Loxias-Colloques |  16. Représentations littéraires et artistiques de la femme japonaise depuis le milieu du XIXe siècle 

Maëva Lamolière  : 

Carlotta Ikeda : entre exotisme et érotisme, construction d’une figure trouble et subversive

Résumé

Nous nous intéresserons ici à la danseuse de butô, Carlotta Ikeda (1941-2014), qui s’est implantée en France dans les années 1980 avec sa compagnie, Ariadone, souvent qualifiée comme étant « la seule compagnie de femmes », dans un univers butô fortement marqué par des figures masculines. Les critiques journalistiques de l’époque insisteront particulièrement sur la dimension « féminine » d’Ariadone et un phénomène d’exotisation, d’érotisation et de féminisation se cristallisera autour de cette compagnie. Cependant, cet article cherche à démontrer que ce leitmotiv du féminin cache un rapport beaucoup plus complexe au genre et que la figure féminine travaillée par la danse d’Ikeda se situe bien au-delà de cette assignation.

Index

Mots-clés : Ariadone , butô, Carlotta Ikeda, danse, érotisme, exotisme, féminin

Géographique : France , Japon

Chronologique : XXe siècle

Plan

Texte intégral

Introduction

1Carlotta Ikeda1 (de son vrai nom Ikeda Sanae) était une danseuse et chorégraphe japonaise de danse butô. Sous l’impulsion de Maro Akaji (compagnie du Dairakudakan) pour qui elle est alors interprète, elle fonde la compagnie Ariadone en 1974 au Japon et arrive en France pour la première fois en 1977, entourée du danseur Murobushi Kô (1947-2015) et de la danseuse Yoshioka Yumiko, alors appelée Mizelle Hanaoka. Après une série d’allers et retours entre l’Europe et le Japon, Ikeda implante sa compagnie à Bordeaux, au milieu des années 19902.

2Ce qui distingue la compagnie Ariadone des autres compagnies butô est que celle-ci était constituée d’interprètes exclusivement féminines, en contrepoint à Sankai Juku (Amagatsu Ushio), compagnie masculine qui rencontrera également un fort succès en France. Cependant, si les danseuses de la compagnie sont exclusivement des femmes, Carlotta Ikeda s’est entourée d’une majorité d’hommes au sein de son équipe technique et administrative. De plus, Murobushi Kô a co-signé, voire signé, une majorité des chorégraphies d’Ariadone3. Cette dimension collaborative en grande partie masculine a été occultée au profit du mythe d’une « compagnie exclusivement féminine » et cette « exception dans le monde du butô » va devenir un leitmotiv, une récurrence dans les discours journalistiques.

3Cette recherche sur et autour de Carlotta Ikeda, s’inscrit en danse entre histoire et esthétique et est évidemment marquée par l’histoire du butô, histoire traversée de circulations, de migrations et de transferts culturels entre l’Europe et le Japon. En quelques lignes, le butô émerge dans un Japon d’après-guerre secoué par de nombreux bouleversements sociaux, économiques, culturels et politiques. Si les critiques ont longtemps vu dans cet art chorégraphique une mise en corps de la bombe atomique, ils ont souvent oublié la dimension expérimentale et revendicatrice de cette forme artistique qui fait partie intégrante des avant-gardes japonaises des années 1960. Les pionniers de cette forme chorégraphique, Hijikata Tatsumi et Ono Kazuo vont être profondément influencés par les penseurs et écrivains européens : Sade, Bataille, Genet, Artaud, entre autres. L’historiographie dominante a aussi en grande majorité oublié la relation que les danseurs et danseuses de butô ont entretenue avec le cabaret. En effet, danser au cabaret sera aussi un lieu de survie financière mais également un terrain d’expérimentation artistique pour ces artistes. En effet, « dès les prémices du butô, ses participants (dont Hijikata et Motofuji Akiko) se sont aussi produits dans des cabarets érotiques commerciaux », affirme le chercheur Stephen Barber4. Le chorégraphe Maro Akaji fait du cabaret le fondement de sa danse : « Lorsque j’étais au cabaret, j’ai passé environ trois ans au cabaret, je me recouvrais d’une poudre en or [...] danser dans un cabaret finalement c’est du butô avant le butô. Et petit à petit je m’éveillais au futur butô5 ». Carlotta Ikeda revendique aussi ce passage que je qualifierais de rite initiatique : initiatique d’un point de vue artistique et esthétique mais aussi d’un point de vue économique. En effet, il faut garder en mémoire que l’économie du spectacle vivant était très précaire au Japon, sans système de subventions et qu’il fallait payer les théâtres pour danser. Carlotta Ikeda, même après avoir fondé la compagnie Ariadone en 1974, continuera de danser dans les cabarets en parallèle de ses créations de danse butô. Par ailleurs, Yoshioka Yumiko me confie dans un entretien6 que pour elle, Carlotta Ikeda était une formidable chorégraphe de cabaret. D’après cette même danseuse, des productions de cabaret étaient en tournée en même temps que les chorégraphies butô, ce qui laisse sous-entendre une forme de porosité entre ces deux formats spectaculaires7, même si l’on peut soupçonner que les spectacles de cabaret et les pièces butô sont traversés d’enjeux, de modes d’adresse et de finalités différentes.

4La compagnie Ariadone arrive à Paris en 1977 pour se produire dans un cabaret parisien, Le Jardin, mais leur proposition rencontre un échec car leurs numéros ont été jugés trop osés, trop grotesques et ne correspondaient pas a priori aux attentes du public de l’époque8. Finalement la compagnie sera programmée au Nouveau Carré Silvia Montfort avec un spectacle, Le dernier Eden qui rencontrera un vif succès et qui sera joué pendant près d’un mois, du 25 janvier au 20 février 1978, faisant salle comble.

5La réception du butô en France est empreinte de malentendus qui, d’une part figent la catégorie butô dans des stéréotypes qu’il est aujourd’hui difficile de déconstruire, mais qui, d’autre part, contribuent à son succès et à sa visibilité. Dans son ouvrage, La réception du butô en France, malentendus et fascination, Sylviane Pagès historicise et analyse l’arrivée du butô en France à la fin des années 1970. Elle parle alors d’un « Moment Japon9 ». En effet, la chercheuse souligne la publication en 1970 de l’Empire des signes de Roland Barthes et l’on découvre à ce moment-là des cinéastes tels que Ozu, Mizoguchi, Oshima, Imamura, distribués dans les années 1960-1970. De plus, un intérêt pour le zen et une fascination pour les formes de spiritualités japonaises se développe. Selon la chercheuse, l’arrivée du butô en France s’intègre dans une fascination plus large pour cette culture : « Dans ce transfert chorégraphique entre Japon et France, se mêlent donc différentes histoires : histoire en danse, histoire institutionnelle, histoire culturelle, histoire des représentations du Japon en France10 ». Si les danseurs de butô ont été marqués par la culture européenne, l’accueil unanime qu’a reçu le butô en France a été permis par une fascination teintée d’exotisme11.

