaliste.

10Par ailleurs certaines revues issues d’écoles littéraires du moment, comme l’algérianisme, ne veulent plus voir l’espace sous le seul regard du voyageur ; elles rappellent en cela le régionalisme des années 1900 actif en métropole : par un souci de réalisme, par des récits centrés sur la terre, les mœurs et coutumes31, dans un désir de particularisme culturel intégré au contexte français, rejoignant en cela les régionalistes d’obédience félibréenne, ou bien aspirant à la réalisation d’une solidarité latine comme transcendance des tensions internationales.

11Il s’agit donc de révéler une autre réalité, par la célébration, la mise au jour d’une certaine quotidienneté, dans le souci aussi de comprendre des valeurs plus profondes, de réaliser une compréhension globale des cultures au sein du périmètre méditerranéen sur la base de cette intuition de l’unité première et dont chaque élément constitutif – Corse, Italie, Catalogne, Algérie, Provence, Occitanie – détient des fragments.

12Il ne s’agit pas seulement de transcender les distances mais aussi les temporalités : « la chèvre d’Horace broute toujours le cytise32 » rappelle Georges Avril. De ces détails, reconnus pour leur sincérité, présentés comme ayant, malgré eux, modelé à travers les siècles un ensemble de population, et rendus insensiblement cohérents en vertu de ce patrimoine commun reconstitué par préemption sur le quotidien, à travers les objets, les mœurs, l’aménagement du paysage, c’est tout d’abord une psychologie collective qui est mise en avant. Bien que dans les Cahiers du Sud, Simone Weil rappelle que chaque parcelle possède sa vocation propre, hérite d’une révélation spécifique33. Les fragments de cet épanouissement civilisationnel pouvant cependant au fil du temps connaître des regroupements momentanés, comme ce qui est célébré de l’ancienne civilisation romane d’Occitanie, en particulier dans plusieurs numéros de ces mêmes Cahiers du Sud, ou encore dans ce qui est perçu de l’Algérie de l’entre-deux-guerres : lieu supposé privilégié pour un échange contemporain entre cultures, « microcosme du monde méditerranéen34 » selon Gabriel Audisio.

13Ces préoccupations vont dans ces revues contribuer à reconfigurer le réel, à générer des grilles de lecture, à mettre en œuvre, par petites touches, une certaine ambiance. S’il y a équivalence, analogie d’une rive à l’autre, c’est en vertu de visions de continuités, de nuances ou de paliers, à partir desquelles il devient difficile de déterminer si telle illustration ou telle évocation désigne une rive en particulier ou bien si elle n’englobe pas tout simplement l’ensemble.

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Ill.1. Henry Martinet, frontispice à « Notre enquête sur l’esprit méditerranéen », Mediterranea, 6, 1928, p. 299.

14Ces indéterminations vont en particulier être appuyées en fonction des processus descriptifs correspondant aux catégories mentales du moment comme on en trouve chez les historiens ou les géographes, à la manière d’un Vidal de la Blache, ou dans les manuels scolaires du temps, ou bien encore sur les affiches de voyage : c’est-à-dire par une évocation à forte articulation synoptique, par une mise en regard associant à la fois textes et images, récits et plans fixes.

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Ill. 2. Louis Claudel, illustration pour G. Chevet, « Du Marboré n’est plus », Septimanie, 116-117, 1934, np.

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Ill. 3. Gisèle Vallerey, « Méditerranée », Septimanie, 76-78, 1930, np.

15Il s’agit bien ici d’un procédé dans lequel peut se reconnaître toute une génération formée à l’école de la République dans les années 1900 à l’observation de terrain, aux lectures choisies35, aux leçons de choses, et dont les réflexes transparaissent dans cette expression culturelle à travers une muséification ou une « artialisation » du paysage36.

16L’indétermination des exempla contribue en même temps à donner consistance à une Méditerranée comme réserve symbolique homogène. C’est la prégnance de ces évocations qui permet de s’extraire des enclavements issus du passé politique, par une inflation des signes spontanés de reconnaissance, allant de portraits vivants en scènes réalistes, de contemplations poétiques en évocations chromatiques, et excitant mieux l’esprit qu’une solide démonstration argumentée : chaque parcelle du pourtour méditerranéen renfermant, comme l’écrit Pierre Le Maçon, « comme les huiles essentielles qu’il est possible de délayer à l’éther de leurs affinités, dans la mesure où, en termes de ton, de lumière, elle ne heurte pas les ‘lignes générales du décor naturel’37 ».

17Parmi les caractéristiques symboliques récurrentes à ces publications : le climat, une relation particulière au soleil et le besoin de s’en abriter, qui génèrent sur tout le pourtour du bassin une similitude de réalisations pratiques : maisons, jardins, terrasses, etc.

18Autre caractéristique mise en avant : le génie de l’assimilation et du filtrage des diverses influences présentes dans le bassin méditerranéen.

