Loxias-Colloques |  10. Figures du voyage 

Odile Gannier  : 

"J’en aime la battologie…". Figures de répétition et légitimation auctoriale

Résumé

Par nature un récit de voyage, passé le premier temps des découvertes, use de la répétition : répétition liée à la fréquence du carnet de notes ou du journal de bord ; au passage dans des lieux déjà décrits, ce qui implique citation et renvois ; au « second voyage », entre autres motifs de répétition. Cette obligation de répétition peut aussi prouver le sérieux ou la véracité. Dans ce schéma contraint, comment se démarquer ? Comment éviter l’ennui et le plagiat ? Comment parer à la reprise des stéréotypes ? La variatio peut passer par les ressources stylistiques permettant d’éviter la reprise formelle, mais aussi par l’exagération, l’humour, et le pied de nez…

Index

Mots-clés : anaphore , battologie, répétition, reprise, variation

Plan

Texte intégral

Il date, ce livre. De l’époque à la fois engourdie et sous tension de ce continent ; il date. De ma naïveté, de mon ignorance, de mon illusion de démystifier, il date. Il date d’un Japon excité, surexcité, parlant guerre, chantant guerre, promettant guerre, défilant, hurlant, vociférant, menaçant, harcelant, tenant en réserve des bombardements, des débarquements, des destructions, des invasions, des assauts, de la terreur.
Il date d’une Chine traquée, entamée, menacée de dépècement […]1.

1Tel est le ton très littéraire de la « Préface nouvelle » à Un barbare en Asie, que Michaux signe en 1967, soit trente-cinq ans après son voyage. Parmi ses pratiques de la répétition2 figurent simultanément l’anaphore (« il date », « de mon/ma », « des ») au niveau de la phrase et du paragraphe, l’épiphore (« guerre »), l’anadiplose (« […] il date. Il date […] »), et même l’épanadiplose (« Il date, ce livre. De […] ; il date »). Performance difficile à égaler en quelques lignes, d’autant qu’aux répétitions de structure s’ajoutent des répétitions formelles : homéotéleutes (« défilant, hurlant, vociférant, menaçant, harcelant, tenant » ; « des bombardements, des débarquements »), voire gémination de la syllabe initiale (des débarquements, des destructions), ou dérivation (excité, surexcité). Enfin il use de l’antanaclase en utilisant le même verbe « il date » en variant la construction et le sens : grâce à son emploi absolu, intransitif, le verbe impose dans cette préface dite « nouvelle » la conscience pesante d’un temps passé ; le regret, précisément, de ne pouvoir plus rien y changer puisque le récit existe en dehors de lui, figé, privé de la faculté de suivre l’évolution historique qui a transformé ces pays en trente-cinq ans d’événements. Le second emploi, « il date de », ne fait que légitimer ce qui peut passer, en 1967, pour des erreurs de jugement. La métabole (ou gradation d’intensité des synonymes accumulés) explicite en réalité l’emballement de la violence qui pesait alors sur ces pays en pleins préparatifs de la seconde Guerre Mondiale.

2Henri Michaux a beau affectionner particulièrement cette palette stylistique et en jouer avec virtuosité, la répétition dans le cadre du récit de voyage relève le plus souvent d’autres procédés et d’autres problématiques, en dehors des références à un corpus plus ancien. Progressivement le lecteur est devenu plus friand de nouveauté : la répétition de lieux communs, ou la répétition tout court, ne semblent plus des morceaux de choix et la variation importe davantage. Il n’en a pas toujours été ainsi, même si l’anecdote reste précisément toujours le contrepoint d’un fond stéréotypé. Cette préface n’est pas révélatrice des modalités de répétitions les plus courantes dans le récit viatique. De la même manière que le voyage, comme pratique de terrain – réel ou fictionnel – emprunte des routes en général déjà connues (sauf dans le cas des expéditions de découverte), de la même manière le voyage comme genre narratif suppose certes le récit d’une expérience particulière mais avec la conscience, plus ou moins assumée, de s’exprimer après des prédécesseurs. La route se trouve ainsi balisée autant par la relation que sur le terrain.