6La réception en France de Carlotta Ikeda est teintée de ces multiples facteurs. Cet article cherche à venir analyser la construction féminine, érotique et exotique de la compagnie Ariadone. En effet, nous verrons que féminin et érotisme vont s’allier, teintant les discours d’un exotisme toujours latent.

7Il s’agira de voir dans un premier temps comment dans les discours critiques ce leitmotiv du féminin et de l’érotisme est pris dans une dimension exotique. Puis, nous analyserons comment Carlotta Ikeda a joué de cette étiquette tout en étant parfois ambigüe, voire contradictoire. Finalement, cet article défendra la thèse que la danse de Carlotta Ikeda se situe au-delà de cette catégorisation. Nous nous appuierons pour cela sur des descriptions produites à partir de captations vidéo et nous viendrons questionner ce que la corporéité dansante de Carlotta Ikeda produit pour pouvoir penser d’autres catégorisations et de nouvelles modalités de lecture.

Étude de la réception critique

Une réception critique unanime et positive

8Dans son ouvrage Sylviane Pagès démontre que la réception du butô en France s’est faite de manière quasi unanime et ce processus est également à l’œuvre dans la réception des pièces de Carlotta Ikeda. Une figure de star se construit et Carlotta Ikeda devient une icône représentative de multiples fantasmes. L’article de Chantal Aubry est ainsi intitulé « Carlotta Ikeda, virtuose du butô12 ». Jean Noël Cadoux13 parle quant à lui d’une « étoile de la danse ». Il la définit également comme une star en mettant en avant tous les lieux de diffusions et au travers d’expressions telles que : « dont les spectacles courent le monde », « cette artiste mondialement reconnue », « qui fit un triomphe », « salle comble ». En plus de cette dimension de star s’ajoute toujours chez ce journaliste le registre de l’envoûtement : « l’envoûtement, salle comble […] salle qui ne respire plus », « l’envoûtement gagne et cloue le public ». Chantal Aubry parle quant à elle de « magnétisme unique » etc. Carlotta Ikeda se retrouve projetée comme une star, une icône représentative du butô, au féminin. En ne lisant que ces citations on a du mal à penser qu’elles se réfèrent à une compagnie de danse française peu médiatisée et peu visible. Drôle de paradoxe pour cette danse souvent considérée comme peu accessible et qui peine à se diffuser. Carlotta Ikeda devient en quelque sorte l’emblème, la gardienne de la danse butô dans sa version féminine.

Un discours entre France et Japon

9Exotisme et étrangeté sont des termes souvent indexés au butô et qui s’incarnent chez les journalistes dans la figure même de Carlotta Ikeda. Tout d’abord, la plupart des journalistes qui ont écrit sur Ikeda mettent en avant le parcours de cette artiste. Sophie Avon parle ainsi d’« un parcours singulier pour cette artiste japonaise14 ». Chantal Aubry quant à elle met en avant sa formation15. Carlotta Ikeda apparaît comme une figure au croisement de nombreuses géographies : entre la France et le Japon mais également au sein même du territoire français. Ils mettent l’accent sur ce pont France-Japon. Sophie Avon écrit : « Vingt ans plus tard, Carlotta a poursuivi les allers-retours entre le Japon et l’Europe jusqu’à s’installer elle-même ici et ouvrir son propre studio rue Minvielle. Mais elle n’a jamais cessé d’entretenir des ponts avec son pays même si sa création s’est imprégnée de la culture occidentale16 ». Les critiques insistent sur cette dimension transculturelle, cependant ils figent la chorégraphe dans cette transculturalité géographique sans venir questionner ce que cela permet, ce que cela ouvre en termes esthétiques et artistiques. Ils se servent plutôt de cette dimension pour légitimer, créer une figure, une icône mystérieuse, intemporelle, sans géographie. Finalement, on reste ici sur un discours biographique qui ne rend pas compte de la fécondité artistique que cette double culture produit. « La réception du butô en France est alors symptomatique du besoin récurent de définir les danses par la nationalité. Selon cette tradition du conceptualisme, encore peu questionnée dans l’histoire de l’art de la danse, l’origine notamment géographique, constitue le critère de définition le plus récurent d’une forme artistique17. » Cet attachement que la danse butô est, dans son essence même, japonaise agit encore fortement aujourd’hui et rend difficile de se dire « danseur-s.e. butô » lorsque l’on n’est pas japonais.e. J’ai souvent entendu dire que, au moment où la compagnie Ariadone s’est mise à travailler avec des danseuses occidentales, quelque chose s’est perdu18. Aubry Chantal écrit : « Étrange vision que ces corps occidentaux s’efforçant d’entrer dans un modèle qui leur reste à vrai dire étranger19. »

