Loxias-Colloques |  18. Tolérance(s) II : Comment définir la tolérance? 

Samantha Pratali  : 

La « tolérance » de la prostitution de 1791 à 1946, un système inclusif et marginalisant : le cas des Bouches-du-Rhône

Résumé

De 1791 à 1946, l’État français tolère l’exercice de la prostitution sur le territoire national. La mise en œuvre de cette tolérance s’effectue par des procédés coercitifs. Tout d’abord, cette tolérance de la sexualité vénale passe par la reconnaissance normative de cette activité en créant une catégorie juridique exceptionnelle, celles des filles publiques. Ces dernières ont des obligations spécifiques en vue de la préservation de l’ordre public dès lors que ces femmes sont inscrites sur le registre des mœurs. cette inscription participe de la construction d’une identité sociale et administrative, laquelle déclenche tout un processus de marginalisation lié au contrôle du lieu de travail et du lieu de vie. L’autorité publique organise et réglemente les établissements au sein desquels l’activité prostitutionnelle peut s’exercer, mais ces femmes sont contraintes de vivre et de rester enfermées dans ces maisons de prostitution dite « maisons de tolérance ». L’accès à l’extérieur de l’établissement est très limité. La tolérance de la prostitution est alors le reflet de ce double jeu entre l’inacceptable et le tolérable, c’est en raison de cette ambiguïté qu’en 1946 le législateur abolit l’ensemble des réglementations de la prostitution.

Abstract

This article describes the system of tolerance of prostitution in France, and more particularly in Marseilles, from 1791 to 1946 and attempts to provide a symbolic analysis of the latter. Indeed, this tolerance will produce effects both on the people who engage in prostitution, by attributing to them a particular administrative status from which a legal regime derives, and on the organization of the cities.

Index

Mots-clés : droit , histoire, prostitution

Géographique : France

Chronologique : XIXe siècle

Plan

Texte intégral

1La tolérance, du latin, tolerantia, est à l’origine « l’indulgence à l’égard d’un comportement ou d’une attitude répréhensible, mais supportable dans certaines limites1 » et peut se définir comme le «  fait de tolérer quelque chose, d’admettre avec une certaine passivité, avec condescendance parfois, ce que l’on aurait le pouvoir d’interdire, le droit d’empêcher2 ». Du point de vue historiographique le concept de tolérance évoque le protestantisme3 et il est intéressant de constater le glissement du religieux, au XIXe siècle, au sexuel.

2La période révolutionnaire ne doit pas être écartée de ce constat, puisque c’est en raison d’un éveil de la conscience publique sur les dangers de la prostitution4 que des réponses juridiques vont y être apportées. La promulgation du Code pénal de 1791 entérine la sortie de la prostitution du champ criminel5 et la soumet à l’adage nullum crimen, nulla poena sine lege, aucun crime, aucune peine, sans lois6. Le droit révolutionnaire s’inscrit alors dans une approche tolérante de la sexualité tarifée, ce qui dissimule finalement une véritable répulsion du législateur à se saisir d’un sujet qu’il estime indigne des débats de l’Assemblée. Les réponses à apporter aux problèmes, notamment sanitaires, de la prostitution vont donc être déléguées à l’autorité municipale.

3Les lois révolutionnaires et de 1884 parlent de « débauche » et de maison de prostitution, mais les pouvoirs locaux en organisant la prostitution utilisent le terme de « tolérance ». Le système de tolérance, dit « réglementariste », qualifie la prostitution de » plaie chronique de l’humanité7 », car celle-ci nuit à la société et à l’individu, mais elle est, dans le même temps, « une nécessité résultant de l’organisation sociale8 ». Dans cette idéologie politique de la prostitution, l’on retrouve cette ambiguïté entre chose inacceptable, mais que l’on peut accepter dans un cadre déterminé. Le code général pour les États prussiens, promulgué en 1794, prévoit une section consacrée aux délits charnels, qui comportent vingt-six articles9. On y retrouve les mêmes fondements que dans le système français c’est-à-dire que la prostitution doit s’exercer « dans les lieux de débauche tolérés sous l’autorité et la surveillance publique », l’autorisation de maison de débauche est délivrée par le magistrat de justice, y sont organisés les visites sanitaires, et les dispositifs de traitement10.

