Loxias-Colloques |  18. Tolérance(s) II : Comment définir la tolérance? 

Naoufal El Bakali  : 

La tolérance comme discours de l’ineffable dans Le Racisme expliqué à ma fille de Tahar Ben Jelloun

Résumé

L’écriture de Tahar Ben Jelloun a souvent donné la parole aux exclus et marginaux déployés dans un exil aussi bien intrinsèque qu’extrinsèque. Nombreux sont les romans de Tahar Ben Jelloun qui dénoncent les représentations de la stigmatisation et de l’humiliation au sein de sociétés reflétant les valeurs de la tolérance. Dans ses récits, nous observons une confrontation permanente entre l’espace identitaire du narrateur et l’espace de l’Autre. Les deux espaces se trouvent inévitablement confrontés aux tensions dues à la religion, la culture et la langue. En particulier, Le racisme expliqué à ma fille représente un dialogue entre l’auteur-narrateur et sa jeune fille autour des différentes représentations du racisme ainsi que les méthodes permettant d’y substituer la tolérance.

Abstract

Tahar Ben Jelloun's writing has often given a voice to the excluded and marginalized in exile, whether internal or external. Many of his novels denounce the representations of stigmatisation and humiliation within societies that reflect the values of tolerance. In his stories, we observe a permanent confrontation between the narrator's space of identity and the space of the Other. Both spaces are inevitably confronted with tensions due to religion, culture and language. In particular, Racism Explained to My Daughter represents a dialogue between the author-narrator and his young daughter about the different representations of racism and the methods of replacing it with tolerance

Index

Mots-clés : culture , dialogue, discours, littérature, racisme, religion

Géographique : France , Maroc

Chronologique : Période contemporaine

Plan

Texte intégral

1La littérature représente un outil dans le rapprochement entre les peuples et leurs cultures, malgré les différences linguistiques, religieuses et culturelles qui subsistent en permanence à l’encontre de toute entreprise intellectuelle. Le roman a très souvent servi de miroir sur le plan personnel et collectif, dans la mesure où il nous révèle l’état d’âme de son auteur. L’un des buts de la littérature qu’elle soit orale ou écrite, c’est la diffusion des valeurs hormis les contraintes de rédaction ou de réception de l’objet d’écriture. À ce titre, la littérature dont nous voulons parler est celle du roman marocain d’expression française ayant beaucoup lutté pour se frayer une place parmi les littératures du monde, bien que cette classification de littérature majeure ou mineure laisse à désirer, vu l’importance des thèmes abordés ainsi que la qualité de leurs écritures, en l’occurrence, celles de la rive du Sud de la Méditerranée ou d’outre-mer. En outre, la tolérance est un thème a fait couler beaucoup d’encre et continue de le faire, étant donné que la nature humaine est marquée par le trait de la mouvance et de l’inconstance des valeurs, celles-ci sont en perpétuel changement, conditionnées par les différents événements qui les entourent, à l’image du racisme, la violence, l’antisémitisme, les traditions, les religions, etc. En effet, l’écrivain ne peut renoncer à sa première mission, celle de dévoiler et dire vrai, tant qu’il scelle un pacte avec son lecteur. De ce fait, choisir de parler d’un écrivain comme Tahar Ben Jelloun semble être facile et difficile en même temps. De plus, le discours de l’ineffable joue un rôle déterminant dans les littératures nationales, en vue de déjouer les censures en laissant le récepteur découvrir, à travers le style et les méandres du langage les présupposés renfermant l’essence de l’objet de l’écriture. Dans cette perspective, nous verrons ce qui dans la littérature marocaine définit la tolérance ; particulièrement dans le récit de la tolérance, à l’instar du roman dialogique Le racisme expliqué à ma fille de Tahar Ben Jelloun et en dernier lieu, nous retrouverons la tolérance dans la performance du discours ineffable. La tolérance se reflète dans le discours du personnage-auteur au sujet de la question du racisme sous la forme d’un dialogue entre Tahar Ben Jelloun et sa fille de 12 ans dans lequel l’auteur démontre qu’il faut éduquer nos jeunes au respect et à la tolérance.