Revendication d’un féminin

10Comme énoncé précédemment, la dimension féminine est le fil rouge de tous les discours critiques. Les journalistes ne cessent d’insister que la compagnie de Carlotta Ikeda est une compagnie de femmes, la seule compagnie de femmes. L’article de l’express met en avant cette spécificité féminine : « Paris découvrait suffoqué, le butô de cette japonaise qui dirigeait la seule troupe exclusivement féminine de cette ‘‘danse des ténèbres’’ engendrée par le cauchemar de la guerre et de Hiroshima ». Rosita Boisseau quant à elle parle de « star féminine du butô20 ». Sophie Avon nomme sa danse comme étant « puissamment féminine » et Marie-Françoise Christout dit à propos de UTT21 que « la féminité s’exprime partout mais sur un autre registre22 ». Les journalistes revendiquent cette dimension féminine et Carlotta Ikeda est érigée en tant qu’une star qui incarnerait le butô dans une dimension mystique et féminine. Chez les journalistes, le féminin se teinte souvent d’une dimension érotique : « Bouche ouverte, fesses offertes, une posture plus ou moins stupéfiante, entre bouffonnerie et érotisme23 ». À cet exotisme teinté d’érotisme certains journalistes vont mettre en avant l’écart des normes de beauté et insister sur la dimension exotique. Par exemple, Marie –Françoise Christout s’attarde sur les caractéristiques physiques des danseuses : « corps trapus, hanches peu marquées », attributs qu’elle qualifie comme étant peu érotiques : « l’érotisme japonais ne répond pas à nos critères et l’on ne trouve guère de sensualité dans les morphologies des japonaises », écrit-elle. Sylviane Pagès cite la journaliste Lucile Rossel qui fait le constat que les premiers journalistes qui ont découvert le butô en France l’ont perçu comme une « danse spécifiquement japonaise née du corps même des japonais24 ». Elle ajoute que « pris dans l’imaginaire occidental du corps japonais, les critiques se focalisent sur les signes de la différence- les yeux bridés, les jambes arquées. Comme dans le processus d’invention du corps exotique par les colonisateurs, la couleur, le visage, et en particulier les yeux, attirent toute l’attention et alimentent la fascination25 ». Elle ajoute que « La perception des corps des danseurs butô s’inscrit dans une histoire longue, celle du regard européen sur des corps autres, imprégnée par l’imaginaire d’une différence essentialisée et longtemps racialisée26 ».

Une corporéité étrange fascinante

11Cette figure exotique et cette réception positive se construisent donc sur un modèle Occident-Orient, mais également au sein même de la corporéité de Carlotta Ikeda. Selon Jean-Marc Moura, auteur d’une histoire de l’exotisme, les « deux noyaux de signification étranger/étrange » sont au centre de la définition de ce phénomène. Á cela s’ajoute les aspects fabuleux et magiques de l’objet exotique, ses liens avec la fable, les récits légendaires, autant que les dimensions mystérieuses et extraordinaires27 ». Voici quelques expressions qui – mises en série – permettent d’éclairer les rouages de la création d’une figure mystérieuse, voire mystique, par les journalistes : « Hésitante encore sur la langue française, économe des mots » ( Sophie Avon), « celle qui dit “la danse est à la fois silence et violence” est une petite femme silencieuse dont les chorégraphies en disent plus sur la vie que toutes phrases » (Sophie Avon), « visage d’enfant, corps de jeune femme pour cette danseuse quinquagénaire dont les spectacles courent le monde » (Jean Noël Cadoux), « de ce petit bout de femme souriante jaillit une mystérieuse énergie, celle du Butô... » (Jean Noël Cadoux), « l’énigmatique gardienne d’une éternelle jeunesse » (Chantal Aubry). À propos de UTT, Alain Foix parle de Carlotta Ikeda en évoquant les allégories du « sphinx, de la prêtresse, de la sorcière28 ». Ici se construit donc tout un ‘‘mythe Ikeda’’, une figure féminine exotique, mystérieuse, au-delà des âges, des frontières et des conventions. On retrouve ici ce goût pour l’oxymore pour qualifier la danse et la figure dansante de Carlotta Ikeda.

12Ces différentes catégories de réceptions construisent et cristallisent des discours entre exotisme et érotisme. À propos de l’exotisme, Jean-François Staszak dit que celui-ci est « réducteur car il essentialise une différence, déterministe car il assigne l’Autre à son espace dont il doit tirer ses caractéristiques essentielles29 ». Il me semble que cette réduction opère ici et que l’écueil de l’essentialisme n’est pas évité dans les discours. Nous verrons dans la partie suivante que le discours de Carlotta Ikeda met en tension auto-exotisme et mise à distance de ces catégories.

Le discours de Carlotta Ikeda

Un féminin essentialisé

13La dimension « féminine » voire « féministe » que l’on trouve dans les critiques journalistiques est aussi défendue par Carlotta Ikeda elle-même dans son discours : « Les femmes ont leur propre langage corporel, leur propre façon d’exprimer leurs sentiments. Les hommes aussi d’ailleurs. Mais leur langage corporel et leurs sentiments sont différents de ceux des femmes. Leur façon de concevoir le concept de performance aussi. Ce n’est pas encore complètement clair pour moi mais il y a des différences. Et, à cause de ces différences, je ne peux pas chorégraphier le corps des hommes. Les hommes qui ont dansé avec nous ont essayé de nous dominer. Les hommes manipulent notre langage corporel30 ». Je sens chez la chorégraphe – sans doute en réponse aux discours, et pour légitimer sa posture face à ce monde d’hommes – un certain essentialisme de ce qu’elle nomme le « langage corporel » et une dichotomie entre hommes et femmes. Il y aurait selon elle des langages corporels masculins et des langages corporels féminins. Cependant, elle n’arrive pas à nommer clairement ces différences, son discours reste très général.

Les qualités de mouvement et d’interprétation se retrouvent ramenées à des catégories binaires, renvoyant à des stéréotypes mais sans contenu réel. Ces stéréotypes sont sans doute commodes pour éviter la tâche ardue de rendre compte avec des mots de qualités complexes, mais qui demeurent finalement bien peu précisées ainsi. Car un mouvement « féminin » signifie parfois continuité de flux, délicatesse, grâce, absence d’impact, parfois sensualité, voire érotisme, parfois maniérisme… Pourtant le vocabulaire ne manque pas, la danse disposant d’outils d’analyse spécifiques en termes de temps, d’espace, de flux. Au-delà d’une imprécision qui ne sert pas l’esthétique, la métaphore genrée enferme la description dans des catégories binaires naturalisantes31.

14C’est ce qu’écrit la chercheuse Hélène Marquié. Ikeda, même si elle dit s’opposer à la présence masculine rejoue donc ici ces catégorisations binaires et ces « métaphores genrées. »

15Cependant, d’autres discours de la chorégraphe montrent que ses préoccupations ne résident pas dans ces catégories de genre et qu’elle répond ici, peut-être, aux attentes de la presse pour légitimer sa posture et se faire accepter du milieu chorégraphique. Dans son article « Queer et mélancolie du genre » Frédérique Villemur32 introduit le terme de « masquarade ». Elle se réfère ici à Joan Rivière qui use de cette notion pour « évoquer la surféminité dont se dotent les femmes sur les lieux du pouvoir masculin33 ». Dans cette même perspective, Katherine Mezur propose dans le Routledge companion to butô performance une des rares analyses du butô au prisme du genre : « The male or female performer/choreographer performs a series of signature acts based on this hyper-gender. The men most often perform in dresses and other super-fem accoutrements like wigs, shawls or flowers. Women, in contrast, amplify the feminine in a variety of modes like cute little girl-ness, old crones, or haunted female grotesques34».

