Loxias-Colloques |  18. Tolérance(s) II : Comment définir la tolérance? 

Thomas Diette  : 

Résistance et acceptation dans Soumission de Michel Houellebecq, des combats sur fond de décadentisme

Résumé

Les religions peuvent-elles offrir des réponses à l’homme contemporain, être torturé par un spleen sans idéal ? Michel Houellebecq examine cette question dans Soumission publié en 2015 et agite la boîte de Pandore en brandissant le spectre d’une nation française devenue un état islamique. Raison et « soumission » sont deux entités que son roman met en tension. Il interroge surtout les interférences du monde politique et du religieux vues au travers du prisme d’un personnage hanté par l’esprit décadent. Cette œuvre d’anticipation dystopique joue avec la peur d’un Islam conquérant dans un monde occidental en perte de repères. C’est pourtant par des voies légales que l’Islam politique remporte la bataille. Mais pour autant, la question que pose le roman est bien celle de l’homme face à un destin qui lui échappe. Est-ce par esprit de tolérance que l’on se soumet ? La victoire est-elle parfaite ? L’acceptation de cet Islam politique est-elle complète ou simple indulgence ? Ainsi, la tolérance est racontée de l’intérieur et montre que les chemins de l’adhésion sont beaucoup plus sinueux qu’il n’y paraît de prime abord.

Abstract

Can religions offer answers to contemporary man tortured by an undesirable spleen? Michel Houellebecq examines this question in Soumission published in 2015 and shakes Pandora’s box by brandishing the specter of a French nation that has become an Islamic state. Reason and "submission" are two entities that his novel puts in tension. It mainly questions the interference of the political and religious worlds seen through the prism of a character haunted by the decadent spirit. This work of dystopian anticipation plays with the fear of a conquering Islam in a Western world in loss of values. Yet it is through legal ways that political Islam wins the battle. However, the question posed by the novel is that of the man facing a fate that gets away with him. Is it by a spirit of tolerance that we submit? Is victory perfect? Is the acceptance of this political Islam complete or simple indulgence? Tolerance is told from the inside and shows that the paths to membership are much more winding than it seems at first glance.

Index

Mots-clés : croyances , décadence, Houellebecq (Michel), politique, Soumission

Keywords : beliefs , decadence, Houellebecq (Michel), politics, Soumission

Plan

Texte intégral

1L’œuvre de Michel Houellebecq ne laisse pas indifférent. Dans un article intitulé « Michel Houellebecq cynique et mystique », Bruno Viard y trouve une dualité foncière. « Il existe un mystère Houellebecq, c’est qu’il existe apparemment deux Houellebecq, un gentil Houellebecq, vraiment très gentil, et un autre Houellebecq parfaitement détestable1. » Ses récits jouent des ambiguïtés et leur réception est très clivée.

2Soumission en est l’illustration parfaite. Le sixième roman de l’écrivain connaît un succès important en France et à l’étranger mais sur fond de polémique. On accuse le romancier d’avoir surtout écrit sur un sujet tapageur par goût de la provocation. Cette politique-fiction dessine la victoire d’un parti musulman lors des Présidentielles de 2022. Pour autant, le dispositif romanesque n’est pas univoque. Emmanuel Carrère plébiscite cette œuvre en arguant de « l’extraordinaire consistance romanesque de cette fiction2. » Et, en effet, le roman est renversant à plus d’un titre. Il crée une sensation de malaise que Houellebecq s’ingénie à amplifier et à moduler tout au long du récit. Plusieurs questions se posent à l’évidence. S’agit-il de la promotion d’une France islamique ? Si Houellebecq ne va pas jusque-là, alors écrit-il uniquement pour heurter ses contemporains ? En d’autres termes, nous essaierons dans cet article de nous demander si cette fiction politique est une ode à la tolérance religieuse.

3Dans un premier temps, nous suivrons le parcours singulier du personnage central du roman, François, figure houellebecquienne par excellence. Le narrateur vit avec un profond sentiment d’angoisse devant une ère qui s’achève. Ce pessimisme qui fait écho aux théories du philosophe Schopenhauer, une des figures tutélaires de Houellebecq, est pourtant nuancé par sa lucidité extrême. Dans ce roman homodiégétique3 qui rend compte de façon subjective d’un événement qui relance le destin du héros, l’Islam va offrir une nouvelle chance au personnage désœuvré. Si tolérance il y a, elle ne peut se produire que dans une certaine disposition d’esprit, chez un sujet accueillant et ouvert. En quoi François correspond-il à un individu enclin à accepter le changement ?

