Loxias-Colloques |  16. Représentations littéraires et artistiques de la femme japonaise depuis le milieu du XIXe siècle 

Naoko Tsuruki  : 

La figure féminine d’Un amour insensé de Junichirô Tanizaki : métaphore d’une société japonaise en cours d’occidentalisation sous le prisme du paraître

Résumé

Retraçant l’histoire d’un couple fasciné par la modernité et faisant de l’occidentalisation de Naomi, la femme, le sujet central, Un amour insensé (1924) a d’ordinaire été considéré comme étant une expression de l’exotisme de Junichirô Tanizaki [1886-1965], et Naomi comme étant la figure de l’Autre-occidental ; autrement dit, l’objet de fascination et de désir, extérieur au pays. Pourtant, à bien observer la manière dont l’héroïne se transforme au travers du récit, celle-ci semble représenter, non pas l’Occident, mais l’occidentalisation qui naît et grandit de l’intérieur même de la société japonaise, avec toute la distorsion et la violence que le processus en recèle. L’article propose ainsi une nouvelle lecture sur la symbolique du personnage féminin ainsi que sur l’éventuel aspect allégorique de l’œuvre.

Index

Mots-clés : exotisme , Naomi, occidentalisation, société japonaise, Tanizaki

Géographique : Japon

Chronologique : XXe siècle

Plan

Texte intégral

Introduction

Chijin no ai de Junichirô Tanizaki, paru en 1924, ou Un amour insensé, traduit en français en 1991, est un roman sous forme de narration à la première personne du singulier, faite du point de vue de Jôji, le personnage principal masculin. C’est également un récit d’écriture-narrative, car Jôji annonce, dès la première phrase, qu’il tente d’« écrire1 » sur sa relation avec sa femme, en remontant jusqu’à leur rencontre. Le but souhaité de cette écriture consiste manifestement à ce que l’expérience qui se relatera ainsi puisse « donner quelque matière à instruction » à ceux qui le lisent. Jôji s’adresse alors directement à ces derniers, en disant « mes lecteurs2 ». Ainsi, se confondent la plume de l’auteur et celle du protagoniste-narrateur, en dégageant un style assez particulier où se mêlent la confession, la confidence, l’avertissement, l’autobiographie et l’imaginaire.

Le roman ainsi entamé dépeint la relation d’un couple ainsi que l’évolution progressive de celle-ci, qui se tisse entre deux personnages, dans le Tokyo des années 1920 : Jôji, ingénieur salarié d’une trentaine d’années, originaire d’une famille de cultivateurs et propriétaires provinciaux ; et Naomi, jeune serveuse de café de quinze ans, issue d’une famille travaillant dans le domaine des plaisirs et du divertissement à la marge de la société. Le protagoniste, attiré inexplicablement par tout ce qui paraît moderne et qui a trait à l’Occident, en particulier à la femme occidentale, cultive alors un exotisme intériorisé et teinté de fétichisme, tout en recherchant son idéal de femme et de relation de couple. Il rencontre par hasard Naomi dont le prénom atypique et les traits physiques lui font immédiatement penser à une Occidentale. Il fait alors sa connaissance, lui propose une éducation à laquelle l’environnement familial de Naomi ne lui avait pas donné accès, pour qu’elle puisse devenir un jour une femme moderne, distinguée « que l’on peut produire partout3 ». Ils s’installent aussitôt ensemble dans une maison « de style occidental4 », qualifiée alors d’« habitation culturelle5 », pour pouvoir y mener une vie conjugale, non pas basée sur le train-train ni enchainée à de nombreux rituels et contraintes traditionnels, mais beaucoup plus simple, légère, « d’une façon divertissante et le moins possible pot-au-feu6 »… bref, un foyer « en amis7 ». Ainsi, la vie de Naomi se transforme très vite : apprendre l’anglais et la musique occidentale, vivre dans une maison exotique, faire un libre usage de son temps, prendre souvent des repas occidentaux, fréquenter le cinéma et pratiquer la danse dite sociale, s’habiller à l’occidentale voire de manière extravagante.

Naomi fut alors certainement une incarnation unique d’une femme nouvelle, libre et énergique, somme toute antithèse de la femme traditionnelle ; et elle se distingue même de la femme noble ou bourgeoise, laquelle a certes déjà adopté le mode de vie occidental depuis plusieurs décennies, toutefois d’une manière beaucoup plus prototypique et modelée. En effet, l’héroïne vient d’un milieu traditionnel, du moins très populaire sinon fort défavorisé, et va démesurément emmagasiner et incarner un nouveau mode de vie à la fois onéreux et prisé, auquel elle n’était, a priori, pas prédestinée. Le processus en est par ailleurs d’autant plus violent que, au fil du récit, même Jôji ne peut que suivre impuissamment la transformation de sa femme, dont il fut pourtant créateur et entrepreneur du projet. Il s’agit, dans un sens, d’une ascension sociale et économique, extraordinaire au sens étymologique du terme, apparue chez une femme d’une catégorie sociale fort populaire. Se produit dès lors une certaine adéquation avec la revendication, en éveil à l’époque au sein des poétesses, des écrivaines et des étudiantes, sur l’émancipation sociale et intellectuelle de la femme, dont l’idéologie était, depuis la réouverture du Japon au monde, apportée d’Occident. Rappelons, pour mesurer l’impact du roman dans la société, qu’après la parution de celui-ci s’observa l’apparition du néologisme « naomisme », désignant les femmes qui vivaient ou qui, à tout le moins, désiraient vivre à la manière de Naomi, et auxquelles furent chères la liberté et l’amoralité, pour la vie et les mœurs générales, mais en particulier pour les relations avec les hommes.

Par ailleurs, les années 1920 furent une époque relativement optimiste dans l’ensemble, où la société japonaise entrevoyait un premier équilibre. Cela est lié, d’une part, à la stabilisation relative de la modernisation du pays menée depuis plus d’un demi-siècle et, d’autre part, à la victoire du pays dans la Première Guerre Mondiale, apportant de la prospérité et le loisir de consommer.