I. La littérature marocaine : une tolérance par définition

2Depuis la naissance de la littérature marocaine d’expression française vers les années cinquante, un nouveau souffle d’éclosion et de liberté à l’encontre des mœurs commence à s’installer, surtout après la maîtrise de la langue française devenue un moyen décisif dans la mise en place du dialogue. Avec ces changements survenus sur le plan social, linguistique et culturel une génération d’auteurs installe une écriture centrée sur l’être marocain comme le souligne Marc Gontard :

On assiste à présent, dans la plupart des textes marocains, à un glissement vers une problématique plus personnelle du Moi. Après avoir cherché à s’intégrer dans une identité collective renaissante, le Moi tente aujourd’hui de découvrir ses propres repères, dans un contexte marqué par un plurilinguisme générateur de concurrence culturelle, par des forces de rétroaction dont les effets sont parfois imprévisibles et par des situations de clivage où s’exaspèrent les virtualités d’affrontement1.

3Cette littérature a toujours tenu lieu d’une parole subversive vis-à-vis des systèmes conventionnels mis en place. Dans un environnement aussi complexe, le roman marocain d’expression française place au centre de son écrit l’être marocain confronté aux querelles existentielles. Ces dialectiques sont devenues au fil du temps un appel au partage des valeurs et tolérer toute sorte de stéréotypes ayant tâché le contact entre la culture Occidentale et Orientale ; à cela s’ajoute l’usage de la langue française employée comme « un butin de guerre » selon l’écrivain algérien Kateb Yacine traduisant le malaise dont souffre la majorité des écrivains maghrébins d’expression française après l’indépendance. En effet, le thème de la tolérance n’était pas de bonne guerre dans les écrits des premières générations d’écrivains marocains d’expression française, surtout pour les écrivains connus par leurs récits sur l’immigration, vu les problèmes d’intégration et de cohabitions des premiers auteurs de la diaspora marocaine en France. En outre, cette littérature militante aspire réaliser aussi bien sur le plan national qu’international un retour à l’équilibre et encore plus à l’affirmation de l’être marocain. Et comme dans toute littérature la notion de l’obscurcissement de l’être que j’emprunte à Marc Gontard n’est pas novice ; l’écriture marocaine cherche à s’affirmer à partir des fondamentaux de toute création artistique. Un écrivain tel que Tahar Ben Jelloun installé en France à une époque où les valeurs de l’acceptation de l’Autre étaient difficiles à admettre, il baptise son projet littéraire fondé sur le dévoilement d’un certains nombres de comportements racistes essuyés par les immigrants issus du Maghreb. À ce titre, Tahar Ben Jelloun crée trois types de personnages représentatifs, afin de configurer une sorte d’échappatoire narrative vers la réalisation de la tolérance de part et d’autre. Nous retrouvons d’abord celle qui retrace l’image du personnage déchiré, le personnage dilemme et le personnage aliéné. Les cas sont nombreux dans plusieurs de ses récits où la quête de l’identité se transforme en un appel direct à la tolérance, comme dans le cas du racisme expliqué à ma fille où un narrateur-personnage est invité à répondre à toutes les questions sans préjugés de sa jeune fille de dix ans sur le racisme comme tous les enfants de son âge. Dès lors, Tahar Ben Jelloun cherche à lui faire savoir qu’on ne naît pas raciste, mais on le devient, ce qui prouve encore que dans ses écrits, il y a toujours une outrecuidance narrative tenant à corriger certaines conduites par le discours de vérité. Dans le même contexte, nous pouvons faire allusion à un autre ouvrage dont l’intitulé est l’Islam expliqué aux enfants où l’auteur évoque la question de la religion, en particulier musulmane, afin d’expliquer pour tous les enfants quels que soient leurs pays ou leurs confessions que l’Homme peut détourner la nature des choses, en l’occurrence, la religion au profit de l’intégrisme et du fanatisme. Au pays par contre est un roman qui raconte le parcours de ces Marocains partis dans les années soixante-dix en France, en vue de travailler comme ouvriers et de n’avoir qu’un seul souci, celui de rentrer un jour au Pays et renouer avec leur terre natale. L’écriture de Tahar Ben Jelloun et celle de bien d’autres écrivains de cette génération a eu l’audace de perpétuer cette verve littéraire qui s’inspire du vécu dans toutes ses représentations, en vue de changer certaines conduites et s’adapter aux nouvelles formes de vie préludant la tolérance, bien que le langage littéraire déployé soit loin de toute opacité centrée sur un discours codé par les représentations culturelles. Dès lors, plusieurs formes de discours se mêlent à l’écriture marocaine, Tahar Ben Jelloun, en l’occurrence, nous donne le modèle-type de cette littérature marocaine où la frontière entre la biographie, l’autobiographie, le témoignage, la chronique et la nouvelle n’est pas aussi limpide. En approchant le thème de la tolérance dans le récit de Tahar Ben Jelloun, nous pouvons dire que ses récits ont un aspect fictionnel, malgré leurs caractères documentaires et autobiographiques. De ce fait, nous ne pouvons singulariser la littérature marocaine ou maghrébine sur ce point, surtout lorsqu’il s’agit de décrire une thématique telle que la tolérance, car le phénomène est universel. En revanche, ce qui peut changer d’un texte à l’autre, c’est la réflexion culturelle et linguistique, c’est pourquoi nous avons mis l’accent sur le roman Le racisme expliqué à ma fille qui dévoile un discours ineffable exigeant la suppression du discours de la haine et la promulgation de celui de la tolérance.