4Ensuite, à un niveau supérieur, le romancier joue avec les codes du roman d’anticipation. Il puise dans l’actualité de l’époque en extrapolant un possible narratif. Soumission est-il le récit d’une victoire inconditionnelle ou s’agit-il d’un succès à la Pyrrhus ? S’interroger sur les armes de l’Islam politique dans le roman permettra de saisir les clés de cette réussite.

5Enfin, on s’attardera sur le jeu de la modalisation chez Houellebecq. Le texte semble toujours en deçà de celui qui l’énonce. La fiction est-elle un éveil des consciences ou alors nous enseigne-t-elle plutôt les bienfaits de la soumission passive ? Finalement, que tolère-t-on ? Et jusqu’à quel point ?

Un antihéros en quête de sens

6Houellebecq se réapproprie le motif sénéquéen du tædium vitae4. François, l’antihéros, apparaît comme un être désemparé, mal à l’aise avec les autres et avec soi. Ce dégoût de la vie se traduit par un accroissement progressif vers le découragement complet. En effet, le parcours du narrateur-personnage présente une acmé qui a déjà eu lieu. Le lecteur lit une lente apodose, une chute indolente et continue vers le vide.

Les sommets intellectuels de ma vie avaient été la rédaction de ma thèse, la publication de mon livre ; tout cela remontait déjà à plus de dix ans. Sommets intellectuels ? Sommets tout court5.

7Cette désaffection de l’existence se caractérise par une crise existentielle. Âgé de 44 ans, il ne parvient ni à se construire ni à façonner une famille. L’angoisse et l’emprisonnement du narrateur se lisent dès l’incipit du roman. Son travail de thèse porte un titre proleptique : « Huysmans ou la sortie du tunnel ». François est l’auteur de la thèse la plus remarquée sur l’écrivain décadent. L’étude portait sur l’analyse critique des romans de Joris-Karl Huysmans à partir de sa conversion au catholicisme. Toutefois, cette thèse universitaire présentait un certain nombre de difficultés en raison des apories présentes dans l’œuvre du romancier : « Huysmans ne pouvait en aucun cas continuer À rebours […] était une impasse6. » De façon analogue, il ne semble pas y avoir d’issue dans la vie de François qui est semée d’échecs que sa condition sociale ne reflète pas. Certes, sa profession d’intellectuel, de maître de conférences en littérature, le prédispose à vivre dans un milieu aisé, mais il est replié sur lui-même et n’aspire à rien. « Jamais me semblait-il je n’avais traversé de rue aussi longue, aussi morne, ennuyeuse et interminable. Je n’attendais rien de précis de mon retour, juste des ennuis variés7. » Tel le personnage d’À rebours, Des Esseintes, l’antihéros souffre dans sa retraite solitaire. Les deux romans offrent à lire un tableau de la déchéance de leur époque :

Des Esseintes […] décrit ici une société veule et cynique uniquement préoccupée par l’argent, le sexe et le pouvoir. Plus de cent ans avant Houellebecq […], il fulmine contre un monde qui s’américanise. […] Leur pessimisme constitue une critique directe du régime. Ils désirent vivre en marge d’une société qu’ils détestent au plus haut point8.

8Cet unique modèle, Huysmans, est un compagnon de route bien décevant. En suivant ses traces et en réalisant une retraite similaire à l’abbaye de Ligugé, où l’écrivain décadent avait reçu l’oblature, François essaie de rattacher son destin à celui de son mentor. Il est aussi en quelque sorte un homme de fin de siècle mais d’une autre époque. De ce fait, les réponses de son maître à penser ne correspondent pas à son temps. « Le sens de ma présence ici avait cessé de m’apparaître clairement : il m’apparaissait parfois, faiblement, puis disparaissait presque aussitôt ; mais il n’avait à l’évidence, plus grand-chose à voir avec Huysmans9. »

9De ce fait, le narrateur-personnage est un être sans repères, rejeté du monde, sans désir baudelairien d’un ailleurs mais doté d’une lucidité amère. Il est conscient de la société hypnotique et lénifiante à laquelle il n’échappe pas.

