Loxias-Colloques |  10. Figures du voyage 

Catherine Mao  : 

Le récit de voyage en bande dessinée : espace, enjeux et tensions du dessin

Résumé

Pour enrichir une poétique du récit de voyage, il serait intéressant d’observer qu’il s’agit en bande dessinée d’un genre à part entière et éminemment productif, au même titre que le carnet de croquis ou le journal de rêves. Le récit de voyage exacerbe notamment certaines questions majeures auxquelles les dessinateurs de bande dessine sont confrontés avec parfois une grande acuité et notamment les tensions propres à l’art du dessin : ce que le voyage problématise parfaitement, c’est la figure paradoxale que le dessinateur adopte face au monde. Car le dessin permet d’une part de mettre le monde à distance : en posant son regard sur le monde, on s’en extrait ; il permet d’autre part de prendre place dans le monde, en tant que dessinateur. Outil de distanciation autant que de communication, le dessin force le dessinateur à choisir entre deux postures a priori insolubles et conduit parfois l’artiste à une véritable crise de la création. C’est donc à la fois le triple rapport à l’autre, au monde et à l’art que le récit de voyage permet d’articuler en faisant de cette expérience du monde une véritable expérience de dessin.

Index

Mots-clés : bande dessinée , documentaire, énonciation, imaginaire, matérialité

Plan

Texte intégral

1Depuis ses origines, le récit de voyage occupe une place privilégiée dans la bande dessinée. Celui que l’on considère comme son inventeur au milieu du XIXe siècle, Rodolphe Töpffer, est souvent mieux connu comme l’auteur de récits de voyage, parmi lesquels la série des Voyages en zigzag par monts et par vaux1. Citons Gustave Doré et ses Des-agréments d’un voyage d’agrément, album récemment réédité par les Editions 20242. Songeons encore à la fameuse famille Fenouillard créée par Christophe à la fin du XIXe siècle, qui explore aussi bien la Perse que le Japon, rencontre les Sioux et les Papous. La « littérature en estampes » est née en pleine révolution industrielle, à une période marquée par le bouleversement de l’imprimé et de l’illustré, les nouveaux moyens de locomotion et les prémices du tourisme de masse, à un moment où s’est formé l’imaginaire du voyage en ballon et du quadrillage de la planète.

2Il existe un lien originel entre le médium encore balbutiant et le voyage, non seulement comme thème mais comme structure. D’une part, le voyage fournit un schéma narratif simple : l’expédition fait naître un récit, avec un temps de préparation, des étapes, un dénouement qui coïncide souvent avec un « retour à la maison ». Les territoires mêmes de l’album fournissent une unité de lieu qui laisse s’épanouir le potentiel du mouvement, l’espace du trajet. Dans son Essai de physiognomonie3, Töpffer insiste déjà sur la linéarité de la planche, sur l’espace du livre dans lequel la littérature en estampes peut se déployer. Il l’illustre bien dans son album l’Histoire de Monsieur Cryptogramme4, ce chasseur de papillons qui décide de partir à l’aventure pour fuir les assiduités d’une jeune fille : le cahier de format oblong renforce très ostensiblement la continuité narrative en fournissant les balises d’un itinéraire qui coïncide avec celui du lecteur (celui du personnage, celui du lecteur). Dès 1845, Töpffer est parfaitement conscient que l’opération de découpage favorise cette « succession de lieux traversés5 » qu’évoque Louis Marin pour définir le récit de voyage. D’autre part, le principe du voyage fournit la possibilité presque illimitée de relancer le principe de la sérialité. D’ailleurs, les héros traditionnels de bande dessinée sont souvent des globe-trotters, à l’image de Tintin dont les aventures se renouvellent au gré des contrées qu’il explore. Rien ne serait plus faux cependant que d’en conclure que ce principe de sérialité s’opposerait à une évolution plus structurelle : un puissant mouvement interne se dessine depuis les premières aventures de Tintin à la conquête du monde (au pays des Soviets, aux Amériques) jusqu’aux voyages plus existentiels (en Chine, au Tibet), en passant par les expéditions scientifiques (par exemple sur la Lune) et les retours aux sources (en particulier quand le capitaine Haddock part sur les traces de ses ancêtres).