Un discours ambigu

16J’ai la sensation que cette difficulté à nommer ces différences vient du fait que le genre n’est pas au cœur des préoccupations esthétiques et artistiques de la chorégraphe. Ces cahiers de notes ne traitent par exemple à aucun moment ce sujet. Pour contrebalancer les propos précédents, elle dit dans une interview : « Il serait trop simpliste, voire vulgaire, d’assimiler la femme à l’éros. Même si l’on peut facilement associer la passivité ou la souplesse du corps de la femme à l’éros, l’érotisme qui se limite à un sexe ne m’intéresse pas. Ce qui m’attire est un érotisme qui se dessine dans un rapport étroit, rapport qui ne suppose pas l’homme et la femme […] Sur la scène, la danseuse est trop souvent une femme au lieu d’être celle qui danse. Cette réalité m’empêche parfois de m’exprimer pleinement devant le public35 ».

17Odette Aslan dit à propos d’Ikeda qu’« elle s’est battue pour défendre le rôle des femmes dans les spectacles de butô où elles n’étaient parfois que des « objets posés à côté des danseurs ». Si ces tensions co-existent dans les discours et sont prises dans une histoire plus large de la réception du butô, l’analyse des œuvres chorégraphique permet d’autres dialogues, d’autres prismes de lecture. Si les discours se sont principalement focalisés sur cette dimension féminine et féministe, l’analyse des œuvres vient ouvrir des brèches esthétiques qu’il s’agira de mettre au travail au travers deux exemples : le deuxième solo de Zarathoustra et le dernier tableau de Hime.

L’analyse des œuvres : image grotesque, monstrueuse et informe

L’analyse des œuvres : au-delà des catégorisations binaires

18Faisons ici un bref détour pour venir interroger la posture du sujet regardant. Si je me détache des discours, qu’est-ce que la danse de Carlotta Ikeda produit, ou plus justement, qu’est-ce que la danse de Carlotta Ikeda me fait ? Qu’est-ce que cette figure dansante en constante métamorphose vient activer chez moi ? Il s’agit ici de me placer en tant que spectatrice en essayant de faire dialoguer connaissances esthétiques et historiques et ma propre réception sensible et kinesthésique des œuvres étudiées. Je me situe dans l’approche défendue au département danse de Paris 8 : repartir des œuvres, décrire, travailler à partir de ce qu’elles proposent, des éléments qui la structurent. Dans l’introduction de sa thèse sur Dominique Bagouet, Isabelle Ginot affirme la posture suivante : « Mon approche s’est voulue avant tout empirique : j’ai parié sur l’œuvre, la richesse de sa pensée et surtout sa clarté. Je me suis refusée à faire précéder la lecture des danses d’un appareil théorique exogène, et j’ai préféré à cette approche théorique une démarche plus naïve – nourrie par quelque chose comme « l’amour de la danse », selon une expression désuète qu’un critique sérieux n’oserait employer36 ». Une analyse d’œuvre, une critique, un discours sur, sont toujours un point de vue, un regard, une proposition qui ne sont évidemment pas l’œuvre en soi : A ce propos Isabelle Ginot écrit : « Il n’existe pas un discours, une critique mais bien des discours, des critiques, des registres variés de pensée ; que le texte, même s’il semble d’une nature plus définitive que celle de la danse, n’a aucune vocation totalisatrice universelle, ni autoritaire37 ». Il s’agit donc de toujours affirmer notre point de vue, de dévoiler nos présupposés, de mettre à jour nos processus méthodologiques pour que l’analyse d’œuvre produite puisse entrer en débat et « faire science ».

Extrait 1 : Zarathoustra (1980) solo 2 : apparition d’une figure monstrueuse

19Description38.

20Assise, recroquevillée, la peau granuleuse, un corps empêché dans sa verticalité, les doigts de pieds repliés et serrés. Le buste se redresse progressivement, le visage est grimaçant. Un lent geste de la jambe lui permet de transférer son poids du corps – transfert qui se fait sans à-coup, sans prise d’élan. Le flux est continu mais tendu, la danseuse donne à voir la tension interne, tension qui permet cet extrême contrôle. Le corps tente de s’ériger vers la verticale mais ce désir ne peut aboutir et la danseuse se retrouve de nouveau assise. Un flash du solo Hosôtan de Hijikata me traverse. La danseuse est vêtue seulement d’un cache sexe, ses cheveux sont hirsutes, ébouriffés, et convoquent l’image d’une crinière. Sa peau (corps et visage) est partiellement recouverte d’une pâte faite d’un mélange d’eau, de farine et de pétales de roses séchées39. Cette pâte s’écaille et modifie l’aspect et la texture de la peau et lui donne un aspect granuleux, écaillé : une peau en lambeaux. Cette pâte peut d’ailleurs nous renvoyer au tout début de Hijikata quand il se recouvrait d’un enduit irritant pour modifier les perceptions de sa peau. Je pense ici à une peau lépreuse, à une peau malade, à un corps en décomposition ou, à un autre corps. Marcelle Michel parle quant à elle de « déjection » donnant une teinte scatologique à ce solo. On est en tout cas loin d’une image embellie et des normes de beauté académiques de « la danseuse ». J’imagine voir ce solo, de près – qu’est-ce qu’un spectateur français de 1984 perçoit, reçoit, ressent face à une image aussi éloignée des corporéités présentes sur la scène française ?

21Un flash hijikatien :

« Zarathoustra par Ariadone, cauchemars de femme40 »
« Zarathoustra, ces femmes étranges venues d’ailleurs
41 »
« Couverte de déjection
42 »

22Ces trois affirmations journalistiques nous pulvérisent tout de suite dans un imaginaire bien loin de l’éros et de la surféminité précédemment évoqués. En effet, Zarathoustra, pièce créée en 1980 à Tokyo et diffusée lors d’un programme partagé avec UTT en 1984 en Europe est une pièce libidinale, viscérale avec une dimension archaïque, mythologique et philosophique énoncée au sein du titre. Pièce de groupe, je me suis pour le moment concentrée sur le deuxième solo de Carlotta Ikeda, quatrième tableau de la pièce intitulé « la vierge immolée à Dionysos43 ».