II. Le discours de l’ineffable comme un appel à la tolérance

4Le terme « ineffable », selon l’usage philosophique qu’en ferait Wittgenstein, se définit, à travers notre analyse du récit Le racisme expliqué à ma fille, comme un pouvoir discursif déployé par le narrateur, afin d’expliquer des faits à sa fille concernant la conception moderne et simple de la religion, la vie, et la culture. On attribue à Wittgenstein cette formule « ce dont on ne peut parler il faut le taire2 ».

Pour Wittgenstein la prétendue impossibilité de la description — même si elle correspond à un vécu subjectif bien réel — est une illusion, et « l’erreur », affirme‑t‑il, « réside dans l’idée de description ». Le fait, souvent noté par Wittgenstein, que dans certains cas on ne réagisse à une œuvre que par un geste pourrait induire en erreur, nous conforter dans l’idée d’une impossible description ; le geste serait — contrairement à ce que veut nous dire Wittgenstein, le pauvre substitut d’une description idéale censée nous échapper (au contraire Wittgenstein considère que le geste vaut bien toutes les descriptions)3.

5Ainsi Tahar Ben Jelloun donne la parole à son narrateur qui n’est autre que lui-même pour dévoiler plusieurs réalités relatives à la société française et aux questions de l’immigration.

6Dès l’entame du texte, le titre renvoie systématiquement à l’un des maux des sociétés modernes, à savoir le racisme, par conséquent, il n’y a pas mieux que la diffusion des valeurs de la tolérance scrupuleusement, afin de développer un réquisitoire condamnant ce fléau induit par des facteurs protéiformes. Le roman marocain d’expression française est l’un des espaces riches en la matière, car il aspire, d’après ses écrivains, à apaiser les tensions et encourager le dialogue qui a tant échoué sur le plan politique, religieux et social. Seule la culture est capable de rétrécir cette distance entre les peuples. Le récit du Racisme expliqué à ma fille est un écrit très proche de la réalité, justement, car il raconte l’époque des années quatre-vingt-dix en France où les mouvements sociaux avaient connu une certaine tension, surtout suite aux manifestations des chômeurs. Dans ce sillage, Tahar Ben Jelloun partage les mêmes soucis dans ce texte perpétuant la tradition du roman-témoignage. Ce genre de roman a connu un grand succès par rapport aux autres genres grâce à plusieurs atouts :

La flexibilité linguistique, liberté thématique, affranchissement aux normes et aux codes, ouverture de l’imaginaire à tous les espaces et temporalités- qu’ils relèvent du réel ou de la fiction-exploration de l’expérience individuelle, accueil possible de tous les autres genres et discours, variation des dimensions…4

7Dans Le racisme expliqué à ma fille, le narrateur relate un long dialogue entre l’auteur et sa jeune fille autour de la thématique du racisme. Néanmoins, Tahar Ben Jelloun n’éprouve aucune difficulté à l’égard des questions gênantes de sa fille, cependant, elles offrent pour l’auteur non seulement l’opportunité de lui y répondre, mais à l’humanité en entière qui peine à trouver des réponses au racisme.

8D’ailleurs, le roman s’ouvre sur une question que tous les enfants se posent :

Pensez-vous qu’un jour le racisme n’existera plus ? telle est la question que des enfants me posent pour discuter avec eux du racisme, que ce soit en France ou dans d’autres pays. D’autres me demandent si ce livre, rédigé en 1997, a fait reculer le racisme. À la première question, je réponds par un « non » ferme, pour la simple raison que le racisme n’est pas une mode, une intempérie du climat, une fièvre passagère, mais qu’il fait partie de l’être humain, et c’est pour cela qu’il faut apprendre d’où il vient, comment il s’exprime et comment lutter contre ses ravages. Là où il y aura des êtres humains, il y a ou il y aura des manifestations de racisme5.

