Loxias-Colloques |  18. Tolérance(s) II : Comment définir la tolérance? 

Anders Bengtsson  : 

La tolérance par les mots — une étude quantitative sur les œuvres d’Agrippa d’Aubigné et de Michel de Montaigne

Résumé

Cet article établit une comparaison entre Les Tragiques d’Agrippa d’Aubigné et Les Essais de Montaigne. Il propose une étude quantitative menée afin de voir si l’usage de certains mots, en particulier dénotant des sentiments, diffère d’un texte à l’autre. D’après les résultats de celle-ci, la différence est grande. Là où Montaigne parle de fondements de notre société, de philosophie et de gouvernement politique, Agrippa d’Aubigné donne un aspect profondément dysphorique à son texte. Les mots clés chez lui sont la mort, le sang, les armes, les ennemis, la fureur, etc. Son texte pourrait même être qualifié de catalogue d’intolérance. Les mots les plus fréquents sont pourtant Dieu et ciel, au nom desquels le spectacle a lieu.

Abstract

This article investigates if there is a difference between how the author Michel de Montaigne and the writer Agrippa d’Aubigné use words, mostly connected with emotions, in their argumentation. This quantitative study of the Essais and the Tragiques shows that Montaigne is discussing the government of states and philosophy in society. It also shows that d’Aubigné is far more polemic than Montaigne, using emotion words like death, blood, arms, ennemies etc., which makes this text look like a catalogue of intolerance. Even if the most frequent words are God and heaven, it just means that the fight is holy, made in God’s name.

Index

Mots-clés : d’Aubigné (Agrippa) , haine, intolérance, Montaigne (Michel de), mort, philosophie, sagesse, sang, tolérance

Géographique : France

Chronologique : XVIe siècle

Plan

Texte intégral

Introduction

1On ne présente plus Michel de Montaigne (1533-1592), auteur emblématique du XVIe siècle et célèbre pour ses écrits contre l’intolérance. Écœuré par les guerres de religion, il évoque dans ses Essais les trois premières guerres de religion auxquelles il a participé dans l’armée royale1. Après le massacre de la Saint-Barthélemy, il s’est retiré dans son domaine périgourdin pour se consacrer à l’écriture. Plusieurs aspects de son écriture peuvent intéresser un lecteur moderne, mais ce qui nous intéresse ici, c’est plutôt le vocabulaire utilisé dans Les Essais qui pourrait être lié au concept de tolérance. Ainsi, nous ferons une étude quantitative de son lexique dans trois essais2 afin de pouvoir relever les points les plus essentiels de son argumentation.

2Nous commencerons cependant notre étude par un autre auteur, contemporain de Montaigne, mais qui est nettement plus polémique, à savoir Agrippa d’Aubigné (1552-1630). Nous procéderons de même à une étude quantitative sur une partie des Tragiques3 : les premier et dernier livres, Misères et Jugements. Calviniste intransigeant, Agrippa d’Aubigné a défendu la cause protestante, ce qui nous permet de travailler d’après l’hypothèse que son vocabulaire diffère considérablement de celui de Montaigne. Les Tragiques ont fait couler beaucoup d’encre du point de vue qualitatif, mais nous les aborderons, pour notre part, d’un point de vue quantitatif : peut-on percevoir l’intolérance, voire la haine, en examinant les nombres de mots dans cette œuvre ? Nous nous demanderons ainsi si et comment D’Aubigné se sert de certains mots pour développer son intolérance et sa haine vis-à-vis des adversaires, notamment des catholiques, qui sont bien connues. En ce qui concerne Montaigne, en revanche, nous travaillerons d’après l’hypothèse que celui-ci serait a priori plus nuancé et plus tolérant que D’Aubigné dans ses choix lexicaux. En outre, Montaigne, en tant que stoïcien, se servirait moins de mots de sentiments que D’Aubigné, protestant fervent. Comme la définition des « mots de sentiments » n’est pas aisée, nous empruntons les différents mots dont il pourrait s’agir à Rosenwein qui a travaillé sur ce lexique au Moyen Âge. Selon elle, la catégorie de mots dits d’émotions date de l’Antiquité4 même si une variation s’observe au fil du temps. Parmi les mots énumérés par Rosenwein et qui pourraient intéresser notre propos, nous pouvons ainsi citer amour, angoisse, bonheur, crainte, culpabilité, dégoût, espoir, étonnement, excitation, gêne, honte, horreur, joie, mépris, tristesse.

3Pour procéder à cette étude quantitative, nous nous sommes servi du logiciel Wordsmith qui nous a permis d’établir des listes de fréquence5. Ici, nous nous concentrerons bien entendu sur les substantifs, les adjectifs, parfois les verbes et les noms propres dans ces textes. Les pronoms personnels, les prépositions et les conjonctions sont moins intéressants pour cette étude, même s’il est possible de faire une comparaison entre les textes en ce qui concerne l’usage du nous inclusif, pour ne citer qu’un exemple. De même, les conjonctions concessives offrent aussi un certain intérêt dans les textes argumentatifs, ainsi que l’a déjà constaté Soutet. En effet, dans la mesure où l’héritage latin était réduit au néant, le français a dû se doter d’un matériel sémiologique propre d’origine analytique6. Il a par conséquent dû construire sa propre expression de la concession7. On pourrait dès lors, comme le fait Combettes, opposer les textes argumentatifs et les textes narratifs8 : ces derniers ont tendance à être surreprésentés dans les corpus qui servent de base aux études diachroniques. On peut ajouter aussi que les transformations de la cohérence textuelle sont liées aux changements linguistiques au cours de l’histoire de la langue.

4Toutefois, notre approche est toute différente dans cette étude. En effet, puisque nous nous sommes proposé d’examiner ici les substantifs, les adjectifs et les verbes, les listes quantitatives que nous présenterons ne sont pas exhaustives stricto sensu. En outre, ce qui nous intéresse aussi est l’usage de mots à connotation négative ou positive chez Agrippa d’Aubigné et Michel de Montaigne, un domaine où les mots de sentiments peuvent jouer un grand rôle.