3À la fin des années 80, deux traditions coexistent dans la bande dessinée mais ne se rencontrent pas : celle du récit de voyage comme récit d’aventure et de fiction ; celle du carnet de voyage comme pratique annexe. Prenons pour exemple l’œuvre de deux précurseurs, Jacques de Loustal et Jacques Ferrandez. Tous deux nés au milieu des années 50, ils ont débuté à la fin des années 80 une pratique du récit de voyage qu’ils n’ont jamais abandonnée par la suite. Dans la série « Carnets d’Orient6 », Ferrandez entreprend de raconter l’histoire de l’Algérie à travers les destins de plusieurs personnages et au moyen d’annotations, d’aquarelles et de croquis faisant référence au carnet de voyage. Il puise notamment dans la riche tradition des journaux de bord des anthropologues du XIXe pour se lancer dans un projet narratif ambitieux et retranscrire les nuances d’une civilisation. À l’inverse, Loustal, voyageur infatigable et auteur contemplatif, intègre pleinement le carnet de voyage à sa pratique réflexive de la bande dessinée pour mieux saisir certains tableaux. Chez l’un comme chez l’autre, c’est la visibilité du carnet de voyage qui est convoquée, fournissant au premier un tremplin narratif, permettant au second de réfléchir au problème de la représentation. Dans les deux cas, le récit de voyage se résume d’abord à une tentation formelle.

4Dans les années 90, l’émergence de plusieurs maisons d’édition indépendantes vient bouleverser ce paysage éditorial et témoigner d’une volonté collective de rompre avec la production des années 80, incarnée par l’album de 48 pages, cartonné et coloré, dont on suppose qu’il raconte une histoire haute en couleurs et riche en rebondissements. Les acteurs de cette révolution éditoriale expriment le désir de se libérer de certaines contraintes imposées par les maisons d’édition, à commencer par la prééminence du personnage et le principe de la série. C’est désormais le livre qui doit fixer ses propres lois (de dimension, de maquette ou de pagination). Dans ce contexte, une part croissante de la production alternative cède la place à certains genres qui mettent en avant une parole d’auteur : ce sont les écritures de soi, autobiographies, autofictions, mémoires, journaux intimes, journaux de rêves, carnets de notes, carnets de croquis, carnets de voyage. Au sein de cette ébullition éditoriale et créatrice, le récit de voyage se pare d’un nouvel intérêt stratégique. À cet égard, l’œuvre d’Edmond Baudoin, considéré comme l’un des pères de cette bande dessinée alternative, est tout à fait symptomatique : d’une œuvre à l’autre, le voyage lui fournit d’abord des possibles narratifs et un type de personnage (Le Premier Voyage7), avant d’engendrer certaines possibilités formelles (Le Voyage8). Telle est la perspective que je souhaite adopter ici en portant mon attention sur « l’articulation nécessaire – en même temps qu’inévitable – entre structure narrative et structure médiatique9 ». Pour ce faire, j’aimerais prendre appui sur un corpus restreint d’œuvres reposant sur une structure en abyme ou en miroir et examiner la manière dont le choix de ce médium façonne, problématise et éventuellement renouvelle le récit de voyage10.