La critique s’est déjà intéressée à ces aspects historiques et sociaux, importants surtout lorsque l’on essaie de comprendre la réception de l’œuvre faite par la société d’alors. En outre, la critique s’est constituée pour une grande part en faisant la mise en exergue du masochisme et du fétichisme de l’image féminine, analysés chez Tanizaki pour ses inspirations littéraires en général, y compris pour Un amour insensé. De ce fait, celui-ci est souvent lu à travers le point de vue qui peut se résumer, grosso modo, à ceci : Jôji, avec sa tendance masochiste, symboliserait le Japon depuis l’ère Meiji en admiration et à la merci de l’Occident incarné par Naomi. Dès lors, dans cette lecture, la figure féminine se révèle être non seulement un objet exotique, idéalisé et idolâtré, mais surtout, situé à l’extérieur du sujet pensant, c’est-à-dire la figure masculine ; tout comme l’Occident l’est pour le sujet pensant japonais.

Cependant, il nous semblerait, et c’est l’hypothèse que porte le présent article, que l’héroïne, dans cette œuvre, ne se réduise pas à un tel objet extérieur par rapport au narrateur-protagoniste, mais qu’elle symbolise plutôt un objet diffus et intériorisé, faisant partie intégrante du sujet pensant. Concrètement, Naomi ne serait pas, à notre sens, le symbole de l’Occident à proprement parler, devant lequel Jôji, c’est-à-dire le Japon, ne peut qu’être soumis ; mais plutôt, elle représenterait l’occidentalisation qui se produit au sein même de la société japonaise d’alors. Elle serait donc le phénomène interne, sur lequel même le Japon lui-même ne peut plus avoir de contrôle et dans lequel il reste prisonnier, quoique consentant.

Afin d’examiner cette hypothèse, nous analyserons tout d’abord la figure féminine ainsi que le commencement de sa relation avec le protagoniste masculin ; ensuite la transformation de l’héroïne, l’évolution de leur relation tout en faisant le parallèle que notre hypothèse propose ; enfin, les résultats de cette transformation ainsi que ce que cela représenterait, à la fois dans le roman et la société japonaise d’alors. Cela nous permettrait de réfléchir au sens, si tant est qu’il y en ait un, de cette relation : en quoi cet amour est qualifié par l’écrivain d’insensé ?

La figure féminine de Naomi et sa relation avec Jôji

Rencontre et identité de Naomi

Le protagoniste masculin a été, comme nous l’avons dit, d’emblée marqué par le prénom atypique de la Japonaise rencontrée. Il est vrai qu’un prénom de fille à trois syllabes et à trois idéogrammes, de surcroît sans la terminaison en « ko » qui était – et est toujours – d’usage pour les prénoms féminins, était du moins extrêmement rare sinon inexistant à cette époque. Dès lors, non seulement ce n’est autre que par l’étrangeté du prénom que l’attention du protagoniste se pose sur la Japonaise, mais encore, il tente même de le rendre, littéralement, étranger :

J’avais vingt-huit ans à l’époque : comment se fait-il que mon regard ait été attiré par cette gamine ? Je ne le démêle pas clairement. Je crois que c’est son nom qui d’emblée me plut. Tout le monde l’appelait « Nao-chan » ; mais un jour que je l’interrogeais à ce sujet, elle m’apprit que son nom véritable s’écrivait Na-o-mi, en trois idéogrammes, ce qui réveilla en moi une curiosité extraordinaire. Ma première réflexion fut : « Voilà un nom superbe et qui, écrit en caractères latins, pourrait passer pour occidental8 ».

L’intérêt pour la personne vient après la connaissance de son prénom :

Puis peu à peu je me mis à prêter attention à la fille elle-même. Curieusement, c’est une fois éclairé sur ce prénom non exempt de recherche, que j’en vins à trouver à la personne une physionomie tout à fait intelligente, avec quelque chose d’occidental, et à me dire : « Ce serait pitié que de la laisser végéter comme serveuse dans un pareil endroit ! » […] veuillez noter, je vous prie, que j’écrirai désormais ce nom en écriture syllabique ; sans quoi l’impression produite ne serait pas la même […]9.

Ici, l’écriture syllabique est en fait le katakana, système d’écriture utilisé pour tout terme dont l’objet provient de l’étranger, en particulier de l’Occident alors. La prononciation du prénom reste la même, mais le visuel de cette écriture suffit au héros pour revêtir l’identité de l’héroïne de son imaginaire sur la femme d’ailleurs, exotique et lointaine, dont il rêve. Il s’agit en effet d’un habillage d’un élément autochtone par un élément étranger, en l’occurrence occidental. L’habit fait le moine, dit-on, et force est en effet de constater qu’à partir de ce moment précisément, Jôji, passant au peigne fin la figure de Naomi, y trouve de plus en plus de quoi combler son désir d’exotisme.

De fait, Naomi […] ressemblait à l’actrice de cinéma Mary Pickford : elle avait donc bien quelque chose d’occidental. […] Et il ne s’agit pas seulement de ses traits : entièrement nue, elle avait tout à fait un corps d’Occidentale. De cela, naturellement, je ne me suis rendu compte que plus tard ; […] je ne pouvais que me faire une idée floue, d’après la façon élégante dont elle portait le kimono, de la perfection de ses membres10.

Entre regard subjectif de Jôji sur Naomi et image publique de celle-ci

Malgré sa fascination pour Naomi, Jôji pourrait paraître d’un esprit plutôt avisé et réaliste, prenant en considération quelques éléments extérieurs à son appréciation concernant le physique « occidental » de Naomi et mettant son propre regard en examen :

Elle avait […] bien quelque chose d’occidental. Parti pris trop favorable de ma part ? Nullement, puisque aujourd’hui encore c’est également l’avis de nombreuses personnes. La chose est indéniable11.