23Ce solo attire mon attention car il rompt totalement avec les attentes féminines et érotiques qui traversent les discours critiques autour de la compagnie Ariadone. Aux premiers regards, je pourrais dire que ce solo renoue avec un butô Hijikatien et bataillien44 dans le sens où ce court solo semble aller chercher une danse des bas-fonds, donnant à voir un corps hideux, répulsif. Un « corps en crise ». À propos de Hijikata, le spécialiste Patrick De Vos parle de « ces dos convulsifs amputés de la sémiotique de l’identité et de la personne, réduits à l’inquiétante présence de leur chair ou de leur viande animale45 ». Dans son cahier de note la chorégraphe écrit : « j’ai voulu mettre en scène un corps qui n’est fait que de peau et d’os dans Zarathoustra46 ». Elle évoque aussi Nietzsche et « ainsi parlait Zarathoustra », texte souvent cité par les chorégraphes butô.

24Carlotta Ikeda se situe ici dans ce désir de chair dont parle Patrick De Vos à propos de Hijikata. Par le terme de « chair » les deux artistes semblent vouloir se dégager des questions égotiques et identitaires pour travailler à partir d’un corps charnel, un corps biologique, un corps vidé de tout « je » ou bien alors d’un je qui serait situé dans les organes, les entrailles, les liquides, la peau et non dans une projection identitaire psychologique. On pense ici à la notion de « corps sans organes » travaillé par Artaud puis repris par Deleuze et Guattari. Dans l’ouvrage dernièrement paru aux presses du réel, Uno Kunishi, philosophe qui a traduit de nombreux textes, vient mettre en perspective cette notion au regard de la danse de Hijikata.

25Un devenir animal.

Dans une décharge d’énergie la danseuse se propulse sur ses quatre appuis, la colonne est étirée, la croupe offerte. L’énergie concentrée dans le bas ventre se libère dans des mouvements ondulatoires puissants.

26Ce n’est plus un corps empêché qui apparaît mais un corps-félin, un corps-lion. Carlotta devient une lionne puissante, cependant, cette image animale ne se joue pas dans la représentation de l’animal mais dans une recherche physique et physiologique profonde. Yvonne Tenenbaum qui a réalisé une thèse sur la notion de présence avec comme étude centrale la danse de Carlotta Ikeda, analyse finement le rapport à l’animal chez la danseuse : « Carlotta aime à retrouver physiquement l’animal en elle : sa façon de marcher à quatre pattes n’imite pas la forme globale de celle des quadrupèdes, elle en redécouvre le principe mécanique. Aussi ressentons-nous dans son mouvement toute la puissance contenue des félins ; et son corps, juste vêtu d’un cache sexe, ne nous paraît pas plus nu qu’un animal qui, lui, n’est ni nu ni vêtu. Elle avance le genou par une profonde flexion de la hanche qui n’entraîne pas le bassin, gardant ainsi à la croupe cette allure de quasi-indépendance qu’on voit nettement chez les chevaux. De ce fait aussi, les courbures de la colonne vertébrale ne sont pas non plus modifiées ; celle-ci conserve toute sa longueur, par une souplesse plus que par un véritable mouvement, jusqu’à cette encolure de l’animal dont Carlotta nous restitue la force en même temps que la noblesse47 ». En effet, la colonne vertébrale est vive, et l’énergie qui naît dans le centre se diffuse mais retourne toujours vers le centre : secouer, onduler, repousser, le corps est consumé de forces opposées et de tensions. Hélène Marquié, chercheuse qui questionne les rapports entre études de genre et danse a analysé que de nombreuses danseuses dites modernes ont traversé des allégories animales dans leur travail. Il y aurait selon la chercheuse une dimension transgressive de la référence à l’animal. La corporéité danse dans un devenir animal vient troubler et transgresser les canons de la féminité et ceux de l’académisme48.

De cette décharge énergétique cette figure se métamorphose de nouveau et Ikeda retourne dans la position initiale, la jambe droite se déplie et le gros orteil droit se dirige vers la bouche.

27D’un corps-animal, la danseuse passe à un corps cannibale où les parties du corps sont reconfigurées dans leurs relations. Ce gros doigt de pied qui se dirige vers la bouche m’évoque Georges Bataille et son texte sur le gros doigt de pied : « le gros orteil est la partie la plus humaine du corps » écrit-il en 192949. Tout comme les mains et le visage, les danseurs butô vont aller explorer et travailler les parties du corps oubliées, masquées, effacées de la danse.

28Du monstrueux vers l’informe

29Cependant, cette dimension animale ne me semble pas encore assez puissante car encore trop référentielle et il m’apparaît que Ikeda dépasse la figure référentielle et signifiante. S’il y a de l’animal chez Ikeda celui-ci n’est pas figuratif. Ce sont des images animales fugaces, vives, libidinales. L’image échappe à elle-même et est déjà ailleurs au moment où le regard du spectateur s’en saisit. Ainsi, l’article de Ansen-Lallemand sur l’esthétique de l’informe au cinéma me donne des éléments théoriques et réflexifs pour venir questionner le travail de métamorphose et ce qu’il produit chez Ikeda. L’auteure parle de « devenir-monstres » et analyse comment ces corporéités perdent peu à peu leurs contours humains pour produire des formes nouvelles.

30« Ces corps en devenir, plongés dans une expérience de la négation qui porte atteinte à leur forme initiale, ne sont au final ni complètement dépourvus de leur humanité, ni complètement inhumains : ils se situent dans un inquiétant entre-deux qui va à l’encontre de toute conception dichotomique ou manichéenne50 ». Cet entre-deux dont parle l’auteure est pour moi intimement lié au travail sur la métamorphose. Par son extrême plasticité et par un travail sur le fond du geste Ikeda est capable de produire des images et d’en changer aussitôt. « En surexposant le travail de sa perception, le danseur butô rend aussi particulièrement visible le moindre changement gravitaire, la moindre modulation de la posture. C’est en ce sens que cette danse travaille sur l’avant du geste, sur le "pré-mouvement", et donne à voir les forces et le fond du geste51 », écrit Sylviane Pagès. Le travail perceptif est le moteur du geste en butô. Dominique Iehl ajoute en citant un auteur inconnu que « l’image grotesque caractérise le phénomène en état de changement, de métamorphose encore inachevée, au-delà de la mort et de la naissance, de la croissance et du devenir. L’attitude à l’égard du temps, du devenir est un trait constitutif (déterminant) de l’image grotesque52 ». Il s’agit bien de ce corps en devenir dont l’auteur nous parle ici. Ce processus dynamique de la métamorphose produit des corps en devenir monstres qui font basculer la danse de Carlotta Ikeda dans une esthétique grotesque mais on y préférera ici le terme de monstrueuse. En effet, l’image du monstre, d’une corporéité monstrueuse semble être corollaire, intrinsèque à ce qui semble entendu comme « grotesque » : Iehl fait du motif du monstre le motif grotesque53 et, Martial Guédron ajoute que « le domaine du grotesque et de la satire regorge de toutes sortes de créatures cocasses ou effroyables, de figures équivoques et d’images doubles, de métamorphoses et de transformations symboliques d’une grande fécondité54 ».

