Loxias-Colloques |  12. Le Diversel
Universel ou « Diversel », Tout-Monde ou « Multivers » à l’œuvre dans la fiction caribéenne contemporaine
 |  L'Universel en question(s): de l'Universel paradoxal aux prémices du Tout-Monde 

Nicolas Pien  : 

Le cas Vincent Placoly : l’Universel paradoxal

Résumé

Si les auteurs d’Éloge de la Créolité, Bernabé, Chamoiseau et Confiant ont su imposer dans leur texte une histoire dynamique de la création d’une littérature antillaise francophone, en articulant leur pensée à celle du roman glissantien, d’essence moderne, Vincent Placoly, leur aîné, a su, depuis les années 70 faire entendre une autre approche du roman antillais, en articulant, lui, l’écriture romanesque à l’absence de récit antérieur, conséquence terrifiante de l’esclavage et de la colonisation. C’est donc en utilisant les armes de la parodie, d’une part, et du pastiche, d’autre part, qu’il a su proposer une approche postmoderne du roman, comme une possibilité d’intégrer l’absence comme élément central du roman antillais et de la représentation de l’Histoire. Dès lors, au Diversel chamoisien répond un Universel paradoxal : il revendique une singularité qui, pourtant, doit se confondre dans une Histoire universelle qui n’est pas la sienne.

Index

Mots-clés : parodie , pastiche, Placoly (Vincent), post-moderne

Géographique : Martinique

Chronologique : XXe siècle

Plan

Texte intégral

1Il existe véritablement dans l’histoire de la littérature martiniquaise, d’une part, et antillaise, d’autre part, un cas « Vincent Placoly », une énigme, une interrogation. Comme beaucoup de personnes ayant vécu sur cette île, je connaissais depuis longtemps le nom de l’écrivain sans en avoir lu une ligne, je connaissais son visage sans avoir pu lire son nom sur une couverture. Bien que découverte par Maurice Nadeau en 1971, avec La Vie et la Mort de Marcel Gonstran, publié chez Denoël, suivi de L’Eau-de-mort Guildive, en 1973, chez le même éditeur, son œuvre est demeurée confidentielle, comme pour les « happy fews » stendhaliens. Frères Volcans, à notre sens le chef d’œuvre de l’auteur, et Une journée torride, un recueil de nouvelles, publiés respectivement en 1983 et en 1991, par un éditeur quasi-inconnu, La Brèche, complètent l’œuvre romanesque de l’auteur, disparu à l’âge de 46 ans le 6 janvier 1992 à Fort de France. À ces quatre textes majeurs s’ajoutent diverses pièces de théâtre, dont certaines en Créole, et dont le recensement est encore en cours, et de nombreux articles, publiés principalement dans Tranchées, le journal du Groupe Révolutionnaire Socialiste, mouvement révolutionnaire d’inspiration trotskyste, indépendantiste, dont Placoly fut l’un des fondateurs. L’ensemble forme une œuvre importante et cohérente, une œuvre qui mélange romans, essais et théâtre, une œuvre qui accompagne vingt ans d’histoire littéraire martiniquaise, à l’instant même où celle-ci, s’interrogeant, se formait à la Créolisation sous l’égide d’Édouard Glissant et de ses héritiers, P. Chamoiseau, R. Confiant et J. Bernabé, le GEREC (Groupe d’Études et de Recherches en Espace Créole) ayant été fondé en 1973. Pourtant. Une mention, seulement, de Placoly dans Éloge de la créolité, qui concerne son œuvre dramatique, une mention, également de Placoly dans Ecrire en pays dominé, excessivement significative : en revanche, pas une ligne, pas un mot, à notre connaissance, dans les essais et les entretiens de et avec Édouard Glissant.

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3Interrogeant, en Martinique, certaines personnes qui furent proches de l’auteur sur ce silence, certaines ont évoqué des motifs politiques, d’autres des inimitiés. Aucune de ces réponses n’est satisfaisante. Certes, Placoly, militant du G.R.S (Groupement révolutionnaire Socialiste), indépendantiste, donc, – mais E. Glissant, R. Confiant, ou P. Chamoiseau l’ont également été, à des époques différentes – n’avait pas que des amis. Son émission de radio était l’occasion, pour lui, de prises de position sur les impostures culturelles et politiques de la Martinique, mais le recul de quelques années, après son décès, aurait pu réinscrire son œuvre dans l’histoire. À sa mort, Jack Corzani, alors maître de conférences à l’Université de Bordeaux, pose Frères Volcans comme l’élément de l’ostracisme : « Frères Volcans » ne pouvait être un succès de librairie. […] c’était à la limite une provocation. C’était mettre le lectorat potentiel du roman face à sa médiocrité. Je gage, qu’on ne lui a guère, y compris dans les milieux dits intellectuels, surtout dans ces milieux-là, pardonné. À moins que, paresseusement, on ne l’ait pas lu1. » Ce n’est peut-être pas le personnage qui a posé problème, mais son discours, ce n’est peut-être pas l’homme public qui a heurté, mais l’écrivain, dans ce qu’il proposait comme postulats de l’écriture martiniquaise, en opposition avec l’entreprise d’édification d’une écriture romanesque caribéenne en cours à son époque, consciente des mêmes difficultés et des mêmes particularités, mais y répondant de façon différente, plus pessimiste, soulignant et soulignant encore les paradoxes de cette littérature naissante. Comme Aimé Césaire, avant lui, comme Édouard Glissant en même temps que lui, Placoly sait pertinemment que le récit martiniquais et, plus généralement, antillais n’a pas été écrit, ou que, s’il l’a été, il ne le fut que d’un point de vue, celui du colon.

4Comme Aimé Césaire encore – dont il louera constamment l’importance littéraire – il sait que derrière cette question du récit se joue une autre question essentielle et douloureuse, celle de l’identité d’êtres et de géographies. Enfin, comme Raphaël Confiant, Patrick Chamoiseau et Jean Bernabé, il sait que cette question se forme dans la littérature, véritable reflet d’une mémoire qui existe, certes, mais qui ne s’est pas constituée en récit collectif. « La question de la mémoire est imbriquée dans l’édifice des langues2 », écrit-il dans sa préface à Une journée torride. Pourtant, dans la postface à Frères Volcans, il écrit également « Le roman vrai de l’esclavage reste à faire3. » Nous constaterons que la différence essentielle entre les écrivains précédemment cités et Placoly réside dans cette opposition entre langue et récit, entre langage et roman, entre parole et littérature. La différence porte également sur l’appréciation des temps littéraires historiques et des temps politiques. En d’autres termes, dans quelle forme littéraire ramasser une mémoire pour produire un récit qui n’a pas d’antécédent, pour produire une littérature ? Dans quelle forme et dans quelle langue ? À cette question, Placoly apporte une réponse résolument différente de celle des écrivains de la Créolité, préférant mettre en lumière les paradoxes de l’écrivain martiniquais confronté à l’Universalité, plutôt que de les éviter dans une réponse qui, peu à peu, devient universaliste.

Mais d’où vient ce malaise qui saisit l’écrivain dès qu’il se met à la plume ? Comment expliquer cette espèce de torture que certains semblent s’imposer sur le papier à chacune de leurs phrases ? Comme si la torture et le supplice étaient devenus les ingrédients du style et de la mémoire. Comment tirer au clair, chez bon nombre d’entre nous, cet effort, d’avance condamné à l’échec, dans le but d’établir des lignes de continuité là où il ne peut y avoir que ruptures, déséquilibres, failles, cassures et ravines ? D’où vient cette sensation de communication imparfaite, de pensée incapable d’aller jusqu’au bout de sa logique, comme si, pour reprendre une expression de Brice Parain, il existait un jeu dans les engrenages4 ?

5Frères Volcans présente une réponse provocatrice certes, mais qui émane d’une réelle réflexion autour de la question du roman et de l’identité. Notons, encore, en préalable, que cette étude n’a pas pour objet d’opposer Placoly à un Chamoiseau, par exemple, mais bien de souligner qu’il propose, à partir des mêmes constats, des réponses différentes.

La Créolité dominante

6Dans un premier temps il nous faut comprendre les circonstances et la pensée revendiquées par ce qui est, médiatiquement parlant, devenu dominant dans la littérature antillaise des années 90 : la Créolité. Le récit, écrit, a été confisqué par les colons. Pour des raisons évidentes, l’Africain, puis l’Afro-caribéen, n’ont pas eu l’opportunité d’écrire leur récit : dominés, culturellement, sociologiquement et corporellement ; le récit de la déportation, puis de la domination duquel procède l’histoire caribéenne, dans ses conséquences multiples et parfois insoupçonnées, n’existe pas. Ce constat, indiscutable, amène les auteurs à affirmer que la « Littérature antillaise n’existe pas encore5 ». Aucun témoignage, aucune chronique, aucun roman, évidemment, n’est parvenu au XXe siècle pour, ne serait-ce qu’ébaucher le récit du point de vue de l’esclave et de son descendant.