4Ce procédé discursif conduit à considérer le commerce sexuel comme outil de contrôle des désirs et des pulsions. Il s’agit d’aller plus loin que les considérations chrétiennes qui font de l’homme un pécheur et de reconnaître, dans la continuité de la pensée kantienne, que les hommes sont des êtres guidés par leurs passions et que l’existence de la prostitution en permet l’expression.

5Ce mal est doublement nécessaire, pour l’homme afin qu’il puisse assouvir ses pulsions et pour les femmes afin de les protéger de ces perversions masculines. Malgré la tolérance, les prostituées sont considérées comme une catégorie féminine marginale, l’appartenance à cette catégorie entraîne un régime juridique spécifique qui est à la fois inclusif, au sein de la cité, et exclusif, de la société.

6La reconnaissance officielle de la prostitution passe par le recensement. Pour cela, sont créés, par les pouvoirs locaux, les registres des mœurs sur lesquels les filles dites « publiques » doivent se faire inscrire. En principe, l’adjectif « public » signifie «  qui concerne le peuple, qui appartient à l’État11 », ces femmes, auxquelles s’appliquent les règlements, seraient collectives, à l’usage de tous, voire la « chose de l’administration12 ». Dans le cas particulier de la prostitution, le sens «  connu de tous  » est le plus acceptable puisque le dispositif réglementariste a pour objectif d’identifier et comptabiliser celles qui se prostituent. Les arrêtés municipaux sont rédigés dans des termes assez larges et donnent une définition extensive « des filles publiques13 ». Néanmoins seuls deux genres de prostituées officielles sont tolérées : celles qui sont en maisons et celles qui sont isolées. Les femmes se prostituant en maison se placent sous la dépendance d’une maîtresse14, elles y sont « logées et nourries et restent d’une façon constante, sous la surveillance de la police15 ». Les isolées quant à elles sont celles qui ont un domicile particulier16, distinct du lieu où elles se livrent à la prostitution, il peut s’agir par exemple d’une maison de rendez-vous.

7Il n’en demeure pas moins que celle qui souhaite se prostituer doit obligatoirement faire une demande d’inscription sur le registre des mœurs auprès de l’autorité compétente : le maire ou le préfet. À défaut d’inscription, la prostituée dite « clandestine » est passible d’une contravention de deuxième classe punie d’une amende de six à dix francs17.

8Lorsqu’une femme souhaite se faire inscrire sur les registres, elle doit remettre à l’autorité publique son acte de naissance, ou tout autre document attestant non seulement de son identité, mais surtout de son âge puisque les mineurs de moins de seize ans ne peuvent être inscrite sur les registres.

9Ces documents sont conservés par l’autorité publique qui lui remet en échange une carte sanitaire. Cette carte, qui vient remplacer les documents d’état civil, comporte outre le numéro de matricule et les informations d’identification, les résultats des visites sanitaires qu’elle doit subir deux fois par semaine.

10Par cette nouvelle identité administrative, la femme qui se livre officiellement à la prostitution change d’état, elle n’est plus une femme du corps social, elle devient une fille publique. En revanche, il serait contraire à la justice et aux bonnes mœurs de retenir dans les voies de la prostitution, les filles publiques qui manifestent l’intention d’en sortir18, ces femmes ont le droit d’exiger leur radiation19 en faisant la demande auprès de l’autorité qui les ont inscrites, donc la radiation n’est pas systémique, ce qui contraint certaines d’entre elles à fuir. En cas d’autorisation de suppression du registre, l’autorité rend à la demanderesse ses documents officiels en échange de la carte sanitaire20.

11Le recensement sur les registres n’est pas seulement volontaire, c’est-à-dire à la demande de l’intéressée, il peut être le résultat d’une mesure administrative. Lorsque l’autorité publique a la certitude que la femme se livre manifestement à la prostitution, elle peut procéder à l’enregistrement d’office sur les registres. Pour en acquérir la certitude, le pouvoir local va s’intéresser aux fréquentations de la femme en question, à sa conduite, à son état de santé, mais aussi à l’opinion publique à son sujet21. Il va vérifier, par mesure d’enquête, si la femme dont il est question cause du scandale ou provoque des plaintes22.

12La tolérance de la prostitution passe donc par la reconnaissance normative des filles publiques, en créant une catégorie juridique exceptionnelle23. Les filles publiques ont des obligations spécifiques, mais ces mesures particulières sont prises dans l’intérêt de la sécurité, de l’ordre et de l’hygiène publique24.