L’espace méditerranéen : une qualification au-delà des mots

19Cette unité doit avant tout être invoquée par les sens avant de l’être par les concepts. Il s’agit d’opérer un rééquilibrage de la pensée par le mystère et l’émotion, à travers une attention aux vibrations, aux palpitations. De telles tentatives privilégient une forme d’immédiateté des éléments mis en valeur, une forme de spontanéités ; elles sont donc potentiellement porteuses de fortes charges affectives. Elles passent aussi par une émotion visuelle : la luminosité, les tonalités, les emblèmes, les portraits, et même la viduité quand il s’agit d’évoquer les espaces de sables ou d’eau, au travers d’impressions densément esthétiques et en même temps intimement personnelles, où chaque composant est lavé de sa banalité ou de son utilité, et par conséquent de son insignifiance culturelle.

20Cette qualification iconographique des espaces va notamment relever les teintes subtiles et changeantes des paysages, pour mieux donner corps au complexe polysémique et ambigu attribué à la Méditerranée : construction paradoxale dont l’unité indicible est mythifiée dans le jeu des diversités articulées par petites touches progressives, depuis les hauteurs provençales jusqu’au désert africain.

21Garantes de cette authenticité paradoxale, les références utilisées demeurent équivoques, ouvertes. Une telle formulation de l’espace suppose une transposition par symbolisation de ses composants, qui deviennent comme des « empreintes d’âme », placés sur un mode emblématique, organisés en vertu de leur lisibilité, et mis en valeur pour produire du consensus.

22Alors qu’une certaine Méditerranée demeure une circonscription abstraite – tantôt formule d’aménageurs et de gestionnaires publics, tantôt d’érudits – ce périmètre aux éléments plus anodins, évoqué dans ces revues culturelles, prend sa force en vertu de métaphores que tout un chacun est en mesure de décrypter : à partir de ce qu’il se remémore, de ce qu’il contemple lui-même, de ce qu’il ressent, rêve, ou encore en vertu de liens déjà noués avec les êtres, avec le cosmique38. Toutes sortes d’imaginaires individuels et collectifs sont par conséquent mobilisées en vue de constituer cette forme d’unité méditerranéenne par la médiation d’émotions communes dans laquelle il faut accepter d’être séduit, voire d’être mystifié.

23Ainsi, parmi les premiers écrits publiés de Henri Bosco dans les années 1920, « Les petites odes de Provence » (extraits)39 :

Te souviens-tu, mon cœur, de ce matin
Où nous mangeâmes des olives vertes,
À la campagne, dans le thym,
Quand cette auberge était ouverte
Sous les platanes du chemin ?
Qu’elle était fraîche l’eau du puits sur l’anisette,
Ô parfum de la table ! et devant ma maison
Il y avait une charrette ;
C’était une bonne saison.
La femme qui pilait dans un mortier de cuivre
De l’ail mêlé à du cerfeuil
Avait l’air de veiller à la douceur de vivre
Sous la vigne du seuil. […]

24Et aussi, dans « Pastorale à chanter aux portes de l’automne »40 :

[…]
Le fenouil, la menthe sauvage
Sentent si bon
Que les grands laboureurs essuyant leurs visages
Viennent goûter le frais aux portes des maisons.
Paravents fleuris, bergamottes,
Houlettes, nymphes, pastoureaux,
Laines blanches, rubans, troupeaux,
Laitières retroussant leurs cottes,
Petits pipeaux

Qui nasillent pimpants de petites gavottes,
Voilà ce qu’on entend dans un air de Rameau
Qui, mêlant au roseau de ses flûtes légères
Le vert feuillage des hautbois,
Evoque cependant dans es voix bocagères
Cette mélancolie où s’endorment les bois…

25De fait, cet « art de voir » est à l’origine d’une véritable ingénierie rédactionnelle où l’image et le texte mis côte à côte se substituent aux modes démonstratifs traditionnels. Cette ingénierie rappelle l’épure héraldique et permet des compositions qui se combinent, se superposent les unes aux autres, au fil des créations.

26C’est donc un mode qui convient parfaitement à la forme revue, considérée comme espace d’expression accumulatif et fédéré : entre auteurs différents, entre médias différents : écrit, iconographie qui paraissent en miroir et produisent par concrétion ce regard pluriel ; chaque revue constituant une ligne de définition spécifique plus ou moins ouverte, collégiale.

27Autre point essentiel : il s’agit de textes courts qui se combinent d’autant plus aisément avec l’iconographie. Ces revues des années 1920 annoncent la forme magazine, leurs contenus vont d’une demi-page à trois, alors qu’en moyenne les revues culturelles conventionnelles présentent des textes allant bien au-delà de dix pages. La narration longue s’en trouve par voie de conséquence exclue ; elle s’efface devant une rédaction recherchant l’effet en peu de mots ; son expression est plus sobre, en lien avec une retransmission des faits dans le style de la presse d’information, du reportage, où les développements stylistiques, où le lyrisme et l’éloquence se trouvent proscrits. Cela crée une forme moins fabriquée, plus concrète, où priment la « chose vue », l’instantané, le factuel, mais aussi où des notions faciles à qualifier ou à délimiter ont davantage cours, où sont privilégiés des éléments suffisamment expressifs pour graver la mémoire.