Les Tragiques

5Les Tragiques d’Agrippa d’Aubigné nous jettent dans les guerres de religion de la deuxième moitié du XVIe siècle (1562-1598) et dans la violence par les mots. D’après Ferrer9, Les Tragiques « se distribuent en deux volets antithétiques qui animent le drame logique auquel se ramène en définitive le plan du Rédempteur : désordre et ordre ; monde renversé où les mères déshumanisées dévorent leurs propres enfants, où le roi tue ses propres sujets en se moquant de leurs corps massacrés ; et, par contraste, règne implacable de la justice divine que laisse présager l’apocalypse imminente ».

6Ainsi, il est sans doute vrai, comme le signale Ferrer10, que la haine coule à flots dans cette œuvre qui sème la discorde. Nous avons là des exemples de la haine des chrétiens divisés par leurs croyances divergentes et aussi des Français aliénés par leurs ambitions politiques. En outre, la haine des rois envers leurs propres sujets est très visible, et même celle du poète lui-même. Mais comme on va le voir bientôt, le sang y coule à flots également ; D’Aubigné paraît en effet animé d’une « rage iconoclaste » envers ses contemporains, catholiques et protestants mêlés.

7Venons-en à l’examen de ce texte. Le nombre de mots dans Misères est de 12 000 et de 10 000 dans Jugements, ce qui fait donc 22 000 mots au total. Après avoir mis ces textes dans un format adapté au logiciel Wordsmith, nous avons pu effectuer des listes de fréquence pour chaque texte qui nous ont permis d’établir une comparaison entre les deux textes. À l’aide de ces chiffres, on peut parvenir selon nous à caractériser le style de D’Aubigné, comme représentatif du discours de l’intolérance, voire de la haine. Nous nous appuierons également sur la concordance de Cameron11 pour voir si les tendances que nous relèverons y sont confirmées.

8Les premiers résultats de cette étude quantitative sont qu’il existe un certain nombre de ressemblances frappantes entre Misères et Jugements. Si l’on regarde de plus près ces chiffres, il apparaît que Dieu est presque le substantif le plus fréquent dans les deux textes, avec respectivement 37 et 50 occurrences. Qu’on se rappelle que c’est au nom de Dieu et d’une appartenance confessionnelle qu’on massacre12. L’invocation du nom de Dieu et du ciel, pour légitimer la haine, paraît d’ailleurs très fréquente chez d’Aubigné, car on compte également dans ces livres respectivement 38 et 46 occurrences de ciel et cieux, singulier et pluriel confondus. L’antonyme de ce mot, à savoir terre, est moins fréquent avec 22 occurrences dans chacun des deux livres. Dans Jugements, on apprend également que d’Aubigné ne prononce que des « oracle[s] sainct[s] » (VII, v. 365) : « Il n’y a rien du mien, ni de l’homme en ce lieu, / Voicy les propres mots des organes de Dieu13 ». La prédominance du nom de Dieu est donc bien un effet voulu par l’auteur.

9Dans la concordance, le nombre d’occurrences de Dieu et Dieux est de 404 et 9, soit 413 occurrences au total, soit cinq fois plus que dans les deux textes. Pour ciel et cieux, le nombre est également très élevé : 199 et 65, soit 264. Pour terre et terres, 128 et 3, soit 131 occurrences, ce qui est un chiffre nettement inférieur à ciel et cieux. Le nombre de ces deux antonymes est par conséquent triplé dans l’œuvre intégrale.

10En revanche, on ne peut guère dire que le nombre d’occurrences du nom propre France soit particulièrement élevé dans la concordance, puisqu’on n’y trouve que 68 occurrences. Or, il faut signaler la forte présence du nom propre France (autour de 30 occurrences) dans le premier livre, Misères, uniquement, alors que ce nom est quasiment absent du dernier, Jugements (1 occurrence). Le nombre élevé de ces occurrences dans Misères s’explique sans doute par le tableau que ce livre dresse d’un différend d’ordre religieux qui dégénère en haine fratricide : il fait de la France le théâtre de ce spectacle désolant, en guise de préambule au texte polémique. Ajoutons que les adjectifs épithètes de connotation négative prévalent pour qualifier la France : miserable, mi-morte, affolée, desolée, affligée, furieuse, orgueilleuse. Une fois, elle est quand même caractérisée comme docte. Les mots de sentiments sont par conséquent récurrents dans cette œuvre, mais presque exclusivement de connotation négative14.

11Par ailleurs, ce qui frappe à l’examen des listes quantitatives, c’est le nombre des substantifs et adjectifs qui concernent le sang et la mort. Cette isotopie occupe une place prépondérante dans les Tragiques, ce qui était attendu dans un texte qui traite le sujet de la guerre civile. On compte ainsi parmi ces mots sang (resp. 31 et 17 occurrences) ; la fréquence de ce mot est donc supérieure dans Misères, où on relève aussi sanglant (3) et sanguinaire (3). Dans Jugements, on relève sanglants et sanglantes avec une occurrence chacun, ce qui est assez peu. D’après Prat15, qui consacre un chapitre entier à ce champ lexico-sémantique, intitulé Un sang obsessionnel : le mot et la chose, le sang est la première réalité matérielle du poème. Son commentaire est bien pertinent : « L’insistance sur le motif du sang dénonciateur suggère aussi l’avènement du modèle apocalyptique, qui associe le sang de la culpabilité et celui du châtiment16 ». Un fait intéressant est en outre la répétition du morphème sang dans certains passages. Il est évident que le substantif sanglot n’a pas d’étymon commun avec sang, mais l’effet stylistique (sang, sanglots, sanguinaire) n’en est pas moins frappant, ainsi qu’il ressort de ce passage :

Qu’elle esparpille en l’air de son sang deux poignées
Quand espuisant ses flancs de redoublez sanglots
De sa voix enrouée elle bruira ces mots :
O France desolée ! ô terre sanguinaire ! (Misères, vv. 86-89)

12Ce passage indique sans doute qu’on peut relever d’autres phénomènes de ce genre ailleurs, étant donné la prédilection d’Agrippa d’Aubigné pour les figures de diction.