La plupart n’en prennent pas, ou pas immédiatement conscience, hypnotisés qu’ils sont par le désir d’argent, ou peut-être de consommation chez les plus primitifs, ceux qui ont développé l’addiction la plus violente à certains produits […], hypnotisés plus encore par le désir de faire leurs preuves, de se tailler une place sociale enviable […]10.

10Le récit met en exergue ses observations, ses jugements froids et détachés, mais aussi son exil parmi ses semblables. François est déjà un étranger lorsque le roman s’ouvre. Il n’existe pas aux yeux d’autrui car il est un homme sans qualités11. Il échoue à former des amitiés fermes et solides en particulier lorsque son chemin le mènera au « Bar de l’amitié ». « Je n’éprouvais aucune satisfaction à me retrouver au milieu de mes semblables12. » Cet être sans attaches, coupé de sa famille et sans conviction est un chercheur qui ignore sa quête. Il ne vise pas l’absolu mais aspire à un quotidien paisible. Il ne rêve pas de la femme parfaite, d’une muse, mais plutôt d’une femme « pot-au-feu13 », qui saura emplir son estomac à défaut de son esprit.

11Toute tentative de conversion échoue inexorablement : l’amour est transformé en une vulgaire pulsion charnelle, la gloire littéraire en un prestige éloigné des préoccupations de ses congénères et pire encore, nul salut n’est envisageable. Son pèlerinage à Rocamadour se soldera à son tour par un échec : « La Vierge attendait dans l’ombre, calme et immarcescible. Elle possédait la suzeraineté, elle possédait la puissance, mais peu à peu je sentais que je perdais le contact, qu’elle s’éloignait dans l’espace et dans les siècles tandis que je me tassais sur mon banc, ratatiné, restreint14. » Le personnage houellebecquien est plutôt accaparé par le monde sensible. En définitive, les jouissances corporelles semblent l’emporter sur la satisfaction de l’âme : « L’amour chez l’homme n’est rien d’autre que la reconnaissance pour le plaisir donné, et jamais personne ne m’avait donné autant de plaisir que Myriam15 ». Dans cette morne solitude, François ne sait donc pas vers qui ni vers où se tourner.

L’islam politique, système du redressement moral

12L’Islam politique est présenté comme une solution face au chaos. La Fraternité musulmane dirigée par Ben Abbès apparaît comme un choix mesuré face au Front National incarné par Marine Le Pen. C’est un parti modéré qui veut procéder à une restructuration profonde du monde. Le second quinquennat de François Hollande a laissé le pays en plein désarroi. Face à la détérioration voire l’absence des valeurs humanistes dans la société française, les croyances doivent l’emporter. De même, les symboles supplanteront les faits. Sur l’échiquier politique, les partis traditionnels ont échoué à redorer le blason national et Ben Abbes, en libéral assumé, remportera un combat par des alliances constructives et stratégiques. La victoire du « moins pire » est alors considérée comme la seule alternative pour sortir le pays de l’angoisse.

La France retrouvait un optimisme qu’elle n’avait pas connu depuis la fin des Trente Glorieuses, un demi-siècle auparavant. Les débuts du gouvernement d’union nationale mis en place par Mohammed Ben Abbes étaient unanimement salués comme un succès, jamais un président de la république nouvellement élu n’avait bénéficié d’un tel “état de grâce”16.

13Ben Abbes est présenté comme un musulman modéré, avec un projet bien clair sur l’avenir du pays. Ce chantre de la tolérance est un homme de compromis et même mieux d’amalgame :

Ben Abbes […] souhaite avant tout incarner un nouvel humanisme, présenter l’islam comme la forme achevée d’un humanisme nouveau, réunificateur, et qui est d’ailleurs parfaitement sincère lorsqu’il proclame son respect pour les trois religions du Livre17.

14Il veut réunir les croyants autour d’une idée commune : la France va redevenir un grand pays. Il est donc perçu comme une figure de l’espoir. Ses multiples portraits sont élogieux sans tomber dans le dithyrambe. Mais ils ne sont pas univoques. Ben Abbes est un prédicateur à la fois clairvoyant et pragmatique, ce qui est à l’opposé du narrateur.

Ben Abbes est en réalité un homme politique extrêmement habile, sans doute le plus habile et le plus retors que nous ayons connu en France depuis François Mitterrand ; et, contrairement à Mitterrand, il a une vraie vision historique18.