28La linéarité n’y est pas seulement d’ordre logique, elle est avant tout visuelle et par conséquent pédagogique, car il s’agit aussi d’éveiller le regard. Loin de flatter le divertissement, il s’agit dans ces revues d’exprimer des vérités sur l’homme et sur la nature, d’écarter toute forme d’ignorance faisant obstacle à l’accès à une certaine sagesse. Or dans cette perspective la beauté ne suffit pas, il faut encore faire intervenir le rythme, les symboles, les nombres, pour atteindre à la révélation.

29Cette cursivité engage notamment l’usage extrêmement fréquent de mots-clefs, de clichés, de stéréotypes et qui sont relayés par l’iconographie, comme le montrent certaines contributions, à la fois textuelles et visuelles ; ainsi le frontispice d’Etienne Laget pour « Le Rhône » de Victor Jean dans En Provence :

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Ill. 4 Etienne Laget, frontispice pour Victor Jean, « Le Rhône », En Provence, 1, 1923, p. 18

30Ou encore l’illustration de Jean Chièze pour l’« Hymne à Nice » de Th. Martin dans Septimanie.

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Ill.5 Jean Chièze, illustration pour Th. Martin, « Hymne à Nice », Septimanie, 39, 1928, np.

31Autant de précipités expressifs qui permettent de confronter les éléments que renferme l’espace au-delà de la seule vision positive, qui nuancent le présent à l’aide de la mémoire et de l’arrière-pensée, à travers certaines cohérences non exprimées mais laissées à l’appréhension du lecteur, quitte à provoquer un « frisson inconnu, annonciateur de la mystérieuse importance [d’un lieu]41 » et à consentir à une « canonisation esthétique42 » de l’espace. C’est cette même cursivité qui a été identifiée chez Henri Bosco, notamment par Claude Girault dans sa présentation du « Hautbois de campagne », comme une forme à laquelle l’écrivain a lui-même commencé à s’exercer à cette époque43.

II. - L’odelette de l’amandier

Ô mon âme plus villageoise
Qu’un rameau d’amandier en fleurs,
Tu n’es pas de ce temps. Ecoute,
Ferme ta porte.

Faune amateur de nymphes fugitives,
Danse d’un pied léger sur la fontaine.
Vois-tu, j’aime les souvenirs. Le reste
N’est que chimère.

On peut rire de moi, j’aime les branches
Et la bonne campagne et les vieux puits
Et la blanche maison, sous la tonnelle,
A la colline,

Dans le simple pays où je suis né,
Sous le platane vert, près de la ferme,
Où je voudrais, un jour, dans ma vieillesse
Cacher ma vie,

Où deux oliviers gris se pencheraient
Sur les volets bleus et sur le toit rouge
Sur la vigne du seuil et même sur
Le vieux poëte.

C’est pourquoi j’invoque les dieux pénates
Si familiers et le bon Feu du soir,
Le Vent et la Terre très maternelle,
À l’heure calme

Où la fumée bleuit sur les maisons,
Où, cédant à la nuit insinuante,
Je viens d’accueillir dans mon cœur
Cet humble rêve.

[…] IV. - L’odelette du vin et de l’hiver.

Dans le cellier, sous la tonnelle bleue,
Pour les grands soirs de février, j’ai mis
Une amphore de vin ; Elle est ancienne ;
Je la consacre

Aux amis de l’hiver calmes et simples
Qui frappent à ma porte quand le vent
Assombrissant la nuit sur la pinède
Trouble mon âme.

La bouilloire de cuivre rouge est bonne,
Comme la cheminée et le feu clair.
L’on parle des vols de canards sauvages
Au crépuscule,

Et des étangs fuyant sous les roseaux,
Et des chiens aboyeurs et de la barque
Qui s’en va sans parler sur l’eau qui tremble
À l’aventure,

Et l’on sent sur les vêtements de laine
L’odeur saine du vent et de la neige,
Et la fraîcheur du cœur et, sous la lampe,
l’âme des hommes,

Et les dieux familiers de notre race
Qui est la plus ancienne de la terre
Viennent nous écouter comme des Ombres
Près de la porte.44

32Au travers de ces multiples intuitions textuelles et iconographiques, c’est une remise à plat d’une certaine Méditerranée qui est en cours, une nouvelle exploration de ses complexités, à travers l’évocation de réalités qui entend aller au-delà du réalisme, cherchant à peindre, comme le dirait Mallarmé, « non la chose mais l’effet qu’elle produit45 ».