7Nous le savons, les auteurs d’Éloge de la Créolité présentent la littérature antillaise comme une « pré-littérature ». Quid de Césaire ? celui qui représente, du moins pour les Européens, l’alpha de la littérature antillaise ? En évitant de nourrir à nouveau le débat autour de la langue césairienne et de l’universalité, les auteurs le posent comme un précurseur nécessaire, recontextualisé, rehistoricisé, comme celui qui, en 1946, n’avait pas d’autre choix que d’écrire en français. « Épigones de Césaire », donc. Le poète représente celui qui ouvre à la littérature. En filigrane, cependant, se lit un des premiers principes de la Créolité sur lequel nous reviendrons, et auquel Placoly s’opposera : la langue française ne sera pas le vecteur d’inscription de la littérature antillaise dans l’Universel. En effet, derrière ces interrogations et affirmations se définit la finalité de l’édification de cette littérature, l’identité.

8Inutile de revenir ici sur les conséquences de l’histoire sur l’identité antillaise : niée, tout d’abord, puis s’élaborant dans les métissages des cultures diverses que l’histoire coloniale et capitaliste a portés sur l’aire caribéenne, elle demande désormais, dans les années 80, à être revendiquée. Nul doute que le contexte historique, avec l’élection de F. Mitterrand, marquant une réelle différence avec le climat de violence coloniale, encore présent durant les mandatures de De Gaulle, Pompidou et Giscard D’Estaing, a participé de cette volonté de définition de soi. La création de l’Université Antilles-Guyane, en 1982, l’accession de Césaire à la Présidence du Conseil Régional, en 1983, ou la reconnaissance par le Ministère de l’Education de l’AMEP (Association Martiniquaise d’Education Populaire), fondé entre autres, par Glissant, sont autant de preuves d’une émancipation qui prend forme durant ces années.

9Revenons à la littérature. Comment envisager le passage de cette pré-littérature à la littérature ? Cette pré-littérature, les auteurs d’Éloge de la Créolité la définissent ainsi : » celui d’une production écrite sans audience chez elle, méconnaissant l’interaction auteurs/lecteurs où s’élabore une littérature6 ». À la page 14 de leur manifeste, ils présentent une définition sartrienne de la littérature, puisqu’ils reprennent à leur compte le développement de la seconde partie de Qu’est-ce que la littérature ? où le lecteur est défini comme un élément essentiel du processus créatif du texte. La littérature est un échange, un espace en construction entre l’auteur, individu porteur d’une mémoire collective désanonymée et individualisée, et le lecteur, discutant, corrigeant, imaginant les faits de ces récits. La littérature est une action, pour reprendre, encore, un terme sartrien, tout autant que la définition d’une liberté. La littérature doit faire prendre conscience à son lecteur de son identité créole qui, selon la célèbre phrase, est « Le Monde diffracté mais recomposé7 ». Cette identité repose dans la Parole – pas seulement, ajoutent les auteurs, dans leur perspective de pensée identitaire totalisante –, mais avant tout, pour les écrivains qu’ils sont.

10La littérature antillaise, donc, ne peut se constituer qu’à partir de cette oraliture qui s’est formée progressivement, au fil des siècles, grâce au Créole, et qui passe, sous forme de variantes, de mémoires en mémoires, de lèvres en lèvres, en constituant, comme le dit Bernabé, le fonds de la mémoire antillaise. Aussi existe-t-il, selon ces auteurs, une littérature latente, encore oralisée, qui s’est constituée dans l’ombre, ou dans la nuit, comme le souligne encore Bernabé, seul moment de sociabilité des esclaves, puis des ouvriers sur les plantations, qui s’est constituée en opposition au dominant, et dans la langue du dominé. Tel apparaît le rôle du « Marqueur de Paroles » : il est celui qui est en charge de transformer l’oraliture en littérature. Admirablement analysé par le même Jean Bernabé, Solibo magnifique de P. Chamoiseau est, selon lui, l’acte de naissance de cette littérature :

Solibo magnifique (1989) de P. Chamoiseau, constitue à la fois un acte de décès de l’oraliture (le conteur Solibo meurt d’une « égorgette de la Parole ») et une tentative pour convertir cette dernière en Littérature, par le truchement d’un langage inédit dans la langue française travaillée par le Créole conçu comme un gisement culturel et linguistique hautement symbolique. Cela signifie que, selon la pratique des écrivains de ce mouvement, la genèse de la littérature antillaise transiterait par deux circuits : celui de l’émergence hors de l’oraliture et celui d’un mécanisme de scissiparité par rapport à la littérature française.8

11Il existe plusieurs corollaires à ce que nous venons brièvement d’exposer.

121. La Créolité représente un changement d’ère dans l’histoire de la pensée des Antilles francophones. À une ère de combat et de définition de soi dans l’opposition à l’autre, succède une ère de réflexion, sur Soi, sur l’Autre.

132. La Créolité envisage la littérature comme un prolongement de l’oraliture, et ne départage pas, comme pourrait le faire Sartre, poésie et roman. En attestent les références génériquement multiples dans Éloge de la Créolité et Écrire en pays dominé.

143. La langue de la Créolité ne sera pas le Français : comme le souligne Bernabé, cette littérature naissante engendre sa propre langue, par scissiparité.

153. La Créolité s’affirme comme une condition de l’avenir, comme en témoigne cette dernière partie d’Éloge de la Créolité, où les auteurs en appellent à l’émergence artistique tout autant qu’à l’émergence politique.

16Nous en venons donc à notre conclusion, provisoire, qui s’affirmera à partir d’une contestation. Les études post-coloniales ont enfermé les écritures francophones dans la postmodernité. « Si le collage et la fragmentation sont des dispositifs de discontinuité aptes à représenter le chaos postmoderne, le métissage du texte peut apparaître comme une atteinte à l’unité générique (c’est-à-dire à la « pureté » de l’œuvre) qui fait entrer le principe d’hétérogénéité dans l’ordre de la narration9 » écrit Marc Gontard dans Le Roman français postmoderne, suivi en cela par Jean-Marc Moura. La diglossie dans laquelle la plupart de ces œuvres sont écrites serait une preuve de la décentralisation qu’opère le roman créole par rapport au roman français. Cela peut être affirmé si l’on considère que le roman créole s’écrit dans la continuité de l’histoire du roman français. Or, il est évident, à l’aune de ce que nous venons d’expliquer, et même si les auteurs ne nient pas l’influence de certaines formes du roman français – et non francophone (terme inepte, d’ailleurs, selon Placoly, le terme de phonie renvoyant à la Parole et non à l’écrit), il est évident que le roman antillais ne peut s’analyser comme une des branches du roman français, sauf à poursuivre une pensée eurocentrée de l’histoire du roman.

17Le roman antillais, tel que défini dans Éloge de la Créolité est clairement moderne. Du reste, le quatrième point développé dans la section « La Créolité » du manifeste l’envisage ainsi : tel est son titre, L’Irruption dans la modernité. Cette modernité est humaniste : il se créé, pour les Antilles et dans le cadre de l’histoire antillaise, c’est-à-dire, et de la même façon, générée par l’histoire européenne, mais dissociée désormais d’elle, émancipée, une pensée similaire à celle que fut celle de la Renaissance européenne. La comparaison est peut-être osée. La naissance de cette littérature est inséparable des velléités indépendantistes : l’émancipation de ces pays passe par l’écriture du récit identitaire et, surtout, par sa réappropriation. À bien des égards, cette époque est une renaissance : redécouverte des textes anciens, redécouverte du patrimoine oral, appel à la synergie des intellectuels, affirmation d’une langue vulgaire, affirmation d’un nouvel humanisme et d’une nouvelle approche identitaire de l’homme dont le Diversel chamoisien peut être considéré comme une nouvelle évolution. D’où la revendication d’une identité propre, antillaise, émancipée. D’où la redécouverte de cette oraliture, traquée ici et là dans l’œuvre des précurseurs, et notamment dans celle de Gilbert Gratiant. D’où cette affirmation d’une « identité créole […] nous ouvrant, de ce fait, les tracés du monde et de la liberté10 ». D’où, également, un engagement vers une autonomie, puis une indépendance – le vaste chantier politique césairien à reprendre – de ces départements. Tel est l’appel dans la dernière section d’Éloge de la Créolité, l’appel à une souveraineté caribéenne à laquelle, par ailleurs Placoly souscrivait absolument. Cependant, l’écriture du récit identitaire se fera avec distance sans volonté de renverser le couple dominant/dominé : dans cette nouvelle perspective humaniste, il ne s’agit pas d’énoncer que la culture française sera, désormais, la culture dominée. Non, il sera fait l’apologie d’une identité et d’une culture uniques, créole, refusant de destituer la culture de la domination, préférant l’incorporer. D’où, certainement, cette revendication de l’horizontalité identitaire, en opposition, à sa verticalité, promotrice d’autres rapports de domination.

