Loxias-Colloques |  10. Figures du voyage 

Philippe Antoine  : 

Figures de l’autocorrection dans les Voyages romantiques

Résumé

Les Voyages de la période romantique manient avec virtuosité les constructions discursives qui consistent à reprendre, rectifier, nuancer, infirmer un énoncé. Le relateur use de ces figures qui vont lui permettre d’infléchir une première formulation, soumise à examen et dont il apprécie la validité. De par sa plasticité, l’épanorthose se prête particulièrement à ces constantes révisions qui s’accordent aux humeurs changeantes du voyageur et grâce auxquelles sont approchées impressions fugitives et surprises du réel. Elle fait en tout cas partie de ces signaux qui indiquent que l’on a renoncé à bien des certitudes et que le récit de voyage s’est radicalement émancipé de la « relation historique » ou du discours savant.

Index

Mots-clés : autocorrection , Chateaubriand, épanorthose, Hugo, Romantisme, Stendhal

Géographique : France

Chronologique : XIXe siècle

Plan

Texte intégral

1Les Voyages de la période romantique manient avec une virtuosité certaine les constructions discursives qui consistent à reprendre, rectifier, nuancer, infirmer un énoncé. Le relateur use (et abuse parfois) de ces figures qui vont lui permettre d’infléchir une première formulation qui est soumise à examen et dont il apprécie la validité1. Nous quittons pour quelques instants l’univers du voyage et envisageons alors les conditions de sa mise en texte, dans un mouvement critique qui se tourne du côté du dire, et non du dit. La brève séquence qui suit, que l’on doit à Stendhal, me permettra d’introduire mon propos :

Je suis étonné de la beauté des oliviers du Puget ; je dis beauté, quoiqu’il n’y ait pas au monde d’arbres plus laids. Ils ont toujours l’air cacochyme et amputé, mais enfin, au Puget, ils sont gros. Mes compagnons de voyage m’apprennent que seuls de tous les oliviers de la Provence, ils ne gelèrent pas2.

2La première phrase de ce paragraphe contient une contradiction qui peut étonner le lecteur pressé (et habitué aux facéties d’un narrateur volontiers paradoxal) : des arbres ne peuvent être beaux et laids en même temps. La mise en italique du mot « beauté » de la deuxième proposition alerte toutefois sur le sens particulier qu’il faudra donner au terme qui n’est plus alors antonyme de « laideur ». Ces oliviers sont laids en effet mais possèdent une belle envergure, qui tient à ce qu’ils n’ont pas été victimes du gel. C’est en ce sens que le relateur peut être étonné de leur « beauté ». Devons-nous pour autant être rassurés par cette petite explication grâce à laquelle un esprit positif restitue une cohérence un instant menacée ? Rien n’est moins sûr car c’est en connaissance de cause que Stendhal a employé un nom à tout prendre inadéquat ou au moins susceptible d’égarer un lecteur qui doit suivre le cheminement de la pensée et de l’écriture pour admettre la vérité d’adéquation de l’énoncé. Au-delà de ce jeu un peu retors dont il nous faut trouver les règles à mesure que se déroule la partie, c’est vraisemblablement autre chose de plus important qui se trame. Le véritable objet d’un tel fragment n’est-il pas de donner l’illusion d’un phrasé qui s’accorde parfaitement aux mouvements de la conscience, en déroulant la succession des impressions qui adviennent au voyageur au fur et à mesure qu’il appréhende, dans le temps, les espèces d’espaces qu’il traverse ? J’aimerais dans ce qui va suivre rendre compte de ce trajet qui nous mène d’un souci de probité descriptive à un lieu commun structurant du genre viatique et aboutit à la série des ruses que déploie le relateur pour amuser, séduire ou envoûter son lecteur en le déstabilisant.

Un livre en train de se faire ?