Or, on découvre, au fil du récit et à plusieurs reprises, que les autres voient Naomi, non pas comme une Occidentale mais comme une Eurasienne ; différence qui semble curieusement échapper à Jôji, alors que Naomi en témoigne d’elle-même : « […] tout le monde me dit que j’ai un type eurasien […]12 ». Et il importe ici de souligner que la notion de métissage, comme on l’exprime en japonais et dans le roman même, avec les trois idéogrammes signifiant « mélange », « sang » et « enfant », était alors porteuse d’une connotation fort discriminatrice et injurieuse. Toutefois, trop préoccupé à faire remarquer Naomi comme une Occidentale étant à ses côtés en tentant de la vêtir de maintes façons extravagantes – qui touchent parfois même au mauvais goût –, Jôji semble ne pas percevoir la qualification, pourtant fort désavantageuse, portée fréquemment sur sa femme par les autres :

Lorsqu’elle déambulait dans le promenoir du Yurakuza ou du Théâtre Impérial en faisant chatoyer ses étoffes aux éblouissants reflets, tout le monde se retournait pour la regarder. « Vous connaissez cette femme-là ? – Peut-être une actrice ? Eurasienne ? » L’oreille attentive à ces chuchotements, elle et moi, fiers comme Artaban, portions exprès nos pas de ce côtés-là13.

À ce propos, le métier d’actrice, né sous l’influence de la culture occidentale vers la fin de l’ère Meiji, précisément aux alentours de 1910, était qualifié d’infâme et de vulgaire par la majorité du peuple, d’une part par ignorance, d’autre part par le fait que la frontière entre l’actrice et la prostituée pouvait effectivement être bien opaque dans la pratique. À ces deux catégories sociales, rarement distinguées et souvent confondues, s’ajoute l’apparence d’Eurasienne qui, au vu de la dernière scène et de la suivante, semble fonder une catégorie sociale à part entière, dédaignée et mise à la marge, que Naomi est parfois soupçonnée d’occuper :

S… me parlait dans le creux de l’oreille […]. « Dis, la créature splendide qu’on a vue avec toi, qui est-ce ? On aimerait bien nous aussi faire sa connaissance… – Il ne s’agit pas d’une femme comme tu crois. – On dit que c’est une actrice du Théâtre Impérial ? […] On dit encore que c’est une vedette de cinéma. On prétend aussi que c’est une Eurasienne. Dis-nous où elle perche ou on ne te laisse pas partir ! […] « Alors vieux, c’est seulement pour danser qu’on peut la sonner, cette femme-là ? » Je me retins tout juste de le traiter d’imbécile. […] à en juger d’après les propos de S… […], ils étaient à cent lieues d’imaginer que Naomi et moi étions mariés et ils voyaient en elle une de ces femmes à qui l’on peut donner rendez-vous n’importe où. […] – Son nom ? lança T…, entrant dans le jeu. – Son nom ? Voyons… c’est un drôle de nom… Naomi, oui, Naomi, je crois bien. – Naomi ?... Alors, c’est sûrement une Eurasienne, dit S… ; et, me regardant d’un œil goguenard, il ajouta : « Si c’est une métisse, ça ne peut pas être une actrice. […] »14

Constatons dès lors que les trois statuts – métisse, actrice et prostituée – s’entremêlent, avec chacun ses connotations négatives, pour composer progressivement une figure hybride mais réelle de Naomi, au sens où la majorité quasi unanime la perçoit dans la société. Il s’avère alors que cette figure n’est rien autre que l’exacte antithèse de la femme « merveilleuse », « distinguée » que Jôji projetait ardemment sur Naomi ainsi que sur son devenir. En effet, en ce qui concerne l’image de celle-ci, un écart trop important sépare le regard de Jôji de celui des autres pour que ce dernier soit intelligible aux yeux du héros, qui se dit désormais en être « déconfit15 » et dépassé. Force est en effet de constater que plus il est pris du désir de rapprocher Naomi d’une Occidentale, plus elle perd en réalité sa dignité, sans pour autant que ni lui ni elle ne s’en aperçoive.

Naomi en cours de transformation et oscillation conflictuelle de Jôji

L’anglais

Par ailleurs, Naomi prend des cours d’anglais pris en charge par Jôji, mais sans que celui-ci puisse constater ses progrès réels. Il observe certes un talent de lecture chez elle, mais aussi une difficulté sérieuse de compréhension grammaticale.

Après deux ans d’étude […], on devrait avoir au moins une connaissance pratique de l’emploi du participe passé, de la formation du passif et des cas dans lesquels utiliser le subjonctif. Mais non : quand je tentais de lui faire traduire du japonais en anglais, je constatais que toutes ces notions lui échappaient totalement […]16.

Puis en s’adressant directement à Naomi :

[on] se fourvoie complètement quand [on] prétend qu’il suffit de bien prononcer et de savoir lire d’une manière fluide. Tu as une bonne mémoire, c’est vrai, ce qui te permet de retenir facilement par cœur ; mais si je te demande de traduire, on s’aperçoit que tu n’as rien compris. Tu ne fais que répéter comme un perroquet17.

Les acquis en anglais de Naomi se révèlent ainsi être fondés seulement sur l’imitation et l’application de prononciation ainsi que sur la mémorisation des phrases toutes faites, qui ne signifient nullement qu’elle comprend foncièrement la logique de la langue. Au fond, il semble qu’un parallèle mériterait d’être entre la façon dont Naomi absorbe l’anglais et celle dont la société japonaise s’est transformée, au vu de l’Histoire de l’ère Meiji et de toutes les mesures de modernisation prises pour transplanter au plus vite les modèles sociétal, économique et culturel occidentaux : apprentissage superficiel d’un système étranger, fondé principalement sur l’imitation et l’application, sans qu’il y en ait pour autant un essai de compréhension fondamentale.