Décrire le voyage : le récit dessiné entre monstration et matérialité

5L’écrivain se trouve confronté en pays étranger à la catégorie de la description et à ses corollaires, c’est-à-dire la tentation du mimétisme et la nécessité de coller le plus possible au référent. En d’autres termes, le récit de voyage réactive les fantasmes de l’esthétique romantique, selon laquelle seul l’art est capable de représenter correctement l’Être et le langage de refléter fidèlement le monde. Or, la bande dessinée déjoue naturellement l’illusion de la transparence : quand on cherche simplement à décrire phénoménologiquement l’expérience de lecture, on remarque que le récit dessiné se caractérise par les traces d’une gestualité qui vient subvertir, excéder et enrichir le récit. La bande dessinée se présente à la fois comme un art de la monstration et comme un art de la matérialité, ce qui couvre des réalités bien distinctes et présente des enjeux que nous allons examiner.

6Quand un auteur de bande dessinée entreprend de raconter son voyage et ses expériences, la traditionnelle triade propre aux écritures de soi et formée de la relation d’identité entre l’auteur, le narrateur et le personnage11 est subvertie par la présence d’un quatrième terme, le dessinateur. En posant son œil sur le monde, ce dernier se met a priori au service du pouvoir d’extériorisation et d’objectivation du neuvième art. Edmond Baudoin en fournit un bel exemple dans Le Chemin de Saint-Jean12, album dans lequel il déroule un fil narratif autour de ses allers et retours entre sa terre nourricière (l’arrière-pays niçois) et sa terre étrangère (le Québec). L’entreprise repose sur la pratique du croquis, qui occupe souvent les deux tiers de la planche (Fig. 1) et qui conserve le plus souvent les traces de reliure du cahier à spirales et les traces de datation. L’artiste se montre soucieux d’exactitude et de documentation, d’une manière qui semble parfois confiner à l’absurde : « Quand je suis devant cette page, le calendrier dit que ce jour est un dimanche de l’année 2001, le 21 janvier13 ». L’album tend à adopter la forme du carnet naturaliste ou celui de l’herboriste, faisant, de prime abord, de l’expérience sensible le principe qui préside à l’écriture de l’album. À travers cet empirisme revendiqué, l’auteur souscrit avec le lecteur un contrat tacite : en mettant en avant le croquis, fait d’après nature, Baudoin met du même coup l’impératif de vérité au centre de sa démarche.

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Figure 1. Edmond Baudoin, Le Chemin de Saint-Jean, Paris, L’Association, « Éperluette », 2003, s. p.

7En raison de ce pouvoir de monstration, on a pu croire que la bande dessinée était un médium de la surface et non des profondeurs, impropre à raconter les révélations de la vie intime et condamnée à certains types de narration (fiction et aventures rocambolesques). Car que reste-t-il des métaphores et de toutes les figures liées au processus de la description et à l’expression du référent quand le récit bascule du côté de l’image ? Partageant avec Stendhal le désir de promener un miroir le long d’un chemin et adoptant une ligne de conduite en conséquence, Baudoin semble d’abord jeter aux oubliettes la notion de figural. Tout au contraire, il insiste sur la fonction indicielle du croquis, qui croque par définition le réel et se dote par nature d’une valeur documentaire. Indice d’une coïncidence avec le réel, le dessin est là pour attester que l’objet qui a été croqué s’est bien trouvé dans l’œil du dessinateur. En faisant ostensiblement un travail de collecte, l’auteur tente de conserver les empreintes de ce qu’il a laissé au loin.

8Toutefois, si l’auteur cherche à s’approcher du réel par le croquis, il s’en écarte résolument par le dispositif qu’il met en place. Certes, le croquis semble avoir été arraché d’un carnet et inséré tel quel dans le livre, mais il prend place dans un nouvel espace médiatique : le récit de voyage. Reprenons pour exemple la première illustration : le croquis est doublement encadré, suivi d’un dessin et d’un texte qui s’échappent tous deux du cadre. L’auteur ouvre au sein de cette planche plusieurs niveaux de discours et une navigation permanente entre le temps du croquis et le temps du commentaire. C’est d’ailleurs selon les modalités du va-et-vient que Baudoin décrit le processus créatif : « Sur mon chemin je fais des images, je prends des notes. Plus tard à Nice, je découpe, je colle ces images en compagnie de textes. Je me promène une deuxième fois14 ». À la faveur de cette dynamique paradoxale entre le croquis et le dessin, l’image et le texte, le cadre et le hors-cadre, le récit de voyage s’échafaude sur une terre de contrastes, entre passé et présent, entre le vieil arrière-pays niçois et ce nouveau monde enneigé. Dans cet entre-deux, le récit de voyage s’élabore sur un mode résolument asymptotique.