3De fait, les récits sont souvent émaillés de reprises, formelles ou thématiques. Néanmoins il convient de différencier les formes du journal et de la relation sur le modèle des mémoires. Très matériellement, le journal de bord ou le carnet de voyage tout particulièrement reposent par définition sur une structure anaphorique (si l’on accepte par commodité les catégories de fréquence narrative proposées par Genette3) – tandis que le récit mis en forme est plus fréquemment itératif, dans le souci de ne pas lasser le lecteur. Il s’agit là du modèle formel. Plus généralement, du fait que les voyageurs se trouvent le plus fréquemment sur les traces de leurs prédécesseurs, tout l’enjeu est de négocier avec cet existant : à moins de prétendre se croire le premier – ou imposer l’impression qu’on l’est – et que donc toute répétition du « déjà vu » est absolument exclue, le narrateur du récit de voyage prend en compte la préexistence d’un discours (parfois le sien propre) et se positionne implicitement ou explicitement par rapport à la doxa. Ainsi dans de nombreux cas la question est-elle de déterminer comment le voyageur se définit et situe son œuvre, entre la confirmation de l’appartenance à cette communauté floue des « connaisseurs » d’un lieu et la déclaration d’originalité que le récit promeut.

Une répétition contrainte

4Lorsque le voyageur en chemin note ses impressions, sous la forme du journal, il est contraint par le cadre en principe strict de la répétition journalière. Cette nécessité, illustrée par le journal de bord des marins ou des passagers embarqués, quel que soit leur statut, régit l’ensemble du récit : la narration et la logique des événements suivent le rythme des relevés de hauteur, jour après jour. Le voyage aura d’autant plus d’autorité qu’il reposera sur ce schéma mimétique du parcours et des étapes, dans l’espace et dans le temps. Le journal du Voyage en Italie de Goethe4, par exemple, débute aussi ainsi : « Ratisbonne, 3 septembre 1786. Je me suis enfui de Carlsbad à trois heures du matin ». Puis, trois pages plus loin : « Munich, 6 septembre. Je suis parti de Ratisbonne le 5 septembre à midi et midi. » De même Challe, dans le discours préliminaire de son Journal d’un voyage aux Indes orientales, s’était engagé, en tant qu’écrivain de vaisseau, à respecter cette forme anaphorique jusqu’à risquer l’aridité et l’ennui – la répétition étant la seule preuve du bon achèvement de son travail :

Me proposant d’écrire tous les soirs ce qui sera arrivé dans la journée, on ne doit pas espérer de trouver un de ces styles fleuris qui rendent recommandables toutes sortes de relations ; mais on peut être certain, qu’outre l’exactitude, la pure et simple vérité s’y trouvera5.

5Tous les diaristes font l’expérience de cette contrainte qui peut, en même temps, offrir de nombreux avantages : la véracité, l’exhaustivité, la fiabilité, souhaitables aussi bien des ambassadeurs, des subrécargues, que des scientifiques. Ainsi, l’Abbé de Choisy, partant en ambassade pour le Siam en 1685, avait également débuté par la promesse de la répétition rituelle la plus scrupuleuse de la situation d’écriture – promettant en contrepartie à son destinataire une certaine nouveauté du fond.

À bord de l’Oiseau à la rade de Brest
Le [samedi] 3 mars 1685
Enfin nous voici embarqués, et nous allons mettre à la voile. Je vous ai promis un Journal de mon voyage, et je vais me mettre en état de vous tenir parole. J’écrirai tous les soirs ce que j’aurai vu, ce qui s’appelle vu. J’écrirai ce qu’on m’aura dit, et marquerai le nom et les qualités de ceux qui m’auront dit quelque chose, afin que vous ayez plus ou moins d’égards à leur témoignage. Je n’exagérerai point : toujours devant les yeux l’exacte vérité […]6.

6Cependant, ce paradigme éphéméride, fondé sur la répétition à l’identique du cadre et des attendus, accuse précisément ses limites pour un voyageur qui a plus de fantaisie que de rigueur : il est difficile de s’astreindre à la plus régulière reprise de la date, de la météorologie, de l’avancée du navire, tandis que les « petits riens » pour lesquels il sera apprécié feront figure de distrayante variation. Le même Choisy écrit sous la date du 8 juin 1685 : « Je suis d’avis, pendant que je m’en souviens, de vous dire tout ce que je sais du cap de Bonne-Espérance7 » – ce qu’il répète d’ailleurs sans doute après des sources qu’il ne mentionne pas. Mais ses efforts l’ennuient rapidement et il s’échappe de cette forme imposée :

Je suis las d’écrire du Cap. Si dans la suite je me souviens de quelque autre chose, je le fourrerai où je pourrai. Ce n’est pas ici une relation en forme ; ce sont lettres très familières où l’on met tout ce qui vient au bout de la plume8.