La danse

Sur le plan romanesque, la principale intrigue réside dans l’infidélité ainsi que dans les diverses liaisons que Naomi va tisser avec les hommes, au fur et à mesure qu’elle avance sur le processus de modernisation et qu’elle prend confiance en elle ainsi que de l’ascendance dans le couple. Ses futurs amants fréquentent comme elle les lieux de « danse moderne18 », et l’origine de celle-ci est la valse de l’Europe du XIXe siècle, mélangée ensuite au style d’une danse américaine alors en vogue. Il s’agit, en effet, d’une activité considérée au Japon d’alors comme étant très moderne car occidentale, où se trouvent alors tous les Japonais attirés par les produits et mœurs occidentaux nouvellement apportés. Les scènes relatives aux cours et aux soirées de danse sont alors significatives pour l’œuvre, d’une part par la place quantitative qu’elles y occupent – 80 pages environ sur 370 pages –, d’autre part, et surtout, par les symboles qui s’y forment : elles illustrent de façon emblématique l’engouement fiévreux pour tout ce qui vient de l’Occident, le désir généralisé de le pratiquer et de se montrer à tout prix occidentalisés, qui s’emparent des Japonais de la capitale d’alors, à l’image de ces personnages suivants.

« Excusez-mon indiscrétion, mais est-ce the foist time que vous venez au cours de danse ? » […] outre que je détestais sa façon affectée de prononcer foist, elle avait un débit effroyablement rapide. […] – Oh ! vraiment ? Voyez-vous, c’est moa moa difficalt pour un gen’leman que pour une lady ; mais une fois lancé, cela vient tout seul, voyez-vous. » Je ne comprenais rien à ce moa, moa, où je finis par reconnaître more, more. Elle glissait dans ses propos des mots anglais qu’elle prononçait tous à sa manière […]. Tout y passa : […] la danse moderne, les langues étrangères, la musique… Les sonates de Beethoven étaient ci ou ça, la Troisième Symphonie n’est-ce pas…, les disques de telle société d’édition étaient meilleurs, ou plus mauvais, que ceux de telle autre. Complètement épuisé, je restais muet.
[…] La demoiselle en rose […] offra[i]t autour d’un nez long et mince l’ovale typiquement japonais des personnages de nos estampes populaires. […] Il me parut clair, à la réflexion, qu’éprouvant comme une disgrâce à nulle autre seconde de posséder des traits par trop japonais, elle s’était mise à la torture pour se donner le plus possible un air occidental. A y regarder de plus près, elle avait étalé du fard blanc […] et ombré au crayon bleu-vert le tour des yeux […]. Avec sa couche de rouge, un rouge carrément écarlate, sur les joues, avec en plus son ruban autour de la tête, désolé, mais elle avait tout d’une monstrueuse apparition19.

Naomi s’acclimate très bien à l’ambiance et à l’état d’esprit qui émanent de ces lieux et en devient même une habituée imposante, tandis que Jôji, traîné par sa femme, y découvre des faces cachées de celle-ci. Elle s’y révèle en fait hautaine et méprisante envers les autres femmes et plus nombriliste et orgueilleuse que jamais quant à son visage « occidental », comme on le constate dans ses paroles suivantes :

je veux bien qu’on ait recours à toutes sortes d’artifices quand on veut à tout prix se donner un air occidental ; mais elle, elle n’y arrive pas – pas du tout ; c’est à se tordre : un vrai singe ! […] Elle a beau vouloir se donner l’air d’une Occidentale, avec cette tête-là, elle peut toujours courir ! Tout dans sa figure, chaque trait, est to-ta-le-ment japonais, et encore japonais et rien d’autre que japonais. – En somme, c’est pitié que de la voir se donner tant de mal ? – Oh ! que oui ! Un mal de singe, à vous faire pitié ! Mais des Japonaises qui, même en kimono, ont un air européen, ça existe, vous savez ! – Vous, par exemple ? » Naomi acquiesça d’un mouvement de nez, ajoutant dans un rire de jubilation méprisante […]20.

À l’écoute des conversations de la sorte que Naomi entretient avec sa cour masculine, il arrive à Jôji d’avoir des moments de lucidité, souvent sur le chemin du retour des cours de danse : il se rend compte de l’aspect pour ainsi dire monstrueux de ce qu’elle est devenue et regrette d’avoir été mené par de la vanité, en voulant investir autant dans la modernisation, l’occidentalisation de sa femme.

Tous nous quittèrent à la gare […]. Naomi et moi attendîmes le train dans la nuit, […] sans échanger beaucoup de paroles. Mon cœur était en proie à ce qu’on pourrait appeler le vague à l’âme qui suit les moments de bonheur. Naomi, elle, n’éprouvait assurément rien de tel. « On s’est bien amusés, hein ? Il faudra y retourner bientôt. » Comment ! C’était ça ce qu’on appelait une soirée dansante ? […] Mais […] pourquoi y étais-je allé ? Pour leur en jeter plein la vue avec Naomi ?... […] Et qu’en était-il du trésor dont j’étais si fier ? « Oui, qu’en est-il, mon bon ? Est-ce qu’en te voyant chaperonner cette femme, le monde a poussé des cris d’étonnement comme tu l’avais très précisément espéré ? » Intérieurement je ne pouvais m’empêcher de me tenir ce langage et d’être enclin à me moquer de moi-même. […] Ces réflexions amères, déprimantes, dont je ne saurais dire s’il s’agissait de regret ou de désespoir, ne me lâchèrent pas ce soir-là jusqu’à notre retour à la maison. Dans le train, je m’assis exprès sur la banquette en face d’elle […]. Que trouvais-je donc en elle de si remarquable pour m’être à ce point amouraché d’elle ? Son nez ? Ses yeux ? […] Alors resurgit du fond de ma mémoire l’image un peu floue de la Naomi du Café Diamant, au temps de notre première rencontre. A côté de la Naomi de maintenant, celle de ce temps-là était incomparablement plus attirante. Candide, ingénue, timide, mélancolique, elle n’avait rien de commun avec la fille brutale et insolente d’aujourd’hui. […] Naomi était devenue, à mon insu, cette créature proprement insupportable et odieuse21.

Néanmoins, et étonnamment, cette prise de conscience ne dure jamais longtemps chez le héros : dès lors qu’il rentre à la maison avec sa femme, les doutes sur celle-ci disparaissent.