Les paradoxes de la Créolité

18Nous aimerions, désormais, souligner quelques-uns des paradoxes que nourrit cette réflexion sur la Créolité, paradoxes que l’œuvre de Placoly a su mettre en lumière par sa réflexion historique différente et par son approche postmoderne de l’histoire tragique des Antilles. Ces paradoxes se trouvent pour la plupart commentés et réfléchis dans la prodigieuse préface au dernier ouvrage de l’auteur, Une journée torride.

191. Comme le remarquent, d’ailleurs, les auteurs d’Éloge de la Créolité, il existe bien – et ils prennent en référence l’ouvrage du même Jack Corzani, Histoire de la Littérature des Antilles-Guyane – des auteurs antillais, blancs, pour la plupart déconnectés de la réalité antillaise, soucieux de prolonger aux Antilles le Parnasse. Ces auteurs sont poètes, pour la plupart, ils sont publiés, ils forment une littérature écrite et lue en Martinique. Placoly l’évoque à travers le personnage de Villiers, dans Frères Volcans. Il s’agit donc d’une littérature de l’élite, d’une littérature dépendante formellement de la France, d’une littérature de colons et donc, de classe dominante, issue de la colonisation et de l’esclavage, une littérature, enfin, excessivement violente par ce qu’elle tait, l’esclavage et ce qu’elle refuse à l’Autre, son récit. En d’autres termes, puisqu’elle n’a jamais cherché à représenter l’Autre, l’esclave, sinon qu’en véhiculant des clichés honteux sur son compte, puisqu’elle a matérialisé son mépris de l’esclave par son silence sur sa condition, cette littérature garde, en creux, la trace de la violence de l’histoire caribéenne. Aussi, il est difficile de considérer que la littérature antillaise naît avec Aimé Césaire, ou, en remontant plus loin avec Gratiant ou le guyanais Parépou. La littérature antillaise naît avec les premiers récits de colons, avec les récits de voyage, avec les poèmes oubliés de bardes locaux, mimant les poèmes de langue française. Aussi, également, est-il difficile d’affirmer avec Chamoiseau et Confiant qu’il s’agit d’une littérature « exogène » comme ils l’affirment dans leurs Lettres créoles. Bien au contraire, elle est endogène et reflète la condition dramatique qui a perduré plusieurs siècles. Le récit – ne l’appelons pas littérature – antillais naît dans cette occultation. Il ne naît pas au XXe siècle. Là encore, Placoly rappelle cette évidence :

Un petit coup de vent secoue le landerneau de notre existence intellectuelle : la littérature belles-lettres, héritière de l’ignorance créole et des finesses de style imaginées pour les jeunes filles de famille, semble définitivement rangée dans le placard aux vieilleries, tout en cherchant à se maintenir par le biais de cette écologie de la tradition, sur laquelle ne rechigne pas, bien au contraire, l’entreprise touristique11.

202. Les auteurs d’Éloge de la Créolité, nous l’avons déjà souligné, ne reconnaissent pas la différence générique au sein de la littérature telle qu’ils la conçoivent. Poètes et romanciers sont mis à pied d’égalité et, dans leurs esprits, il n’y a aucune différence entre un St John Perse et un Joseph Zobel : les deux participent de la même élaboration de la littérature. Or, c’est oublier que poésie et roman procèdent de deux origines différentes, même si certains critiques peuvent considérer le roman comme étant une extension de la tradition poétique moyenâgeuse et, déjà, narrative. Or, c’est oublier l’un des principes posés par Sartre, encore, dans Qu’est-ce que la littérature ? – un essai fondamental pour comprendre Placoly – qui pose, dans sa première partie, une différence irréductible entre les deux genres.

213. Revenons, désormais, sur le choix de la langue, et de la scissiparité revendiquée par Bernabé. La langue, dans son esprit, est directement liée à la littérature : les deux sont indexés. Dans l’esprit de Placoly, le problème se pose de façon différente. S’il existe bien une langue nationale, une langue qui détermine l’individu selon son appartenance géographique, une langue parlée, et qui pourrait être une langue administrative, tout autant, la langue littéraire est, elle, transnationale, et ne saurait être le reflet d’une quelconque appartenance à un espace géographique et politique. En filigrane, se pose la question de l’Universalité de la réception de l’œuvre littéraire. Qui pourra lire une langue nouvelle ? Qui pourra lire une littérature moderne, même si celle-ci est présentée comme une émanation d’une littérature précédente ? Là encore, on peut voir dans ce paradoxe une conséquence de la confusion originelle entre langue et littérature. Si l’on en croit Sartre, le mot, dans le roman et donc dans la littérature, n’est pas l’objet, mais désigne l’objet pour une communauté de lecteurs. Ainsi le Français, comme langue littéraire, n’est pas forcément un contresens pour l’écrivain antillais. Elle peut assurer, pour la plus grande partie du lectorat, la révélation à soi. A contrario, s’enfermer dans une langue nouvelle, issue de l’oralité, hybride, pourrait, selon Placoly, contribuer à régionaliser l’écrivain qui deviendrait, comme il le note à la fin de la citation précédente, l’objet de « l’entreprise touristique » soucieuse de vendre une « écologie de la tradition ».

224. Le choix de la modernité est-il compatible avec l’apologie du Divers ? Si le Divers, son écriture et sa reconnaissance, sont des apports de la conscience postmoderne de la réalité et de son histoire, nous sommes en face d’une incohérence profonde. Le pari des écrivains de la Créolité est sans doute de vouloir fonder une modernité et, donc, un progrès à partir de ce Diversel qui apparaît à la fin de l’Éloge, ce qu’atteste cette nouvelle définition de l’homme que rappelait Glissant avant de mourir, une « identité-relation ». Le projet est bien entendu louable, mais est-il seulement possible ?

Les exemples choisis par Édouard Glissant pour illustrer son idée de la relation, qu’il emprunte dans ses grandes lignes à Kant (l’unité inconditionnelle de la relation, c’est-à-dire elle-même, non comme inhérente mais comme subsistante), auraient pu facilement cadrer avec notre propos, s’il ne m’avait pas semblé qu’il pouvait y avoir chez l’auteur du Quatrième Siècle une certaine gêne à penser à la fois l’universel et la relation, les communautés symboliques d’errance et l’existence de temps particuliers, périphériques12.

23Ces paradoxes, Placoly en a pleinement conscience. Ne doutons pas que les écrivains de la Créolité les aient également. Éloge de la Créolité, puis les œuvres, superbes, qui ont succédé à cette déclaration, ont tenté de les dépasser. Placoly, également, mais d’une façon différente, en proposant des solutions esthétiques inédites et, certainement, sans dévoiler notre mot de fin, bien trop en avance sur leur temps.

L’universalisme et ses ambiguïtés

24Avant de nous pencher plus précisément sur les textes de Placoly, attachons-nous à décrire brièvement le parcours de cet écrivain, ses rencontres, ses lectures, et son rapport à langue. Fils d’un couple d’instituteurs, installés au Marin, l’enfant est nourri, dès son plus jeune âge, à la littérature française. Comment pouvait-il en être autrement dans les années 50 ? Dans une Esquisse d’autobiographie publiée dans le hors-série de Tranchées, à sa mort, Placoly retient des lectures de son enfance trois livres, Les Fleurs du Mal, Mémoires d’Outretombe et La Nuit du chasseur de David Crubb. Deux de ces livres sont des classiques de la littérature française, littérature qui représente, pour lui et ceux de sa génération, « un besoin d’oxygénation13 ». Dans cet autre article, La Maison dans laquelle nous avons choisi de vivre, Placoly note également ceci : « Ceux de ma génération, je parle de celle de 46, qui vit la fin de la colonie quand se terminait la Seconde guerre mondiale, il ne nous a pas été donné de faire de la langue un problème, ni de choix, ni de nécessité14 ». Plus loin, il ajoute : « Tout ce qui nous rapprochait des universaux du langage, nous le prenions15 ». C’est ainsi qu’apparaît la langue française au jeune adolescent, puis au jeune étudiant. Sans la considérer encore comme l’instrument de l’exercice d’une domination, la langue française est le lieu de l’Universalité, le lieu d’une ouverture et non celui d’une aliénation. Plus tard, à Paris, lors de ses années d’études, Placoly évoque tour à tour, Saint-John Perse, Guyotat ou Kateb, auxquels s’ajoutent Joyce, Faulkner ou Lowry. Aussi est-ce dans le roman que Placoly trouve certaines des réponses esthétiques quant à la possibilité de poursuivre une littérature aux Antilles, ancrée dans le lieu et universelle.