L’espace méditerranéen dans les revues : un emploi combiné de stéréotypes

33Le cliché, le stéréotype, l’emblème : autant d’outils-relais qui cadrent et appuient l’appréhension de l’espace, qui permettent sa lisibilité, et en même temps une capacité du texte ou de l’image à gagner en complexité, en profondeur, puisqu’ils se greffent sur des schèmes culturels préexistants, des références déjà familières, sans avoir à pousser une expressivité plus détaillée. Le cadre spatial devient par-là un simple périmètre-support. Par conséquent un jeu peut s’engager, d’un stéréotype à l’autre, pour permettre une élucidation séquencée et polymorphe de l’espace, par-delà une restitution textuelle classique.

34Par ailleurs les créations publiées au sein d’une même revue constituent une opportunité de mise en écho qui amplifie cette évocation plurielle et qui en même temps la stimule par un jeu de démarches participatives propres aux œuvres collectives, et que consacre cette mise en forme courte, épurée, densément allusive.

35Dans les stéréotypes on relève deux modèles récurrents : celui de la miniature, du portrait-type.

36Une icône, comme celle du berger par exemple, est un modèle particulièrement emblématique, qui embarque avec lui bien des images fantasmées ou onirique se rapportant à l’espace méditerranéen : l’activité pastorale bien sûr, mais aussi l’abandon à une nature bienveillante, la mise à distance de la frénésie contemporaine, l’équilibre naturel symbolisant une délicate eurythmie primordiale. Ainsi la vignette de Jean Vinciguerra insérée dans La Corse touristique46 :

Les bergers corses

Drapés dans les plis lourds de leur manteau de bure,
À la main un bâton de cormier pleins de nœuds,
Les bergers lentement s’en vont vers les monts bleus
Où l’herbe est plus juteuse et la source plus pure.

Des villes, des sous-sols, des champs, des ateliers,
Montent les sourds ahans des hommes qui travaillent.
On bat le fer, on moud le grain, on tord la paille,
Et l’abeille bourdonne autour des espaliers.

Mais eux, dont la maison n’est souvent qu’une hutte,
Eux qui vivent de lait de chèvre et de pain noir,
Passent indifférents sans même apercevoir
Ceux-là qu’aucun effort n’arrête et ne rebute.

Ils sont les doux bergers qui mènent les troupeaux
Par les petits sentiers fleuris de germandrée ;
Et quand sur les monts bleus la nuit s’est accoudée,
Ils regardent le ciel avec des yeux plus beaux.

 Ainsi que leurs divins ancêtres de Chaldée.

37Dans ce contexte, l’image ne sert plus exclusivement à illustrer le texte mais elle le double et le complète ; mis en regard du texte elle devient un contenu en soi.

38Parfois même c’est le texte qui illustre l’image, qui en constitue la légende : une série de sonnets de Max Roger, « Emaux corses »47, est bâtie sur ce principe, tantôt appuyée sur une gravure, tantôt sur des clichés du photographe cortenais Ange Tomasi.

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Ill.6 Max Roger, « Emaux, Ajaccio, Borgu », La Corse touristique, 18, 1926, p. 156.

39Le stéréotype, qu’il soit écrit ou iconographique, génère une intertextualité, fonctionne par « construction de lecture », pour déchiffrer d’autres attributs que la réalité simplement donnée. Par ailleurs le stéréotype précède la création de l’image comme du texte ; il n’a été créé ni par l’auteur ni par le lecteur, mais il revient à ce dernier de l’activer à la lecture du premier, ce qui le rend acteur à son tour. Le procédé ne condamne pas forcément le lecteur à être dupe, mais à entrer à la suite de l’auteur en une manière de jeu auquel il peut choisir de participer librement.

40Enfin le stéréotype suscite, éveille, mais ne contraint pas ; il est habité d’un « charme » sans cesse à approfondir, à préciser, et dont les poètes, les artistes ne constituent que les premiers initiés, les passeurs, comme le rappelle Henri Bosco : « la poésie n’est pas un jeu, mais un moyen de haute connaissance48 ». Dans son poème intitulé « Chella », repris dans Des sables à la mer49, il associe méditation sur les ruines d’une ancienne cité et initiation mystique à une « substance inépuisable », rejoignant en cela l’avis de Georges Avril pour qui il y a des vérités morcelées, fragmentaires, relatives, dont le poète a le devoir de s’emparer pour exprimer l’ineffable50.

41Au-delà de l’emploi des stéréotypes, ce sont leurs associations, leur collage les uns avec les autres au sein d’une même vignette – que la vignette soit textuelle ou iconographique – qui permettent d’approfondir vraiment l’évocation de l’espace Méditerranée : « C’est seulement ainsi, précise encore G. Avril, qu’on peut conquérir, d’un coup et sans la gagner par la réflexion, l’étude et le jugement, la révélation du secret émouvant d’un territoire51 ».

42Voici trois exemples de vignettes que l’on rencontre de manière récurrente dans ce type de revues : l’une est iconographique, les deux autres textuelles.

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Ill. 7 Auguste Bouchet, illustration pour Albert Surier, « Pour le tourisme au ralenti », La Corse touristique, 25, 1927, p. 373.