7Néanmoins la lourdeur de la répétition, dans un journal suivi, n’est pas nécessairement à charge. Challe par exemple se réjouit d’avoir à répéter « Toujours beau temps, et bon vent : j’en aime la battologie9. » Ou « Toujours bon vent : la répétition m’en plaît10. » Cendrars se félicite aussi de cette constance dans « Sillage » (Au cœur du monde) :

La mer continue à être d’un bleu de mer
Le temps continue à être le plus beau temps que j’ai jamais connu en mer
Cette traversée continue à être la plus calme et la plus dépourvue d’incidents que l’on puisse imaginer11

8La répétition satisfaite relève en réalité d’une forme de prière – ou de méthode Coué – pour que le beau temps perdure. Paradoxalement, il ne se passe absolument rien des stéréotypes narratifs catastrophiques usuels en mer et le fait de raconter cette lacune dans la liste des passages obligés par le genre devient plaisant. Il existe en effet une différence sensible entre la reprise jubilatoire de l’expression « beau temps » (ici sous forme d’épanalepse, ou répétition d’un groupe de mots) et le sentiment du désagrément ou de la faute de goût stylistique.

9Le narrateur peut choisir de ne pas se répéter, même s’il y a lieu de le faire – tout en soulignant, le cas échéant, qu’il y aurait matière à répétition pour le voyageur et qu’il y renonce en tant qu’écrivain. Par exemple, après avoir expliqué quels poissons on trouvait vers l’île de l’Ascension, Challe reprend le lendemain l’information sans les détails : « J’ai dit ce que c’était que ces poissons12. » Le surlendemain, il explique comment il a fait mariner deux barils de bonite. Le jour suivant, il affirme : « Je n’en parlerai plus de poisson » et n’y tenant plus, il ajoute immédiatement « à moins qu’on en prenne quelqu’un qui soit extraordinaire. J’ai parlé ci-dessus de la dorade : on en a pris quatre aujourd’hui, qui nous ont donné à dîner & à souper13. » Bel exemple de prétérition qui renchérit sur la répétition.

10Cette situation se trouve particulièrement dans le cas de mémoires écrits a posteriori. Les récits retravaillés par la suite sur ce modèle initial des notes journalières regroupent les occurrences sur le mode itératif, pour éviter au lecteur la lassitude. En effet, Challe aurait aimé ne pas écrire ceci :

Du jeudi 17 mai 1691
Toujours bon petit vent, temps chaud et couvert, et nous allons assez bien pour ne pas nous plaindre.
Du vendredi 18 mai 1691
Chaleur étouffante, pluie et calme. Il nous est mort encore un matelot.
Du samedi 19 mai 1691
Toujours même temps, calme, pluie et vent par intervalle.
Du dimanche 20 mai 1691
Même chose.
Du lundi 21 mai 1691
Même chose encore. Cela m’ennuie14.

11En fait ces très brèves notations journalières montrent surtout, chez un écrivain assez disert, l’impatience d’arriver à la Martinique et d’échapper ainsi à la menace grandissante de la maladie.

Du vendredi 13 juillet 1691
Toujours bon vent : nous allons bien.
Du samedi 14 juillet 1691
Même chose.
Du dimanche 15 juillet 1691
Même chose. Tant mieux.

12Quelques détails sur le 16 et le 17, avant de reprendre :

Du mercredi 18 juillet 1691
Calme, et chaleur bien forte.
Du jeudi 19 juillet 1691
Même chose. Tant pis15.

13Encore un mois à attendre avant l’arrivée à Lorient…

14L’effet de répétition vient d’ailleurs des contraintes du récit, qui suppose de remplir certaines obligations narratives supposées attendues du lecteur – la répétition étant lassante mais rassurante – : attente, départ, évocation du but du voyage et des étapes prévues, routes, auberges, rencontres, descriptions de paysages, anecdotes… Ces stéréotypes narratifs sont indicatifs de reprises constantes et qui ne se retrouvent finalement, que dans les fictions de voyages, qui réutilisent ce vocabulaire pour faire accroire qu’elles sont de véritables relations de voyage. Tout particulièrement, par exemple, lorsqu’il s’agit d’un voyage maritime : en effet, à bord, la marche du navire est fondée sur une routine invariable, et l’emploi de chacun, la manœuvre proprement dite ou la météorologie ne peuvent s’exprimer que par un vocabulaire précis et spécialisé : il est donc apparemment varié mais leur emploi par nécessité est d’autant plus répétitif qu’il ne peut s’exprimer par des synonymes.

15Un récit « itératif » permet d’éviter cette redite ressentie comme fâcheuse. Une seule occurrence de narration permet de ne pas répéter des événements récurrents, voire la routine.