9Dans Le Chemin de Saint-Jean, Baudoin raconte les origines et la transformation du carnet de voyage en récit de voyage, faisant de l’insatisfaction la force motrice de son projet. Car aussi réaliste soit-il, le croquis demeure fondamentalement insuffisant : il est répétitif puisque l’artiste dessine le même motif à plusieurs heures du jour, il est introduit dans une séquence, il est commenté. Le dessin se présente moins comme un résultat que comme un processus, conférant à l’œuvre toute son épaisseur temporelle. Baudoin fait du croquis l’instrument essentiel non seulement dans la formation de l’image, mais aussi dans le tressage du tissu narratif, dans la récolte des souvenirs, autrement dit dans le travail de l’écriture aussi bien que de la mémoire. Du carnet au récit, le pouvoir de monstration de la bande dessinée cède le pas à la matérialité du dessin. Dès lors, le récit de voyage fournit moins à l’auteur l’occasion de divulguer une expérience intime que de se montrer aux prises avec son art.

Sur les pas du dessinateur-voyageur : observateur, énonciateur, acteur

10Il apparaît ainsi que le voyage dessiné soulève un certain nombre de questions d’énonciation. Quels outils l’auteur peut-il utiliser pour concilier au sein du neuvième art la double fonction narrative et descriptive du récit de voyage ? Comment peut-il livrer le récit de son voyage au sein d’un art qui repose traditionnellement sur ses personnages ? Notre réflexion s’articule autour de la double énonciation – à la fois verbale et visuelle – caractéristique de la bande dessinée et rendue particulièrement sensible dans un genre tel que le récit de voyage pour les raisons évoquées plus haut. Confrontés à ces questions, certains auteurs révèlent leur caractère aporétique en adoptant plusieurs types de réponses, sans parvenir à choisir l’une d’entre elles. C’est le cas de Jean-Christophe Menu dans son Livret de phamille15, recueil réunissant les travaux autobiographiques qu’il a effectués autour du thème de la famille entre 1991 et 1994. L’auteur réalise certaines planches en même temps qu’il vit les situations décrites, en invoquant précisément la tradition du carnet de voyage16. J’aimerais m’attarder sur les deux récits de voyage que l’on trouve dans le recueil et qui, en reposant sur des stratégies narratives absolument antagonistes, ne manquent pas de créer une chambre d’écho au sein du recueil.

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Figure 2. Jean-Christophe Menu, Livret de phamille, Paris L’Association, « Ciboulette », 1995, s. p.