43Le « dessin allégorique » La Corse, vignette réalisée par Auguste Bouchet52 synthétise en une seule image plusieurs emblèmes largement développés dans d’autres contributions de la revue Corse touristique et qui convergent vers un état de contemplation qu’on y éprouve au fil des numéros. On y retrouve la luxuriance exotique, le refuge de la montagne et de la forêt ; à côté des marques de la tradition et de la mémoire : le village de montagne, le mausolée et la tour génoise ; mais aussi l’ouverture vers l’ailleurs.

44Le poème « Hellade » de Claude Dervenn53, constitue quant à lui une vignette textuelle exploitant plusieurs types d’évocations, depuis le vocabulaire de la luminosité ; des couleurs ; des éléments de paysage ; des types humains et de ses activités ; et des sens en général :

Hellade

Parfois j’ai fait ce rêve absurde et merveilleux
De m’en aller, un soir, à bord d’une galère
Sur la mer pourpre que chante le vieil Homère
Et de fuir vers l’Hellade antique et vers ses dieux.
Les rameurs demi-nus aux bras victorieux
Rythmeraient de leurs cris l’élan qui s’accélère
Et sur la proue aiguë où se tord la chimère
Pour mieux les écouter je fermerais les yeux…
Le vent frais danserait sur les vagues. Les voiles
Gonfleraient largement leurs triangles de toiles
Dressés en haut des mâts et lumineux encor.
Et quand l’aube naîtrait au loin, sur Salamine,
Je verrais m’apparaître au fond d’un halo d’or
La Grèce, maternelle, accueillante et divine…

II
Dans l’étincellement matinal, le vaisseau
Voyant s’ouvrir le port d’une ville immortelle
Fermerait lentement sa voilure qui mêle
Un rouge et long reflet à l’argent bleu de l’eau.
Sur le quai ruisselant, tumultueux et chaud,
Je verrais se presser la foule qu’interpelle
Quelque vieillard déjà couronné d’asphodèle
Et gardant la sagesse aux plis de son manteau.
Le Temple dresserait au-dessus de la ville
L’éblouissant dessin de son clair péristyle.
Je marcherais vers lui d’un pas grave et pieux…
Et, près des vieux tombeaux qui borderaient l’allée,
Des enfants nus et bruns, sous l’œil calme des dieux,
Joueraient dans la poussière héroïque et dorée.

III
Devant l’autel de Zeus, au flanc de la colline,
Pour chanter la douceur des larges horizons,
Je mêlerais ma voix dans l’ombre aux longs frissons
Des pins noirs caressés par la brise saline.
Sous l’azur de Chio, de Délos ou d’Egine,
Au rythme aigu du sistre et des sourds tympanons
J’irais danser le soir en levant mes bras ronds
Dans la clarté de l’heure où le soleil décline.
Et quand je serais lasse et de chants et de jeux
Gardant l’odeur du vent éparse en mes cheveux
Et le reflet du jour aux plis de ma tunique,
Auprès d’un golfe calme où dormirait le ciel
Un vieux pâtre, m’ouvrant sa demeure rustique
M’offrirait sur le seuil des figues et du miel…

45Georges Avril, au cœur d’un article consacré au paysage niçois54, insère quant à lui le même procédé, exploite les mêmes types de vocabulaire, mais sur le mode de la prose :

Pas de premiers plans que se plaît à ronger la lumière, amusant le regard et le détournant d’elle. Seulement une grande valeur bleue qui va, forcissant, vers le rivage. Là, des taches légères qui sont, roses, des rochers ; roses encore, mais plus claires, des maisons ; sombres – vertes peut-être ? – des arbres, des buissons, des jardins. Au-dessus s’élèvent les molles ondulations des collines boisées dans la souple arabesque mouvemente le tableau, dont la couleur sévère exalte le bleu du ciel tendre, le bleu de la mer amoureuse. Plus haut, les grandes plaques ocrées des pentes pierreuses, des garrigues pré-alpestres et que le soleil levant, commençant la féérie, revêt d’ors somptueux. Les bouquets de pins, dont s’ornent çà et là ces pentes orgueilleuses de leur nudité pétrée, laissent chanter le vert chaud de leur feuillage, et vertes sont les touffes de genêts, et verts les bouquets de caroubiers.

46Qu’elles soient iconographiques ou textuelles, la succession de vignettes de ce type au sein d’une même revue permet de construire une palette expressive particulièrement prégnante, mettant en valeur les différentes facettes que l’on souhaite promouvoir de l’espace méditerranéen, avec des tendances, ou encore des exemples, qui déclinent les types disponibles sur tout le pourtour maritime. Ainsi pour l’architecture : depuis le mas provençal, vers la villa italienne, puis la coupole africaine. De même, l’emploi d’un vocabulaire lié aux fragrances appuie la performance de la vignette : depuis les ensembles de bleus, les gammes de blanc et d’ocres des taches de terre, les steppes pétrées grises, le feuillage d’argent des oliviers, les fruits d’or, les alternances d’émeraude marine et des verdures sylvestres.