31Cependant, ces figures monstrueuses, ces devenirs monstres sont informes, dans le sens où ils donnent à voir un processus dynamique et qu’ils échappent à tout système de représentation. « Ainsi l’informe brouille les repères initiaux sans pour autant favoriser la reconnaissance de la nouvelle forme qu’il constitue. Ainsi, l’informe suppose non seulement un démantèlement de la forme normative ou initiale mais un déplacement vers une forme autre (…) matérialise de surcroît une forme nouvelle qui ne se réfère qu’à elle-même, qui se dote de sa propre dynamique et surtout de sa propre esthétique55 ».

Hime 1985

32Un terme polyphonique56.

33Cinq ans après la création de Zarathoustra la pièce Hime, également co-chorégraphiée par Murobushi vient troubler ce rapport à la féminité sur un tout autre registre. Tout d’abord, le terme « Hime » est polyphonique et contient une ambivalence certaine. À ce propos Murobushi Kô écrit : « En japonais hime signifie princesse, mais ce n’est pas le sens que nous lui donnons : pour nous, Hime signifie non-femme. Hi est une négation et mé veut dire femme57 ». Hime c’est donc à la fois être une princesse et être une non-femme. Non-femme dans sa négation ou dans être au-delà de la sexuation, le débat reste ouvert. En tout cas ce terme met en tension une image stéréotypée de la femme et un au-delà défini par une négation. Le caractère HI étant polyphonique, on peut aussi penser au terme « himegoto » qui veut dire, secret, ce qui est caché. Murobushi Kô écrit également dans le programme : « Donc Hime est une force errante dans un état non différencié, secret et caché […] Le mot Himegoto (ce qui est caché) porte en lui une connotation sexuelle : il indique tantôt quelque chose de sinistre et de dangereux que l’on doit cacher, tantôt quelque chose fragile que l’on doit protéger du regard58 ». Ce n’est plus sur un corps en devenir monstre mais sur un corps relié au cosmique entre des états aériens, aquatiques où les contours de la femme sont brouillés. Hime joue sur la frontière produisant une inquiétante étrangeté.

34Contrairement à Zarathoustra, Hime donne à voir des contours humains retrouvés et clairement définis. Si des corps féminins et sexués nous interpellent dans un premier temps la longue séquence de fin produit des images allégoriques du cabaret qui basculent peu à peu vers un univers étrange où sublime et horreur dialoguent.

35Des présences fantomatiques et fantasmagoriques.

36Les sept danseuses sont vêtues d’un cache-sexe et une fine ficelle entoure leur poitrine cachant à peine leurs tétons. Les bras en l’air elles tiennent du bout des doigts de minces ficelles qui pendent. La colonne vertébrale est dynamique, le coccyx est légèrement sorti vers l’arrière et l’axe du corps s’incline légèrement dans la diagonale avant pour conserver la ligne sommet du crâne-coccyx. Si leur posture parait très interne et que le mouvement de giration est fluide, une tension musculaire assez intense est nécessaire pour tenir cette posture. Genoux fléchis les danseuses tournent sur elle-même l’image étant dupliqué dans les sept grands panneaux suspendus et qui reflètent leur image. Cette rotation s’effectue sans transfert de poids, la force étant initiée par le centre de gravité. Un effet hypnotique est ici créé, les danseuses ne semblent pas tourner, elles semblent au contraire être posées sur une plaque tournante, telles des sculptures en exposition, offertes aux yeux du spectateur-voyeur. Si elles ont les genoux fléchis elles semblent suspendues entre la terre et le ciel, l’effet gravitaire étant gommé ce qui donne cet effet de corps inachevés et flottants dont parle Odette Aslan. Après un certain temps les danseuses se retrouvent en ligne, de dos, et une fumée légère envahit le plateau. À l’unisson elles effectuent un balancé initié par le bassin de gauche à droite, exposant ainsi leurs fesses. Toujours à l’unisson elles s’orientent dans la diagonale arrière droite et étirent leurs bras, la colonne vertébrale se projetant ainsi dans la diagonale. Puis le bras gauche se déplie vers la diagonale arrière gauche. À la vidéo les corps sont reflétés par les lumières et donnent l’impression de corps dorés, évoquant les kinpun show, spectacles de cabaret où les corps étaient peints en doré.

37Entre sublime et horreur, un inquiétant cabaret

« Himé ou la recherche de la féminité59 »
« Belles à faire peur
60 »

38Ces deux phrases extraites de la presse viennent souligner la double tension présente dans Hime : une danse féminine ou plutôt à représentation féminine et sensuelle et en même temps cette oxymore, « belles à faire peur », qui souligne une tension que l’on pourrait qualifier de fantastique.

39La musique, sorte de nappe sonore circulaire, répétitive et planante ajoutée à la multiplication des danseuses et à cette sensation de corps érigés vers le haut dans cette immobilité mouvante crée une sensation étrange et inquiétante. Le format Kinpun show se retrouve ici dans les effets de lignes et de multiplicité, de reproductibilité, donnant des images géométriques parfaites et des effets visuels grandioses.

40Ici ce fantasme du cabaret créé par la multiplication de ces corps nus et identiques se teinte d’une sorte d’horreur sublime. Les lumières teintent la peau d’une couleur dorée et dans ce nuage de fumée les danseuses paraissent déshumanisées, irréelles, éthérées et le mouvement de giration sans transfert de poids apparent ajoute à ce flottement.

41Ainsi exposée elles convoquent des images de sculptures ou de poupées. La figure de la poupée et de cette beauté qui devient horreur est une caractéristique typique du cinéma d’horreur japonais. On retrouve ici la tension entre fragile et danger évoquée précédemment.