11Le livre s’ouvre sur un voyage en famille à Helsinki, au cours duquel l’auteur ne se départit jamais de sa position d’observateur extérieur à ce qu’il dessine, comme en témoigne cette illustration (Fig. 2). Menu retranscrit tout ce qu’il voit, se soumettant manifestement au diktat du compte rendu objectif. Le je qu’il emploie est celui d’un reporter soucieux de focalisation externe, celui d’un tiers cherchant à exclure toute appréciation subjective. Le texte se contente de décrire avec exactitude et parfois redondance le contexte des images. De même, aucun dialogue ne vient perturber le dispositif de journal de bord que Menu met en place et, pour cause, ce dernier a toutes les peines du monde à prendre part au récit en tant que personnage. Il ne participe ni à ce qu’il voit ni à ce qu’il décrit, tenant à sa posture d’extériorité avec tout ce qu’elle comporte d’inconfort et de solitude. Or, c’est précisément ce dont il est question dans « Helsingissa Oleskelu » : Menu raconte à quel point il peine à prendre place au sein de sa famille, à jouer le rôle qui lui incombe et à se sentir pleinement acteur de sa vie. L’art du dessin lui permet de retranscrire avec beaucoup de justesse ce sentiment éminemment moderne de malaise, à travers l’impossibilité d’être à la fois le narrateur, le dessinateur et l’acteur de son récit. Face à cette aporie, Menu choisit de s’isoler, de visiter parfois seul la ville d’Helsinski et d’éviter le plus possible d’interagir avec les membres de sa famille. Le genre du récit de voyage fournit à l’artiste les clefs pour explorer les thèmes qui lui tiennent à cœur et, comme il le confesse lui-même, pour « [se] sentir bien quelque part » et « ancrer fortement les choses et [son] propos17 ».

12Menu adopte le positionnement inverse dans un récit suivant, intitulé « USA 87 ». Il y raconte un voyage aux États-Unis, au commencement de sa relation avec Valérie qui deviendra très peu de temps plus tard la mère de ses enfants. Il s’agit donc d’une sorte d’introduction à la vie de famille et donc à ce livret de famille. À travers ses choix d’énonciation, l’auteur indique qu’il se sentait encore à cette période l’auteur de ses choix et l’acteur de sa vie, mais d’une manière déjà équivoque. À l’opposé des choix artistiques qui prévalent dans « Helsingissa Oleskelu », il ne cesse de se représenter, faisant ostensiblement de lui-même un acteur de papier, un personnage un peu caricatural fortement influencé par la bande dessinée classique (Fig. 3). Il fixe certaines caractéristiques visuelles, telles qu’un tee-shirt rayé qui deviendra son costume de scène, des cheveux hirsutes et une apparence physique un peu enfantine et renfrognée, tour à tour hargneuse ou hagarde.

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Figure 3. Jean-Christophe Menu, Livret de phamille, Paris L’Association, « Ciboulette », 1995, s. p.

13Si Menu abandonne momentanément sa posture d’observateur pour se faire acteur, il se montre parfaitement conscient du mécanisme à l’œuvre dans l’autoreprésentation. S’il consent à faire de lui-même un double de papier, il signale que c’est désormais derrière ce masque qu’il va se cacher. C’est la raison pour laquelle ce séjour en Amérique se présente comme un moment de bascule tout à fait central au sein du Livret de phamille. L’une des problématiques majeures de ce recueil porte sur la place que l’on occupe dans le monde et parmi les autres et qui est rendue particulièrement délicate pendant le voyage : quelle place occupe le visiteur, quand il dessine, quand il observe ?

14Cette difficulté est mise en évidence dans les rares instants où, au cours du récit, le dessinateur surprend son propre reflet dans le miroir, par exemple dans « Helsingissa Oleskelu ». À la faveur de la vitre d’une boutique qui tend au dessinateur son propre miroir, Menu se trouve face à son propre visage, un visage qui lui apparaît comme aussi étranger à lui-même qu’il ne l’est pour le lecteur : « Je me dessine avec le porte-bébé en reflet d’une boutique où Valérie achète une robe ». C’est l’une des rares fois où le dessinateur s’inclut dans le récit qu’il représente et force est de remarquer que sa présence semble relativement malvenue dans l’image. Car dans cette nouvelle, Menu cherche de toute évidence à retrouver l’insouciance d’un regard purement extérieur, c’est-à-dire d’un regard qui ne se trouverait pas dans l’image. C’est la raison pour laquelle il dessine volontiers ses mains qui courent sur le papier. De ce point de vue, le reflet qu’il surprend dans la vitre se présente comme une interférence et comme le signe que son projet ne peut se réaliser que d’une manière impure ou du moins asymptotique. À travers ses choix énonciatifs, l’auteur révèle qu’il peine à s’inclure dans le monde qu’il dessine et qu’il prend le parti de se détourner de la réalité pour mettre l’accent sur le faire, sur ses décisions artistiques.