9De ce fait, plaider la tolérance commence dès les premières lignes de ce roman, car l’auteur tient à expliquer la vérité suivante : c’est que le mal existe partout et nul n’est parfait. Cette constatation résulte du fait que l’auteur est confronté à de multiples contradictions surtout que vivant loin de sa patrie, il s’est retrouvé aux antipodes des réalités sociales au milieu d’un tiraillement qui existe depuis la nuit des temps entre l’Occident/Orient, tradition/modernité, laïcité/islam, idéal personnel/idéal national… tout cela explique tant d’impératifs empêchant de tolérer l’autre dans sa différence. Désormais, le narrateur-auteur garde ses fonctions inéluctables dans tout récit ayant une visée informative comme celle prêchant la tolérance dans le contexte littéraire :

10- La fonction communicative : fonction dominante dans le récit, elle consiste à s’adresser au narrataire et le mettre dans l’agir du texte, tel que ce passage le montre : « à nous de savoir que le racisme est le propre de l’homme et de prévenir en faisant appliquer les lois6. ». Nous pouvons remarquer que la fonction communicative représente l’une des stratégies éminentes dans la diffusion de la tolérance, puisqu’elle émet des messages collectifs et conventionnels.

11- La fonction contextuelle : l’auteur commence son récit par la présentation du contexte sociohistorique dans lequel se déroule la trame narrative, car dès la préface, il décrit la situation politique en France, afin d’expliquer comment s’élabore ce dialogue dédié aux formes du racisme ainsi qu’à ses remèdes.

12- La fonction testimoniale : elle donne au texte plus de véracité en usant d’informations fournies par l’auteur, à l’image de la date du 22 février 1997 citée dans le roman et qui représente l’élément déclencheur de cette longue entrevue entre l’auteur et sa fille Meriem : « c’est en allant manifester, le 22 février 1997, avec ma fille contre le projet de loi Debré sur l’entrée et le séjour des étrangers en France que j’ai eu l’idée d’écrire ce texte. Ma fille, dix ans, m’a posé beaucoup de questions. Elle voulait savoir pourquoi on manifestait, ce que signifiaient certains slogans […] c’est ainsi qu’on en est arrivés à parler du racisme7. »

13- La fonction modalisante : elle se focalise sur l’émotion, l’une des tonalités très présentes dans les récits-témoignages, notamment lorsqu’il s’agit de discourir dans ce roman autour de la religion. Tahar Ben Jelloun n’hésite pas à reprendre le discours religieux de quelqu’un qui accepte l’Autre dans sa différence : « mais tu m’as dit un jour que le Coran était contre le racisme, Oui, le Coran, comme la Thora ou la Bible ; tous les livres sacrés sont contre le racisme8. »

14- La fonction évaluative : elle manifeste le jugement du narrateur qu’il porte sur l’histoire, comme dans le cas de ce passage : « Le Pen dirige un parti politique fondé sur le racisme, c’est-à-dire la haine de l’étranger, de l’immigré, la haine des musulmans, des juifs, etc.9. »

15Nous pouvons aussi retrouver deux autres fonctions, la fonction explicative et la fonction idéologique. Le plus important dans ce genre de récits traitant un sujet polémique, c’est la visée explicative d’une idée ou d’une conduite à corriger ou à développer comme il en a été longtemps question dans les textes fondateurs de la littérature française. Le racisme expliqué à ma fille incarne l’ineffable dans toutes ses manifestations dont l’intention est celle d’expliquer le vrai sens de la vie.

III. La tolérance et le performatif dans le discours de Tahar Ben Jelloun

16Les récits de Tahar Ben Jelloun sont connus par leur oralité, comme l’indique Robert El Baz :

De toute évidence le roman de Ben Jelloun demeure principalement un acte de parole performatif, d’abord dans le sens où il s’agirait […] d’un contrat dialogique et discursif qui se déploie dans un lieu particulier, le lieu de la parole, mais surtout dans le sens où c’est le roman du désir narratif10.