13La consultation de la concordance confirme la forte présence du lexème sang, le nombre d’occurrences de ce mot étant de 183 occurrences. En outre, on peut également y remarquer les adjectifs sanglant (10 occurrences), sanglante (4), sanglans (7), sanglants (7), sanglantes (4), sanguinaire (2) et sanguinaires (2). Les tendances générales des deux livres sont par conséquent confirmées par la concordance de Cameron.

14Plus généralement, tout ce qui concerne la mort atteint également un nombre très élevé dans les deux livres, surtout dans Misères. Ainsi, on y trouve le substantif mort (resp. 29 et 26 occurrences), l’adjectif morts au pluriel (14 et 3 occ.) et au féminin morte (3 et 2) ; mortels (3 et 5), mi-morte 4 (dans Misères uniquement), mourant(e) (10 mais, notons-le, un seul dans Jugement), mourir (2 et 3), meurtre (5 et 2), meurt (3 et 4), meurtrier(e)(s) (5 et 1).

15De nouveau, cette tendance est confirmée par la consultation de la concordance. On y relève en effet 229 occurrences du substantif mort, 11 occurrences de l’adjectif mortel, 7 de mortels, 6 de mortelle et 5 de mortelles. On note aussi 26 occurrences de mourir ainsi que plusieurs formes verbales de ce verbe dont le nombre total atteint 37, ce qui est plutôt élevé. S’y ajoutent un certain nombre d’adjectifs de la même famille : mort (18), morte (12), morts (43), mortes (2) ; on relève aussi mourant (15), mourante (3), mourans (9).

16D’autres mots relevant du même champ lexical, mais qui sont moins fréquents, sont enfer(s) (resp. 13 et 15 occurrences), infernal (3 dans Misères) et ensuite feu/feux (34 et 25), ce qui est plutôt élevé. Les mots flambeaux (3) et flamme(s) (5) apparaissent davantage dans Misères (Jugements : resp. 1 et 2). Il convient d’ajouter à ce relevé les adjectifs de couleur noir(es) (6 et 4) et rouge (3 et 1) ainsi que le verbe noircir qui apparaît respectivement 3 et 1 fois dans les deux livres. On a déjà compris que D’Aubigné s’efforce de peindre un tableau rempli de sang et de mort. Iconoclaste, Agrippa d’Aubigné paraît aussi se servir de ces couleurs pour compléter ce tableau de feu et de flammes qu’on a devant les yeux.

17La différence observable entre ce relevé et la concordance est plus grande en ce qui concerne le lexème enfer, puisque nous relevons 50 occurrences du substantif enfer et 16 de son pluriel enfers, soit 66, ce qui est très élevé. S’y ajoutent 5 occurrences de l’adjectif infernal, 1 de infernalle et 1 de infernaux. Le substantif feu apparaît de son côté 133 fois et feux 64 fois, ce qui également très élevé. Ensuite, flambeau apparaît 12 fois, flambeaux 9, flamme 11, flammes 14 et sa variante graphique 4 fois. Pour ce qui est des couleurs, il faut signaler que l’adjectif noir compte 16 occurrences, noire 12, noirs 9 et noires 11, alors que rouge semble moins fréquent : rouge 14 et rouges 2 fois. On relève même le verbe rougir et ses formes verbales qui sont au nombre de 9. Pour noircir, on compte 13 occurrences.

18D’autres mots contribuent encore à conférer un aspect lugubre au poème d’Agrippa d’Aubigné : ce sont tourment(s) (4 et 5 occurrences), tourmenter (2 et 2) et supplice(s) (2 et 3), qui sont bien entendu liés à ce spectacle désolant, mais qui sont moins nombreux. Dans la concordance, on relève de même 13 occurrences de tourment et 20 et 4 occurrences de tourmens et tourments respectivement. Un autre substantif qui pourrait entrer dans cette isotopie est fer (9 et 4), qui est nettement plus fréquent dans la concordance avec 48 et 21 occurrences respectivement. L’exemple suivant montre l’aspect belliqueux que D’Aubigné veut donner à ses vers :

(2) Car ceux-là recevoyent & le fer & la mort
Sans cri, sans que le corps se tordist par effort,
Sans posture contrainte, ou que la voix ouïe
Mendiast laschement des spectateurs la vie. (Misères, vv. 1099-1102)

19La répétition de sans, homonyme de sang, dans la préposition sans et dans la conjonction sans que ajoutent à cet effet sinistre (cf. exemple précédent).

20Il en est de même avec arme (5 et 2 occurrences) et son pluriel armes (2). Dans la concordance, on relève 15 occurrences du substantif armes, 7 de armée et 8 de armées. On remarque aussi 4 occurrences de l’infinitif du verbe armer ainsi que 8 formes verbales de ce verbe. À cela s’ajoutent les adjectifs suivants : armé (10), armée (1), armés (5), armez (2), armees (1), armant (1).

21D’autres substantifs relèvent encore de cette isotopie : ce sont le substantif tyrans (resp. 5 et 7 occurrences), qui compte 14 occurrences pour le singulier et 14 pour le pluriel dans la concordance, et bourreau(x) (6 et 7). Encore une fois, on constate que le nombre de ce dernier substantif est nettement plus élevé dans la concordance : 19 occurrences pour le singulier et 27 pour le pluriel. Cela est sans doute lié au fait que certains livres traitent spécifiquement des persécutions.

22Pour ce qui est de mots de connotation négative, les exemples ne manquent pas, car on note aussi malheur(s) (resp. 15 et 4 occurrences), malheureux (6), mal (8 et 7). Dans la concordance, cette tonalité négative est confirmée par 28 occurrences de malheur, 14 de malheurs, 12 de malheureux et 1 occurrence de la variante graphique mal-heureux. On compte aussi 44 occurrences du substantif mal au singulier et 23 du pluriel maux.