N’allez surtout pas en conclure, lecteur, que j’étais à tout jamais rassasié de Naomi ! […] Une fois de retour dans notre maison d’Ômori, et de nouveau seuls, l’impression de « satiété » que j’avais éprouvée dans le train s’évanouit complètement ; chaque détail de la personne de Naomi – ses yeux, son nez, ses mains, ses jambes – retrouva son entière séduction et tout – absolument tout – redevint un bien suprême à la saveur, pour moi, inépuisable. Dès lors je n’arrêtai plus de retourner danser avec Naomi. Chaque fois j’étais écœuré par ses défauts et, sur le chemin du retour, m’abandonnais à un sentiment de répulsion. Mais cela ne durait jamais bien longtemps et, en l’espace d’une nuit, mon cœur oscillait sans cesse de l’amour à la haine, aussi changeant que la prunelle d’un chat22.

Les cours ou les soirées de danse sont ainsi des rares lieux où Jôji perçoit Naomi dans une réalité pour ainsi dire publique et que, de ce fait, il remet sans cesse en question la version qu’il a d’elle, tandis que leur maison, quant à elle, se révèle comme un lieu où Jôji peut rendre à nouveau intacte sa fascination pour Naomi ; autrement dit, un lieu où il peut, de nouveau, se livrer à l’ivresse d’un aveuglement. En effet, ces deux visions de sa femme, contradictoires quoiqu’internes à lui, représentent tour à tour le réel véritable pour le héros. C’est en cette confrontation de ces deux vérités que peut constituer, à notre sens, l’enjeu fondamental de l’histoire.

Dès lors, Jôji traverse des moments d’oscillation entre divers sentiments : la fierté d’avoir une femme « moderne », la soumission devant celle-ci qui incarne de plus en plus d’autorité sur lui, le mépris ou le dégoût envers elle, et l’amertume de n’avoir plus la Naomi d’autrefois « ingénue », etc. Toutefois, le fait est que cela ne met pas, pour autant, radicalement en cause le processus même de modernisation qui est en train de se faire chez sa femme. Il est en effet à la fois l’auteur, le spectateur et le prisonnier de son propre projet, en sorte qu’il ne peut à présent que continuer à suivre. Et ce projet, consistant à occidentaliser sa femme, est le fruit ainsi que le jeu même de sa propre faiblesse.

Ce conflit intérieur de Jôji, dépeint par Tanizaki, peut nous laisser songer à celui du Japon de Meiji en cours de modernisation : conflit suscitant différents types de réactions et de sentiments et engendrant des tensions internes insolubles entre, succinctement, l’élan idéologique arbitraire et hâtif vers la modernité à tout prix et les réactions conservatrices et mélancoliques s’efforçant de reconsidérer les valeurs nationales ; mais sans toutefois que ne soit véritablement mis en question le processus même de modernisation, ni même la façon dont elle prenait forme. En fait, les enjeux politique et économique internationaux étaient tels que le Japon n’avait plus d’autre alternative que de continuer, tant bien que mal, à s’ancrer dans ce schéma d’un pays en cours de modernisation : acquisition des notions et des appareils issus du monde occidental.

Les hommes

À propos de cette acquisition des notions occidentales, il nous semble pertinent de remarquer que, durant les premières décennies de la modernisation du Japon, que l’on pourrait qualifier d’outrancière, celui-ci tisse des relations diverses avec chacun des pays occidentaux, en fonction des domaines concernés. Par exemple, le système français fut adopté pour l’organisation de l’armée de terre, et le système anglais pour celle de la marine ; pour la Constitution, le modèle anglais fut choisi ; pour l’introduction de l’enseignement universitaire de la médecine, les Allemands furent sollicités, tandis que l’enseignement de l’art pictural fut pris en charge par les Italiens… Une manière en effet de disposer autour de soi les différents pôles, dont on tire des bénéfices respectifs, semble ainsi caractériser la méthode japonaise de la modernisation.

Vers le milieu de l’histoire d’Un amour insensé, Jôji finit par apprendre que Naomi entretient plusieurs relations à la fois avec des hommes qui, d’ailleurs, entre eux, ne savent même pas qu’ils sont ses amants communs. Ce sont, comme nous l’avons vu, des hommes japonais rencontrés dans les cours de danse, mais également des Occidentaux croisés dans des circonstances plus ou moins mondaines que Jôji ignore même. Lorsque celui-ci succombe à une crise de colère violente et qu’il congédie alors sa femme sur le champ, il va s’avérer plus tard que non seulement elle n’a pas eu beaucoup de problèmes à se faire loger ce soir-là, mais qu’elle a même pu choisir l’une de ses relations qui lui était, sur le plan matériel, la plus avantageuse. D’ailleurs, si la relation avec Jôji représentait pour elle une base de sécurité matérielle voire peut-être familiale, elle aurait bénéficié tantôt de la camaraderie amoureuse des relations menées respectivement avec les étudiants qu’elle fréquentait, tantôt de l’amour exotique et mondain des liaisons diverses tissées avec des Occidentaux expatriés. Elle répand ainsi autour d’elle une sorte de trame relationnelle, dont elle tire des fils de manière propice à chaque circonstance. Par conséquent, il nous semble pouvoir à nouveau établir un parallèle entre la manière dont le Japon organise sa modernisation et celle dont Naomi se transforme, en l’occurrence, au travers de sa mutation féminine.

Transformation accomplie ?

Paraître occidentale

Au vu du dernier chapitre de l’œuvre où Jôji décrit méticuleusement la vie de Naomi, le lecteur s’interrogerait probablement sur l’issue de la transformation de celle-ci, en se demandant ceci : à l’issue de ce projet, consistant à la transformer en une femme, au dire de Jôji, moderne et distinguée, en quoi ce qu’elle est enfin devenue pourrait-il être qualifié de la sorte ?