17Le texte en question pullule d’actes énonciatifs émanant du conte ou de la tradition orale, productions performatives par excellence. La question qui se pose ici est de savoir si les formes structurales du texte de Tahar Ben Jelloun peuvent être au service de la mise en exergue de l’ineffable prêchant un discours performatif autour de la tolérance. Il faut donc lire entre les lignes le récit pour pouvoir déceler l’importance de l’écriture dans la transmission des idées et surtout des valeurs. Le récit est taraudé par ces formes du discours, comme dans ce passage où l’acte performatif dédié à la tolérance se dévoile dans les paroles du narrateur-auteur :

– Dis-moi, Papa, comment faire pour que les gens ne soient plus racistes ?
– Comme disait le général de Gaulle, « vaste programme » ! La haine est tellement plus facile à installer que l’amour. Il est plus facile de se méfier, de ne pas aimer que d’aimer quelqu’un qu’on ne connaît pas. Toujours cette tendance spontanée, la fameuse pulsion de tout à l’heure, qui s’exprime par le refus et le rejet11.

18L’intention communicative est palpable dans un discours calqué de la réalité, dans la mesure où Tahar Ben Jelloun utilise des éléments historiques tels que les propos du général de Gaulle démontrant sa vaste connaissance de la culture française. Ainsi, l’évocation du thème de l’amour par opposition à la haine démontre sa ferme volonté de persuader sa fille, autant que ses récepteurs, de la nécessité d’accepter l’Autre dans sa différence en faisant abstraction de toute forme de rejet. D’ailleurs, l’usage d’une seule voix narrative attribue au texte une certaine linéarité discursive qui permet au récit de paraître plus subtil sur le plan des instances narratives et en même temps d’obtenir sur le plan thématique et esthétique une certaine harmonie avec la pensée. Cette parole à l’encontre du racisme devient une affaire urgente dans un grand nombre de récits que Tahar Ben Jelloun avait écrits pour plaider la tolérance, sous une forme sémiotique qui obéit aux conventions de la réception dans le but de provoquer et de rendre possible un processus de lecture12. Le racisme expliqué à ma fille, comme un texte dialogique, ne se présente jamais à l’état nu pour dire qu’il est facile de déceler l’intention de l’auteur. Il faut donc interpréter les répliques de l’auteur et de sa fille autour du racisme dans leur dimension esthétique et sémiotique pour qu’on puisse marquer son réquisitoire au sujet du racisme dans son contexte socio-historique datant de la fin des années quatre-vingt-dix. Ainsi les deux personnages s’entretiennent :

Alors le raciste est quelqu’un qui n’aime personne et est égoïste. Il doit être malheureux. C’est l’enfer !
– Oui, le racisme, c’est l’enfer.
– L’autre jour, en parlant avec tonton, tu as dit : « L’enfer c’est les autres. » Qu’est-ce ça veut dire ?
– Ça n’a rien à voir avec le racisme. C’est une expression qu’on utilise quand on est obligé de supporter des gens avec lesquels on n’a pas envie de vivre.
– C’est comme le racisme.
– Non, pas tout à fait, car il ne s’agit pas d’aimer tout le monde. Si quelqu’un, disons ton cousin turbulent, envahit ta chambre, déchire tes cahiers et t’empêche de jouer toute seule, tu n’es pas raciste parce que tu le mets hors de ta chambre. En revanche, si un camarade de classe, disons Abdou le Malien, vient dans ta chambre, se conduit bien et que tu le mets dehors pour la seule raison qu’il est noir alors là, tu es raciste. Tu comprends ?
– D’accord, mais « l’enfer c’est les autres » ?
– C’est une réplique tirée d’une pièce de Jean Paul Sartre qui s’appelle Huis clos. Trois personnages se retrouvent dans une belle chambre après leur mort, et pour toujours. Ils devront vivre ensemble et n’ont aucun moyen d’en échapper. C’est ça l’enfer. D’où l’expression l’enfer c’est les autres13.

Conclusion

19Le récit en question illustre une forme culturelle de la littérature qui développe généralement la mise en fiction des notions d’antagonismes, d’ambiguïtés et de dualités. Pour Tahar Ben Jelloun, penser à dénoncer dans ce récit le racisme dévoile la vive volonté de de véhiculer la tolérance dans une société française multiculturelle ; il a toujours été dans ses récits à l’écoute de sa société en usant d’un langage réaliste, parabolique et symbolique pour non seulement dénoncer ses travers, mais aussi traduire son imaginaire et défendre ses valeurs les plus fondamentales contre les vicissitudes du temps et l’inconstance des hommes14. Dire l’ineffable permet de mobiliser des outils linguistiques et stylistiques adéquats avec les situations communicationnelles dans lesquelles se trouvent les personnages-narrateurs, ceux-ci, constituent un type de microcosme social dans lequel ils vivent, en illustrant les porte-paroles des catégories sociales, culturelles et économiques. Dans ce roman, sont présentés de véritables personnages avec leurs noms et prénoms, afin d’aboutir à toucher de plus près le récepteur, loin du langage mondain pour ne pas dire de la langue de bois. Le discours de l’ineffable dans le roman Le racisme expliqué à ma fille est aussi bien un éloge de la tolérance qu’une invitation au dialogue.