On comprend que beaucoup de bateaux finissent au fond de l’eau. C’est ce qu’ils méritent. On aura parcouru quatre mille milles et on n’aura rien vu. Un peu de houle, une grosse houle, des embruns, quelques vagues qui déferlent, des paquets d’eau à l’avant, une tempête même et quelques poissons volants ; en un mot : rien ! rien !16

16Voilà ce que le narrateur d’Ecuador retient de sa traversée. Heureusement que les paquets de mer sont groupés en une seule évocation… L’expression de la lassitude est déplacée sur la seule réduplication finale. Il procède donc exactement à l’inverse de la relation de Challe – le genre étant différent (une obligation de métier versus un journal personnel) et une longue succession de textes entre les deux, 250 ans plus tard. Mais en quelque sorte la répétition fait paradoxalement partie du genre viatique, alors même que, puisqu’il est proche de genres personnels comme la lettre, les mémoires, on pourrait concevoir qu’il adopte au contraire une multiplicité de points de vue originaux, aussi nombreux que les voyageurs eux-mêmes.

17Ainsi, à l’intérieur du même récit, les phénomènes de répétitions sont-ils fréquemment remarqués et soulignés, parfois avec délectation, parfois avec regret, parfois en guise d’excuse.

La reprise d’autres voyages : variations sur un thème connu

18Dans des récits disjoints – qu’il s’agisse d’un second voyage dans les mêmes lieux, d’une impression, peut-être fausse, de « déjà vu », ou de comptes rendus d’autres voyageurs – l’effet de répétition ne sera pas le même et les stratégies auctoriales non plus. L’idée de lieu commun est à la croisée de l’espace et de l’expression : à lieu déjà visité, texte déjà écrit. La carte à suivre sur le terrain se double d’un modèle littéraire au retour : formes et motifs. Pour la Renaissance, Marie-Christine Gomez-Giraud affirme :

Écrire son voyage consiste à se couler dans le moule d’un discours préalable et à éliminer les scories d’une expérience qui ne serait pas universalisable. La pérégrination s’achève dans la promenade livresque : le travail de l’écriture, né de l’expérience directe, se nourrit de la copie de discours préalables […]17.

19Goethe par exemple, souligne dans son Voyage en Italie l’économie d’efforts que lui procure une longue série de visiteurs dans les mêmes lieux – l’Italie étant peut-être le lieu, devenu lieu commun à toute l’Europe cultivée, qui a suscité pour le XIXe siècle le plus de reprises, au point que l’originalité est devenue pratiquement impossible, et que la répétition du stéréotype, bon gré mal gré, est la règle18. Le « pittoresque » est consigné sur les cartes. Cette fréquentation assidue des mêmes monuments repose également sur l’usage des guides de voyages : suivant leurs conseils, les touristes se pressent invinciblement aux mêmes endroits, ce qui entretient une doxa sur les « choses à voir ». Pour Taine, on le sait, les touristes sont :

des êtres réfléchis, méthodiques, ordinairement portant lunettes, doués d’une confiance passionnée en la lettre imprimée. On les reconnaît au manuel-guide, qu’ils ont toujours à la main. Ce livre est pour eux la loi et les prophètes. […] On les voit aux sites remarquables, les yeux fixés sur le livre, se pénétrant de la description et s’informant au juste du genre d’émotion qu’il convient d’éprouver. […] Ont-ils un goût ? On n’en sait rien : le livre et l’opinion publique ont pensé et décidé pour eux19.

20Comment espérer intéresser qui que ce soit avec son propre récit – qui ne pourra être que la réduplication de ce qu’il faut voir ? Soit on recommence, une fois de plus, convaincu comme on a pu l’être qu’il était bon de voir ce que les autres avaient vu – d’où la propagation de « mythes » que nul voyageur ne s’avisera de dénoncer puisque l’humanité voyageuse les a déjà signalés avec une belle constance. La reprise s’impose, avec ou sans examen. Ne pas reprendre le mythe ne sera d’aucun bénéfice pour la crédibilité du voyageur, bien au contraire : ce voyageur à courte-vue serait, sinon, fort décevant et de peu de prix. C’est dans cet esprit que le voyageur peu inspiré ou très prudent peut entreprendre de recopier, adapter, transposer, traduire, et finalement s’approprier les textes existants : cette reprise, quand bien même elle serait relevée par un lecteur, ne pourrait que conforter sa relation, puisque parfaitement conforme à l’opinion communément admise.

21Dans le cas, au contraire, où le voyageur souhaite se passer de la référence, il peut échapper à la nécessité d’écrire grâce à la mention d’une possible et fastidieuse répétition ; par exemple Goethe en Italie : « Taormine, lundi 7 mai 1787. Dieu merci, tout ce que nous avons vu aujourd’hui a déjà été suffisamment décrit20. » Aussi, pendant que son compagnon s’affaire à dessiner des ruines déjà connues, Goethe en profite-t-il pour s’asseoir sous un oranger et méditer sur un projet de drame, « Nausicaa, concentré dramatique de L’Odyssée21 », déplaçant l’écriture du voyage vers une autre forme, plus littéraire, explicitement médiatisée par la fiction.