25Ces lectures s’accompagnent de la découverte d’une autre possibilité d’Universalisme, politique cette fois. L’Internationale communiste. Là encore, l’engagement puise ses racines dans l’enfance. Son père est dirigeant du SNI (Syndicat National des Instituteurs) et mène les grèves de fonctionnaires de 1951 à 1953. Plus tard, au lycée Schoelcher, il rencontre un certain nombre d’autres lycéens, dont Gilbert Pago, avec qui il fondera en 1970 le G.R.S. (Groupement Révolutionnaire Socialiste), affilié à la Quatrième Internationale. Les années 50, puis 60, sont l’occasion, en Martinique, de la formation de toute une génération aux principes communistes. En 1956, Aimé Césaire quitte le PCF pour fonder le PPM (Parti Progressiste Martiniquais), suite au vote des députés communistes, sur ordre de Moscou, des pleins pouvoirs à l’armée en Algérie. En 1960, Frantz Fanon, encore, publie Les Damnés de la terre avec la préface de Sartre où il parodie l’appel de la fin du Manifeste du Parti Communiste. Aux Antilles, le communisme est inséparable de la prise de conscience du colonialisme. La dialectique du dominant et du dominé trouve son écho dans la dialectique entre le colonisateur et le colonisé, elle-même héritée de la dialectique entre le maître et l’esclave. Aussi, le rêve internationaliste d’un renversement de l’ordre capitaliste (celui-là même qui a conduit à la colonisation) se double, aux Antilles, d’une aspiration internationaliste caribéenne qui a conduit la création du G.R.S., à un moment où le P.P.M. de Césaire renonçait, pour des raisons pragmatiques, à l’indépendance.

26Nous le comprenons, à travers la littérature et la politique, la même question de l’Universalisme se pose. Comment pour l’écrivain et le militant, en position de colonisé, c’est-à-dire marginalisé, linguistiquement et politiquement, accéder à l’Universel ?

L’injonction sartrienne et postmoderne

27Il y a, dans le parcours de Placoly, une rencontre avec un homme qui est déterminante, cet homme c’est Sartre. Comme le confie D. Maragnès, son ami, les deux étudiants ont été reçus par le pape de l’existentialisme après qu’ils lui ont envoyé certains de leurs premiers textes. « Influences ? Je retiens les cours du professeur Scherrer au lycée Louis-le-Grand, deux brefs entretiens, l’un avec Aimé Césaire, l’autre avec Jean-Paul Sartre, tous les deux m’ayant encouragé à écrire en recherchant, à travers les mots, la plus grande universalité possible16 » note Placoly dans La Maison dans laquelle nous avons choisi de vivre. Il n’est pas étonnant de retrouver, au cœur de ce témoignage, la question de l’Universalité, l’un des questionnements majeurs de l’écrivain caribéen. Pour y répondre, Placoly, qui avait affiché sur la porte de son bureau cette phrase, « Le devoir d’un intellectuel révolutionnaire est d’écrire. Le reste n’a pas plus d’importance que le maïs pour les poules. », s’inspire du Qu’est-ce que la littérature ? de Sartre qui pose le romancier comme acteur et comme révolutionnaire. Cet essai, largement critiqué depuis, est pourtant essentiel pour comprendre le romancier que fut Placoly, ainsi que les réponses qu’il apporte aux paradoxes de l’écrivain caribéen. Nous nous en souvenons, Sartre développe ses idées en plusieurs points. Le premier, c’est qu’écrire, c’est révéler. Écrire un roman – et non de la poésie – c’est révéler le monde pour le changer. Le second est qu’écrire, c’est participer d’une création dans un dialogue avec le lecteur. Le troisième point est que l’écrivain doit avoir une conscience historique de son temps et de son lecteur. Quelle histoire ? C’est ici, sans doute, que, pour l’écrivain antillais, soucieux d’engagement révolutionnaire, se pose le principal problème. Pour qui écrire ? le lecteur antillais, en 1970, n’a pas, pour une grande majorité, conscience de son histoire, il n’a conscience que de sa non-histoire, il n’a conscience que de sa négation. Aussi est-il impossible d’inscrire le roman antillais dans la poursuite d’un métarécit européen, dans un métaroman, universaliste, progressiste et réaliste. En d’autres termes, ce qu’il y a à révéler au lecteur antillais, d’abord, c’est son absence à lui-même comme à son histoire. Il faut donc écrire sur l’absence d’histoire, sur l’absence de récit. Écrire, enfin, sur la modernité qui a occasionné cette absence et la refuser. Il s’agit de la proposition postmoderne.

28Nous avons eu l’occasion d’écrire, dans la lecture à la réédition de ce roman, que La Vie et la Mort de Marcel Gonstran était sans doute le premier roman postmoderne antillais. Qu’entendions-nous par-là ? Le terme est vaste et demeure largement discuté. Tout d’abord, il ne se conçoit qu’en fonction de celui de modernité. D’après J-F. Lyotard, la modernité se caractérise par des métarécits, l’un, celui de l’émancipation du sujet rationnel, l’autre, celui de l’esprit universel. La modernité envisage les notions de nouveau, de progrès et d’avenir. Le post-moderne ne croit plus, pour des raisons historiques, à la possibilité du « métarécit », et privilégie, au contraire, une approche en microrécits, parodiques, discontinus et décentrés, afin de signifier non pas une fin – nous sommes d’accord avec J-F. Loytard et M. Gottard sur ce point – mais une critique de l’Universalisme moderne et de ses corollaires. Il s’agit, désormais, grâce au postmoderne, de signifier un état de la réalité tout en émettant une critique de l’histoire de cette réalité. Aussi, nous rangeons-nous à cette définition de Marc Gontard :

La pensée postmoderne met donc au premier plan, contre l’idée de centre et de totalité, celle de réseau et de dissémination. Tandis que la modernité affirme un universel (unique par définition) la postmodernité se fonde sur une réalité dis­continue, fragmentée, archipélique, modulaire. […] De là, cette idée, qu’en contestant le sens moderne de l’Histoire, les postmodemes renoncent à la catégorie du nouveau et à celle du pro­grès pour une revisitation des formes du passé (Umberto Eco)17.

29Cette remarque, reconsidérée à l’histoire des Antilles, est éclairante : comment croire encore au sens de l’histoire, alors que celle-ci a plongé une partie de l’humanité dans l’absence à l’histoire ? C’est armé de ces précisions, sur l’engagement et le postmoderne, que nous en venons désormais à deux des romans de Placoly, La Vie & la mort de Marcel Gonstran, d’une part, qui procède du pastiche, et Frères Volcans, d’autre part, qui procède de la parodie, pour les questionner comme tentatives de dépasser ces paradoxes que nous avons évoqués.

L’esthétique du refus

30C’est en 1971, désormais, que nous nous plaçons, à la parution de La Vie et la Mort de Marcel Gonstran, repéré par M. Nadeau. Il s’agit de la première réponse de Placoly à ce que nous venons d’exposer. Comment créer un roman caribéen qui se propose comme action, tout en oubliant pas qu’il doit procéder d’un silence ? « Mais c’est surtout la découverte du Polygone éclaté de Kateb Yacine qui m’a véritablement engagé dans la voie de l’écriture18 ». Avant de commenter plus en avant La Vie et la Mort de Marcel Gonstran, nous aimerions ouvrir une parenthèse concernant l’auteur qui nous semble être l’influence majeure de Placoly, Kateb. Il n’est pas étonnant que Placoly trouve dans le romancier algérien un « frère », un intellectuel soumis à la même question : quel récit produire après la colonisation ? Même si la colonisation algérienne n’est pas la colonisation antillaise, il n’en demeure pas moins – Frantz Fanon l’a démontré – qu’il existe plus d’un point commun entre les terres du Maghreb et les îles caribéennes, et qu’à la question du récit du lieu colonisé, Kateb répond d’abord par Nedjma puis par Le Polygone éclaté, le second comme une réappropriation et un éclatement du premier.