Notes de bas de page numériques

1 Marc Gontard, Le Moi étrange, littérature marocaine de langue française, Paris, L’Harmattan, 1993, p. 8.

2 Ludwig Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus, 1918.

3 Christiane Chauviré, « L’art et le mythe de l’ineffable chez Wittgenstein », Philosophique [En ligne], 2 | 1999, mis en ligne le 01 octobre 2011, consulté le 07 octobre 2021. URL : http://journals.openedition.org/philosophique/244 .

4 Abdallah Mdaghri Alaoui, Aspects du roman marocain (1950-2003), Approche historique, thématique et esthétique, Zaouia, 2006, pp. 7-8.

5 Tahar Ben Jelloun, Le Racisme expliqué à ma fille, Paris, Le Seuil, 1998, p. 7.

6 Tahar Ben Jelloun, Le Racisme expliqué à ma fille, p. 8.

7 Tahar Ben Jelloun, Le Racisme expliqué à ma fille, p. 31.

8 Tahar Ben Jelloun, Le Racisme expliqué à ma fille, p. 56.

9 Tahar Ben Jelloun, Le Racisme expliqué à ma fille, p. 58.

10 Robert El Baz, Tahar Ben Jelloun ou l’inassouvissement du désir narratif, L’Harmattan, 1996, p. 20.

11 Tahar Ben Jelloun, Le racisme expliqué à ma fille, p. 59.

12 Frans Rutten, cité par Jean-Michel Adam, Le texte narratif, Nathan, 1985, p. 123.

13 Tahar Ben Jelloun, Le Racisme expliqué à ma fille, pp. 60-61.

14 Abdallah Memmes, Signifiance et Interculturalité, Editions Okad, 1992, p. 106.

Bibliographie

BEN JELLOUN Tahar, Le Racisme expliqué à ma fille, Paris, Le Seuil, 1998

ADAM Jean-Michel, Le texte narratif, Nathan, 1985

CHAUVIRÉ Christiane, « L’art et le mythe de l’ineffable chez Wittgenstein », Philosophique [En ligne], 2 | 1999, mis en ligne le 01 octobre 2011, consulté le 07 octobre 2021. URL : http://journals.openedition.org/philosophique/244

EL BAZ Robert, Tahar Ben Jelloun ou l’inassouvissement du désir narratif, L’Harmattan, 1996

GONTARD Marc, Le Moi étrange, littérature marocaine de langue française, L’Harmattan, 1993

INFI Mohammed, Introduction à la sémiocritique, Faculté des lettres de Meknès, 2002

MDAGHRI Alaoui Abdallah, Aspects du roman marocain (1950-2003), Approche historique, thématique et esthétique, Editions Zaouia, 2006

MEMMES Abdallah, Signifiance et Interculturalité, Editions Okad, 1992

Pour citer cet article

Naoufal El Bakali, « La tolérance comme discours de l’ineffable dans Le Racisme expliqué à ma fille de Tahar Ben Jelloun », paru dans Loxias-Colloques, 18. Tolérance(s) II : Comment définir la tolérance?, La tolérance comme discours de l’ineffable dans Le Racisme expliqué à ma fille de Tahar Ben Jelloun, mis en ligne le 07 octobre 2021, URL : http://revel.unice.fr/symposia/actel/index.html?id=1738.


Auteurs

Naoufal El Bakali

Naoufal El Bakali est un enseignant-chercheur à l’École Supérieure Roi Fahd de Traduction de Tanger au Maroc où il enseigne la langue française et la traduction littéraire. Il est l’auteur d’une thèse intitulée De l’enfermement à l’errance émancipatrice dans les romans Ma vie, mon cri et Je Dénonce ! de Rachida Yacoubi, Une femme nommée Rachid de Fatna El Bouih et Marrakech, lumière d’exil de Rajae Benchemsi soutenue en 2013 à la Faculté des Lettres et des Sciences Humaines Dhar El Mehrez de Fès au Maroc. Il a participé à plusieurs colloques internationaux et a publié de nombreux articles sur la littérature marocaine d’expression française ainsi que la traduction littéraire.