23Il n’est pas surprenant non plus qu’on relève horreur (resp. 7 et 2 occurrences) et horrible (4) dans ces deux livres. On compte ainsi 32 occurrences du substantif au singulier, 4 au pluriel et 10 de l’adjectif au singulier et 2 au pluriel. Un autre substantif qui pourrait figurer parmi les mots de connotation négative est faim (resp. 18 et 6 occurrences), ainsi que son dérivé affamé (6 et 3). Dans la concordance, on relève 44 occurrences du substantif et au total 18 occurrences de l’adjectif (au singulier, au pluriel, au masculin et au féminin). Cette tendance se confirme avec d’autres noms de malheurs tels que le substantif peste(s) (resp. 9 et 6 occurrences), dont la concordance offre 37 occurrences. En revanche, la différence entre ces livres et la concordance n’est pas grande pour l’adjectif pestifere (3 occurrences dans ces deux livres, et 4 seulement dans la concordance). Agrippa d’Aubigné paraît également souligner la présence de l’ennemi avec 12 et 5 occurrences, un substantif qui est cependant nettement plus fréquent dans la concordance, à savoir 26 occurrences de ennemi et 24 de ennemis, à quoi s’ajoutent 8 occurrences de l’adjectif au féminin ennemie. Pour venin, on trouve respectivement 6 et 1 occurrences dans nos deux livres, ce qui est moins que dans la concordance : 17 de venin et de venins. On compte aussi respectivement 5 et 10 occurrences de cendre, contre 24 occurrences de cendre et 11 de cendres dans la concordance. Un autre substantif de connotation négative est vice (resp. 8 et 3 occurrences) et vicieux (1 et 1) ; de nouveau, la concordance semble confirmer ces chiffres avec 45 occurrences de vice, 16 de vices et 17 de vicieux. Enfin, élément incontournable dans le discours d’Agrippa d’Aubigné, le mot guerre(s) est attesté 10 fois et 3 fois respectivement et guerrier respectivement 2 et 1 fois. Dans la concordance, on relève 55 occurrences de guerre, 8 de guerres, 2 de guerrier et 4 de guerriers. Il est évident que les deux textes sont plutôt noirs : ils décrivent un monde de violence généralisée.

24D’ailleurs, le sentiment de colère paraît également fréquent, car on trouve, à titre d’exemple, respectivement 6 et 5 occurrences de courroux dans les deux livres. Dans la concordance, on en compte 42 occurrences. Mais il ressort aussi de ce qui précède que le nombre de mots à connotation négative dans Misères est supérieur à celui de Jugements pour presque chaque cas. En outre, Misères fournit d’autres mots à connotation négative, tels que demon(s) (9 occurrences), rage (7), ire (6), colere (4), fureur (6), des mots qui se retrouvent d’ailleurs dans la concordance : demon 7, demons 14, rage 19, rages 4, ire 32, colere 12 et coleres 1, fureur 35 et fureurs 13. On avait aussi deviné la présence de miseres (6), miserable(s) (6) dans ce premier livre, alors que la concordance fournit 13 occurrences de miseres, 3 de misere, 12 de miserable et 4 de miserable. On y relève aussi miserablement (2).

25Ainsi, les mots qui viennent d’être énumérés confèrent tous une tonalité très noire et lugubre aux deux textes, en particulier dans le livre liminaire des Tragiques, Misères, qu’il s’agisse de substantifs, d’adjectifs ou de verbes ; de plus, il s’agit presque toujours de mots de sentiments à connotation négative. Mais si la haine coule à flots comme le signale Ferrer17, le substantif haine lui-même est peu attesté, car on ne relève que deux occurrences du substantif, une occurrence de l’adjectif haineux, deux et une occurrence respectivement de la forme verbale hait. De plus, l’infinitif haïr apparaît uniquement dans Jugements. La consultation de la concordance nous fournit cependant davantage d’occurrences pour cette famille de mots. Ainsi, nous relevons 5 occurrences de haine, une de haines et 7 de haineux. Le verbe haïr compte 2 occurrences, mais il faut y ajouter 11 occurrences de diverses formes verbales issues de ce verbe.

26Au niveau des noms propres, la connotation négative se confirme. Le nom de l’empereur Neron, un personnage qui est également lié au feu et à la mort, est ainsi attesté six fois. Les adjectifs épithètes en disent long sur son caractère : impitoyable, insensé, etc. On ne s’étonne pas de voir la ville de Rom(m)e figurer 7 fois, l’orgueil de Rome, la puissance de Rome, sans oublier les fameux mots de l’introduction : Il vit Rome tremblante, affreuse, eschevelée. On relève également les noms de l’Italie (4) et de Cesar (3). Mais d’autres noms de personnages qui sont eux aussi liés au sang et à la violence sont attestés dans les deux livres, ce qui nous amène à constater que le sang coule à flots dans cette œuvre d’une façon astucieuse. Parmi ces noms, il faut citer Cinna (2), le complice des cruautés de Marius, Thyeste (2), dont la rivalité avec Atrée est bien connue, sans oublier le ragoût humain que lui a fait manger Atrée, ce qui souligne encore le contenu sanglant du texte. Ensuite, on trouve aussi le nom de Sylle (2), un des combattants de la guerre civile qui a fait massacrer les partisans de son ancien chef Marius. Il est aussi intéressant de noter ce qui est absent des deux textes, car le nom propre Henri n’est jamais mentionné, mais seulement les noms communs roy(s)/rois (3 au singulier, 17 au pluriel) dans Misères et roy(s)/rois (3 au singulier, 8 au pluriel) dans Jugements. En revanche, le nom de Catherine apparaît 2 fois, accompagné d’adjectifs épithètes à connotation négative : ingratte et impure. On relève en outre royne 2 fois.

27La violence observée chez Agrippa d’Aubigné semble donc relever d’un choix18 ; l’auteur surenchérit sur la violence, ce qui est manifeste dans cet exemple que nous empruntons à Monferran :

Quand le Deuteronome se contente de menacer celui qui se détournerait du Seigneur de voir ses fils et ses filles livrés à un autre peuple sans qu’il puisse les soutenir (« tes yeux se consumeront à regarder vers eux, et tes mains n’y pourront rien », Deut. 28, 32), d’Aubigné ajoute au spectacle passif et humiliant de la captivité celui du viol et de la prostitution : « Vos filles se vendront, à vos yeux impuissants / On les violera » (VII, 229-230).