Le voyage, l’image et l’imaginaire : un exercice de style

15Carnets et récits de voyage, en réactivant un fantasme d’objectivité, sont souvent perçus par les auteurs comme un exercice de dépouillement : s’il prétend se cantonner à un rôle d’observateur, le dessinateur essaie de ne pas se faire remarquer. En d’autres termes, le récit de voyage pose avec acuité des questions de style. Il s’agit d’une problématique majeure dans la production alternative des années 90 déjà évoquée en introduction. Pour éviter tout soupçon d’artificialité, celle-là même qui fut reprochée à la bande dessinée académique des années 80, les artistes cherchent à se dépouiller de tout ce qui pourrait faire écran entre le je actuel et le moi révolu. Chez les dessinateurs, cette recherche d’une authenticité devient synonyme d’une recherche de spontanéité et d’une rapidité d’exécution : il faudrait aller vite pour dire vrai. Ainsi, les carnets, journaux de bord et autres albums intimes ont remis à l’honneur la mode des dessins rapides. C’est ce que Fabrice Neaud appelle le « fast-drawn » en déplorant la tyrannie de l’instantanéité et la haine de la documentation et du labeur :

On dessine d’un jet, on ne retouche pas, on s’en vante, tout cela histoire de faire croire qu’il y aurait une sorte de « révélation immanente » dans ce spontanéisme niais, souvent adoubé par la prétention d’être précédé par des années de pratiques « sérieuses » du dessin. […] Bref, le fast-drawn s’est imposé comme l’ontologie du dessin, sa vérité : il y a eu usurpation et coup d’État18.

16Ainsi, le genre résolument polymorphe qu’est le récit de voyage témoigne parfaitement de la tentation du degré zéro du style en bande dessinée, qui a traversé toute la production alternative des années 90 et son esthétique moderniste – caractérisée par la tentation de revenir à l’essence supposée du médium. Comme on l’a vu, cette tentation est vouée à l’échec puisque, de manière irrépressible, à la question de l’énonciation vient se mêler la présence d’un dessinateur, qui vient indiquer l’acte de création et jeter la lumière sur les choix de forme et de style.

17Nicolas de Crécy fait des paradoxes du dessin l’objet même de son album Journal d’un fantôme19. Dans ce livre publié en 2007, l’auteur nous emmène dans un double voyage, à la fois réel et imaginaire : c’est d’abord la visite fictive du Japon par une créature de papier ; c’est ensuite le séjour que l’auteur a fait au Brésil. L’auteur choisit de donner la parole à son dessin, qu’il « personnalise » (au sens propre) en même temps que ses angoisses. En effet, le personnage principal est un ectoplasme, une créature de papier qui cherche encore sa forme :

Je suis fait de papier… Ma forme n’est pas encore définie et je sens que je flotte. […] je n’ai pas encore de nom. Je suis une forme en devenir : je suis le projet d’un dessin publicitaire. Je suis abstrait évidemment ; je n’ai pas encore de support20.

18Dans l’espoir de trouver ses contours, de se dépouiller des spectres de l’habitude et de la familiarité, cet ectoplasme voyage au Japon, à la recherche d’une simplicité et d’une évidence qui viendraient s’imposer à lui. Prenant la forme du carnet de voyage mais cette fois sur un mode onirique, le récit repose sur une triade allégorique, composée de trois personnages qui représentent trois pôles de la création : le manager qui donne les directives, impose ses prérogatives et ses exigences, symbole évident des contraintes du monde extérieur ; le dessinateur, le plus souvent absent, rejeté à la lisière du monde réel, dans l’inconscient de sa créature de papier (un espace d’invisibilité qui laisse la porte ouverte au figural) ; et le dessin, encore en devenir, éminemment flexible, protéiforme et modeste, évoluant sur des sables mouvants et constamment en proie aux doutes :

Mon trait se distord. […] Impossible de contrôler mon trait. Et le voir, comme moi, de l’intérieur, est encore plus effrayant ; il se désagrège, il part en sucette. Il est fait de mille éléments qui ne tiennent plus ensemble […] et ne forment rien de regardable21.