3On peut admettre dans un premier temps que l’autocorrection répond à une volonté de coller au plus près de la réalité de l’expérience. Cette seule proposition appelle un commentaire. Ce n’est pas le monde, en effet, qui est le référent du texte viatique, mais l’usage qu’en fait le sujet et les impressions et sensations qu’il éprouve à son contact3. Dès la fin du XVIIIe siècle s’est opérée, on le sait, une manière de révolution copernicienne4 qui oblige à déplacer ou à poser autrement les termes du pacte référentiel. Pour dire rapidement les choses, on peut avancer que le devoir d’exactitude s’est estompé devant l’injonction d’être sincère. Un tel constat, sur lequel s’accorde assez largement la critique, complique singulièrement les données du problème : on peut en effet vérifier des données factuelles, mais on ne peut que croire sur parole celui qui me dit qu’il a par exemple aimé ou détesté. Pourquoi mentirait-il, se demandera le lecteur crédule ? Les mobiles du crime sont pourtant particulièrement nombreux et les détectives que nous sommes tous lorsque nous lisons ont l’embarras du choix lorsqu’il s’agit de suspecter la bonne foi d’un relateur qui peut céder au plaisir de faire une phrase, à la tentation de paraître ou encore à la volonté d’affirmer des convictions qui ne s’accordent pas nécessairement avec les données fournies par le réel.

4Pour autant, la figure consistant à rectifier un énoncé (je parlerai par commodité d’épanorthose5) semble répondre à une injonction qui est adressée au texte viatique et serait en quelque sorte un gage d’honnêteté reposant par ailleurs sur un dispositif un peu pervers – puisque toute reformulation laisse subsister par définition un premier état jugé insatisfaisant, ou imprécis, voire erroné. La première manifestation de ce dispositif consiste donc à préciser un propos qui s’avère ainsi, sinon inexact, du moins incomplet : tout ajout d’information est nécessairement l’aveu d’un manque. Le mécanisme est ici celui de l’addition ou de l’adjonction de traits qui ne figuraient pas dans l’expression première. Un tel fonctionnement peut être peu ou prou rapproché de celui de la séquence descriptive qui est susceptible d’accepter des expansions multiples se greffant par des opérations diverses sur un noyau progressivement enrichi de prédicats ou propriétés. Nous nous trouvons alors dans une logique qui revient à combler les lacunes d’un premier énoncé trop général ou imparfait que la collation de données récoltées méthodiquement vient peu à peu documenter. L’efficacité d’un tel processus tient également à ce qu’il correspond de manière semble-t-il naturelle à la progressive appropriation de l’ailleurs par un voyageur qui acquiert peu à peu les compétences qui lui permettent de voir et de comprendre. Nous avons alors affaire à une série de reprises qui racontent l’histoire d’un œil devenant de plus en plus exercé. Le plus souvent, il faut envisager ce processus à l’échelle du livre ; mais il arrive également qu’il se condense en une seule séquence. Celle qui suit me paraît exemplaire dans la mesure où elle met au jour les variations qui affectent le thème-titre de la description :

Tout à coup, les Béthléémites s’arrêtèrent et me montrèrent de la main, au fond d’une ravine, quelque chose que je n’avais pas aperçu. Sans pouvoir dire ce que c’était, j’entrevoyais comme une espèce de sable en mouvement sur l’immobilité du sol. Je m’approchai de ce singulier objet, et je vis un fleuve jaune que j’avais peine à distinguer de l’arène de ces deux rives. Il était profondément encaissé, et roulait avec lenteur une onde épaissie : c’était le Jourdain6.

5On comprend aisément tout le parti qu’on peut tirer d’un tel procédé qui permet une narrativisation du regard et raconte les étapes progressives de la découverte. Il ne s’agit pas en effet, seulement, de circonscrire la chose vue mais de trouver la vérité qu’elle recèle – qui passe dans le cas présent par la juste dénomination. Cette quête du nom (et on connaît son importance pour Chateaubriand qui préfère, selon le mot de Jean-Claude Berchet « des noms sans ruines à des ruines sans noms7 ») fait partie des devoirs du voyageur, elle opère par approximations successives, jusqu’à ce que soit atteint (ou pas) l’objet qu’il s’agit de reconnaître – afin que soit déclenchée la rêverie onomastique supportée par le recours à la mémoire et à la bibliothèque.