28Il est ainsi évident que le but de D’Aubigné dans Les Tragiques est d’attiser les passions du lecteur. Les mots à connotation négative sont là pour préparer les fidèles aux armes et pour appeler à la résistance et au combat armé contre les ennemis.

29Une dernière question se pose cependant : les mots à connotation positive existent-ils vraiment dans cette œuvre ? Il faut répondre par l’affirmative, car notre étude quantitative le montre, mais ils sont nettement moins nombreux que ceux dont la connotation est négative. On peut ainsi relever à titre d’exemple le mot amour(s) qui apparaît 9 et 8 fois respectivement dans les deux livres. Dans la concordance, le nombre d’occurrences est de 34 au singulier et de 17 au pluriel. On relève également 3 occurrences de l’adjectif amoureux et une seule du féminin amoureuse, ce qui est un nombre très bas. Parmi d’autres mots à connotation positive, nous pouvons aussi citer ami, mais les occurrences de ce mot sont peu nombreuses également. Ainsi, on trouve 10 occurrences du substantif ami et 21 de son pluriel amis d’après la concordance ; par rapport aux occurrences de ennemi/ennemy (substantif)/ennemie (adjectif), qui sont au nombre de 58, soit trois fois plus, la présence de ami(s) ne parvient pas à conférer une tonalité positive au texte. La situation est cependant différente pour l’antonyme de guerre, paix, car on compte 15 occurrences de paix dans Miseres, ce qui est un nombre plutôt élevé à la lumière de la négativité qu’on a pu observer précédemment ; cependant, dans Jugements, on en relève 2 seulement. Dans la concordance, on en compte 48 occurrences. Il est aussi à noter que le substantif victoire apparaît 5 fois dans Jugements, sachant que ce substantif compte 17 occurrences dans la concordance, où nous relevons en outre 2 occurrences du pluriel victoires, 11 de l’adjectif victorieux et 1 de victorieuse. Il est donc tout à fait possible de relever des mots à connotation positive dans les Tragiques, mais chaque fois qu’on établit une comparaison numérique entre les antonymes, le mot à connotation négative l’emporte nettement. Agrippa d’Aubigné réussit ainsi à peindre un tableau de mort et de sang, coloré de rouge et de noir avec, au centre, le combat contre les ennemis catholiques, l’élément plus important étant la justice divine au ciel. C’est pourquoi on peut, d’après nous, lire les Tragiques comme un catalogue de mots d’intolérance et de haine qui appelle au combat.

Les Essais

30Si la mort, le feu, les flammes et le sang semblent donc caractériser les deux livres de Misères et de Jugements, en plus des mots de sentiments de connotation négative, il en va tout autrement chez Montaigne, comme on s’y attendait d’ailleurs. En effet, alors que la violence semble s’imposer chez Agrippa d’Aubigné par le désordre des guerres civiles19, Montaigne entend mettre de l’ordre par son discours de tolérance en se servant de mots à connotation positive, ce qui ne veut pas forcément dire que les mots de sentiments sont particulièrement fréquents chez lui pour autant. Si l’on examine ses textes, certains mots relevés chez Agrippa d’Aubigné s’y retrouvent, mais d’autres mots seront mis en vedette, notamment par leur fréquence. Pour ce faire, nous avons étudié selon la même méthode les trois essais Des Cannibales, De la Modération et De la Vanité, des essais connus où Montaigne discute de sujets qui touchent à la question de la tolérance. Le nombre de mots de ces essais est de 2 000 dans De la Modération, de 21 500 dans De la Vanité et de 5 500 dans Des Cannibales. Le nombre de mots au total est par conséquent supérieur aux Tragiques.

31Le deuxième essai, en particulier, est le plus long et peut-être le plus intéressant pour une étude quantitative, car il fournit des résultats plutôt fiables. Or, ce qui est surprenant dans les trois essais, c’est que ce sont à peu près les mêmes mots qui reviennent chez Montaigne que chez Agrippa d’Aubigné, mais d’une autre manière.

32Un premier point qui peut s’avérer important du point de vue des pratiques discursives des deux auteurs est l’usage des substantifs pour désigner les êtres humains. On constate en effet que les mots homme et femme sont les substantifs les plus fréquents dans les trois essais. Dans De la Vanité, on relève 28 occurrences de homme, dans Des Cannibales 9 de hommes et 7 de homme et dans De la Modération 5 de hommes et 3 de homme. On relève en outre 10 occurrences de femmes dans Des Cannibales et 10 de femmes et 5 de femme dans De la Modération. Une comparaison avec Les Tragiques est pertinente ici. En effet, si l’on relève 20 occurrences de homme(s) dans Jugements, il faut aussi noter 15 occurrences de enfants (5)/enfans (6) et enfant (4), ainsi que 4 occurrences de femmes et de 2 de femme. La différence est encore plus grande dans Misères : on y relève 26 occurrences de enfants (13)/enfans (4) et enfant (9) et en outre, 17 occurrences de mere(s). Même si l’on relève aussi 10 occurrences de homme(s) et 8 de femme(s), ces chiffres montrent que D’Aubigné semble préférer souligner les termes de parenté tels que meres et enfants dans le souci d’éveiller les sentiments des lecteurs, ce que ne fait pas Montaigne qui insiste sur l’homme et la femme. Ces tendances se confirment dans la concordance de Cameron, car, si l’on relève 89 occurrences de homme(s) et 41 de femme(s), les occurrences des membres de famille sont plus nombreuses au total. Ainsi, 58 occurrences de mere(s), 72 de pere(s) et 128 de enfant(s) (enfant 55, enfans 67, enfants 6).