47Que donnerait la transposition sur l’univers textuel très cartographié de Bosco d’une telle grille de lecture ? On en imagine volontiers certains éléments, par exemple les stéréotypes du fleuve, du verger, du caraque, du berger, ou encore de la ville, du sanctuaire, etc. Ces stéréotypes peuvent être mis en scène dans des plans-fixes, ou peuvent être exploités comme autant de raccourcis narratifs, grâce auxquels la marge d’expression de l’auteur s’élargit par densité référentielle. Leur activation permet par conséquent de parcourir artificiellement ce qu’une narration classique ne saurait restituer de manière linéaire. À l’instar du travail du pédagogue, du géographe, c’est une caractéristique qui rejoint celui de l’artiste, de l’écrivain, du poète, à savoir poser un deuxième regard sur un espace dont on veut exprimer la complexité.

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Ill. 8 E. Doncieux, « Mas », Septimanie, 76-78, 1930, np.

L’espace méditerranéen : une préhension ouverte, participative, entre auteur et lecteur

48« L’ingénuité de ce pays est exigeante », concède Georges Avril à propos de la Méditerranée. Il importe donc que le lecteur sache lire au-delà. Les revues des années 1920 contribuent à introduire à cette exigence en faveur d’une altérité, une étrangeté supposée au cœur de l’espace ; elles ouvrent à une transfiguration d’un périmètre méditerranéen, situé entre lieu pratiqué et lieu rêvé, d’où découle ensuite un lieu d’être autrement. D’autant que ces apparences sont appuyées par des motifs non explicités dans le corps de l’œuvre mais simplement induits, selon un procédé faisant aussi appel à l’inconscient.

49Cette perception consiste par conséquent à considérer que l’objet et l’observateur ne sont plus deux règnes distincts, que le panorama offert tient compte de données matérielles qui le composent, mais également de perceptions intimes qui s’y superposent ; ce que résume toujours Georges Avril, dans une formule qui fait écho à bien des textes de Bosco : « en soi la nature n’est rien, elle ne s’émeut que si nous lui donnons notre âme ».

50Dès lors, si de telles caractéristiques permettent, par porosité formelle, de mettre en rapport ce qui est contemplé avec ce qui est senti et ce qui a été intimement vécu, l’espace n’a pas besoin de convoquer des caractéristiques d’ordre strictement descriptif. Chaque parcelle de Méditerranée peut même être contemplée à travers une certaine globalité tandis que les lieux précis sont tus. L’effet de charme exprimé n’opère donc plus exclusivement à partir du motif exploité lui-même, mais de tout autre critère auquel l’auteur est susceptible de se référer, et ce en connivence avec le lecteur, constituant par-là ce patrimoine non plus cognitif mais esthétique qui qualifie peu à peu le patrimoine au XXe siècle, et qui, à la différence de la période précédente de l’Avant-Siècle, n’a plus nécessité à forcer le pittoresque. Ce que René Nelli précise en rappelant que « la pensée mythique […] rassemble en faisceau, grâce à un symbolisme inépuisable, une infinité de rapports poétiques qu’elle nous donne à « ressentir » par l’imagination en nous dispensant de les analyser55 ».

51Ces jeux où opèrent contrastes et analogies, ruptures et ressemblances au sein d’un même espace, constituent enfin des vecteurs de ré-enchantement, voire de révélations sur l’ensemble de l’espace. Ainsi, écrit Georges Avril, « parmi ses multiples images si distantes les unes des autres on peut chercher l’énigme éternelle et troublante de la correspondance entre les âmes éblouies aux spectacles de la terre et les spectacles qui les éblouissent ».

52Il revient à la vignette, qu’elle soit textuelle ou iconographique, d’envelopper ces diverses significations, en retrouvant un en-deçà de l’esprit, un substitut à la certitude de la raison dans le mystère de la nature, permettant aux yeux de l’âme de percevoir à travers les formes physiques le surgissement d’éléments premiers. La nature n’est plus présentée en tant que matière inerte mais par une surdétermination dans le droit fil de l’animisme. Ce que Gabriel Germain entend quand il précise qu’« il s’agit d’appeler ensemble l’intervention du souffle divin, seul capable de préparer des convergences à l’infini encore inimaginables56 ».

Conclusion

53Les revues des années 1920 contribuent par conséquent à présenter une Méditerranée, moins comme panthéon de grandeurs passées, que comme une manière de théâtraliser le présent, d’appréhender l’individu dans un rapport réconcilié à l’univers : « cet être nourri de ciel et de mer, qu’évoque Albert Camus, devant la Méditerranée fumant sous le soleil, que nous visons à ressusciter, ou du moins les formes bariolées de la passion de vivre qu’il fait naître en chacun de nous57 ».

54Au-delà d’une problématique touchant à l’expression d’un territoire donné, l’esprit des revues et des proto-magazines retenus ici relève donc avant tout d’une question posée sur l’espace, question à propos de laquelle des auteurs, des artistes de tous horizons se regroupent, entremêlent leur création, pour se consacrer à la perception de la Méditerranée dans une certaine globalité.