22Ce soulagement est cependant assez rare. Si le voyageur se trouve par chance en accord avec les jugements de ses prédécesseurs, il peut parfois ne pas résister à la tentation de repasser derrière eux, pour confirmer leur relation et valider la sienne à cette pierre de touche. Que l’on songe à Chateaubriand à Bethléem.

Quoique ces monuments aient été souvent décrits, le sujet par lui-même est si intéressant, que je ne puis me dispenser d’entrer dans les détails22.

23Néanmoins, du simple complément on passe facilement au détail personnel, puis de cette singularité supposée à la rectification. « On dit que cette charpente est de bois de cèdre, mais c’est une erreur23. » Le défi est alors de rajouter le petit détail que personne n’a mentionné auparavant ; fût-il, à la limite, controuvé pour ajouter à l’impression générale de conformité. Les historiens, d’ailleurs, en seront souvent enchantés.

24Dans le cas d’un « second voyage », ou lors d’une écriture a posteriori, le narrateur réévalue son jugement à la lumière du temps passé, des changements locaux, de nouvelles informations ou de sa propre évolution. Dans ce cas, la reprise thématique, formellement plus ou moins textuelle, se double d’une rectification qui peut relever de l’épanorthose : ainsi Bougainville reprend-il dans un chapitre particulier ses premières observations sur les habitants de la Nouvelle-Cythère. Rassemblant des matériaux plus fiables, il se reprend au sens propre :

J’ai dit plus haut que les habitants de Taiti nous avaient paru vivre dans un bonheur digne d’envie. Nous les avions crus presque égaux entre eux, ou du moins jouissant d’une liberté qui n’était soumise qu’aux lois établies pour le bonheur de tous. Je me trompais ; la distinction des rangs est fort marquée à Taiti, et la disproportion cruelle. Les rois et les grands ont droit de vie et de mort sur leurs esclaves et valets ; je serais même tenté de croire qu’ils ont aussi ce droit barbare sur les gens du peuple24.

25Lorsque le voyage et les observations ont été menés par d’autres, le voyageur a beau jeu de « reprendre » pour établir leurs erreurs et les rectifier plus ou moins ouvertement.

Des voyageurs se plaisent à saluer, dans le ciel austral, la constellation de la Croix par les vers de Dante, Purgatorio, I, 22, et seq., qui pourtant, d’un sens mystique, s’appliquent difficilement à elle. Et ils affirment en général que l’éclat et la splendeur du ciel étoilé de cet hémisphère surpassent de beaucoup ceux du ciel boréal. Avoir contemplé ce ciel est sans contexte un avantage qui leur restera sur ceux qui n’ont pas voyagé25.

26Le nouveau voyage serait-il, comme on peut parler d’un progrès scientifique, toujours le plus informé ? Ce n’est pas sûr.

Répétition et originalité

27Comment laisser sa propre trace ? Peut-on, doit-on éviter la répétition et le lieu commun, et comment ?

28Peut-être avec l’instauration de la notion de droit d’auteur, peut-être avec l’émergence d’un moi romantique, ou du « voyage sentimental », l’individualisation du récit devient un but affiché : les relations explicitent la part respective de la reprise et de la nouveauté. Le journal du Voyage en Italie de Goethe, arrivant à Venise, mentionne ceci :

Le 29 [septembre 1786], jour de la Saint-Michel, le soir.
On a déjà conté et publié beaucoup de choses sur Venise, et je ne m’attacherai pas à la décrire en détail. Je dirai seulement mes impressions personnelles26.

29Chateaubriand pousse si loin le désir d’associer son nom à la description du Saint-Sépulcre, malgré l’immense littérature existante sur le sujet, qu’il feint de devoir modestement actualiser les connaissances mais en réalité en profite pour rajouter son nom à la liste des visiteurs éclairés ; il use pour cela d’un débat oratoire dont la sincérité laisse peut-être à désirer.