31Il y a plus d’un point commun entre l’auteur de Nedjma, auteur de romans en langue française, puis de pièces de théâtre en dialectes algériens, et l’auteur de Frères Volcans : tous les deux communistes, tous les deux reçus et encouragés par Sartre, tous les deux accusés de provocation, tous les deux, encore, consacrant une part de leur œuvre au théâtre dans lequel la langue maternelle est privilégiée. Mais ce que découvre sans doute Placoly dans l’œuvre du romancier constantinois, c’est la possibilité postmoderne du roman : composer une forme qui déconstruit la forme moderne, héritée du colonialisme, tout en affirmant l’identité indécise propre aux peuples colonisés, et récemment décolonisés. Ce serait l’objet d’une autre étude que de comparer La Vie et la mort de Marcel Gonstran avec Le Polygone étoilé, mais il est évident que l’auteur martiniquais emprunte à l’auteur algérien plusieurs caractéristiques de ce roman extrême comme le définit Charles Bonn : 

Le Polygone étoilé au contraire, en opposition avec la clôture sémantique de son titre, est le texte ouvert par excellence, la mouvance générique absolue, et ce dès cette absence d’indication du genre qu’on vient de relever sur la couverture du livre19 ». Soit l’ouverture, la mouvance et l’hybridation extrême des genres pour signifier l’absence d’histoire. Charles Bonn ajoute, concernant Le Polygone éclaté : « L’ambiguïté ne sert plus la polyphonie, mais désigne la signification confisquée. […] Le glissement d’un réfèrent à l’autre et l’allusion au présent à travers un récit masqué sous sa non-détermination temporelle vont ainsi désigner un sens occulté20.

32Ces éléments, nous les retrouvons dans La Vie et la Mort de Marcel Gonstran. Ce roman est, à bien des égards, un roman de la négation. Négation générique, négation du roman européen et du roman réaliste, qui s’incarne dans la négation du narrateur, de la temporalité et de l’espace. Ce qu’atteste René Ménil, ancien professeur de Placoly au lycée Schoecher, lorsqu’il écrit : « Le roman qui, selon nous, était dans la destinée de la Martinique et en première urgence. […] Comme il était impossible d’avoir, tout de suite, les solutions sous la main (et pour cause, puisque c’est l’écriture qui devait les apporter et non l’éloquence oiseuse) – une esthétique du refus aura été une de nos convictions premières21 ». Il n’en demeure pas moins qu’à travers cette esthétique du refus, s’écrit, par fragments, une mémoire, faite d’éclats d’instants divers et éparpillés, difficiles à relier. Reste à considérer la relation entre le refus et l’exil. La Vie et la Mort de Marcel Gonstran ne fait qu’affirmer que le récit est impossible, et révèle au lecteur, selon les termes sartriens, la spoliation de la mémoire.

33Ce premier roman pose de façon catégorique, dès les premières pages, ce silence. Marcel Gonstran est le premier. Le nom d’abord. Nous posons l’hypothèse que Gonstran est emprunté au nom du troisième homme de la Négritude, Léon-Gontran Damas, en reprenant le deuxième terme de son prénom, celui détesté, le plus français, dans lequel il glisse un « s », une sinuosité, symbole, peut-être d’une écriture qui, en son centre, agit par digressions. Il y adjoint le prénom de Marcel qui évoque, dans la littérature française, le narrateur d’À la recherche du temps perdu, l’homme qui se souvient. La question de La Vie et la mort de Marcel Gonstran est effectivement celle de la mémoire, comme l’est celle de Frères Volcans, de façon encore plus affirmée.

34Ce roman s’ouvre sur la description d’un cyclone, vécu par Marcel Gonstran lorsqu’il avait cinq ans, « le plus effroyable cyclone qui ait jamais ravagé les Antilles, situées dans le bras gracile de la Floride, et le monstrueux dos de l’Amérique centrale, les deux Guyane22 ». Image d’un cataclysme biblique qui emporte tout sur l’aire caribéenne, ainsi redéfinie comme un espace unifié, le cyclone, improbable, est décrit comme une force qui annihile cette même aire, générant la peur.

D’immenses oiseaux, pris dans le vent, voltigeaient aveugles, butant contre tout ce qui pouvait rester de stable et d’érigé sur la terre, la terre qui allait bientôt disparaître sous l’eau. Le ciel noir abritait le vol éperdu des oiseaux, et l’espace était parcouru d’appels à la détresse. Il a fermé les yeux sur l’énorme branchage de l’arbre noueux comme les mains de la malédiction, et s’est abandonné un peu plus étroitement dans les bras de celui qui le soutenait23.

35Dès lors, reste une page blanche, le silence :

De l’enfance à l’âge d’homme, rien de particulier. Marcel Gonstran fait partie de ces gens qui ont vu leur vie se passer à l’extérieur d’eux-mêmes. Spectateurs d’ombres, eux-mêmes sont nés de l’ombre, et ils ne procréent que des ombres. Ce sont des chimères24.

36Tel apparaît l’homme caribéen, l’homme d’après le cataclysme, comme le reflet d’une réalité dont il est dépossédé. Comment cette « ombre », cette page blanche peut-elle produire le récit de sa mémoire ? Tel est l’enjeu de ce roman. À ce stade, dans ce premier chapitre, Placoly semble mettre en place un dispositif narratif qui pourrait conduire à ouvrir le texte à la voix, la littérature à la parole. Mais les termes qui enclenchent le récit de la mémoire sont un cliché, un emprunt.

Ceux qui l’ont fréquenté peu de temps avant sa mort se rappellent que, lorsqu’il se mettait à se remémorer sa vie, Marcel Gonstran commençait toujours par ces mots : « J’ai supporté bien des coups durs… il semble que la vie d’un homme ne soit faite que de ça… mais j’ai vu des beautés extraordinaires… » Puis sa voix tarissait comme une source tarit25.

37La voix s’éteint. Déjà. C’est à la littérature de prendre le relais, c’est à la littérature d’inventer ce passé sous la double injonction sartrienne, celle du dévoilement et celle de la création. Nous le voyons, ce principe est l’anti-Solibo.

38Nous l’avons dit, la littérature antillaise ne naît pas avec Le Cahier d’un retour au pays natal. Il faut, désormais, regarder ce silence et construire un récit sur ce silence. C’est le sens que nous donnons à ce premier chapitre. L’immense silence qui envahit les îles après le cyclone n’est jamais que la projection de l’immense silence d’hommes et de femmes après la déportation, et dont la mémoire a été, peu à peu, effacée. Placoly propose alors de s’emparer du récit de l’exil, mais inversé. La Vie et la Mort de Marcel Gonstran est le récit de l’Antillais déplacé en Europe, en France, aux usines Renault de Boulogne. L’histoire récente lui en donne le sujet : le BUMIDOM qui a touché sa génération, ces milliers de jeunes Martiniquais et Guadeloupéens à qui l’Etat français a presque donné l’ordre de s’exiler afin de fournir en main d’œuvre l’industrie et l’administration françaises. Marcel Gonstran est le produit de cette génération. Dans le récit de ce déracinement, et de la tentative de réenracinement, grotesque, maladive et monstrueuse, comme en atteste l’enfant de Marcel Gonstran et d’Eléonora la Bretonne, atteint de trisomie, se lit, en filigrane, le récit de cet autre déracinement, celui de l’esclavage, celui du silence et de l’errance entre deux lieux. La forme du roman est celle de cette errance : le roman fonctionne de façon rhizomique, mélangeant les temps, les narrateurs, et les genres. Nous renvoyons à notre lecture de ce roman afin d’en comprendre son fonctionnement.