55La pratique narrative de Bosco s’inspire des caractéristiques qui viennent d’être identifiées et développées ici. À l’instar des contenus de certaines revues méditerranéennes des années 1920, sa perception des choses est appuyée par une imagerie, un imaginaire, des schèmes symboliques, qui confèrent du sens, de la profondeur onirique, au théâtre de ses créations, sans l’égarer dans une démonstration descriptive trop insistante.

56Il reste à prolonger ces intuitions, à approfondir ces recherches et à appréhender les contours de cet esprit des lieux qui sous-tend les coïncidences d’inspiration, les similitudes d’expression entre ce phénomène créatif propre à certaines revues de l’entre-deux-guerres et à l’œuvre de Bosco. Au-delà des amitiés et des intertextualités, l’une des clefs de l’énigme n’est-elle pas que Bosco relève lui aussi, par une autre de ses facettes, de cet esprit méditerranéen : un espace tout autant borné par la montagne mais élargi par la mer, qui a marqué cette génération d’écrivains et d’artistes de l’entre-deux-guerres ?

Notes de bas de page numériques

1 Émile Dermenghem, « Valeurs permanentes et problèmes actuels de la civilisation musulmane », Cahiers du Sud, 175, août-septembre 1935 (L’Islam et l’Occident), p. 142.

2 Paul Valéry, Œuvres, 2, Gallimard, 1993, « Bibliothèque de la Pléiade », p. 1135.

3 Lettre à Jean Ballard du 29 avril 1946, dans Rivages des origines (Archives des Cahiers du Sud), Marseille, Archives de la Ville de Marseille, 1981, p. 108.

4 Albert Camus, « Conférence inaugurale de la Maison de la culture d’Alger » (1937), dans Œuvres complètes, 1, Gallimard, 2006, Bibliothèque de la Pléiade, p. 566.

5 Ferdinand, Bac, « réponse à l’Enquête sur l’esprit méditerranéen », Mediterranea, 4, avril 1927, p. 226.

6 Paul Valéry, Œuvres, 2, Gallimard, 1993, « Bibliothèque de la Pléiade », p. 1137.

7 La Kahéna, revue de la Société des écrivains d’Afrique du Nord, publiée à Tunis de 1920 à 1947.

8 La Revue méditerranéenne, publiée à Tunis de 1927 à 1933.

9 Fontaine, publiée à Alger de 1939 à 1947.

10 L’Afrique littéraire, publiée à Tunis de 1940 à 1942.

11 L’Afrique, revue de l’Association des écrivains algériens, publiée à Alger de 1924 à 1961.

12 L’Arche, publiée à Alger de 1944 à 1947.

13 Les Cahiers de la Barbarie, publiée à Tunis de 1934 à 1937.

14 France-Afrique, publiée à Alger de 1931 à 1937.

15 La Tunisie française littéraire, publiée à Tunis de 1940 à 1941.

16 Aguedal, publiée à Rabat de 1936 à 1944.

17 Les Feuillets occitans, publiée à Paris de 1925 à 1927.

18 L’Annu corsu, publiée à Nice de 1923 à 1939.

19 U lariciu, publiée à Marseille de 1926 à 1939.

20 Oc !, publiée à Toulouse de 1924 à 1940.

21 Le Feu, publiée à Marseille de 1905 à 1940.

22 Les Cahiers du Sud, publiée à Marseille de 1925 à 1966.

23 Revue publiée de 1927 à 1939.

24 Revue publiée de 1924 à 1934.

25 Revue publiée de 1923 à 1944.

26 François Bonjean, « Eurafrique, Méditerranée et humanisme », Les Cahiers du Sud, 249, août-octobre 1942 (Le génie d’Oc et l’Homme méditerranéen), p. 328.

27 Gabriel Audisio, « Tête d’Africa ou le génie de l’Afrique du nord », Les Cahiers du Sud, 310, novembre 1951, p. 438.

28 Lettre à Jean Ballard du 4 septembre 1946, dans Rivages des origines (Archives des Cahiers du Sud), Marseille, Archives de la Ville de Marseille, 1981, p. 334.

29 Cité par Emile Témime dans Un rêve méditerranéen. - Des saint-simoniens aux intellectuels des années trente, Actes Sud, 2002, p. 107.

30 Texte de juillet 1938, cité notamment par Alain Paire, dans ses Chroniques des Cahiers du Sud, IMEC, Paris, 1993.

31 Ainsi Pierre Hubac (1894-1963) dans une vision proche de celle d’un Émile Ripert : « nous ne sommes plus des touristes. Nous ne sommes plus des passants. Il ne s’agit plus de croisière, de beau voyage. Nous vivons ici. Nous y travaillons. […] [Cette génération nouvelle] entend qu’on lui parle désormais des choses qui la passionnent, qui sont sa vie. Elle veut qu’on lui parle d’elle […]. De l’humanité qui vit à côté [des colons], qui s’assoit à leur table et qui étudie en classe coude à coude avec leurs enfants, ils veulent aussi qu’on parle en vérité, et non point comme on parlerait de pittoresques figurants… », dans « Le manifeste du régionalisme littéraire nord-africain », Le domaine, 1931, p. 33.