15Ce fils d’un épicier tunisien émigré à Neuilly-sur-Seine a bénéficié de la méritocratie française et a fréquenté l’école Polytechnique ainsi que l’ENA. Fort de ce cursus, il dispose d’un pouvoir hypnotisant qui agit efficacement sur les journalistes qui ne lui posent pas de questions gênantes. Il est en quelque sorte une figure rassurante, presque touchante :

Le pathétique fonctionne chez Michel Houellebecq comme un outil stratégique extrêmement efficace, selon une double visée. De manière habile et assez inédite, en faisant glisser le point de vue, en refusant de s’inscrire dans un dispositif binaire manichéen, l’écrivain fait du pathétique un usage subversif. Par surprise, comme en flagrant délit, le lecteur se prend soudain à compatir à contre-courant de l’opinion commune, à habiter un point de vue inattendu qui inquiète et dérange les sereines certitudes19.

16Il souhaite un retour à l’ordre, aux valeurs patriarcales, au sentiment de gloire nationale. Pour cela, il a compris que la partie se jouerait sur l’exploitation des symboles. La Sorbonne devient le lieu à reconquérir idéologiquement pour montrer le redressement moral du pays.

La Sorbonne, en particulier, les fait fantasmer à un point incroyable – l’Arabie saoudite est prête à offrir une dotation presque illimitée ; nous allons devenir une des universités les plus riches du monde20.

17Nul ne peut alors échapper à cet Islam (ré)novateur intégré dans le système politique car la religion traite ici du problème social en commençant par la question morale. En effet, c’est le modèle de la famille qui ressurgit avec cette redistribution des cartes. Les progrès à venir ne peuvent trouver leur source que dans les valeurs directement issues du passé, loin de l’individualisme de nos sociétés contemporaines : « Cette Europe qui était le sommet de la civilisation humaine s’est bel et bien suicidée en l’espace de quelques décennies21. » L’Islam politique apparaît comme le vecteur de cet élan vers un monde meilleur. Il est porteur d’un nouvel ordre auquel il est impossible d’échapper : « C’était inévitable22. » Le christianisme est déjà à l’agonie à l’inverse de l’Islam qui est décrit comme une religion plus récente, plus simple et plus vraie. François va finalement adhérer à l’idéologie dominante, en suivant une courte initiation avec le nouveau doyen de la Sorbonne, Robert Rediger.

18L’explicit du roman rend compte de la conversion finale. Mais, pour autant, cela fait-il de lui un fervent croyant ou reste-t-il un tiède ? La fiction joue de cette ambiguïté jusqu’à la fin à travers l’emploi de la modalisation.

Un roman d’anticipation ambigu au passé recomposé

19Contrairement à 1984 d’Orwell qui exploitait la veine des craintes liées aux progrès scientifiques, Soumission est un roman du retour. François est, en effet, un être détruit en reconstruction. Dans ce Bildungsroman inversé, il suit un parcours d’apprentissage à rebours. Alors qu’il est dans la force de l’âge, avec un esprit formé, il lui manque sans doute l’essentiel : la bonté. Le narrateur-personnage ne peut exister isolément. Il est en quête d’attache comme l’écrit Isabelle Dumas : « Les narrateurs et personnages des romans de Houellebecq sont habités de l’irrépressible désir d’un contact, d’une union, d’une fusion23. » La valeur que le héros doit acquérir est l’amour, qui ne naît qu’au sein de structures protectrices et contraignantes comme la religion. En fervent admirateur d’Auguste Comte, Houellebecq fixe comme but à celle-ci de relier les hommes et de régler leurs actes : « Héritier de Saint-Simon, Comte fixe à la religion dans l’état positif le but de relier les hommes ici et maintenant au lieu de les égarer dans la stratosphère24. »

20Faut-il ainsi croire aux dogmes musulmans pour être heureux ? A priori, la religion, même instrumentalisée dans un système politique, est un moyen de recréer des attaches. Le narrateur en est conscient en comparant Robert Rediger, qui s’est converti à l’Islam, à Péguy ou Claudel. Ces derniers ont cru au Dieu des Chrétiens en étant emportés par l’esprit mystique de la foi. A contrario, le nouveau doyen de la Sorbonne est un vulgarisateur, auteur de Dix questions sur l’Islam, qui présente au narrateur les avantages concrets de cette religion. Selon lui, les mâles dominent la société ce qui leur octroie certains privilèges comme la polygamie :

Je ne pouvais pas m’empêcher de songer à son mode de vie : une épouse de quarante ans pour la cuisine, une de quinze ans pour d’autres choses…sans doute avait-il une ou deux épouses d’âge intermédiaire25.