13L’existence même du registre des mœurs produit des effets pratiques et symboliques25. Les prostituées sont recensées dans un document à part de la population et une administration spéciale va en avoir la charge : le service des mœurs. Il est composé à la fois de la police des mœurs qui est un bureau spécial de la police municipale qui a pour attribution directe la surveillance de la prostitution26, et du médecin des mœurs désigné par l’autorité municipale ou préfectorale pour faire les visites sanitaires.

14La tolérance de la prostitution par le droit construit une identité sociale de la fille publique à partir de laquelle se déclenche tout un processus de marginalisation lié au contrôle du lieu de travail, du lieu de vie qui affine l’écart entre vie au travail et vie privée.

15En effet, le système de tolérance justifie l’existence de lieux dédiés à la prostitution desquels les filles publiques n’ont pas le droit de sortir.

La prostitution tolérée dans des lieux spécifiques

16Les autorités locales cherchent à imposer officiellement une de zone de différenciation entre débauche et vertu au sein même du centre urbain. Une certaine distance doit être respectée entre les filles publiques et les gens ou activités « honnêtes ».

17Pour cela l’autorité publique organise les espaces dédiés à la prostitution en créant et en imposant un « quartier réservé ». Par exemple, à Marseille, la population a pris l’habitude de le nommer Batagouni, soit bidonville27. Cela nous donne un indice de la perception de ce territoire par le reste de la population. L’espace social est un lieu où le pouvoir s’affirme. La violence symbolique qui s’y exerce passe quasi inaperçue28, mais les structures spatiales de la prostitution tendent à créer des structures mentales. Ainsi le quartier réservé tient par sa fonction la réputation de haut lieu de débauche.

18Le quartier réservé de Marseille se trouvait derrière l’hôtel de ville, à deux pas du Vieux port, c’est un espace extrêmement étroit tout comme les rues qui le composent. Mais, cette organisation est apparue aux autorités comme idéale pour la concentration des « classes dites dangereuses29 », c’est sûrement pour ces raisons que le quartier n’a jamais fait l’objet de modification de frontière30.

19Certains auteurs ont analysé le quartier réservé de Marseille comme un ghetto puisque c’est un espace dans lequel un groupe d’individus se trouve dans un état d’isolement imposé par rapport à l’ensemble de la population31. Tout comme les ghettos, le quartier réservé n’est pas forcément clos, il n’y a pas de contrôle à l’entrée du quartier. En revanche, dans l’empire colonial notamment en Algérie, au Maroc32 et en Indochine, ces quartiers sont entièrement fermés et ne disposent que d’une seule entrée gardée, jour et nuit, par un poste militaire et/ou policier33.

20Le quartier réservé est tout de même implanté en plein centre-ville, cela traduit aussi une volonté d’imposer une cohabitation entre les riverains et une pratique sexuelle vénale. Le quartier réservé n’est pas seulement occupé par des maisons de tolérance et les habitantes ne sont pas que des filles publiques34. Par exemple, la rue de l’Araignée située en plein cœur du quartier est seulement résidentielle. La proportion de ménages c’est-à-dire de couples avec enfants est majoritaire. Le nombre d’enfants par foyer varie d’un à cinq, ce qui signifie que le nombre d’enfants côtoyant des prostituées au quotidien est important.

21À l’intérieur même de ce quartier, la prostitution ne peut s’exercer que dans un établissement spécifique : la maison de tolérance. C’est une des structures disciplinaires intenses de l’État35, car c’est un modèle où se concentrent toutes les technologies coercitives de comportement et qui comporte certaines caractéristiques qui lui sont propres en raison des liens entre moralité, sexualité et pouvoir.

22La maison est un lieu d’expression de la sexualité, et si l’autorité administrative régule son existence, cela révèle aussi un paradoxe : la prostitution est acceptée, mais certaines pratiques sexuelles sont interdites, par exemple le voyeurisme, ou encore la diffusion de film pornographiques36.

23Toujours dans ce double jeu entre l’inacceptable et le tolérable, l’agencement externe de la maison doit préserver la morale publique. Pour cela, les fenêtres doivent être constamment fermées et garnies de rideaux ou de verres dépolis ou peints. Les fenêtres ne peuvent être ouvertes pendant seulement deux heures le matin37. Laps de temps où l’air est renouvelé dans l’espace clos durant vingt-deux heures.