39Pour quelle finalité ? Pour éduquer le lecteur. Placoly, l’ensemble de ses écrits théoriques le prouve, se pose constamment, en élève de Sartre, la question du lecteur. À travers ces fragments, non pas juxtaposés de manière brutale, mais reliés de façon détournée, c’est au lecteur de participer à la reconstruction du récit, tout en envisageant les différents points de vue, les différents espaces se heurtant au sein même du même chapitre. C’est au lecteur d’investir le texte, d’investir le récit de la déportation avec son propre souvenir. Dans le chapitre intitulé Autobiographie de Marcel Gonstran, le narrateur, dont on serait bien en peine de savoir s’il s’agit de Marcel Gonstran, du narrateur inconnu ou de Placoly lui-même, envisage le problème de la mémoire :

Quant à moi, ma mémoire est loin d’être un lieu touristique. Elle serait beaucoup plus proche du champ de campêches, sorte de petit buisson poussant sur un terrain sec, que de la ville d’eau. On souhaiterait plus de netteté dans le coloris, un mouvement plus soutenu, et surtout pas cette obstinée stridence, ces terreurs infantiles qui font gargouiller des lèvres et transpirer du front, crisper le ventre et trembler du genou le vieillard qui se souvient. Je serais d’ailleurs impuissant à reconstruire quoi que ce soit, une scène qui ait la logique élémentaire du narré, un épisode qui ait la logique réconfortante du vécu. Et, chaque fois que, l’espace d’une éclaircie, j’entrevois ne serait-ce qu’une image, un blé de cuivres et d’ivoires l’assiège. Je ne peux rien saisir, et je gronde autour comme un bestial en rut cherchant la femme26.

40L’inaccessibilité de la mémoire est au cœur du roman. Aussi, l’ensemble de ce qui est raconté l’est sous le signe du pastiche : pastiche du roman à l’eau-de-rose, pastiche du mystère moyenâgeux, pastiche de chansons, pastiche du verbe romantique, pastiche du roman réaliste etc. Aussi, encore, Placoly affirme que seul le pastiche, c’est-à-dire l’imitation dans le sens du détournement, est à même de révéler ce qui s’inscrit en creux dans ce roman : l’exil, la déperdition de soi. Le pastiche signifie dans le même geste que l’on ne peut se dire que dans la langue et les formes de l’Autre, et que c’est au lecteur de reconstruire la langue et la forme pour accéder à ce que le pastiche signifie : la confiscation par l’Autre de sa propre représentation. Le pastiche est un appel à la reconstruction éclatée d’une conscience qui n’a pas accès à sa propre mémoire. Le lecteur est invité à retrouver sous le vernis clinquant du pastiche, tout à la fois sa propre mémoire, et la conscience de son absence. L’opération demandée au lecteur, selon, encore, une logique sartrienne, est de réinventer le mot, la phrase, ce socle en partage du Moi et de l’Autre, pour tenter de leur trouver une signification qui leur est propre, une signification dévoilante, même si elle ouvre sur l’absence. En effet, et c’est à notre sens primordial, la dernière phrase du texte renvoie à cette dimension tragique du pastiche : « Mais dans la bouche du mort, que la terre encombre comme un polder, le mot c’est de la dérision27. »

L’esthétique de la parodie

41Douze ans plus tard, ce n’est plus uniquement au pastiche que Placoly fait appel, mais également à la parodie. C’est Frères Volcans qui procède de cette même logique du détournement, de la provocation. Qu’est-ce que Frères Volcans ? C’est un faux journal intime, tenu tout au long de l’année 1848 par un colon, établi à Saint-Pierre, fils d’esclavagiste, et qui a lui-même affranchi ses deux serviteurs, Nemorine et Adber, qui vivent avec lui. C’est encore une somme de réflexions générées par les événements de 1848 autour de la liberté, bien entendu, mais également de la colonie, de l’Autre ou de la langue. Et du temps qui passe. D’autres personnages apparaissent dans ces pages, inventés, peut-être, comme Villiers, le poète de Saint-Pierre, et des personnages historiques, Leyritz ou Pory-Papy.

42Nous l’avons dit, rien d’autre, pour Placoly que le roman, que le récit, afin de signifier cette absence originelle. Il semblerait que, pour ce texte, Placoly se soit souvenu des origines du roman moderne et ait souhaité réinstaller le roman des Antilles – et non le roman antillais – à son antécédence primitive et européenne, celle du Don Quichotte de Cervantes. Dans l’Avant-propos, Placoly revient aux origines du roman, aux origines « troubles » du roman, afin d’en affirmer sa nécessité. Dans Don Quichotte, après s’être mis en scène dans le prologue incapable d’écrire la préface au texte, Cervantes apprend au lecteur qu’il n’en est pas l’auteur, que le manuscrit a été écrit d’après les Archives de la Manche, d’abord, puis d’après la traduction depuis l’Arabe du premier auteur des aventures de Don Quichotte, présentées comme véritables, Cid Amhed Benengeli, historien. Dès lors, Cervantès, personnage réel, devient un personnage de sa propre histoire et Cid Amhed Benengeli, personnage fictif devient personnage réel, ce qui sera relayé, plus tard, par J-L. Borges que Placoly aimait tant, dans la nouvelle « Pierre Ménard, auteur du Quichotte » parue dans Fictions. Apparaît alors la complexité du roman moderne : une falsification, nécessaire, pour écrire une forme de la vérité – et une falsification métissée, puisqu’arabo-européenne. Pour dire quoi ? Pour poser un regard critique sur l’époque, tout en considérant l’Histoire comme une vaste représentation à laquelle seul Don Quichotte croit. Même si beaucoup de théoriciens du postmoderne crieraient peut-être au scandale, il n’est, à notre sens, pas insensé de considérer Don Quichotte comme l’un des premiers textes postmodernes de l’époque moderne. Une œuvre à part, assurément, de laquelle procèdera, toutefois, une longue tradition de la parodie et de l’ironie.

43Placoly met en place un dispositif similaire et nécessaire. Revenons à cet Avant-propos : le premier narrateur nous prévient qu’il a trouvé dans les archives ce texte « qui n’offre ni quotation ni nom d’auteur, se présente sous la forme d’un épais cahier chichement relié de carton fort ; l’écriture en est nette et sans bavures ; ce qui peut laisser penser qu’il s’agit d’une copie conservée pour la postérité28 ». Texte de seconde main, donc, comme le Quichotte, le premier narrateur va se permettre l’impensable, y ajouter des notes de son cru, notes qui, de fait, n’existent pas dans le texte. Qui est l’auteur de ces lignes ? Personne. Ce ne peut être Placoly, puisqu’il s’est présenté comme historien. Cela nourrit plusieurs réflexions :

441. Le texte, en définitive, présenté comme une découverte, est écrit à deux mains, sans que le lecteur puisse déterminer une voix narrative de l’autre, séparées de plus de 140 ans. Le texte n’a pas d’auteur. Le narrateur de l’Avant-Propos n’est pas Placoly, c’est un anonyme qui corrige le nom d’un autre anonyme, puisque jamais le narrateur ne donnera son nom. Bernabé postule que la création de la littérature antillaise correspond à sa désanonymation. Placoly, lui, procède à l’inverse : il rend la littérature à son anonymation, première, celle de Cervantès. Il en résulte un texte qui, comme La Vie et la mort de Marcel Gonstran, est bâti sur une absence, sur un vide. Placoly reprend cette évidence que ce récit de 1848 ne peut être écrit que par un colon, le seul à posséder la langue, mais il renvoie ce même colon-narrateur aux origines du roman. Ce jeu de miroirs et de reflets nous inspire deux remarques.

45a. En remontant aux origines du roman, Placoly revient également aux sources d’une littérature qui déjà, se dissocie du métarécit européen, comme s’il cherchait à retrouver une tradition de la littérature, longtemps déconsidérée, à un instant de l’histoire où les Amériques ont été découvertes, et où l’esclavage se met en place. Il s’agit donc, peut-être, de se placer en amont de la littérature, pour retrouver son sens originel et non dévoyé, pour essayer de retrouver le véritable humanisme européen, qui fut, pourtant, marginalisé.

46b. Ce jeu de miroir se prolonge dans une évidence difficile à entendre. L’Autre, l’ennemi, c’est moi. L’Autre m’a formé, l’Autre me ressemble. Placoly ne cesse de l’affirmer et ce, dès l’Avant-propos : « Car j’ai fini par découvrir, entre les lignes de l’autre, un visage point tellement différent du mien29. » Cette phrase fait écho à cette autre phrase, écrite par le colon-narrateur, alors que Saint-Pierre est livré à la révolution : « Plongés en soi-même, on n’aperçoit rien d’autre que l’autre ennemi de soi30. » Aussi sommes-nous d’accord avec R. Suvélor lorsqu’il écrit que « La Vérité est, en fin de compte, non pas la somme arithmétique des vérités particulières de l’Un et l’Autre, mais le dépassement dialectique de leur opposition31 », ce qu’attestent dans les dernières pages, les marques de reconnaissance entre Abdel et le narrateur.