Trois ou quatre ans ont passé depuis…Nous nous transportâmes à Yokohama, ayant loué sur les Hauts la grande demeure européenne que Naomi avait repérée. Mais bientôt, de plus en plus accoutumée au luxe, elle s’y sentait à l’étroit, et nous achetâmes dans le quartier de Hommoku, toute meublée, une maison précédemment occupée par une famille suisse. Nous nous y installâmes. […] Naomi reste au lit le matin jusqu’à plus de onze heures, ni éveillée ni endormie ; somnolente, elle fume des cigarettes ou lit le journal. […] elle lit aussi des magazines : Classic, Vogue ; ou plutôt elle ne lit pas – elle étudie minutieusement, page après page, les photos qui se trouvent à l’intérieur : surtout les dessins de mode et les modèles occidentaux. […] Avant de se débarbouiller, elle boit au lit du thé noir au lait. Pendant ce temps-là, la vieille bonne lui prépare son bain. Naomi se lève, va tout droit à la baignoire ; quand elle en ressort, elle reste allongée un moment cependant qu’on lui fait un massage ; après quoi, elle se coiffe, se polit les ongles, se tripote le visage en tous sens avec tout un arsenal d’outils et d’ingrédients […] ; longue hésitation pour savoir comment s’habiller ; il est à peu près une heure et demie quand elle entre dans la salle à manger. Après déjeuner, elle n’a presque rien à faire jusqu’au soir. Le soir, il y a toujours quelque chose, soit qu’elle ait reçu une invitation, soit qu’elle ait des invités, ou qu’à défaut elle aille danser dans un hôtel ; quand le moment est venu, elle refait son maquillage et change de toilette. Pour les grandes soirées, […] elle prend un bain et […] s’enduit tout le corps de fard blanc23.

En effet, toutes ses références occidentales, relatives uniquement à la beauté extérieure et au mode de vie, constituent à présent l’entièreté de la vie de Naomi, désireuse plus que jamais de se rapprocher d’une figure occidentale. Son processus d’occidentalisation est alors à son comble, dont la méthode se compose toujours d’observation, d’imitation et de maquillage, au sens figuré comme au sens propre. Par ailleurs, la façon dont elle se modernise – ou plutôt pense se moderniser – n’apporte en aucun cas des signes ni de progression morale, ni d’élévation personnelle ou intérieure, ni même d’individuation ; au contraire même, ses domaines de préoccupation, fort ordinaires et superficiels, semblent révéler sa nature plutôt matérialiste et très commune. Il s’agit alors d’une modernisation, si tant est que cela en soit une, fondée uniquement sur la fabrique d’image de soi ; et Naomi semble y fondre à force de s’en recouvrir, tout comme le fard blanc qu’elle s’applique avec soin.

Tout cela n’est pas, encore une fois, sans faire penser aux zones d’ombre de la modernisation japonaise conduite par le gouvernement de Meiji, tenté de sauver la face en tant qu’Etat dit moderne, en introduisant des notions et des idées occidentales, sans toutefois que les sens ou/et la nécessité n’en fussent véritablement saisis. Un seul exemple suffirait à illustrer notre propos : la tradition, persistant depuis l’ère Edo, de kôshô, ou prostitution publique, c’est-à-dire officielle et déclarée, aurait pu, sinon déranger, du moins interpeler le gouvernement de Meiji, dont la politique intérieure consistait, pour une grande part, à l’établissement de la démocratie, de l’égalité et de la liberté individuels, etc. Or, la question du trafic des êtres humains, en l’occurrence du corps féminin et, surtout, de l’implication – d’ailleurs très bureaucratique – de l’État, dit civilisé, dans le domaine, n’embarrassait les dirigeants d’alors qu’à cause des regards des pays occidentaux, et non sur le plan ni éthique ni idéologique. Ou mieux : c’est à la suite des jugements négatifs sur la question, que l’Occident adressa en 1872 aux diplomates japonais, que le gouvernement promulgua, à peine quelques mois plus tard, Geishôgi kaihô rei, décret exigeant la libération des prostituées ; or, il semblerait que la réponse gouvernementale sur une telle question ait été trop hâtivement donnée pour que celle-ci eût été véritablement posée. Qui plus est, non seulement le décret ne produisit guère d’impact réel dans la société, mais encore le gouvernement de Meiji finit par céder aux pressions des proxénètes et par en revenir, au bout d’une douzaine de mois après l’annonce du décret, à la tolérance plus ou moins officielle de la prostitution publique, en sorte que celle-ci exista jusqu’à la fin des années 1950, ou tout au moins, qu’elle était admise par le gouvernement jusqu’en 1946, soit quasiment 80 ans après le début de l’ère Meiji24. Cette question nous semble mettre particulièrement en exergue les deux points : du moins le manque sinon l’absence de réflexion de la part du gouvernement japonais sur le sens des fruits, en l’occurrence éthiques, de la civilisation occidentale, que le pays tentait pourtant à tout prix de s’appliquer ; et, par là même, l’attachement aux signes extérieurs, c’est-à-dire à l’image, d’un Etat moderne, qui conduisait la modernisation japonaise de Meiji.

Conquête et domination

Le but ultime que portait alors l’ère Meiji fut de « dépasser l’Occident ». Ici il va sans dire que le but fondamental de ce slogan résidait dans la domination, de la même façon que la vie de Naomi se constitue de nombreuses conquêtes masculines.

Elle a souvent changé d’amis. Les Hamada, Kumagai ont […] complètement disparu. Il y a eu un temps où le Mac Connell était bien en cour ; mais il n’a pas tardé à être remplacé par un certain Dugan. Après Dugan a fait son apparition un nommé Eustace, personnage plus antipathique encore que Mac Connell. […] Naturellement, après Eustace […], il y en a eu un autre, un troisième25.

Ainsi, s’observent deux tentatives de Naomi : d’une part, celle de devenir délibérément une autre-occidentale, et d’autre part, celle d’établir son pouvoir sur les autres, en particulier les hommes. Ces deux désirs permanents vont de pair chez elle, lui permettant de constituer sa raison d’être.

Naomi est alors comme un phénomène que personne ne peut entraver ou arrêter, et c’est à présent à travers elle que Jôji vit, ou à tout le moins, survit.

je suis moi-même le premier surpris d’être aussi accommodant. […] Quand on n’a plus confiance en soi, c’est sans remède. Au point où j’en suis, je ne suis absolument pas de taille à me mesurer à Naomi ; en anglais par exemple. Grâce à ses relations, à sa pratique, elle a fait tout naturellement de grands progrès. Quand, au cours d’une soirée, je l’entends minauder avec les messieurs et les dames, qu’on le veuille ou non, […] on la prendrait curieusement pour une Occidentale. Parfois, elle fait l’Occidentale et m’appelle « George »26.