32 Georges Avril, « L’art provençal », Mediterranea, octobre 1929, 34, p. 118.

33 Sous le pseudonyme d’Émile Novis, « En quoi consiste l’inspiration occitanienne ? », Les Cahiers du Sud, 249, août-octobre 1942 (Le génie d’Oc et l’Homme méditerranéen), pp. 150-158.

34 Feux vivants, 1957, cité par Émile Témime dans Un rêve méditerranéen, op. cit., p. 118.

35 Cf. Daniel Milo, « Les classiques scolaires », dans P. Nora (dir.), Les lieux de mémoire, 2 La Nation, Paris, Gallimard, « Quarto », 1997, pp. 2109-2123.

36 Cf. Alain Roger, « Le paysage occidental. Rétrospective et prospective », 1991, cité dans Martine Berlan-Darqué, Bernard Kalaora, « Du pittoresque au “tout-paysage” », Études rurales, 121-124, 1991, p. 185.

37 Pierre Le Maçon, « Le Mas de la Croix-des-Gardes », Mediterranea, 1, janvier 1927, p. 18.

38 Cf. Alain Corbin, « Paris-province », dans P. Nora (dir.), Les Lieux de mémoire, 2. Les France, Paris, Gallimard, coll. Quarto, 1997, p. 2877.

39 Henri Bosco, « Les petites odes de Provence », Le Feu, 15 janvier 1925, p. 28.

40 Henri Bosco, « Pastorale à chanter aux portes de l’automne », Le Feu, 15 novembre 1926, p. 29.

41 Henri Pourrat, « Ambert, nombril du monde », La veillée d’Auvergne, août 1913, p. 260.

42 Jules Gritti, « Les contenus culturels du Guide bleu », Communications, 10, 1967, p. 64.

43 Claude Girault, « Avertissement et notes pour : Henri Bosco, Le Hautbois de campagne », Cahiers Henri Bosco, 30/31, 1992, p. 14.

44 Henri Bosco, « Le Hautbois de campagne », Cahiers Henri Bosco, 30/31, 1992, pp. 21-23.

45 Lettre à Cazalis, 30 octobre 1864, dans Bertrand Marchal (éd.), Correspondance 1854-1898, Gallimard, p. 112.

46 Jean Vinciguerra, « Les bergers corses », La Corse touristique, 39, 1928, p. 129.

47 Max Roger, « Emaux, Ajaccio, Borgu » avec un bois de Jean Chièze, La Corse touristique, 18, 1926, p. 156.

48 Henri Bosco, « L’exaltation et l’amplitude », Fontaine, 19-20, mars-avril 1942, p. 273.

49 Henri Bosco, Des sables à la mer. Pages marocaines, Gallimard, « Collection Blanche », 1950.

50 Georges Avril, « L’art provençal », op.cit., pp. 79-80.

51 Georges Avril, « Le paysage de Nice », Mediterranea, 21, septembre 1928, pp. 89-103.

52 Auguste Bouchet, « La Corse, dessin allégorique », illustration pour Albert Surier, « Pour le tourisme au ralenti », La Corse touristique, 25, 1927, p. 373.

53 Claude Dervenn, « Hellade », Mediterranea, 32, août 1929, pp. 59-60.

54 Georges Avril, « Le paysage de Nice », op. cit., pp. 90-91.

55 René Nelly, « Actualité du Graal », Cahiers du Sud, 1951.

56 Gabriel Germain, « Louis Massignon », Cahiers du Sud, 369, décembre 1962, p. 288.

57 Cité par Jacqueline Lévi-Valensi dans « La Méditerranée d’Albert Camus : une mythologie du réel », dans Rythmes et lumières de la Méditerranée, Perpignan, Presses universitaires de Perpignan, 2003, pp. 267-276.

Pour citer cet article

Arnaud Dhermy, « Images et évocations d’une Méditerranée syncrétique de l’entre-deux-guerres à travers certaines revues illustrées », paru dans Loxias-Colloques, 19. Autour d’Henri Bosco : voyageurs et expatriés en Afrique du nord. Textes et images, Images et évocations d’une Méditerranée syncrétique de l’entre-deux-guerres à travers certaines revues illustrées, mis en ligne le 12 juin 2022, URL : http://revel.unice.fr/symposia/actel/index.html?id=1910.


Auteurs

Arnaud Dhermy

Vice-président de l’Amitié Henri Bosco. Chef de la mission de la coopération régionale de la Bibliothèque nationale de France. Auteur d’une thèse consacrée aux proto-magazines entre 1880 et 1930 : « De la communauté de savoir à l’inspiration intime : la petite revue de patrimoine, marqueur de nouvelles identités régionales en France sous la IIIe République ».