21Mais Houellebecq crée des effets de brouillage qui empêchent de saisir le message profond à tirer de la lecture de sa fiction. Le feuilleton de la course aux élections présidentielles entre le 15 mai et le 31 mai 2022 est coupé net alors même que la logique diariste laissait à penser que chaque étape vers le succès présidentiel serait retranscrite. La prise du pouvoir de Ben Abbes est annoncée dans une analepse, comme si les jeux étaient faits et que le narrateur se désintéressait finalement de ce choc politique. Plus étonnant encore, François déploie des efforts inconnus jusqu’alors pour échapper au tourbillon médiatique. C’est le moment qu’il choisit pour sa retraite spirituelle. François reste toujours en retrait de l’agitation ambiante mais les conséquences de la victoire du parti musulman aux élections se présenteront de façon subreptice à lui.

Que ma vie intellectuelle soit terminée, c’était de plus en plus une évidence, […] mais je commençais à prendre conscience – et ça, c’était une vraie nouveauté – qu’il y aurait, très probablement, autre chose26.

22La vision de François restera fragmentaire et ce dernier n’établit pas de liens entre les événements qui se déroulent sous ses yeux. Une guerre civile a éclaté dans des quartiers sensibles entre des identitaires d’extrême-droite et des musulmans intégristes, mais le narrateur n’en perçoit que des bribes :

En redémarrant en direction de la sortie, il me sembla apercevoir deux corps étendus près du parking poids lourds. Je redescendis, m’approchai : en effet, deux jeunes Maghrébins, vêtus de l’uniforme typique des banlieues, avaient été abattus ; ils avaient perdu très peu de sang, mais ils étaient indiscutablement morts ; l’un d’entre eux tenait encore un pistolet-mitrailleur à la main. Qu’est-ce qui avait bien pu se passer ici27 ?

23Ces décalages et éléments de distorsion sont en fait des indices qui montrent que Houellebecq ne tient pas vraiment à valoriser ce modèle musulman28. Celui-ci lui sert avant tout d’outil de contestation.

Bien que, dans un passé récent, l’auteur se soit montré critique sur le compte de l’Islam, il ne me semble pourtant pas correct de qualifier son œuvre de pamphlétaire. L’épithète réactionnaire paraît plus correcte. [...] L’attitude provocante de Michel Houellebecq est en première instance imagologique : afin d’assurer le succès des ventes, l’auteur profite de chaque opportunité d’affirmer sa réputation de casse-pieds. Qu’il soit clair que la pression éditoriale n’est pas à sous-estimer dans cette question29.

24Si Houellebecq manie ici l’ironie, c’est pour dénoncer nos sociétés aveugles, le déclin et les solutions artificielles qui pourraient donner du sens à l’individu. Les organisations politiques n’y parviennent plus car elles défont la cohésion sociale. L’ironie romanesque est le garde-fou employé par l’écrivain pour mettre en lumière les risques et les dangers d’une civilisation décadente. Elle empêche de déceler le dernier mot et permet d’entretenir l’ambiguïté. Pour Bruno Viard, une grande partie des romans de Houellebecq repose sur cette stratégie de prise de distance : « Les propos de ces personnages sont largement antiphrastiques, ou ironiques, c’est-à-dire à retourner du tout au tout30. » Bruno Blanckeman, dans un article31 antérieur à Soumission, voyait déjà dans ce procédé un moyen pour exprimer une crise de la conscience désabusée des valeurs culturelles. « L’état de grâce32 » évoqué pour relater la période prospère que vit la France après la victoire de Ben Abbes est utilisé avec humour par Houellebecq pour montrer à quel point le vocabulaire chrétien est devenu galvaudé. L’expression désignait à l’origine l’état de l’âme pardonnée et ne renvoie plus désormais à un sens spirituel.