Tous les voyageurs ont décrit cette église, la plus vénérable de la terre, soit que l’on pense en philosophe ou en Chrétien. Ici j’éprouve un véritable embarras. Dois-je offrir la peinture exacte des Lieux-Saints ? Mais alors je ne puis que répéter ce que l’on a dit avant moi : jamais sujet ne fut peut-être moins connu des lecteurs modernes, et toutefois jamais sujet ne fut plus complètement épuisé. Dois-je omettre le tableau de ces lieux sacrés ? Mais ne sera-ce pas enlever la partie la plus essentielle de mon voyage et en faire disparaître ce qui en est la fin et le but ? Après avoir balancé longtemps je me suis déterminé à décrire les principales Stations de Jérusalem, par les considérations suivantes :
1° Personne ne lit aujourd’hui les anciens pèlerinages à Jérusalem ; et tout ce qui est très usé paraîtra vraisemblablement tout neuf à la plupart des lecteurs ;
2° L’église du Saint-Sépulcre n’existe plus ; elle a été incendiée de fond en comble depuis mon retour de Judée ; je suis, pour ainsi dire, le dernier voyageur qui l’ait vue ; et j’en serai, par cette raison même, le dernier historien.
Mais comme je n’ai point la prétention de refaire un tableau déjà très bien fait, je profiterai des travaux de mes devanciers, prenant soin seulement de les éclaircir par des observations27.

30L’Itinéraire devient presque un centon de citations et de reprises de textes existants, au milieu desquels le voyageur tente de rajouter ici ou là sa touche personnelle à la compilation générale. Référencer sans citer réellement semble éviter l’écueil de la pure copie, voire du plagiat. « Il serait donc inutile de le répéter, à moins de faire, comme tant d’autres, un Voyage avec des Voyages28 ». Il ne parvient d’ailleurs pas toujours non plus à renoncer au plagiat de ses sources, comme il le fait dans son Voyage en Amérique, sans doute pour conserver à son expédition l’apparence d’une aventure de pionnier.

31Cette justification rejoint celle que fait Chamisso, embarqué non comme homme de lettres mais comme naturaliste :

je considère que quelques parties de mes travaux ne sont pas indignes d’être arrachées à l’oubli. Ce qu’un homme sensé, qui a lui-même vu et exploré, a brièvement noté, mérite bien quand même d’être inséré dans les archives de la science. Seul le livre qui a été tiré d’autres livres et compilé à partir d’eux peut être chassé par de nouveaux, plus complets ou plus intelligents, et son écho fait long feu.
Si je devais à présent soumettre à un nouvel examen les objets dont je traitais alors, il m’incomberait de comparer avec les témoignages et les déclarations de mes nombreux successeurs et de faire l’examen de ceux-ci. Mais c’est là la vocation du chercheur moderne qui, sur le même terrain, dispose de tous les faits dans leur totalité ; je dis la vocation du voyageur ; les relations des circumnavigateurs plus anciens sont en règle générale véridiques, mais seule la vision personnelle peut ouvrir à leur compréhension29.

32Tant de voyageurs, même en face des mêmes choses, ne sont pas pour autant condamnés à n’écrire que les mêmes mots : pour l’ethnologue Philippe Descola,

[ces réflexions] furent pensées et écrites après coup, comme sont pensés et écrits après coup tous les ouvrages d’ethnologie. C’est la raison principale pour laquelle ce livre s’apparente aux œuvres romanesques : les ethnologues sont des inventeurs autant que des chroniqueurs, et si les mœurs et les discours des gens dont ils ont partagé l’existence sont en général exactement rapportés et, autant que faire se peut, correctement traduits, la manière dont ils les présentent et les interprètent ne tient qu’à eux. Le talent, l’imagination, les préjugés, les orientations doctrinales ou le tempérament de chacun se donnent alors libre cours, aboutissant parfois à des versions si contrastées d’une même culture que l’on a peine à la reconnaître sous la plume de ses différents exégètes30.

33D’ailleurs l’impression d’abondance, de foule bigarrée, d’une multitude de détails à peindre, de toutes couleurs et de toutes formes, naît traditionnellement de la confrontation avec l’inhabituel : pour être encore intéressante, la répétition doit ajouter un nouveau piment, se coupler avec l’inflation (changer en gradation, en hyperbole, une description qui est déjà un boulevard), ou insister sur la fragilité de cet instantané méritoire, comme le fait Chateaubriand par une rêverie sur la fin des mondes : le dernier à contempler un monument tombant en ruine ou à croiser un groupe humain en danger d’extinction se doit de souligner cette circonstance dramatique, qui donne son prix à l’ultime témoignage. Ainsi le thème de la mort annoncée des peuples du Pacifique, auquel Radiguet, Melville, Loti, Stevenson font chorus. La répétition doit donc être réactualisée pour exister comme telle.