24Les persiennes des maisons de tolérance donnant sur la voie publique doivent être cadenassées38. Les façades ne doivent en aucun cas « arborer le drapeau national », être illuminées39, avoir des plaques ou inscriptions publicitaires, permettant d’attirer l’attention des passants40.

25Cet ensemble d’interdictions lié à l’aménagement extérieur de l’établissement entraîne une dissimulation de la prostitution dans l’espace public. Pour autant cet espace est toléré, connu et surveillé. Les maisons doivent être invisibles aux yeux du public afin de préserver les bonnes mœurs. Les passants ou habitants ne doivent pas subir de nuisance visuelle quant à l’existence de ces lieux.

26La maison marginalise à l’extrême les filles publiques, en sus d’être enfermées dans la maison, il est interdit à ces femmes d’être aux fenêtres ou aux portes de façon à être aperçues de l’extérieur41. Il y a un réel désir « d’empêcher toute communication avec l’extérieur42 ».

27Cette politique contribue à domestiquer le jour et la nuit afin de mieux contrôler ces deux espaces-temps de prostitution. De jour comme de nuit, la maison de tolérance est plongée dans une semi-pénombre permanente, et donc oblige à éclairer l’intérieur du lieu sans interruption.

28Les pensionnaires et les habitants de la maison de tolérance ont un rapport au temps différent du reste de la population. Le contrôle du temps est un instrument pour l’autorité publique afin de relayer sa politique : dissimulation de l’extérieur et contrôle de l’intérieur, en réglementant l’agencement de la maison, et ses ouvertures.

29Dans les Bouches-du-Rhône, l’autorité s’intéresse à la distribution interne de l’espace, chaque fille doit avoir une chambre séparée, sur laquelle, à l’instar des portes de prison ou d’hôpital, est inscrit, à l’intérieur, comme à l’extérieur, en chiffre très visible, le numéro de la chambre43. Les filles publiques vivent dans la maison, leur lieu d’habitation est alors contigu au lieu de travail. La chambre où elles reçoivent les clients et celle où elles ont leurs effets personnels, où elles dorment. De plus, elles ne peuvent se mouvoir en toute liberté dans le bâtiment les rares fois où elles ne sont pas au travail, les maisons de tolérance sont aussi vulgairement appelées « maison d’abattage ».

30À l’extérieur de l’établissement, leur circulation est aussi limitée, voire interdite. En effet, pendant plus d’un siècle, cette catégorie de la population, en raison de son activité professionnelle44, s’est vu restreindre l’accès à l’espace public.

31Par exemple, en 1940, le maire de Berre l’Étang, interdit à toutes les pensionnaires de maison de tolérance d’aller faire des courses en ville sans autorisation de sortie de l’administration.

Les limitations d’accès à l’extérieur

32Les limitations d’accès à l’espace public concernent principalement les filles publiques isolées. Le fait d’interdire le stationnement et la circulation de ces femmes est un moyen de réprimer le racolage, il n’en demeure pas moins que ces interdictions sont génériques puisque les filles publiques n’ont donc pas le droit de se balader sur les places et promenades publiques45. Mais contrairement aux filles de maison, elles peuvent se tenir à leurs fenêtres jusqu’à 22 h ; néanmoins, il leur est défendu d’appeler directement ou indirectement les passants46. Elles ont donc la possibilité d’être vues, mais n’ont pas le droit de parler.

33Les filles publiques ont interdictions de fréquenter les lieux publics, car ceux-ci sont entièrement dévolus à la rencontre et constituent un cadre éminemment favorable aux interactions sexuelles vénales facilitant la mise en relation de la demande et de l’offre prostitutionnelle.

34Les filles publiques ne peuvent donc pas se rendre au théâtre, aux fêtes de bal, au café, au cabaret, à la brasserie, aux buvettes, café-concert, et autres débits de boisson47, encore moins aller au cinéma48, dans les cabarets49, assister à des spectacles50, ou à des réunions publiques51. L’interdiction de fréquenter ces lieux est absolue et met les filles publiques dans une situation de solitude. Elles ne peuvent exister en dehors des lieux de prostitution et ne sont guère considérées comme des individus pouvant se divertir.

Les limites à la vie sociale

35Les autorités publiques laissent tout de même une possibilité aux filles publiques d’être dans l’espace public, mais elles doivent être invisibles. Pour cela elles ne doivent pas être reconnaissables par ses vêtements52.