472. Le texte en lui-même, le faux-journal, est composé comme un pastiche de la littérature du XIXe siècle, avec ses tournures souvent anachroniques. Est-ce un simple effet de réel ? Oui, mais pas seulement. Si La Vie et la Mort de Marcel Gonstran était une sorte d’anthologie du pastiche, qui donnait à ce texte sa forme éclatée, Frères Volcans ne pastiche qu’un seul style, celui du Romantisme, sans volonté de s’en moquer. Placoly interroge, grâce à cette langue, ce métarécit moderne que la révolution des esclaves de 1848 est en train de faire vaciller. Le narrateur anonyme de Frères Volcans, dont on comprend qu’il est le produit de ce métarécit – il est cultivé, fin lecteur, et fin analyste, il a par ailleurs aménagé une grande partie de sa demeure à St Pierre en bibliothèque, « son dernier refuge », comme il le note – le narrateur, donc, comprend que ce monde de progrès vacille, et que l’époque qui l’a formé est en train de sombrer. Les premiers mots de la seconde partie sont, à cet égard, sans équivoque :

25 avril 1848 : Même si je voulais considérer le progrès comme une des qualités premières de l’être humain, je ne le pourrai pas. Ces derniers jours ont démontré que les faiblesses de l’individu sont ennemies de l’humanité, qu’aucune parole ne peut résister à l’assaut des faits, imprévisibles de la nature, éclairant avec le fer et le feu les troupes de la nuit sans visage, sans cadence que celle de l’hallali du meurtre et des crimes de sang32.

48La rupture du métarécit, finalement anticipée aux Antilles, entraîne la fin de Frères Volcans – figure déjà en retrait, le narrateur se retire définitivement (« je crois pouvoir analyser la réalité de certains faits d’histoire, parce que je me suis efforcé d’atteindre pour ainsi dire au détachement33. ») La Martinique bascule dans une autre ère qui ne peut être celle du modernisme européen : au contraire, elle en est son décalque grostesque, la poursuite de la domination esclavagiste sous une autre forme : la domination capitaliste qu’annonce le narrateur lorsque, dans les dernières pages il évoque le retour obligatoire au travail des anciens esclaves. Aussi, la catastrophe imminente, incluse dans le titre, celle à venir, de 1902, projette sur ces pages une ombre funeste.

493. Quelle langue, dès lors, adopter ? La langue de l’Autre ? de l’ennemi ? La réponse est oui. Le narrateur s’exprime en français. Le texte est composé en français. Cependant, dans Frères Volcans, il existe toute une interrogation sur la langue et la littérature. À la date du 23 janvier 1848, le narrateur ouvre son journal ainsi : « Un écrivain peut-il rester prisonnier de sa langue ?34 » Le narrateur évoque alors Villiers, le poète, dont il qualifie les sonnets d’« inutiles ». C’est l’occasion, pour lui, d’énoncer ce principe sartrien avant l’heure de Sartre : « Il est nécessaire qu’une société se reconnaisse dans ses écrits » et d’ajouter que « j’ai le sentiment, encore confus, que nos jours exigent que la poésie pousse à l’action35 ». Ces déclarations, s’appliquent-elles à Frères Volcans ? Quelle société peut se reconnaître dans Frères Volcans ? Le pastiche invite le lecteur à prendre possession du texte, pour le pousser, comme pour La Vie et la mort de Marcel Gonstran, à le dénoncer et à se le réapproprier. Mais quel lecteur ? Seul le lecteur issu d’une bourgeoisie intellectuelle peut comprendre le jeu de références subtiles qui se noue dans l’écriture de Placoly. Ce roman était-il pour le peuple ? Nous pensons qu’il était plus destiné à cette caste intellectuelle martiniquaise, en passe de s’imposer politiquement et culturellement, afin de lui dire, une fois encore, qu’à la modernité mensongère, il faudrait privilégier une postmodernité falsificatrice, mais paradoxalement à même de reconstituer le récit des Antilles. Le roman de Cervantès, contre la poésie de Saint John Perse. Pourtant, ajoutons que Chamoiseau, dans Écrire en pays dominé ne dit finalement pas autre chose lorsqu’il évoque Placoly dans la litanie des écrivains cités comme influences : « De Vincent Placoly : Contre l’oubli, une odeur de camphre, parfum de toutes les détresses, et la consumation dans l’impossible à dire, le langage empêché à l’interstice de deux époques36 ». Reconnaissance de « l’impossible à dire », l’esclavage, qui se répercute dans le « langage empêché », celui du pastiche, celui d’une langue française qui a porté le discours esclavagiste, qui a empêché le discours de l’esclave et qui, pourtant, demeure, pour les raisons évoquées, la langue de l’écrivain martiniquais. Mais c’est sur « l’impossible » que, peut-être, Chamoiseau se trompe, en soulignant le paradoxe de l’emploi d’une langue impropre : Frères Volcans, comme La Vie et la Mort de Marcel Gonstran, laisse au lecteur la charge de la réflexion sur la position du romancier martiniquais qui regarde l’histoire et qui la forme dans la langue de l’Autre comme soi-même, le français.

Conclusion

50Frères Volcans, et ce sera notre conclusion, pose les bases d’un roman futur, ou d’un futur pour le roman des Antilles, qui ne sera, à notre connaissance, jamais effectif. Il consiste à privilégier le postmoderne pour écrire ce qui ne l’a jamais été. « Le roman vrai de l’esclavage reste à faire. » Nous avons déjà cité cette phrase de la magnifique postface qui clôt le roman. Comment le faire ? Par le roman, justement, parce qu’il n’y a aucune autre solution, mais peut-être pas par le roman comme l’ont conçu Glissant, puis Chamoiseau ou Confiant. Pas comme des « sagas » islandaises dont Chamoiseau reconnaît l’influence sur son écriture, pas en essayant de donner une généalogie lorsqu’elle est impossible, pas en essayant de définir une identité nouvelle, là où elle s’établit sur une absence. Et c’est en effet dans ce sens que nous aimerions conclure. Nous l’avons dit, l’enjeu est identitaire.

51Comme conséquence de la conception moderniste du roman et de la langue, formée dans la lecture de Faulkner, notamment, Glissant militait pour une nouvelle approche de la notion d’identité, telle qu’il la définissait au Monde en 2011 :

Nous devons construire une personnalité instable, mouvante, créatrice, fragile, au carrefour de soi et des autres. Une Identité-relation. C’est une expérience très intéressante, car on se croit généralement autorisé à parler à l’autre du point de vue d’une identité fixe. Bien définie. Pure. Atavique. Maintenant, c’est impossible, même pour les anciens colonisés qui tentent de se raccrocher à leur passé ou leur ethnie. Et cela nous remplit de craintes et de tremblements de parler sans certitude, mais nous enrichit considérablement37.

52L’Identité-relation est ce Diversel dont se réclame Chamoiseau. L’auteur de Texaco revendique une identité qui serait une errance horizontale, ouverte. L’auteur de Frères Volcans se réclame lui aussi d’une identité qui serait une errance, mais verticale, dans le temps. Et seule la langue, en définitive, permet de travailler sur cette profondeur identitaire et d’en souligner l’absence de socle ou de racine. L’errance est cette absence. Et cette errance n’est pas ouverte, elle est un paradoxe irréductible que seul le roman, la forme même du roman, polyphonique et ironique, peut souligner à défaut de résoudre. C’est ainsi que le romancier martiniquais peut entrer dans l’Universel mais en étant paradoxal. Seul le roman, semble encore nous dire Placoly, peut signifier ce qui est à la base de l’identité caribéenne, puisque seul le roman peut s’établir sur du « vide » et le considérer dans sa forme. Ce n’est pas le Diversel, cette autre forme à venir d’un Universel en devenir, qui rendra compte des spécificités de l’identité caribéenne, c’est l’Universel, travaillé par la spécificité antillaise qui rendra compte d’un état, et qui pourra sans doute rendre un peu son histoire à l’homme caribéen. Ceci posé, la reconstitution, sous le signe de « l’hallucination », comme expliqué dans l’Avant-propos à Frères Volcans – qui n’est pas sans rappeler le mode d’investigation de soi et du lieu chez Le Clézio, dans Voyage à Rodrigues, auteur privilégié de Placoly, et proche intellectuellement, dans les années 70, de Sartre – peut, sans doute, générer un certain nombre d’images qu’il faut apprendre à considérer depuis le présent.