6L’histoire de cette saisie progressive de l’objet se double fréquemment, chez nos voyageurs, d’une tentative consistant à se tenir au plus près des émotions que suscite l’ailleurs chez qui le contemple. C’est alors l’interaction entre le moi et le monde qui devient le véritable enjeu d’un récit en quelque sorte « redirigé » vers le sujet. Il ne rend pas tellement compte du passage de l’apparence à la vérité, ou du vague au précis, ou de la partie au tout… Il entend surtout rapporter le ramas fluctuant des rêveries, souvenirs et impressions qui jaillissent à la faveur de la rencontre d’un moi et d’un lieu. Si nous poursuivons la lecture du passage de l’Itinéraire qui me sert ici de fil directeur, il est aisé de constater que le Jourdain permet d’évoquer dans un premier temps un passé personnel (les voyages en Amérique et en Italie) puis d’affirmer un credo religieux (qui reprend allusivement l’alliance du beau et du sacré théorisée dans le Génie du christianisme) et enfin de réaffirmer la dimension spirituelle de ce périple oriental (Chateaubriand endosse en effet ici les habits du pèlerin). Ce qui m’importe ici au premier chef tient aux bifurcations incessantes de ce discours, à chaque fois légitimées par des mises en relation qui légitiment une nouvelle orientation. Risquons-nous à une mise à plat du propos : le Jourdain est un fleuve, comme le sont le Mississipi et le Tibre. Il est plus que cela puisqu’il rappelle le baptême du Christ. Se mettre à genoux sur son bord revient à revivre dans sa chair l’un des épisodes de l’histoire sainte. L’« espèce de sable en mouvement » a totalement été oubliée au profit d’autres fleuves, des Évangiles et enfin de leur « revie » par le pèlerin. Peu importe alors que Chateaubriand ne se soit pas plongé dans le Jourdain (à cause de la fièvre qui le tourmentait) ou ait trouvé son eau saumâtre (et non « aussi douce que du sucre8 ») : le retour du réel s’opère après la série des dérives du texte viatique qui sont advenues grâce au pouvoir de suggestion du nom pris en plusieurs de ses sens.

7Il arrive enfin au relateur de rectifier radicalement une affirmation, quitte éventuellement à se contredire et à laisser, en tout cas, subsister dans son texte des relevés contradictoires qui étonnent bien évidemment le lecteur avide de ces données factuelles qu’est censé délivrer le Voyage. Chateaubriand fera encore ici office de cicerone. À la suite d’un tableau de Constantinople vient cette phrase qui l’évalue : « On n’exagère point, quand on dit que Constantinople offre le plus beau point de vue de l’univers9 ». Une note précise : « Je préfère pourtant la baie de Naples10 ». On remarquera bien sûr, à la décharge de l’auteur, que les deux énoncés ne se contredisent pas littéralement puisque le « je » de la note a parfaitement le droit de prendre ses distances avec le « on » de la relation. Il faut également poursuivre un peu la lecture pour comprendre que ce qui empêche le voyageur de céder à la magie du lieu tient à ce qu’il représente pour lui la capitale d’un despotisme qu’il exècre : la beauté, comme Chateaubriand l’écrit à la fin de cette partie de l’Itinéraire, ne saurait cohabiter avec le vice et l’oppression11. Enfin, la note auctoriale autorise le conflit entre deux propositions qui ne sont pas prises en charge par la même instance (si la rectification est acceptable au titre de commentaire, elle le serait difficilement, telle quelle, dans le cadre du récit premier). Cela dit, il faut tout de même convenir que la coexistence de ces deux phrases est problématique ou requiert tout au moins la coopération du lecteur. Au-delà de ce seul exemple, il faut se demander pourquoi nous sommes prêts à accepter de telles configurations. Les éléments de réponse à cette interrogation, autant le poser dès à présent, tiennent pour l’essentiel à la poétique du genre. Le texte viatique, dès lors qu’il est pris en charge par un relateur qui assume sa liberté et le caractère changeant de ses humeurs et jugements, n’est pas contraint de respecter de manière sourcilleuse un contrat qui l’enjoindrait de lever toute ambiguïté ou incohérence de ses dires. En outre, il adopte à l’époque du romantisme une allure capricante et relève d’une esthétique du mélange qui en fait un texte polycentré et irrégulier – susceptible donc de se désorienter, et de désorienter. Enfin, les formes au sein desquelles il se déploie fréquemment (la lettre, le journal, le feuilleton…) se prêtent à une expression spontanée (et peu importe ici que cette spontanéité soit affectée ou sciemment construite) qui fait que l’on pardonne approximations, corrections ou reniements. Si l’on admet à la suite de Gautier que, dans le récit de voyage, « la phrase suit la phrase comme le pas suit le pas12 » et que le déplacement pas plus que le texte ne sont soumis à une quelconque prévision, il faut accepter que l’épanorthose est constitutive du genre – et non une simple figure parmi d’autres13.