36Ces exigences ont une fonction idéologique d’homogénéisation, de normalisation de la représentation des corps, dans un souci du maintien du bon ordre, et sociale dans la mesure où, dans cet espace, la fille publique doit pouvoir être assimilée aux autres femmes, notamment issue de la bourgeoisie. Par exemple, au milieu du XIXe siècle elles ne peuvent sortir « coiffées en cheveux53 », c’est-à-dire sans coiffe.

37Si de manière générale les autorités n’imposent pas de ségrégation par le vêtement, elles vont néanmoins légiférer sur des coutumes vestimentaires en exigeant la décence des mises.

38En cas de tenue considérée comme provocante, la fille publique peut être détenue plusieurs jours au commissariat de police par mesure disciplinaire54. En effet, à une époque où la pudeur du corps est prépondérante, le dévoilement outrancier du corps de la femme est indécent. Nous supposons dans notre cas que l’indécence ne vient pas du bas de costume, mais au dévoilement de la poitrine.

39D’autres espaces de la vie sont modifiés par l’appartenance au corps des filles publiques. Tout d’abord du point de vue médical, elles ne jouissent pas du secret médical. Les informations sur leur état sanitaire circulent entre les différentes institutions administratives, policières et hospitalières. Chacune d’entre elles émet un avis sur les suites médicamenteuses à donner à la fille publique qui ne peut refuser un traitement en raison des exigences d’ordre public.

40Du point de vue de l’emploi, l’autorité locale n’autorise pas la fille publique à exercer une autre activité. Cette interdiction n’est pas directement établie à l’égard des filles soumises, mais à l’égard des gérants d’établissement. Ces interdictions poursuivent un double objectif. D’une part, prévenir les abus de prostitution clandestine, en exigeant des débitants de boissons d’employer uniquement les femmes munies d’un certificat de bonne vie et mœurs, délivré par l’autorité administrative55. D’autre part, il s’agit de protéger les femmes « honnêtes » de celles qui se livrent au vice en limitant leur contact avec le monde « normal ».

41Et enfin, en ce qui concerne le logement des isolées, à partir de la fin du XIXe siècle, toutes les filles publiques sont contraintes, à Marseille comme à Aix, de vivre dans un périmètre déterminé par le pouvoir local : le quartier réservé. En cas de manquement à cette obligation, les services de police peuvent procéder à l’arrestation immédiate et à la conduite au dépôt de sûreté sans préjudice de poursuite ultérieure56.

Le sort de la réglementation de la prostitution

42Ce dispositif d’inclusion et d’exclusion de la prostitution dans l’espace public perdure jusqu’en 194657. La diffusion des théories abolitionnistes depuis la fin du XIXe en faveur de la suppression de la réglementation notamment en raison de l’illégalité du système de tolérance remporte d’adhésion du législateur français qui dépossède les pouvoirs locaux de leur compétence sur la prostitution. Le triomphe de l’abolitionnisme est marqué par la mise en place d’un régime de droit commun, intégrant alors les prostituées sous la protection des droits de l’homme, à la limite près que perdure le contrôle sanitaire par la création d’un fichier sanitaire et social dédié, lequel est supprimé en 196058. La prostitution ne cesse d’avoir une place dans les débats politiques, juridiques de la Ve république lesquels aboutissent à la loi du 13 avril 201659. Véritable révolution juridique dans l’histoire de la prostitution, le droit extrait du champ pénal la personne prostituée et intègre dans l’ordonnancement juridique le client qui est traité comme un délinquant sexuel au sens où celui-ci, par l’achat d’acte sexuel exerce une violence sur autrui, peu importe que la prostitution soit, contrainte ou volontaire, le droit ne reconnaît pas la possibilité d’une prostitution libre. La personne prostituée est par nature victime.

43Jusqu’en 2016, le flou entretenu entre tolérance et interdiction contribuait à l’idée d’une absence de volonté politique de définir un régime juridique clair, puisqu’elle jonglait entre un dispositif de protection et de sanction du racolage. La loi de 2016 est plus tranchée : le législateur affiche une politique prohibitionniste.

44Au XXIe, tout comme au XIXe, le droit continue d’accabler une catégorie de personne soit en la désignant comme victime soit en la désignant comme délinquante, la prostitution continue d’être un mal.