34Il reste aussi à parier sur l’originalité de la présentation : comme le note Michaux dans Ecuador, « 1er février 1928. Non, je l’ai déjà dit ailleurs. Cette terre est rincée de son exotisme31. » Le pittoresque de convention est donc à rénover. Comment sortir de l’insignifiance ? Le voyageur aujourd’hui ne veut plus des impressions convenues, il veut du neuf – du neuf pour lui – jusqu’au fond de la jungle amazonienne. « Vous vous désespérez, vous jurez, vous vous infectez, vous réclamez du tigre, du puma, mais on ne vous donne que du quotidien32. »

35Il faut aussi pour le lecteur des sensations plus fortes : ainsi Michaux conclut les désagréments naturels de l’Équateur par l’évocation de ce qui arrive lorsque l’on perd son sang dans l’eau. « La fin la plus ordinaire est celle-ci » : les piranhas attaquent, gros comme des sardines mais nombreux et voraces, et règlent l’affaire en dix minutes. Conclusion :

On n’a jamais retiré un cadavre de l’Amazone.
On n’a jamais trouvé un cadavre dans l’Amazone33.

36Phrase entièrement et presque exactement répétée sous la précédente, et soulignée à l’usage des incrédules. A défaut de pouvoir inventer le fond, tentons de rénover la forme. Ce que tente encore Michaux dans le début d’Un barbare en Asie :

Je connais une vingtaine de capitales. Peuh !
Mais il y a Calcutta ! Calcutta, la ville la plus pleine de l’Univers.
Figurez-vous une ville exclusivement composée de chanoines. Sept cent mille chanoines (plus sept cent mille habitants dans les maisons : les femmes. Elles ont une tête de moins que l’homme, elles ne sortent pas). On est entre hommes, impression extraordinaire.
Une ville exclusivement composée de chanoines.
Le Bengali naît chanoine, et les chanoines, sauf les tout petits qu’on porte, vont toujours à pied. […]
Ville emplie incroyablement, de piétons, toujours de piétons, où l’on a peine à se frayer un passage même dans les rues les plus larges.
Ville de chanoines et de leur maître, leur maître en impudence et en insouciance, la vache34.

37Autrement dit, la répétition est inévitable : donc en retournant le procédé, on l’exhibe, on le moque, on l’impose comme nouvelle manière. Et il reste l’humour. « J’en aime la battologie ». Si on la considère comme la répétition fastidieuse ou maladroite des mêmes pensées dans les mêmes termes et dans des propositions proches, on doit constater que dans le cas des voyages la battologie volontaire peut aussi devenir un moyen malicieux d’affirmer sa singularité sur un fond d’apparente platitude.

Conclusion

Il y a dans la monotonie une vertu bien méconnue, la répétition d’une chose vaut n’importe quelle variété de choses, elle a une grandeur très spéciale et qui vient sans doute de ce que la parole ne peut que difficilement l’exprimer ni la vue s’en rendre compte. On décrira plus facilement un arbre qu’une forêt ; la difficulté est de décrire tant d’arbres différents qui demanderaient une somme tellement grande d’attention, de temps et de peine qu’après tout ils ne valent pas cela, comparés avec les autres choses de la vie qui sollicitent également notre attention […].
Il est superflu de constater combien les voyageurs, quand ils écrivent, sont dépourvus de grandeur […]. On en trouve parmi eux qui, tellement pris de cette passion de la répétition, ont fini par ne plus voir que l’être en chaque être et y arrivent de bonne foi. Sa femme, un chien, un hibou, un saule : être, être, être. Il voit leur différence, mais l’être répété l’enivre par-dessus toute différence35.

38Comment prendre de la distance, et voir chaque détail pour lui-même ? Comment intégrer la répétition avec panache ?

39Toutes les modalités de la répétition peuvent se trouver, dans les schémas génériques, les textes existants, les modèles du genre, entre les pionniers et les suiveurs. À tout prendre, autant jouer avec cette constante, à défaut de pouvoir réellement l’éviter : le serre-file n’a guère de pouvoir mais il sait qu’il l’exerce.

Notes de bas de page numériques

1 Henri Michaux, Un barbare en Asie [1933], « Préface nouvelle », Paris, Gallimard, « L’Imaginaire », 1967, p. 11.

2 Les termes sont employés en suivant Bernard Dupriez, Gradus. Les Procédés littéraires, Paris, UGE, « 10/18 », 1984.

3 Suivant Gérard Genette, dans Figures III, Paris, Le Seuil, 1972, p. 145-148, on appellera récit « singulatif » un récit qui raconte 1 fois ce qui s’est passé 1 fois ; « anaphorique », qui raconte n fois ce qui s’est passé n fois (accumulation du singulatif) ; « répétitif », qui raconte n fois ce qui s’est passé 1 seule fois ; « itératif », qui raconte en 1 seule fois ce qui s’est passé n fois.