Conclusion

42Pour pouvoir nommer la complexité du rapport au féminin chez Ikeda, et pour tenter de dépasser cette binarité masculin/féminin – binarité réductrice et inopérante - certaines nominations employées par Fréderique Villemur pour catégoriser des performances qui mettent en jeu des changements de genre, voire de sexe, résonnent vis-à-vis de ma recherche et de ce que je nomme la « corporéité ikedesque ». Les notions d’ambiguïté, de trouble, d’ambivalence semblent travailler les propositions chorégraphiques de Carlotta Ikeda. Par le travail de la métamorphose, par le moteur de la sensation, par l’écoute perceptive et sensorielle le corps est en constant devenir, il n’est jamais acquis. Autrement dit, le corps s’invente ou se réinvente sans cesse. La corporéité donnée à voir est globale, mouvante, au-delà des formes et des catégorisations traditionnelles. Sylviane Pagès, dans son ouvrage précédemment cité donne l’exemple de la critique Colette Godard qui, à propos du travail de métamorphose de Ohno Kazuo61, le plaçait au-delà des catégorisations binaires traditionnelles : « Le trouble est donc un élément essentiel de ce projet artistique mais aussi de sa dimension politique, sous l’acception rappelée par Isabelle Ginot « politique parce qu’imposant “un bouleversement des catégories usuelles de la pensée” et des organisations perceptives62 », écrit-elle. Le corps est ainsi « requalifié en son genre » pour reprendre l’expression de Frédérique Villemur63. Cette dernière parle également – à propos des travestissements de Cindy Sherman – de « fictions identitaires64 », dans le sens où le sujet regardant est déstabilisé dans ses habitus catégoriels et perceptifs : il ne décèle plus les catégorisations genrées sociales établies selon des signes identifiables et doit donc ré-interroger ses présupposés et inventer de nouvelles modalités de lecture et de réception pour parvenir à parler de la danse ainsi donnée à voir.

Notes de bas de page numériques

1 Ikeda Sanae naît le 19 février 1941 à Fukui au Japon et meurt le 24 septembre 2014 à Bordeaux.

2 Le studio ouvre en 1997.

3 À partir de 1978 : Le dernier Eden(1978) – Utt (1981-1984) – Zarathoustra (1980) – Hime (1985) – Aï-amour (1993) – Haru No Saïten (1998/1999) – Un coup de don (2012) – Chiisako (1987) est chorégraphié par Maro Akaji.

4 « From the earliest stages on Ankoku butoh, its participants (including Hijikata himself and Akiko Motofuji) had also performed in commercial sex-cabarets », Barber, S., Hijikata : revolt of the body, UK : Creation Books, 2007, p.73.

5 L. Adler, émission « hors-champs », http://www.franceculture.fr/emissions/hors-champs/akaji-maro, 19/06/2015.

6 Entretien réalisé en décembre 2018 à Berlin. Soully Hips Shakers- Fanny Hill étaient deux groupes de cabaret dirigés par Carlotta Ikeda et présentés au sein d’une même soirée. Selon Yoshioka Yumiko Fanny Hill avait une légère dimension sado-masochiste et était teinté d’un style variété européen et était humoristique.

7 Dans ce même entretien Yoshioka Yumiko m’a parlé de deux productions de cabaret, « Fanny Hill » et « Soully Hip Shakers ». Elle me confia aussi que, une année, elle a dansé dix mois dans les cabarets pour 2 mois de butô.

8 Arrivé à Paris la compagnie Ariadone devait se produire 3 mois au Jardin mais après le premier soir le manager les a virés jugeant le spectacle trop grotesque.

9 S. Pagès, Le butô en France, malentendus et fascination, Pantin, CND, 2015, p. 17.

10 S. Pagès, Le butô en France, malentendus et fascination, Pantin, CND, 2015, p. 20.

11 Pour un approfondissement de l’historicisation de la réception du butô en France, je renvoie les lecteurs à l’ouvrage de Sylviane Pagès cité précédemment.

12 C. Aubry, « Tête d’affiche. Carlotta Ikeda, virtuose du butô », La Croix, 12 janvier 1999.

13 J-N. Cadoux, « Ikeda en beauté », Sud-Ouest, 16 mars 2005 et « Les lumières du Haillan », Sud-ouest, 19 janvier 2001.

14 S. Avon, « Entre violence et silence », Sud-Ouest, 16 décembre 1998.

15 C. Aubry, « Tête d’affiche. Carlotta Ikeda, virtuose du butô », La Croix, 12 janvier 1999.

16 S. Avon, « Entre violence et silence », Sud-Ouest, 16 décembre 1998.

17 S. Pagès, Le butô en France, malentendus et fascination, Pantin, CND, 2015, p. 150-151.

18 La compagnie Ariadone commence à intégrer des danseuses européennes en 1992 pour la création du langage du Sphinx.

19 C. Aubry, « Tête d’affiche. Carlotta Ikeda, virtuose du butô », La Croix, 12 janvier 1999.

20 « Carlotta Ikeda », L’Express, (anonyme), 7 janvier 1999.

21 Solo chorégraphié par Murobushi Kô pour Carlotta Ikeda en 1981.

22 M-F Christout, « Ariadone au théâtre de Paris, La lumière des ténèbres », Les saisons de la danse, n°161, 1984.

23 R. Boisseau, « La chorégraphe Carlotta Ikeda livre un “Sacre” saisi de spasmes et de vertiges », Le Monde, 11 janvier 1999.

24 L. Rossel, « Miura : danseur butô », in Les saisons de la danse, n°107, octobre 1978, p. 41, citée in S. Pages, Le butô en France, malentendus et fascination, Pantin, CND, 2015, p. 146.

25 S. Pagès, Le butô en France, malentendus et fascination, Pantin, CND, 2015, p. 150.

26 S. Pagès, Le butô en France, malentendus et fascination, Pantin, CND, 2015, p. 150.

27 Jean-Marc Moura, La littérature des lointains : histoire de l’exotisme européen du XXe siècle, Paris, H. Champion, 1998, p. 10, cité in S. Pagès, Le butô en France, malentendus et fascination, Pantin, CND, 2015, p. 154.

28 A. Foix, « Ariadone, le sel de l’amer », Pour la danse, n°98, 1984.

29 J-F. Staszak, « Danse exotique, danse érotique. Perspectives géographiques sur la mise en scène du corps de l’autre (XVIIIe– XXIe) », in Annales de géographie, 2008/2 (n°660-661), p. 130. DOI 10.3917/ag.660.0129.