Notes de bas de page numériques

1 Michel Blay (dir.), Dictionnaire des concepts philosophiques, Espagne, Larousse, 2013, p. 792.

2 http://www.cnrtl.fr/definition/tolérance

3 Philippe Raynaud, Stéphane Rials, Dictionnaire de philosophie politique, Mercuès, PUF, 2012, p. 814.

4 Noël-Marius Boiron, La Prostitution dans l’histoire devant le droit, devant l’opinion, les courants modernes, commentaires sur les doctrines abolitionnistes, Thèse de doctorat en droit, Nancy, 1926, p. 1.

5 Clyde Plumauzille, Prostitution et Révolution, Les Femmes publiques dans la cité républicaine (1789-1804), Clamecy, Champ Vallon, 2016, La chose publique, p. 197-212.

6 DDHC, art. 7 : « Nul homme ne peut être accusé, arrêté, ni détenu que dans les cas déterminés par la loi ».

7 Julien François Jeannel, De la prostitution dans les grandes villes au XIXe siècle et de l’extinction des maladies vénériennes, Paris, J-B Baillière et fils, 1868, p. 138.

8 « À la société, car elle blesse sa morale et ses intérêts, en procurant au vice l’apparence du luxe et du bien-être, et en arrachant à une vie utile et laborieuse quelques-uns de ses membres qui, au plus tard, tombent à sa charge ; À l’individu, parce qu’elle compromet sa vie et son avenir, et qu’elle le voue toujours à l’infamie, et presque toujours à la misère. », Albin Le Rat de Magnitot, Michel Victor Huard-Delamarre, Dictionnaire de droit public et administratif, Paris, Joubert, 1841, art. Prostitution, p. 418.

9 Noël-Marius Boiron, La Prostitution dans l’histoire devant le droit, devant l’opinion, les courants modernes, commentaires sur les doctrines abolitionnistes, Thèse de doctorat en droit, Nancy, 1926, p. 124-126.

10 Code général pour les États prussiens, article 999 : « Les femmes de mauvaise vie qui font trafic de leur corps doivent se retirer dans les lieux de débauche tolérés sous l’autorité et la surveillance publique », Noël-Marius Boiron, La Prostitution dans l’histoire devant le droit, devant l’opinion, les courants modernes, commentaires sur les doctrines abolitionnistes, Thèse de doctorat en droit, Nancy, 1926, p. 124.

11 Alain Rey, Dictionnaire historique de la langue française, t. 3, Manchecourt, Robert 2,000, p. 3001-3002.

12 Hippolyte Mireur, La prostitution à Marseille : histoire administration et police, hygiène, Paris, Dentu, 1882, p. 140.

13 Cependant, la cour de cassation dans un arrêt du 23 avril 1898 reconnaît l’illégalité d’un arrêté municipal dont les articles « seraient conçus en termes trop généraux, susceptibles d’être invoqués contre des personnes ne rentrant pas dans la catégorie des filles publiques », Cass., crim., 23 avril 1898, Bull. n° 169, p. 309.

14 ACA, D2-25, Arr. concernant les filles publiques du 28 novembre 1898, art. 14-3°.

15 ADBdR, 5 W 398, Arr. portant sur la prostitution du 18 octobre 1940, art. 11.

16 ACA, D2-25, Arr. concernant les filles publiques du 28 novembre 1898, art. 2.

17 Code pénal 1810, art. 475.

18 Alexandre Parent du Châtelet, De la prostitution dans la ville de Paris, considéré sous le rapport de l’hygiène publique, de la morale et de l’administration, t. 2, Paris, J-B Baillière, 1836, p. 420.

19 ACA, D2-15, Règl. concernant les filles publiques du 23 avril 1831, art. 19.

20 ACA, D2- 25, Arr. concernant les filles publiques du 28 novembre 1898, art. 3.

21 ACA, D2-25, Arr. concernant les filles publiques du 28 novembre 1898, art. 4.

22 ACA, D2-25, Arr. concernant les filles publiques du 28 novembre 1898, art. 4.

23 La cour de cassation parle de classement parmi un ensemble d’individu contrevenant tous à l’ordre public, Cass., crim., 6 avril 1894, Bull. n° 82, p. 123.

24 Cass., crim., 28 septembre 1849, D.P 1849-5-26.

25 Daniel Lochak, « La race : une catégorie juridique ? », Actes du colloque Sans distinction de race, Revue Mot, n° 33, Presses de la FNSP, p. 302.