4 Johann Wolfgang Goethe, [Italienische Reise, 1816-1817], Voyage en Italie, trad. revue J. Lacoste, Paris, Bartillat, 2003, p. 9-12.

5 Robert Challe, Journal d’un voyage aux Indes orientales [1721], Paris, Mercure de France, 1983, t. 1, p. 61.

6 François-Timoléon de Choisy, Journal du voyage de Siam, fait en 1685 et 1686, présenté par Dirk Van der Cruysse, Paris, Fayard, 1995, p. 103.

7 François-Timoléon de Choisy, Journal du voyage de Siam, p. 103.

8 François-Timoléon de Choisy, Journal du voyage de Siam, p. 106.

9 Robert Challe, Journal d’un voyage aux Indes orientales, op. cit., t. 1, p. 211.

10 Robert Challe, Journal d’un voyage aux Indes orientales, t. 1, p. 269.

11 Blaise Cendrars, Au cœur du monde. Poésies complètes : 1924-1929, Paris, Gallimard, « Poésie », 1988, p. 89.

12 Robert Challe, Journal d’un voyage aux Indes orientales, op. cit., t. 2, p. 229.

13 Robert Challe, Journal d’un voyage aux Indes orientales, t. 2, p. 230 et 231.

14 Robert Challe, Journal d’un voyage aux Indes orientales, t. 2, p. 232.

15 Robert Challe, Journal d’un voyage aux Indes orientales, t. 2, p. 265.

16 Henri Michaux, Ecuador [1929], Paris, Gallimard, « L’Imaginaire », 1992, p. 17.

17 Marie-Christine Gomez-Giraud, Écrire le voyage au XVIe siècle en France, Paris, Puf, « Études littéraires », 2000, p. 31.

18 Cf Marie-Madeleine Martinet, Le Voyage d’Italie dans les littératures européennes, Paris, Puf, 1996 ; Philippe Antoine, Les Récits de voyage de Chateaubriand, Paris, Champion, 1997.

19 Hippolyte Taine, Voyage aux Pyrénées [1855], Hachette, 1884, p. 283-285 ; cité par Daniel Nordman, « Les Guides-Joanne, ancêtres des Guides Bleus », dans Les Lieux de mémoire, Pierre Nora (dir.), « La nation, Paysages », Paris, Gallimard, « Bibliothèque illustrée des histoires », 1986, t. 2, La Nation, p. 1043.

20 Johann Wolfgang Goethe, Voyage en Italie, op. cit., p. 337.

21 Johann Wolfgang Goethe, Voyage en Italie, p. 339.

22 François-René de Chateaubriand, Itinéraire de Paris à Jérusalem [1811], Paris, Garnier-Flammarion, 1968, p. 242.

23 François-René de Chateaubriand, Itinéraire de Paris à Jérusalem, p. 242.

24 Louis-Antoine de Bougainville, Voyage autour du monde par la frégate la Boudeuse et la flûte l’Etoile [1771], 2e éd. du voyage, Paris, Gallimard, « Folio », 2000, p. 267.

25 Adalbert von Chamisso, [Reise um die Welt 1815-1818], Voyage autour du monde 1815-1818, trad. Henri-Alexis Baatsch, Paris, Corti, 1991, p. 91.

26 Johann Wolfgang Goethe, Voyage en Italie, op. cit., p. 77.

27 François-René de Chateaubriand, Itinéraire de Paris à Jérusalem, op. cit., p. 270-271.

28 François-René de Chateaubriand, Itinéraire de Paris à Jérusalem, op. cit., p. 264.

29 Adalbert von Chamisso, Voyage autour du monde 1815-1818, op. cit., p. 32.

30 Philippe Descola, Les Lances du crépuscule, Paris, Terre humaine/Plon, 1993, p. 436.

31 Henri Michaux, Ecuador, op. cit., p. 35.

32 Henri Michaux, Ecuador, op. cit., p. 160.

33 Henri Michaux, Ecuador, op. cit., p. 161.

34 Henri Michaux, Un barbare en Asie, op. cit., p. 19-22.

35 Henri Michaux, Ecuador, op. cit., p. 182-184.

Pour citer cet article

Odile Gannier, « "J’en aime la battologie…". Figures de répétition et légitimation auctoriale », paru dans Loxias-Colloques, 10. Figures du voyage, "J’en aime la battologie…". Figures de répétition et légitimation auctoriale, mis en ligne le 25 mars 2018, URL : http://revel.unice.fr/symposia/actel/index.html?id=1079.


Auteurs

Odile Gannier

Professeur de littérature comparée. Université Côte d’Azur, CTEL