Ainsi, il finit par suivre impuissamment Naomi, tout en s’engouffrant dans l’ombre de son pouvoir et se faisant même occidentaliser à son tour… processus parallèle à l’aspect traditionnel du Japon qui devient peu à peu impuissant, englouti dans le phénomène devenu pour ainsi dire monstrueux, que fut l’occidentalisation de la société japonaise. Qui plus est, Jôji demeure, malgré tout, « follement épris de Naomi27 », ce qui montre la forte emprise de celle-ci sur lui. Cela nous semble immanquablement illustrer l’attrait qu’exerce sur les Japonais tout ce qui leur semble être occidental.

Conclusion

Après cette mise en parallèle entre le personnage féminin d’Un amour insensé et l’occidentalisation de la société japonaise en tant que phénomène social, se pose la question suivante : quel est le sens que l’écrivain aurait, le cas échéant, tenté de dégager au travers de cette œuvre ? Pour pouvoir aborder cette question, il importe de comprendre les circonstances dans lesquelles l’œuvre fut écrite.

Un amour insensé fut conçu en 1923, année où le grand tremblement de terre du Kantô, l’Est du Japon, transforma en une ruine Tokyo, capitale encore empreinte de l’atmosphère particulière à Edo.

Edo, la capitale située au même endroit, en plus petit, que Tokyo, est aussi l’appellation de l’ère précédente à celle de Meiji et à la fin de laquelle le pays connut la réouverture qui, par la suite, allait engendrer la Restauration de Meiji et transformer le pays, en quelques décennies seulement, en une puissance militaire et industrielle. Le nom Edo porte dès lors des significations spécifiques à la fois spatiale et temporelle. Il s’agit alors d’un espace-temps dont l’image évoquerait un monde, pour ainsi dire, à part. Autrement dit, lorsque l’on pense à Edo en terme de lieu, on pense aussi naturellement au temps, c’est-à-dire à l’époque appelée Edo ; inversement, lorsque l’on évoque Edo en tant qu’ère, le lieu dans lequel l’état d’esprit en fut forgé se rappelle de manière évidente et incontournable. Cette interdépendance de l’espace et du temps forme un univers assez particulier, auquel Tanizaki attachait son idéal et dont il s’inspirait pour ses motifs littéraires : la durée éphémère et la perfection qui sont celles d’une fleur, ainsi que la naïveté et l’insouciance de celui qui l’idolâtre. Ainsi la culture d’Edo louait, entre autres, l’impermanence de la vie, l’insouciance du lendemain, les liaisons amoureuses extra-conjugales, la violence émotionnelle ou l’errance sentimentale… bref, une manière de vivre avec la vertu de gu ou oroka28 : « sottise », « stupidité », « bêtise », « extravagance » voire « folie »29. Le terme est en fait révélateur à la fois du cynisme, de la rupture avec la société moderne et de la poétique, qui traversent toute l’œuvre de l’écrivain, comme on peut déjà le deviner dans sa toute première nouvelle parue en 1910 :

Ceci se passait en un temps où les gens possédaient encore la vertu précieuse de faire, comme on dit, « des folies » – suffisamment du moins pour que les rouages du monde, à la différence d’aujourd’hui, ne grincent pas trop fort –, un temps où bouffons et serveurs de thé gagnaient bien leur vie à vendre des histoires drôles pour chasser tout nuage du front serein des grands seigneurs et de la jeunesse dorée, et, aux palais, faire rire sans fin servantes et prostituées de luxe, si bien que le monde allait sans heurts son petit train30.

Étant né en 1886 à Nihonbashi et ayant grandi dans ce quartier, emblématique de la culture d’Edo, il y fréquentait celle-ci dès sa plus tendre enfance à travers, par exemple, des théâtres de nô, et trouvait, au fil de sa jeunesse, une inspiration poétique pour son esthétique. Dès lors, Tanizaki perd plus qu’une ville natale avec le tremblement de terre de 1923 : ce fut une disparition spatiale et temporelle d’un univers qui lui était une matrice sur le plan à la fois personnel, culturel et artistique ; ce fut aussi une disparition soudaine et radicale d’un « monde tranquille », dont déjà l’occidentalisation en cours depuis plus d’un demi-siècle ne laissait que les derniers résidus, comme il le constatait dans sa vie quotidienne.

D’ailleurs, Un amour insensé, mettant en scène les différents quartiers de Tokyo de manière quasiment réaliste, esquisse une ville en cours de transformation par de nombreuses constructions de style occidental. Dans un premier temps du récit, les lieux de promenade des protagonistes se situent tantôt dans les ruelles d’Asakusa, quartier ancien, tantôt sur l’avenue Ginza, emblème du Japon moderne, en ébauchant dès lors une certaine mosaïque de références hétérogènes. Mais les quartiers anciens auront très vite disparu des intérêts de ces personnages, pour laisser entièrement place à des lieux liés à la modernisation, comme le théâtre impérial, les grands magasins, les salles et les soirées de danse, etc. Qui plus est, le protagoniste masculin, issu d’une province, ne peut plus supporter son pays natal « en pleine cambrousse31 » :

Les environs sont tout ce qu’il y a de banal ; aucun site historique, dans la journée, c’est plein de mouches et de moustiques qui bourdonnent et on y crève de chaleur32.

Ce qui lui fait dire que « la campagne n’offre aucun intérêt […] » et qu’« [i]l n’y a vraiment rien de mieux que Tokyo », tout en contemplant « l’éclatement joyeux de lumières de la cité sur le fond noir de la nuit33 ». Tout cela illustre la concentration d’intérêt massif et populaire pour la capitale, sanctuaire de la modernité, qui pèse sur la négation progressive des provinces ainsi que celle des valeurs traditionnelles.