8Les pôles différents autour desquels se situe l’autocorrection (précision, redirection, contradiction), ne peuvent donc faire oublier que les ajustements progressifs du discours, quelle que soit leur nature, exemplifient certaines conventions du genre – et il paraît assez évident que le relateur use sciemment de ces marqueurs qui renvoient à une rhétorique du naturel. Ses hésitations, feintes ou non, ont pour première fonction de souligner l’homologie entre le mode de déplacement et l’écriture – en un temps où, par ailleurs, le Voyage devient Promenade14. Cela revient somme toute à faire accepter l’idée selon laquelle la flânerie fait vagabonder la plume. Les réajustements incessants d’une pensée qui se cherche paraissent alors à l’image du déplacement capricieux et aléatoire de celui qui préfère le zigzag à la ligne droite. L’ordre des mots se calque sur la suite des idées et des impressions suscitées par le spectacle sans cesse changeant qui s’offre aux yeux du voyageur. Rien ne s’oppose à ce que nous prenions pour argent comptant les décisions parfois surprenantes de qui ne sait pas très bien où il veut aller et nous ne nous attendons pas non plus à ce que la prose se déploie selon un ordre rigoureux et réglé. Il faut certes que le lecteur soit un peu distrait pour accepter sans examen ce glissement entre deux logiques dissemblables : celle du discours et celle du parcours du territoire. Cependant, le texte nous répète inlassablement qu’il est la retranscription sincère, quasi automatique et en tout cas spontanée de l’expérience. L’intuition de Roland Le Huenen, selon laquelle « le topos de la transparence du discours15 » organiserait en profondeur le texte viatique, est confortée par l’usage récurrent de l’épanorthose qui nous rappelle périodiquement que le livre est en train de se faire, à mesure du déplacement16 et compte tenu des (toujours) nouvelles impressions et sensations du voyageur.

Sourire, séduire et dévoiler

9Cependant, ce serait aller un peu vite en besogne que de réduire la figure à cette unique fonction. En effet, ses usages varient selon la tonalité des œuvres considérées et, au sein de chaque texte, selon les moments de la narration. Je voudrais, sans aucune manière prétendre à une quelconque exhaustivité, avancer qu’elle se met au service d’intentions et d’esthétiques très diverses. En régime parodique, elle exhibe et moque conjointement la façon du récit. Mais elle peut également être moyen de séduction ou plus encore de dévoilement. Elle tend alors à approcher cette poésie des choses qui ne saurait être atteinte par des voies directes, ou une approche frontale. Je voudrais, à partir de quelques peu nombreuses citations, toutes extraites de la XXe lettre du Rhin de Victor Hugo, essayer d’approcher ces possibles. Voici la première, qui forme à elle seule un paragraphe : « Ces anglaises étaient des françaises17 ». Le contexte est le suivant : le promeneur entend parler trois jeunes filles blondes qui s’expriment en anglais et engage la conversation dans ce qu’il croit être leur langue maternelle. Elles le détrompent bien vite en lui répondant en français et c’est alors qu’il se rend compte de sa méprise. Ceci est donc parfaitement banal. Cependant, cette petite fable renvoie à l’histoire des déconvenues du voyageur qui s’expose à ne pas comprendre dans un premier temps ce qu’il a sous les yeux parce qu’il projette sur le réel des préconstruits qui mènent à des interprétations erronées. La figure nous dit que ceci, malgré les apparences, n’est pas cela et, à un premier niveau, elle joue sur une forme d’autodérision qui dévalue le personnage mais valorise le relateur capable de mettre les rieurs de son côté grâce à sa trouvaille langagière. En outre, elle met en rapport sans les opposer les deux termes de l’expression en restituant de manière elliptique le mouvement qui a rendu possible l’improbable compromis entre deux affirmations littéralement antithétiques mais sémantiquement acceptables dès lors qu’elles sont contextualisées. La rectification vient donc rendre compte, de manière condensée et frappante, de deux états successifs du trio tel qu’il est perçu par le promeneur et, en ce sens, elle n’a pas grand-chose à voir avec ce que sont les jeunes filles (elles ont toujours été françaises) mais signale en revanche un changement de point de vue dont le discours prend acte. Nous avons affaire à la fois à un lieu commun qui alimente à des fins généralement parodiques maints récits de voyage, à un énoncé qui exacerbe plaisamment l’opposition entre apparence et vérité et à la mise en scène d’une duplicité énonciative qui est symptôme de la rouerie de relateur (il connaissait bien évidemment le mot de la fin avant de rédiger ce fragment et ménage la surprise en adaptant l’ordre du récit à celui de l’expérience).