19Par l’intermédiaire de ce trépied, c’est tout le processus créatif que questionne Nicolas de Crécy. D’ailleurs, dans la deuxième partie de Journal d’un fantôme, la créature de papier rencontre son dessinateur. De manière littérale, l’œuvre permet d’ouvrir l’espace d’un dialogue entre le créateur et sa création. On peut y voir en creux une autobiographie, un journal, celui du dessinateur-fantôme.

20À travers les frottements qui se créent entre les deux récits, l’auteur met en scène son hésitation entre deux manières a priori antagonistes de dessiner : selon le mode direct de la saisie, de la prise sur le vif ; ou selon le mode, indirect, de la « rumination » pour reprendre ses allusions répétées à la gent bovine. Il s’agit de laisser reposer les formes, d’attendre que les images s’altèrent par l’action du cerveau, action faite de « mélange et de superposition », pour les « ramener à la surface » en les ayant libérées de la « contrainte purement descriptive22 ». Le voyage en pays étranger renforce encore ce dilemme puisqu’il oppose familiarité et exotisme. L’artiste ne cherche pas à résoudre cette question difficile, entre dessin rapide et « travail dans une semi somnolence », conclusion documentariste et machinerie intuitive, « ouverture du vocabulaire des formes et inconscience éveillée23 ». En refusant de se soumettre aux formes, de Crécy se place constamment en retrait par rapport à son dessin, lui reprochant son manque d’architecture, de squelette, autrement dit de tenue et d’autonomie. Son personnage reste ce fantôme toujours menacé d’extinction. À travers ce double voyage allégorique, Nicolas de Crécy personnalise une crise très intime de la création, qui le conduira d’ailleurs, quelques années plus tard, à abandonner la bande dessinée pour d’autres formes d’art.

21 

22Pendant longtemps, les écrivains ont employé une forme – celle de la lettre, du journal intime – pour raconter leur voyage. C’est rarement le cas dans la bande dessinée, dont l’hétérogénéité énonciative induit d’emblée une extériorité propice à un jeu de surface et à l’apparition du figural. De ce point de vue, le récit de voyage peut apparaître comme l’un des détours possibles pour se raconter, convoquant à la fois le visible et les chemins de l’inconscient, son action sur l’œuvre, sa matérialité. L’époque moderne – et c’est notamment l’un des apports majeurs de l’autofiction – a démontré que, pour déjouer les apories de l’autobiographie, l’auteur se raconte volontiers en passant par d’autres biais : Doubrovsky passe par la psychanalyse, Murakami par la course à pied, Annie Ernaux et Didier Eribon par la sociologie, Agnès Varda par le glanage. En raison de son impossible neutralité, la bande dessinée dispense ses auteurs d’avoir recours à des formes médiatrices et vectrices, tant il est vrai que dessiner, c’est déjà faire preuve d’extériorité, c’est déjà tracer une frontière et en cela se décaler.

23En questionnant de manière privilégiée les liens que le dessinateur tisse avec le monde et avec son art, le neuvième art met en avant la figure de l’énonciateur voyageur et introduit de nouvelles distinctions qui vont toutes dans le sens d’une plus grande polyphonie de la parole narrative. À une époque où l’essai devient poétique et le documentaire devient lyrique, le dessin se présente comme un médium privilégié de cette confrontation à notre fond le plus intime, à nos propres mythes et notre littérature intérieure, faisant du dessinateur le médiateur privilégié non seulement entre le réel et la fiction mais entre le réel et l’imaginaire.