Mais lorsque je suis allé déambuler dans les rues de la ville ancienne, en surprenant là des noms de rue, là des blocs de roches intouchées depuis des siècles, là des anneaux de fer, et là, les soupirs de l’Atlantique qui vient se coucher sous les pontons de la rade, je me suis laissé prendre à l’effet d’hallucination. Notre histoire est si proche de nous !38

53Pourtant, en dépit des efforts de Placoly, en dépit aussi des efforts de Chamoiseau et de Confiant, en dépit des efforts de leurs prédécesseurs, tous habités par la même volonté de dire quelque chose du drame premier, celui de l’esclavage, tout autant que de dire quelque chose de l’identité caribéenne, Placoly, comme une réponse à Glissant, qui retrouve dans l’errance faulknérienne le dynamisme d’une identité en rhizome, place en exergue d’Une journée torride cette citation du Bruit et la fureur qui renvoie l’Afro-américain à son absence à lui-même, à cette image de lui comme faisant partie d’une image, mais sans relation avec d’autres, comme errant dans cette image, parce que :

Au milieu des ornières durcies, un Nègre, sur une mule attendait le départ du train. Je ne savais pas depuis combien de temps il était là, mais il était assis à califourchon sur sa mule, la tête enveloppée dans un morceau de couverture, comme si on les avait construits, lui et sa mule, à cet endroit, avec la clôture et la route, ou avec la colline, sculptés dans la colline même… Et le train se remit en marche. Il était toujours là, debout près de son grand lapin de mule, tous deux misérables, immobiles, ignorant l’impatience39.

54Le train part. Le Nègre est resté à sa place, prisonnier de l’image. « Je ne savais pas combien de temps il était là » nous renseigne le narrateur. C’est tout le paradoxe d’être et de ne savoir pourquoi, c’est tout le paradoxe d’exister, sous le regard d’un Autre, sans savoir depuis quand. C’est tout le paradoxe de l’Afro-américain, condamné à cette errance en lui-même, entre un passé qui lui échappe, et un avenir incertain. « L’Arbre ne portera pas ! Nous allons l’arracher !40 » Tels sont les derniers mots de Frères Volcans.

Notes de bas de page numériques

1 Jack Corzani, « Placoly » in Tranchées, numéro H-S., janvier 1993, p. 13.

2 Vincent Placoly, Une journée torride, Paris, éd. La Brèche, 1991, p. 5.

3 Vincent Placoly, Frères Volcans, [1983], Caen, Passage(s), 2017, p. 135.

4 V. Placoly, Une journée torride, op. cit., p. 14.

5 Jean Bernabé, Patrick Chamoiseau, Raphaël Confiant, Éloge de la Créolité, Paris, Gallimard, 1990, p. 14.

6 Jean Bernabé, Patrick Chamoiseau, Raphaël Confiant, Éloge de la Créolité, op. cit., p. 14.

7 Jean Bernabé, Patrick Chamoiseau, Raphaël Confiant, Éloge de la Créolité, op. cit., p. 27.

8 Jean Bernabé, « Fènwè et wè klè, le syndrome homérique à l’œuvre dans la parole antillaise », consulté le 29 avril 2018 à cette adresse : https://www.potomitan.info/travaux/auvisiteur/fenwe.htm

9 Marc Gontard, Le Roman français postmoderne, 2003, https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00003870 (Pdf), consulté le 29 avril 2018, p. 90.

10 Jean Bernabé, Patrick Chamoiseau, Raphaël Confiant, Éloge de la Créolité, op. cit., p. 14.

11 V. Placoly, Une journée torride, op. cit., p. 12.

12 V. Placoly, Une journée torride, op. cit., p. 6.

13 Vincent Placoly, « La Maison dans laquelle nous avons choisi de vivre », in Tranchées, numéro H-S. Janvier 1993, p. 35.

14 V. Placoly, « La Maison dans laquelle nous avons choisi de vivre », op. cit., p. 35.

15 V. Placoly, « La Maison dans laquelle nous avons choisi de vivre », op. cit., p. 35.

16 V. Placoly, « La Maison dans laquelle nous avons choisi de vivre », op. cit., p. 36.

17 Marc Gontard, « Le Postmodernisme en France » in Le Temps des lettres, Rennes, PUR, 2011, p. 288.

18 V. Placoly, « La Maison dans laquelle nous avons choisi de vivre », op. cit., p. 36.

19 Charles Bonn, Kateb Yacine, Nedjma. Paris, PUF, 1990, p. 104.

20 C. Bonn, Kateb Yacine, Nedjma, op. cit., p. 104.

21 René Ménil, « Adieu, Frère volcan », in Tranchées, numéro H-S. Janvier 1993, p. 11.

22 Vincent Placoly, La Vie et la Mort de Marcel Gonstran, [1971]. Caen, Passage(s), 2016, p. 14.

23 V. Placoly, La Vie et la Mort de Marcel Gonstran, op. cit., p. 15.

24 V. Placoly, La Vie et la Mort de Marcel Gonstran, op. cit., p. 14.

25 V. Placoly, La Vie et la Mort de Marcel Gonstran, op. cit., p. 15.

26 V. Placoly, La Vie et la Mort de Marcel Gonstran, op. cit., p. 68.

27 V. Placoly, La Vie et la Mort de Marcel Gonstran, op. cit., p. 131.

28 Vincent Placoly, Frères Volcans, [1983], Caen, Passage(s), 2017, p. 15.

29 V. Placoly, Frères Volcans, op. cit., p. 16.

30 V. Placoly, Frères Volcans, op. cit., p. 106.

31 Roland Suvélor, « Vincent Placoly ou le parcours inachevé », in Tranchées, numéro H-S. Janvier 1993, p. 16.

32 V. Placoly, Frères Volcans, op. cit., p. 89.

33 V. Placoly, Frères Volcans, op. cit., p. 107.

34 V. Placoly, Frères Volcans, op. cit., p. 28.

35 V. Placoly, Frères Volcans, op. cit., p. 28.

36 Patrick Chamoiseau, Écrire en pays dominé, Paris, Gallimard, 1997, folio n° 3677, p. 308.

37 Entretien avec Edouard Glissant, in Le Monde 2, 2005. Propos recueillis par Frédéric Joignot. Consulté le 29 avril 2018 à cette adresse : http://www.lemonde.fr/disparitions/article/2011/02/04/pour-l-ecrivain-edouard-glissant-la-creolisation-du-monde-etait-irreversible_1474923_3382.html .

38 V. Placoly, Frères Volcans, op. cit., p. 14.

39 William Faulkner, Le Bruit et la fureur, 1929. Cité par V. Placoly, Une journée torride, op. cit., p. 3.

40 V. Placoly, Frères Volcans, op. cit., p. 130.

Bibliographie

Œuvres de Vincent Placoly

PLACOLY Vincent, La Vie et la Mort de Marcel Gonstran, [Denoël, 1971], Caen, Passage(s), 2016.

PLACOLY Vincent, Frères Volcans, [La Brèche, 1983], Caen, Passage(s), 2017.

PLACOLY Vincent, Une journée torride, Paris, La Brèche, 1991.

Textes critiques

BERNABÉ Jean, CHAMOISEAU Patrick, CONFIANT Raphaël, Éloge de la Créolité, Paris, Gallimard, 1989.

BONN Charles, Kateb Yacine, Nedjma, Paris, PUF, 1990.

GONTARD Marc, Le Roman français postmoderne, 2003 ; https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00003870 (Pdf), cons. 29 avril 2018

Revues

Tranchées, Hors-série de Janvier, « Spécial Vincent Placoly », 1993

Articles

BERNABE Jean, « Fènwè et wè klè, le syndrome homérique à l’œuvre dans la parole antillaise », https://www.potomitan.info/travaux/auvisiteur/fenwe.htm , cons. 29 avril 2018

GONTARD Marc, « Le Postmodernisme en France » in Le Temps des lettres, Rennes, PUR, 2011, p. 282-294.

Pour citer cet article

Nicolas Pien, « Le cas Vincent Placoly : l’Universel paradoxal », paru dans Loxias-Colloques, 12. Le Diversel
Universel ou « Diversel », Tout-Monde ou « Multivers » à l’œuvre dans la fiction caribéenne contemporaine
, L'Universel en question(s): de l'Universel paradoxal aux prémices du Tout-Monde, Le cas Vincent Placoly : l’Universel paradoxal,
mis en ligne le 15 avril 2019, URL : http://revel.unice.fr/symposia/actel/index.html?id=1179.


Auteurs

Nicolas Pien

Professeur en lycée et enseignant à l’Université de Caen Normandie. Docteur en littérature française de l’Université de Caen/Normandie, auteur de Le Clézio, la quête de l’accord originel (L’Harmattan, 2004), il a, depuis, signé des articles sur Le Clézio, Beckett, Duras, Trassard, et sur la littérature antillaise. Il est également directeur littéraire aux éditions Passage(s) qui ont entrepris, sous sa direction, la réédition de l’œuvre de Vincent Placoly.