33Ensuite, le mot vertu compte parmi les mots les plus fréquents dans les trois essais (23 occurrences), ce qui n’est guère surprenant chez Montaigne. Agrippa d’Aubigné parle certes de vertu 8 fois dans les deux livres (4 et 4 occurrences respectivement), mais chez lui, c’est plutôt une qualité qui manque ainsi qu’il ressort de ce passage :

(3) Les quatre nations proches de nostre porte
N’ont humé ce venin, au moins de telle sorte,
Voisins qui par leur ruse, au desfaut des vertus
Nous ont pipez, pillez, effrayez & battus :
(Misères, vv. 1201-1204)

34Montaigne, au contraire, met en valeur la vertu dans ses Essais au sens propre de ce terme : il s’agit chez lui de fuir le mal et de faire le bien.

35D’autres mots mis en vedette sont pertinents pour l’argumentation de Montaigne. Il s’agit bien entendu de raison ; c’est surtout dans De la Vanité qu’apparaît ce concept avec 27 occurrences. Quant au mot science, s’il n’apparaît pas dans De la Modération, il apparaît dans les deux autres essais avec 14 occurrences.

36On peut également constater que le mot fortune est très fréquent aussi (sauf dans l’essai De la Modération), surtout dans l’essai De la Vanité avec 30 occurrences ; on connaît la prédilection de Montaigne pour ce mot qui paraît montrer l’importance du hasard chez lui. Le nombre des occurrences de ce mot dans l’œuvre intégrale est d’ailleurs de 350 occurrences20, ce qui est d’autant plus remarquable que ce mot était considéré comme théologiquement impropre par la censure21.

37On trouve encore chez Montaigne d’autres mots à connotation positive comme le mot usage (27), qui est très fréquent dans De la Vanité, tout comme le substantif meurs qui apparaît 12 fois. Ainsi, Montaigne semble insister tout au long de son discours sur la tradition, les coutumes, tout ce qui rend la société stable, c’est-à-dire assure les fondements de notre société. Un autre mot important dans ce domaine est police, qui apparaît uniquement dans De la Vanité (11 occurrences), un concept essentiel dans la pensée de Montaigne et qui touche à l’organisation politique, à l’ordre dans un État ou dans une ville. Montaigne insiste également sur le système légal en mentionnant le mot loi très fréquemment qui est aussi un élément qui assure les fondements de la société : on relève ainsi 26 occurrences de ce substantif dans cet essai et deux fois l’adjectif legitime. Cependant, la fréquence élevée est sans doute due au fait que Montaigne attaque le système légal de la France ici, ce qui est signalé par Langer22. On constate aussi la récurrence dans les Essais du mot nation, qui apparaît dans Des Cannibales et De la Vanité (7 et 4 occurrences), où il désigne une réunion d’hommes, soumis à un même gouvernement, ayant des intérêts communs. Le substantif nature semble lui aussi jouer un rôle important dans les trois Essais : il y apparaît 22 fois, et l’adjectif naturel(le)(s) presque autant de fois (21 occurrences). Comme Legros le signale23, en raison de son mode d’expression résolument profane, notamment avec nature et fortune, on reste à niveau d’homme chez Montaigne.

38Ainsi, les mots à connotation positive prévalent chez Montaigne, à la différence de ce qu’on a pu voir chez D’Aubigné. Toutefois, il faut avouer que certains mots à connotation négative apparaissent également : ainsi de barbare et barbarie (resp. 7 et 5 occurrences), ou encore de guerre (15 occurrences, surtout dans De la Vanité), de ennemy/ennemi (11) (un mot qui est absent de l’essai De la Vanité), de mort (24), mais ces mots n’atteignent jamais les niveaux presque hallucinants qu’on a constatés chez Agrippa d’Aubigné. Le verbe mourir est seulement attesté dans De la Vanité (13), ce qui vaut aussi pour mourant. Cependant, il faut souligner que, chez Montaigne, cela ne réfère pas au même genre de situations que chez D’Aubigné, mais de la perspective du philosophe : il nous enseigne à mourir. Un peu surprenant est le nombre peu élevé des occurrences du mot sang, qui apparaît seulement 6 fois. De même, les deux occurrences de tourmens dans Des Cannibales surprennent un peu par leur petit nombre, car on se serait attendu à davantage dans ce texte qui traite de la civilisation européenne et de son heurt à celle du continent récemment découvert, les Amériques.

39Quant au nom de Dieu, dont le nombre d’occurrences était particulièrement élevé chez Agrippa d’Aubigné, il semble moins important chez Montaigne, car on n’en relève que 18 occurrences, ce qui s’explique sans doute par son choix de mettre en relief la philosophie dans ses pratiques discursives. C’est une différence très nette entre les deux auteurs. Le concept de philosophie confère une autre tonalité au texte de Montaigne, et il est attesté 15 fois dans les trois essais.

40Toutefois, la connotation positive ne s’arrête pas à ces termes qui relèvent de la philosophie, mais concerne également plusieurs noms propres de philosophes. Chez Agrippa d’Aubigné, on a pu constater que les noms propres cités avaient une connotation négative, parce qu’ils concernaient des personnes liées au sang, à la violence et à la mort dans l’Antiquité. On ne peut prétendre fortuit le choix de ces noms propres chez d’Aubigné. L’Antiquité est bien entendu très présente chez Montaigne, mais la perception qu’il en donne est toute différente. Ainsi, Platon apparaît dans les trois essais (15 occurrences) ; dans De la Vanité, l’apposition qui le désigne comme « maistre ouvrier en tout gouvernement politique » est significative pour Montaigne. Un autre exemple peut encore illustrer ce discours :

(4) C’est, comme dict Platon, chose puissante et de difficile dissolution qu’une civile police. Elle dure souvent contre des maladies mortelles et intestines, contre l’injure des loix injustes, contre la tyrannie, contre le debordement et ignorance des magistrats, licence et sedition des peuples. (Essais, III, 9).

41Ainsi, les pratiques discursives de Montaigne diffèrent sensiblement de celles d’Agrippa d’Aubigné. Les mots de sentiments sont presque absents des trois essais de Montaigne que nous avons choisis pour cette étude, contrairement à ce que nous avons vu chez D’Aubigné. En outre, là où D’Aubigné parle de mort, de sang et de violence, Montaigne met en valeur tous les éléments qui constituent les fondements de notre société, la philosophie et le gouvernement politique. Un exemple en serait encore la mention du roi Nicoclès de Salamine de Chypre, à propos duquel Montaigne dit, dans le même essai, qu’il aime les princes « qui sçavent bien conserver les dominations qui leur sont escheues24 ».