Notes de bas de page numériques

1 Rodolphe Töpffer, Voyages en zigzag [1844], Paris, Hoëbeke, « Retour à la montagne », 1996.

2 Gustave Doré, Des-agréments d’un voyage d’agrément [1851], Strasbourg, 2024, 2013.

3 Rodolphe Töpffer, Essai de physiognomonie [1845], Paris, Kargo, 2003.

4 Rodolphe Töpffer, « Histoire de Monsieur Cryptogramme » [1846], dans Les Histoires en estampes, t. 3, Paris, Le Seuil, 1996.

5 Louis Marin, Utopiques, Paris, Éditions de Minuit, « Critique », 1973, p. 64-65.

6 La série compte à ce jour 10 tomes, publiés de 1987 à 2009 chez Casterman.

7 Edmond Baudoin, Le Premier Voyage, Paris, Futuropolis, « Hic et Nunc », 1987.

8 Edmond Baudoin, Le Voyage, Paris, L’Association, « Ciboulette », 1996.

9 Jan Baetens rappelle que Philippe Marion a baptisé cette articulation la « médiagénie » du discours narratif. Jan Baetens, « Littérature et bande dessinée. Enjeux et limites » [En ligne], Cahiers de narratologie, « Images et récits », n° 16, 2009. URL : http://narratologie.revues.org/853 .

10 Il s’agit ici d’une version courte d’un article consacré au Chemin de Saint-Jean publié dans la revue en ligne Neuvième Art 2.0. Catherine Mao, Le Chemin de Saint-Jean : un autoportrait sans visage, Neuvième Art 2.0 [En ligne], « Edmond Baudoin », Janvier 2014, URL : http://neuviemeart.citebd.org/spip.php?article711 .

11 Philippe Lejeune, Le Pacte autobiographique, Paris, Éditions du Seuil, « Poétique », 1975, p. 26-27.

12 Edmond Baudoin, Le Chemin de Saint-Jean, Paris, L’Association, « Éperluette », 2003.

13 Edmond Baudoin, Le Chemin de Saint-Jean, s. p.

14 Edmond Baudoin, Le Chemin de Saint-Jean, s. p.

15 Jean-Christophe Menu, Livret de phamille, Paris L’Association, « Ciboulette », 1995.

16 « La représentation d’après nature des lieux ou des objets […] répond à une tradition, celle du carnet de voyage, à laquelle la bande dessinée s’adapte très bien. » Laure Del Pino, Olivier Josso, « Jean-Christophe Menu » [En ligne], L’œil électrique, n° 21, 1999. URL : http://oeil.electrique.free.fr/article.php?numero=21&articleid=368 .

17 Jean-Christophe Menu, L’œil électrique, n° 21, 1999. URL : http://oeil.electrique.free.fr/article.php?numero=21&articleid=368

18 Fabrice Neaud, Jean-Christophe Menu, « Autopsie de l’autobiographie », L’Éprouvette, n° 3, Paris, L’Association, janvier 2007, p. 464.

19 Nicolas de Crécy, Journal d’un fantôme, Paris, Futuropolis, 2007.

20 Nicolas de Crécy, Journal d’un fantôme, p. 14.

21 Nicolas de Crécy, Journal d’un fantôme, p. 37.

22 Nicolas de Crécy, Journal d’un fantôme, p. 147.

23 Nicolas de Crécy, Journal d’un fantôme, p. 150.

Pour citer cet article

Catherine Mao, « Le récit de voyage en bande dessinée : espace, enjeux et tensions du dessin », paru dans Loxias-Colloques, 10. Figures du voyage, Le récit de voyage en bande dessinée : espace, enjeux et tensions du dessin, mis en ligne le 25 mars 2018, URL : http://revel.unice.fr/symposia/actel/index.html?id=1085.


Auteurs

Catherine Mao

Université Paris-Sorbonne, EA STIH