25Ce qui importe à Houellebecq n’est pas tant de mettre en avant ce modèle musulman mais plutôt d’insister sur l’agonie des civilisations modernes. En perdant leur côté traditionnel, elles ont rompu le lien entre les individus. L’ironie consiste précisément à remarquer que par une lecture rétroactive de l’œuvre, le narrateur partageait déjà en partie les valeurs de l’Islam : lors d’une discussion avec Myriam, il avouait sa préférence pour le patriarcat et la soumission des femmes :

Le patriarcat avait le mérite minimum d’exister, enfin je veux dire en tant que système social il persévérait dans son être, il y avait des familles avec des enfants, qui reproduisaient en gros le schéma, bref ça tournait33.

26Le dernier chapitre du roman relate ainsi la conversion finale, mais sur un mode inattendu. Le récit au conditionnel présent suggère qu’un nouveau départ est envisagé mais pas encore acté. Il convoque un Islam factice, de carton-pâte, qui n’existe que par ses signes ostensibles. L’adhésion paraît ainsi minime comme le montre le comique de la cérémonie.

Puis, d’une voix calme, je prononcerais la formule suivante, que j’aurais phonétiquement apprise : “Ach-Hadou ane lâ ilâha illa lahou wa ach-hadou anna Mouhamadane rassouloullahi.” Ce qui signifiait, exactement : “Je témoigne qu’il n’y a d’autre divinité que Dieu, et que Mahomet est l’envoyé de Dieu.” Et puis ce serait fini ; je serais, dorénavant, un musulman34.

27La rapidité extrême et le détachement du personnage soulignent la vacuité de ce changement. Néanmoins, celui-ci se plie, de plein gré, à ce nouveau mode de vie, conscient des avantages qu’il peut en retirer. C’est donc une conversion par intérêt, cynique, un accommodement pour trouver une nouvelle place.

Une nouvelle chance s’offrirait à moi ; et ce serait la chance d’une deuxième vie, sans grand rapport avec la précédente.
Je n’aurais rien à regretter35.

28Le récit de Houellebecq est miné de l’intérieur par un doute généralisé. L’absence de movere du personnage principal souligne à l’inverse les dangers de sa paresseuse désinvolture. Agathe Novak-Lechevalier nous encourage à accepter « Houellebecq sur le mode du fragment et de la ligne brisée36. » L’écrivain joue des contradictions, des incohérences pour nous empêcher de saisir un message, une vision univoque.

29À choisir, il vaut mieux percevoir le romancier comme un alerteur dans cette ode à la méfiance. Carrère parle d’un « livre prophétique non pas parce qu’il prédit le futur, qui (sûrement) infirmera le roman, mais au sens où il énonce une vérité sur le présent37. ». La force de Houellebecq consiste à brandir une menace plausible dans le cadre fictionnel : « Cassandre offrait l’exemple de prédictions pessimistes constamment réalisées38. » Dans Soumission, l’invasion n’est pas physique mais mentale : elle n’est pas repoussée dans un futur angoissant mais déjà réalisée dans les têtes. Houellebecq apparaîtrait alors comme un porte-parole de la résistance au décadentisme. Même s’il affirme que la littérature ne change pas le monde à l’inverse des essais et des manifestes politiques, il n’en demeure pas moins que le roman a mis le feu aux poudres et qu’il a provoqué — et donc secoué — ses contemporains. C’est là sans doute le coup de maître de l’écrivain sulfureux.

Notes de bas de page numériques

1 Bruno Viard, « Michel Houellebecq cynique et mystique », L’Unité de l’œuvre de Michel Houellebecq, Paris, Classiques Garnier, « collection Rencontres », n° 68, 2013, p. 81.

2 D’après le titre donné par l’écrivain Emmanuel Carrère dans un article pour Le Monde le 6 janvier 2015.

3 D’après les critères établis par Gérard Genette dans Figures III, Paris, Le Seuil, « Poétique », 1972.

4 Sénèque, De la tranquillité de l’âme, vol. II, traduction par Colette Lazam, Paris, Rivages, 1988, p. 78-83.

5 Michel Houellebecq, Soumission [Flammarion, 2015], Paris, J’ai lu, 2017, p. 51.

6 Michel Houellebecq, Soumission, p. 40.

7 Michel Houellebecq, Soumission, p. 241.

8 Sabine van Wesemael, Michel Houellebecq Le plaisir du texte, Paris, L’Harmattan, collection « Approches Littéraires », 2005, p. 35.