42Un autre nom essentiel dans le domaine de la philosophie, celui d’Aristote, est également attesté dans deux essais (6 occurrences, resp. 2 dans Des Cannibales et 4 dans De la Vanité). Les noms d’autres sages apparaissent également, tels que ceux de Pericles (3 occurrences dans De la Moderation), homme d’état athénien réputé pour sa sagesse, ou de Diogenes le Cynique (3 occurrences dans De la Vanité), personnage désabusé qui se disait citoyen du monde. On peut enfin noter parmi les noms propres qui confèrent un aspect tolérant aux Essais celui du législateur mythique de Sparte, Lycurgue ; son nom même, qui signifie « qui tient les loups à l’écart », joue sans aucun doute un rôle dans le discours de Montaigne. On peut donc en déduire que le recours de Montaigne aux noms propres diffère sensiblement de celui d’Agrippa d’Aubigné, même si nous n’avons pas fait une étude systématique des deux œuvres en entier. Enfin, on peut relever six occurrences du nom de Rome, une ville qui est pour Montaigne un idéal, un modèle qu’il connaissait bien avant de connaître la capitale de la France ainsi qu’il ressort de ce passage, où le Capitole fait figure de centre emblématique de l’empire romain :

(5) Or j’ay esté nourry dés mon enfance avec ceux icy ; j’ay eu connoissance des affaires de Romme, long temps avant que je l’aye eue de ceux de ma maison : je sçavois le Capitole et son plant avant que je sceusse le Louvre, et le Tibre avant la Seine. (Essais, III, 9).

43Inversement, pour D’Aubigné, la ville de Rome est bien entendu le symbole des adversaires catholiques et non un modèle de société ni un symbole de la civilisation. Comme nous l’avions mentionné auparavant, D’Aubigné qualifie cette ville de tremblante, affreuse, eschevelée et parle aussi de son orgueil.

Remarques finales

44Au terme de cette étude, quelques remarques s’imposent. Il s’y est agi pour nous d’étudier d’un point de vue quantitatif la différence existant entre le discours de Montaigne et celui d’Agrippa d’Aubigné. Nous avons ainsi pu constater, d’abord, que les ressemblances entre Misères et Jugements d’un côté, et de l’autre entre les essais De la Modération, De la Vanité et Des Cannibales sont parfois étonnantes. En effet, les mêmes mots et les mêmes concepts sont récurrents chez chaque auteur, créant un style propre à chacun. En revanche, on ne s’étonne pas de constater le caractère très noir et lugubre que revêtent les mots dans les Tragiques ; les mots à connotation négative y foisonnent, contrairement à ce qu’on a pu relever chez Montaigne, mais on note également un grand nombre de mots de sentiments chez d’Aubigné, contrairement à ce qui se produit chez Montaigne.

45Dans le cadre de notre réflexion collective sur la tolérance, nous avons plutôt pu mettre en évidence l’intolérance chez Agrippa d’Aubigné qui en serait le parfait exemple, peu flatteur pour un auteur. Son œuvre reste ainsi un catalogue de mots d’intolérance, des mots qui appellent au combat, des mots pleins de sang et de mort, qui incitent à la haine. Pour Agrippa d’Aubigné, la tolérance est vraisemblablement une faiblesse humaine.

46Montaigne, lui, définit la tolérance telle qu’elle devrait l’être ; dans son argumentation, il met en vedette les mots qui contribuent au fondement de notre société, à savoir la sagesse, la philosophie, le gouvernement juste et légitime, l’humanisme civil au bonheur de tous.

47Terminons cette conclusion par un célèbre passage de Montaigne qui frappe le lecteur puisqu’il y explique en quoi consiste l’intolérance du monde occidental par rapport aux peuples dits sauvages :

(6) Je pense qu’il y a plus de barbarie à manger un homme vivant qu’à le manger mort, à deschirer, par tourmens et par geénes, un corps encore plein de sentiment, le faire rostir par le menu, le faire mordre et meurtrir aux chiens et aux pourceaux (comme nous le avons, non seulement leu, mais veu de fresche memoire, non entre des ennemis anciens, mais entre des voisins et concitoyens, et, qui pis est, sous pretexte de pieté et de religion), que de le rostir et manger apres qu’il est trespassé. (Essais, I, 31)

48Cela dit, la question est de savoir qui est sauvage et intolérant : l’homme occidental ou l’homme sauvage ? Peut-être Montaigne avait-il déjà la bonne réponse à son époque même si l’homme moderne semble l’avoir oubliée.

Notes de bas de page numériques

1 Cf. David El Kenz, « La naissance de la tolérance au 16e siècle : l’“invention” du massacre », Sens public, revue électronique internationale, 2006, http://sens-public.org/article340.html?lang=fr.

2 Michel de Montaigne, Les Essais, (éd. 1588), éd. P. Villey-V.-L. Saulnier, Paris, PUF, 1988.

3 Agrippa d’Aubigné, Les Tragiques, éd. A. Garnier et J. Plattard, Genève, Droz, 1932-1933.

4 Barbara H. Rosenwein, « Emotion words », Le Sujet des émotions au Moyen Âge, éd. Piroska Nagy, & Damien Boquet (dir.), Paris, Beauchesne, 2008, p. 94.

5 Cf. Anders Bengtsson, La Vie de sainte Geneviève. Cinq versions en prose des XIVe et XVe siècles, Stockholm, Almqvist & Wiksell International, 2006, où nous avons effectué des listes de fréquence exhaustives sur chaque texte.

6 Olivier Soutet, La Concession dans la phrase complexe en français. Des origines au XVIe siècle. Problèmes généraux. Les tours prépositionnels, Genève, Droz, 1992, p. 218.

7 Olivier Soutet, La Concession en français des origines au XVIe siècle. Problèmes généraux. Les tours prépositionnels, Genève, Droz, 1990, p. 33.