30 « Women have their own body language, their own way of showing feelings. So do men also. But their body language and feelings are different from those of women. Men’s and women’s concept of performances also differ. This is not completely clear to me but there is a difference. Because of this difference, i can’t choreograph a man’s body. The men that danced with us tried to overrule us. Men manipulate our body language », Through de dance of shadow, Irezumi (tattoo), Private recording, directeur : Line Valen, produit par Christian Wildhagen et par Zebra films, 1989.

31 H. Marquié, Non, la danse n’est pas un truc de fille, éditions de l’Attribut, 2016, p. 66-67.

32 F. Villemur, « Queer et Mélancolie du genre », Cahiers du genre, L’Hermann, 2007/2 n° 43 pp. 153-169.

33 F. Villemur, « Queer et Mélancolie du genre », Cahiers du genre, L’Hermann, 2007/2 n° 43 pp. 153-169.

34 K. Mezur, « Butoh’s genders – men in dresses and girl-like women », in the Routledge companion to butô performance, Routledge, 2018, pp. 361-371.

35 Entretien trouvé dans le dossier d’artistes, archives du CND.

36 I. Ginot, Dominique Bagouet, un labyrinthe dansé, Pantin, CND, 1999, p. 21.

37 I. Ginot, Dominique Bagouet, un labyrinthe dansé, Pantin, CND, 1999, p. 17.

38 Zarathoustra a été créée en 1980 au Sogetsu Hall de Tokyo et est présenté pour la première fois à Paris, au Carré Silvia Montfort en 1982 mais la pièce tournera principalement avec le solo UTT en 1984. D’après Odette Aslan les 8 séquences se nommeraient ainsi : 1. Le palais de rêve, entre la vie et la mort ; 2. Les cloches du temps ; 3. Dans la forêt des forgerons ; 4. La vierge immolée à Dionysos ; 5. Ariane rencontre Dionysos ; 6. Lotus, serpent, mort et résurrection ; 8. Sphinx, purification.

39 O. Aslan, Butô(s), CNRS, 2002, p. 149.

40 Bruxelles Le soir 9/11/1981.

41 Centre Presse 3/05/1982.

42 M. Michel, Le monde, 6 janvier 1984.

43 O. Aslan, Butô(s), CNRS, 2002, p. 149.

44 P. De Vos, « Hijikata et sa part bataillienne », in Art Press n°42, 2016, p. 55.

45 P. De Vos, « Hijikata et sa part bataillienne », in Art Press n°42, 2016, p. 55.

46 Cahier de note n°8 - 25 juillet 1980- 6 juillet 1981, fond d’archive Carlotta Ikeda, médiathèque du centre national de la danse.

47 Y. Tenenbaum, Vision du monde et corporéité ou danse et corps dansant, thèse de doctorat sous la direction de Geneviève Clancy, Paris, Université de Paris 1, 1996, p. 20.

48 H. Marquié, « À la recherche de l’animal qui danse, ou l’intervention de nouveaux corps dansants », in HAL, http://hal-ujm.archives-ouvrtes.fr/ujm-00607092 , le 4 février 2017, p. 9.

49 G. Bataille, « Le gros orteil », in Documents (1929- 1930), édité à partir des originaux et avec les illustrations ; Jean Michel Place, Paris, 1991.

50 S. Ansen-Lallemand, « Esthétique de l’informe dans le septième Art : émergence et invention d’un corps critique », in Marges, 04/2014, URL : http://journals.openedition.org/marges/732 ; DOI : 10.4000/marges.732, p. 4.

51 S. Pagès, Le butô en France, malentendus et fascination, Pantin, CND, 2015, « Le butô en France… », p. 64.

52 Auteur inconnu cité par D. Iehl, Le Grotesque, PUF, 1997, p. 9.

53 D. Iehl, Le Grotesque, PUF, 1997, p. 18.

54 S. Harent, M. Guédron, Rire avec les monstres, caricature, étrangeté et fantasmagorie, Nancy, actes du colloque, 2010, p. 10.

55 S. Ansen-Lallemand, « Esthétique de l’informe dans le septième Art : émergence et invention d’un corps critique », in Marges, 04/2014, URL : http://journals.openedition.org/marges/732 ; DOI : 10.4000/marges.732, p. 3.

56 Pièce pour 10 danseuses La première de Hime a eu lieu à Montpellier danse au théâtre de Grammont en 1985.

57 K. Murobushi, préambule traduit par Ozawa A., dans le programme, cité par Aslan, O., Butô(s), CNRS, 2002, p. 152.

58 K. Murobushi, préambule traduit par Ozawa A., dans le programme, cité par Aslan, O., Butô(s), CNRS, 2002, p. 152.

59 Libre Belgique, 1986.

60 Libre Belgique, 1986.

61 Dans son travail de thèse Pauline Le Boulba insiste sur le fait que le travestissement chez Kazuo Ohno n’est jamais questionné dans la réception occidentale de l’époque.

62 I. Ginot, citée in S. Pagès, Le butô en France malentendus et fascination, Pantin, CND, 2015, p. 72.

63 F. Villemur, « Queer et Mélancolie du genre », Cahiers du genre, L’Hermann, 2007/2 n° 43, p. 154.

64 F. Villemur, « Queer et Mélancolie du genre », Cahiers du genre, L’Hermann, 2007/2 n° 43, p. 157.

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VILLEMUR Frédérique, « Queer et Mélancolie du genre », Cahiers du genre, L’Hermann, 2007/2, n° 43.

Pour citer cet article

Maëva Lamolière, « Carlotta Ikeda : entre exotisme et érotisme, construction d’une figure trouble et subversive », paru dans Loxias-Colloques, 16. Représentations littéraires et artistiques de la femme japonaise depuis le milieu du XIXe siècle, Carlotta Ikeda : entre exotisme et érotisme, construction d’une figure trouble et subversive, mis en ligne le 21 avril 2020, URL : http://revel.unice.fr/symposia/actel/index.html?id=1556.


Auteurs

Maëva Lamolière

Maëva Lamolière est en deuxième année de thèse au département danse de Paris 8 sous la direction d’Isabelle Launay et de Sylviane Pagès. En parallèle à ses recherches universitaires elle est également danseuse, professeure de danse contemporaine et de culture chorégraphique.