9 Michel Houellebecq, Soumission, p. 226-227.

10 Michel Houellebecq, Soumission, p. 11-12.

11 Comme dans le roman inachevé, paru entre 1930 et 1932, de Robert Musil, Der Mann ohne Eigenschaffen, traduit en français en Un Homme sans qualités, François est un intellectuel brillant dans son domaine, mais sa faculté d’analyse le mène à une sorte de passivité, de relativisme moral.

12 Michel Houellebecq, Soumission, p. 231.

13 Michel Houellebecq, Soumission, p. 104.

14 Michel Houellebecq, Soumission, p. 178.

15 Michel Houellebecq, Soumission, p. 40.

16 Michel Houellebecq, Soumission, p. 208.

17 Michel Houellebecq, Soumission, p. 159.

18 Michel Houellebecq, Soumission, p. 161-162.

19 Agathe Novak-Lechevalier, « Michel Houellebecq : le pathétique en lisière », L’Unité de l’œuvre de Michel Houellebecq, Paris, Classiques Garnier, « collection Rencontres », n° 68, 2013, p. 79.

20 Michel Houellebecq, Soumission, p. 90.

21 Michel Houellebecq, Soumission, p. 270.

22 Michel Houellebecq, Soumission, p. 315.

23 Isabelle Dumas, « Lit de fortune et plaisir en couple », L’Unité de l’œuvre de Michel Houellebecq, Paris, Classiques Garnier, « collection Rencontres », n° 68, 2013, p. 212.

24 Bruno Viard, « L’œuvre instable, situation politique et historique de Houellebecq », Houellebecq, Paris, L’Herne, 2017, p 355.

25 Michel Houellebecq, Soumission, p. 275.

26 Michel Houellebecq, Soumission, p. 311.

27 Michel Houellebecq, Soumission, p. 136.

28 Michel Houellebecq avait déclaré lors d’un entretien avec Didier Sénécal que « l’islam est définitivement la religion la plus con du monde » dans la revue Lire, septembre 2001, p. 31.

29 Christian van Treeck, « L’image des Allemand(e)s dans l’œuvre narrative de Houellebecq », Michel Houellebecq sous la loupe, Amsterdam-New-York, Rodopi, p. 309.

30 Bruno Viard, Les Tiroirs de Michel Houellebecq, Paris, PUF, 2013, p. 25.

31 Bruno Blanckeman, « L’ironie dans l’œuvre romanesque de Michel Houellebecq », L’Ironie : formes et enjeux d’une écriture contemporaine, Paris, Classiques Garnier, 2013, pp. 49-64.

32 Voir la citation 16.

33 Michel Houellebecq, Soumission, p. 43.

34 Michel Houellebecq, Soumission, p. 314.

35 Michel Houellebecq, Soumission, p. 315.

36 Agathe Novak-Lechevalier, « Profil d’une constellation », Houellebecq, Paris, L’Herne, 2017, p 13.

37 Emmanuel Carrère, Le Monde, 6 janvier 2015.

38 Michel Houellebecq, Soumission, p. 60.

Pour citer cet article

Thomas Diette, « Résistance et acceptation dans Soumission de Michel Houellebecq, des combats sur fond de décadentisme », paru dans Loxias-Colloques, 18. Tolérance(s) II : Comment définir la tolérance?, Résistance et acceptation dans Soumission de Michel Houellebecq, des combats sur fond de décadentisme, mis en ligne le 11 octobre 2021, URL : http://revel.unice.fr/symposia/actel/index.html?id=1799.


Auteurs

Thomas Diette

Thomas Diette est enseignant agrégé à l’université de Lille (France) et fait partie du laboratoire Alithila. Sous la direction de Stéphane Chaudier, Professeur des universités en langue et littérature des XXe et XXIe siècles, il rédige actuellement une thèse sur les enjeux risqués de la représentation des croyances religieuses dans la littérature contemporaine. En s’intéressant à des auteurs très variés, parmi lesquels Houellebecq, Khadra, Michon et Carrère, son projet est de mener une réflexion pluridisciplinaire sur la place des religions à une époque où elles reviennent en force dans le champ littéraire, mais aussi dans la société. En 2019, il a consacré un article à Jean-Noël Orengo dans le numéro 19 des cahiers ERTA : « “L’Opium du ciel” de Jean-Noël Orengo : la quête spirituelle d’un drone, entre ascèse des plaisirs charnels et exhibition des corps » (http://www.ejournals.eu/CahiersERTA/Numero-19/art/14842/)

Université de Lille

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