8 Bernard Combettes, « Typologie textuelle et structures syntaxiques : le texte argumentatif en moyen français », Ulla Jokinen and Päivi Sihvonen-Hautecoeur (dir.), Approches du moyen français. Jyväskylä, University of Jyväskylä, 1988, p. 12.

9 Véronique Ferrer, « L’énergie de la haine dans Les Tragiques d’Agrippa d’Aubigné », RIEF, 2017, § 1. https://journals.openedition.org/rief/1402

10 Véronique Ferrer, « L’énergie de la haine dans Les Tragiques d’Agrippa d’Aubigné », RIEF, 2017, § 1. https://journals.openedition.org/rief/1402

11 Keith Cameron, A Concordance to Agrippa d’Aubigné : Les Tragiques, Exeter, University of Exeter, 1982. Par hasard, trois concordances ont été publiées au début des années quatre-vingts : une par Keith Cameron en 1982, une autre par Kaoru Takahashi en 1982 et une troisième par Elliott Forsyth en 1984, qui sont présentées par les auteurs dans la revue Albineana : https://www.persee.fr/issue/albin_1154-5852_1988_num_1_1. Nous avons choisi celle de Cameron dont l’optique paraît la plus proche de la nôtre, à savoir de notre perspective quantitative. Dans son article, Cameron discute des points qui sont pertinents dans cet outil de travail qui rend service au lecteur, notamment de variantes, de mots clés, d’évolution de la langue.

12 Véronique Ferrer, « L’énergie de la haine dans Les Tragiques d’Agrippa d’Aubigné », RIEF, 2017, § 2. https://journals.openedition.org/rief/1402

13 Véronique Ferrer, « L’énergie de la haine dans Les Tragiques d’Agrippa d’Aubigné », RIEF, 2017, § 2. https://journals.openedition.org/rief/1402

14 Cf. Barbara H. Rosenwein, « Emotion words », Le Sujet des émotions au Moyen Âge, Piroska Nagy, & Damien Boquet (dir.), Paris, Beauchesne, 2008, pp. 94-95.

15 Marie-Hélène Prat, Les mots du corps. Un imaginaire lexical dans Les Tragiques d’Agrippa d’Aubigné, Genève, Droz, 1996, p. 190.

16 Marie-Hélène Prat, Les mots du corps. Un imaginaire lexical dans Les Tragiques d’Agrippa d’Aubigné, Genève, Droz, 1996, p. 228.

17 Véronique Ferrer, « L’énergie de la haine dans Les Tragiques d’Agrippa d’Aubigné », RIEF, 2017, § 2. https://journals.openedition.org/rief/1402.

18 . Jean-Charles Monferran, « Écrire la violence dans Les Tragiques. Réflexions sur la plume et le glaive d’Agrippa d’Aubigné », Le Verger, bouquet VIII. RIEF, 2015, p. 2. http://cornucopia16.com/wp-content/uploads/2015/09/JC_Monferran.pdf.

19 Jean-Charles Monferran, « Écrire la violence dans Les Tragiques. Réflexions sur la plume et le glaive d’Agrippa d’Aubigné », Le Verger, bouquet VIII. RIEF, 2015, p. 2. http://cornucopia16.com/wp-content/uploads/2015/09/JC_Monferran.pdf.

20 Alain Legros, « Montaigne, entre Fortune et Providence », Hasard et Providence. XIVe-XVIIe siècles, XLIXe colloque international d’Études Humanistes, Tours, 2006, 2. http://umr6576.cesr.univ-tours.fr/publications/HasardetProvidence/fichiers/pdf/Legros.pdf.

21 Alain Legros, « Montaigne, entre Fortune et Providence », Hasard et Providence. XIVe-XVIIe siècle, XLIXe colloque international d’Études Humaniste, Tours, 2006, 2. http://umr6576.cesr.univ-tours.fr/publications/HasardetProvidence/fichiers/pdf/Legros.pdf.

22 Ullrich Langer, The Cambridge Companion to Montaigne, Cambridge University Press, Cambridge, 2005, p. 5.

23 Alain Legros, « Montaigne, entre Fortune et Providence », Hasard et Providence. XIVe-XVIIe siècles, XLIXe colloque international d’Études Humanistes, Tours, 2006, 2. http://umr6576.cesr.univ-tours.fr/publications/HasardetProvidence/fichiers/pdf/Legros.pdf

24 Montaigne, Les Essais, III, 9.

Bibliographie

Corpus

D’AUBIGNÉ Agrippa, Œuvres, sous la direction de Jean-Raymond Fanlo, Marie-Madeleine Fragonard et Gilbert Schrenck, t. V, Les Tragiques, I. Paris, Garnier, 2020.

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Études

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SOUTET Olivier, La Concession dans la phrase complexe en français. Des origines au XVIe siècle. Problèmes généraux. Les tours prépositionnels, Genève, Droz, 1992.

Pour citer cet article

Anders Bengtsson, « La tolérance par les mots — une étude quantitative sur les œuvres d’Agrippa d’Aubigné et de Michel de Montaigne », paru dans Loxias-Colloques, 18. Tolérance(s) II : Comment définir la tolérance?, La tolérance par les mots — une étude quantitative sur les œuvres d’Agrippa d’Aubigné et de Michel de Montaigne, mis en ligne le 09 décembre 2020, URL : http://revel.unice.fr/symposia/actel/index.html?id=1699.


Auteurs

Anders Bengtsson

Professeur de linguistique française à l’Université de Stockholm, Bengtsson est spécialiste de l’ancien et du moyen français. Il a publié deux hagiographies, celle de sainte Geneviève et de sainte Bathilde, et une monographie sur la proposition participiale en moyen français. Il a également travaillé sur le connecteur « car » ainsi que sur la macrostructure dans les chroniques ; il a aussi fait des études lexicales (« jeune fille ») et des études stylistiques, à savoir sur la réduplication synonymique. Dans le domaine littéraire, il a étudié la place de la nourriture au Moyen Âge, notamment chez Chrétien de Troyes. Il travaille actuellement sur le suffixe -issime d’un point de vue diachronique et synchronique.