Après le tremblement de terre, Tanizaki alla se réfugier dans le Kansai. Il nous semble alors significatif qu’Un amour insensé fut écrit dans cette région de l’Ouest du Japon, non touchée par le tremblement de terre et où les valeurs traditionnelles perduraient encore pleinement. En effet, le refuge à la fois physique, matériel et psychologique semble lui avoir été offert dans un tournant délicat de sa vie, pour lui permettre de continuer à vivre, à la fois en tant que personne et en tant qu’écrivain. Il a alors tenté de mettre en scène les mœurs populaires et la capitale qui se transformaient progressivement, loin de ses yeux. Selon notre parallèle entre Naomi et la société japonaise, cette transformation aurait été amèrement perçue par Tanizaki comme étant majeure, irréversible, et de sorte que le pays ne s’en sortira que défait.

Ainsi, le thème de l’œuvre reflète la société contemporaine de manière si aigüe et ironique que Tanizaki pouvait être considéré comme voulant provoquer des controverses politiques, ou bien déclarer une critique rigoureuse à l’égard de la société en question. Or, l’approche de Tanizaki n’est, nous semble-t-il, fondée ni sur une conscience politique ou politisée, ni sur une morale à proprement parler ; mais bel et bien sur une sensibilité humaine, sensorielle et esthétique, ainsi que sur son vécu personnel. C’est avec cette sensibilité que l’écrivain esquisse la psychologie des personnages tantôt idyllique tantôt déchirante, mais souvent obsessionnelle voire incontrôlable… somme toute, on ne peut plus humaine.

Notes de bas de page numériques

1 C’est le choix du verbe dans le texte d’origine, que la traduction a remplacé par « raconter ».

2 Junichirô Tanizaki, Un amour insensé [1924], traduit par Marc Mécréant, Gallimard, 1991, p. 9.

3 Tanizaki, Un amour insensé, p. 50.

4 Tanizaki, Un amour insensé, p. 24.

5 Le terme en japonais : bunka jûtaku. Nous traduisons.

6 Tanizaki, Un amour insensé, p. 25.

7 Tanizaki, Un amour insensé, p. 44.

8 Tanizaki, Un amour insensé, p. 10.

9 Tanizaki, Un amour insensé, p. 10.

10 Tanizaki, Un amour insensé, p. 10.

11 Tanizaki, Un amour insensé, p. 10.

12 Tanizaki, Un amour insensé, p. 17.

13 Tanizaki, Un amour insensé, p. 49.

14 Tanizaki, Un amour insensé, p. 138-139.

15 Tanizaki, Un amour insensé, p. 138.

16 Tanizaki, Un amour insensé, p. 52.

17 Tanizaki, Un amour insensé, p. 54.

18 Tanizaki, Un amour insensé, p.  69.

19 Tanizaki, Un amour insensé, p. 80, 102.

20 Tanizaki, Un amour insensé, p. 103-106.

21 Tanizaki, Un amour insensé, p. 123-124.

22 Tanizaki, Un amour insensé, p. 126.

23 Tanizaki, Un amour insensé, p. 273-275.

24 La prostitution clandestine, c’est-à-dire non déclarée, fut officiellement et irréversiblement interdite, tandis qu’à l’extérieur des cinq quartiers de Tokyo – Yoshiwara, Shinagawa, Shinjuku, Itabashi et Senjû –, toute affaire relative au trafic des êtres humains, en particulier la prostitution, fut interdite ; autrement dit, elle fut tolérée à l’intérieur de ces quartiers. Et ce à condition de remplir certaines règles comme, par exemple, l’examen médical des prostituées dans l’hôpital que le gouvernement lui-même se chargea de mettre en place dans chacun de ces quartiers. Pour l’ensemble de ce sujet, consulter : Nobuhiko Murakami, « Ituwari no kaihô », Meiji joseishi, Jôkan, [« Libération mensongère », Histoire féminine, tome 1], Ed. Rironsha, 1969, p. 189-209.

25 Tanizaki, Un amour insensé, p. 275-276.

26 Tanizaki, Un amour insensé, p. 276.

27 Tanizaki, Un amour insensé, p. 276.

28 « Gu » est la lecture chinoise et « oroka » la lecture japonaise du même idéogramme.

29 Notes dans Junichirô Tanizaki, Œuvres, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1997, p. 1601.

30 Le Tatouage [1910], dans Junichirô Tanizaki, Œuvres, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1997, p. 3.

31 Tanizaki, Un amour insensé, p. 31.

32 Tanizaki, Un amour insensé, p. 31-32.

33 Tanizaki, Un amour insensé, p. 31.

Pour citer cet article

Naoko Tsuruki, « La figure féminine d’Un amour insensé de Junichirô Tanizaki : métaphore d’une société japonaise en cours d’occidentalisation sous le prisme du paraître », paru dans Loxias-Colloques, 16. Représentations littéraires et artistiques de la femme japonaise depuis le milieu du XIXe siècle, La figure féminine d’Un amour insensé de Junichirô Tanizaki : métaphore d’une société japonaise en cours d’occidentalisation sous le prisme du paraître, mis en ligne le 23 avril 2020, URL : http://revel.unice.fr/symposia/actel/index.html?id=1591.

Auteurs

Naoko Tsuruki

Naoko Tsuruki est doctorante en littérature générale et comparée, rattachée au CTEL (Centre Transdisciplinaire d'Épistémologie de la Littérature et des arts vivants) à l’Université Côte d’Azur, sous la direction du Professeur Odile Gannier. Sa thèse s’intitule : « Fascination / Désillusion réciproques des Japonais et des Occidentaux – voyageurs, écrivains et photographe de l’ouverture du Japon à la fin de l’ère Taishô – ». Autre publication : « La figure féminine dans les romans « exotiques » : vision stéréotypée ou réelle découverte ? Madame Chrysanthème de Pierre Loti et Maihime (La Danseuse) de Mori Ôgai », publié dans Loxias le 15 septembre 2018 ; « Furansu monogatari [Conte de France] de Kafû Nagai : témoignage intime du cheminement vers soi », publié sur Loxias-colloques le 10 décembre 2019.

Université Côte d'Azur, CTEL