26 Pour plus de précision quant à son organisation et à son fonctionnement à Marseille se rapporter à Hippolyte Mireur, La prostitution à Marseille : histoire administration et police, hygiène, Paris, Dentu, 1882, p. 234-239, mais aussi pour une comparaison avec la ville de Paris à l’ouvrage de Jean-Marc Berlière, La police des mœurs sous la IIIe République, Paris, Seuil, 1992, Point Histoire, ou encore à Louis Fiaux, La police des mœurs en France et dans les principaux pays de l’Europe, Paris, Dentu, 1888, et à Ernest Raynaud, La police des mœurs, Paris, Edgar Malfère, 1934.

27 Bibl. Méjanes, JX042, Le mémorial d’Aix du 1er janvier 1903.

28 Pierre Bourdieu, La misère du monde, effets des lieux, Paris, Le Seuil, 1993, p. 163.

29 La notion de classes dangereuses est empruntée à Louis Chevalier, Classes laborieuses et classes dangereuses, Perrin, 2002.

30 ADBdR, 4 M 892, Lettre du préfet des Bouches-du-Rhône du 11 juillet 1933.

31 Marie-Françoise Attard-Maranninchi, « Prostitution et quartier réservé à Marseille au début du XXe siècle », Yvonne Knibiehler, Catherine Marand-Fouquet et al. (dir.), Marseillaises, les femmes, la ville, Côté femmes, p. 174-186.

32 Christelle Taraud, « Jouer avec la marginalité : le cas des filles soumises “indigènes” du quartier réservé de Casablanca dans les années 1920-1950 », Clio, Histoire ‚ femmes et sociétés, n° 17, 2003-17, p. 65-86. URL : http://journals.openedition.org/clio/582 (consulté le 17 juillet 2019).

33 Ils prennent le nom de « village nègre » ou de « parc à autruches » ; Voir notamment l’article de Christelle Tarraud, « La réglementation de la prostitution, instrument de domination raciale », Abderrrahmane Bouchène (dir.), Histoire de l’Algérie à la période coloniale, La découverte, 2014, p. 417.

34 Le numéro des immeubles correspondant à une maison de tolérance ne fait pas l’objet de recensement de la population.

35 Au même titre que la prison, l’asile, l’hôpital ou l’école, ces établissements sont analogues dans leur fonction : la transformation technique des individus. Voir notamment Michel Foucault, Surveiller et punir. Naissance de la prison, France, Gallimard, 1975, NRF, et Erving Goffman, Asiles – Étude sur la condition sociale des malades mentaux et autres reclus, Minuit, Le sens commun, 2003.

36 ACA, I1-44, Arr. portant règlement sur le service des mœurs du 19 octobre 1907, art. 19 ; ADBdR, 4 M 891, Règl. général du service des mœurs de Marseille du 25 novembre 1918, art.15 ; 4 M 892, Règl. général du service des mœurs du 15 décembre 1939, art. 39. 

37 Bibliothèque Méjanes, Aix-en-Provence, Aff. 1854.05.20, Règl. de police concernant les filles publiques et les maisons de tolérance du 20 mai 1854, art. 17.

38 Arr. relatif à la surveillance des maisons de tolérance et des filles publiques du 12 février 1855, art. 3, cité par Hippolyte Mireur, La prostitution à Marseille : histoire administration et police, hygiène, Paris, Dentu, 1882, p. 383.

39 ACA, D2-25, Arr. concernant les filles publiques du 28 novembre 1898, art. 28.

40 ADBdR, 4 M 892, Règl. général du service des mœurs du 15 décembre 1939, art. 43.

41 ADBdR, 4 M 890, Règl. général du service des mœurs de Marseille du 20 novembre 1878, art. 15-8.

42 Règl. Mun. de Calais du 26 octobre 1889, art. 13, ADPdC, M 5669/1, Hélène Duffuler-Vialle, L’évolution de la réglementation de la prostitution durant l’entre-deux-guerres : L’exemple du Nord de la France, Lille, Thèse de doctorat en droit, 2015, p. 207.

43 ADBdR, 5 W 398, Arr. préfectoral des Bouches-du-Rhône portant réglementation générale de la prostitution et du contrôle sanitaire des prostituées du 10 juin 1942, art. 20-3.

44  La cour de cassation assimile les arrêtés municipaux réglementant la prostitution à une réglementation de métier, Cass., crim., 26 mai 1900, Bull. n° 195, p. 311 

45 ACA, D2-15, Arr. mun. 23 avril 1831, art. 8.

46 ADBdR, 5 W 398, Arr. préfectoral des Bouches-du-Rhône portant réglementation générale de la prostitution et du contrôle sanitaire des prostituées du 10 juin 1942, art. 4

47 ACA, D2-25, Arr. concernant les filles publiques du 28 novembre 1898, art. 10-8 ; ACA, I1-44, Arr. portant règlement sur le service des mœurs du 19 octobre 1907, art. 9.

48 ADBdR, 4 M 892, Règl. général du service des mœurs du 15 décembre 1939, art. 15.

49 ACA, D2-15, Règl. concernant les filles publiques du 23 avril 1831, art. 10.

50 Bibliothèque Méjanes, Aix-en-Provence, Aff. 1854.05.20, Règl. de police concernant les filles publiques et les maisons de tolérance du 20 mai 1854, art. 7.

51 ACA, D2-23, Arr. concernant les filles soumises du 25 novembre 1886, art. 6.

52 ACA, D2-25, Arr. mun. 28 novembre 1898, art. 10, al. 4.

53 Bibl. Méjanes, Aix, Aff. 1854.05.20, Règl. de police concernant les filles publiques et les maisons de tolérance du 20 mai 1854, art. 5.

54 ADBdR, 4 M 890, Règl. général du service des mœurs de Marseille du 20 novembre 1878, art. 9.

55 Arrêté de la ville d’Alger du 12 juillet 1884, art. 1er, citée par la Cour de cassation 23 mai 1885, Bull. n° 157, p. 263 ; Dans une jurisprudence ultérieure la Cour de cassation a considéré comme illégal l’arrêté municipal qui impose indistinctement à toutes personnes du sexe féminin, employées au service personnel des débitants, de justifier de leur bonne conduite antérieure, et interdit aux débitants de prendre à leur service personnel des femmes ou filles non munies d’un certificat de bonne vie et mœurs, Cass., crim., 20 avril 1901 Bull. n° 126, p. 223.

56 ADBdR, 4 M 890, Règl. général du service des mœurs de Marseille du 20 novembre 1878, art. 11 ; ACA, D2-25, Arr. concernant les filles publiques du 28 novembre 1898, art. 10.

57 Loi n° 46-685 du 13 avril 1946 tendant à la fermeture des maisons de tolérance et au renforcement de la lutte contre le proxénétisme, art. 5, Loi n° 46-685 du 13 avril 1946 tendant à la fermeture des maisons de tolérance et au renforcement de la lutte contre le proxénétisme, JO du 14 avril 1946, p. 3138-3139.

58 Ordonnance n° 60-1246 du 25 novembre 1960 modifiant et complétant les dispositions du chapitre Ier du titre II du livre III du code de la santé publique, JO du 27 novembre 1960, p. 10606.

59 Loi n° 2016-444 du 13 avril 2016, art. 5 à 14, JO du 14 avril 2016.

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Pour citer cet article

Samantha Pratali, « La « tolérance » de la prostitution de 1791 à 1946, un système inclusif et marginalisant : le cas des Bouches-du-Rhône », paru dans Loxias-Colloques, 18. Tolérance(s) II : Comment définir la tolérance?, La « tolérance » de la prostitution de 1791 à 1946, un système inclusif et marginalisant : le cas des Bouches-du-Rhône, mis en ligne le 08 octobre 2021, URL : http://revel.unice.fr/symposia/actel/index.html?id=1764.


Auteurs

Samantha Pratali

Samantha Pratali est actuellement doctorante en cinquième année de thèse en histoire du droit et des institutions, au sein de la Faculté de droit et de science politique d’Aix-en-Provence sous la direction du Doyen Jean-Philippe Agresti. L’intitulé de sa thèse est Le droit face à la prostitution du XIXe siècle à nos jours : une étude à partir des archives départementales des Bouches-du-Rhône. Outre quelques publications et communications au sujet de la prostitution, ses recherches portent sur les domaines l’intervention de l’État dans le contrôle de la vie des individus : contrôle de la sexualité, contrôle de la langue française, contrôle de l’alimentation et puis par suite à la réception de ces règles par les sujets auxquelles elles s’imposent.