10La phrase qui suit est bien différente : « C’était bien un ours, un ours vivant, un véritable ours, parfaitement hideux du reste18 ». Nous nous trouvons ici dans la forêt de Bondy dont se souvient Hugo alors qu’il dit composer cette lettre. Le passage présente l’écrivain occupé à griffonner des vers sur un carnet, il est interrompu dans son occupation par l’arrivée d’un ours qui sera bientôt suivi de ses comparses. Là encore, l’explication viendra par la suite : ces animaux, bien inoffensifs, se sont échappés d’un cirque et seront finalement récupérés par leurs gardiens. Il s’agit ici, on l’a compris, de renforcer le premier syntagme et par la même de renvoyer à la surprise au demeurant bien légitime du promeneur (qui se traduit, selon ses dires, par une série de perturbations qui affecte la mise en page des notes qu’il continue à prendre19). La figure joue donc sur un effet de surenchère et non sur une opposition comme précédemment. Si l’on met de côté l’appréciation finale, les trois premières formulations sont redondantes dès lors que l’on prend exclusivement en compte l’information qu’elles dispensent. Il s’agit donc avant tout de dire le désarroi d’un voyageur qui balbutie son étonnement et entend surtout le faire partager à un lecteur curieux de connaître le fin mot de l’affaire que le relateur malicieux diffère en répétant plusieurs fois la même chose – ou à peu près la même chose. Nous sommes en effet passés par les étapes suivantes : l’incroyable est pourtant vrai (« C’était bien un ours »), ce vrai constitue peut-être une menace (« un ours vivant »), ce vrai n’est pas une illusion (« un ours véritable »). L’anecdote est lestement menée et apporte la preuve des compétences de celui qui compose le récit, en professionnel qui connaît son affaire et n’est pas en peine de recycler ses talents de conteur dans un genre qui reste marqué par la présence massive de la description. Nous sommes charmés d’être ainsi associés, comme si nous y étions, aux aventures du promeneur mais aussi, et surtout, à la façon dont il les vit à mesure de leur déroulement et des mouvements de sa conscience. L’épanorthose est capable de donner l’illusion du direct – et d’un direct qui serait qui plus est filmé en caméra subjective. Sans doute est-ce ce qui lui confère un pouvoir de séduction particulier.

11Continuons à suivre notre guide. Hugo se trouve cette fois immergé dans une nature pittoresque qui bruit de senteurs, de couleurs et de sons. Non loin de lui est un sentier qui est comme une invitation à le suivre. Une voix dont on ne sait si elle est intérieure ou celle de la Nature se fait entendre : « Eh bien ! entre. Ce sentier est ton chemin20 ». La reformulation nous fait sortir de l’univers physique et entrer dans un monde spirituel. En obéissant à l’injonction qui lui est faite, le promeneur vivra une forme d’extase panthéiste qui rejoue vraisemblablement un célèbre passage de la cinquième Promenade21. Entre les deux termes utilisés, se produit un saut qualitatif, partiellement atténué par l’emploi de mots qui dans un autre contexte pourraient être synonymes. En substituant « chemin » à « sentier », Hugo nous dit que le voyage est possiblement révélation et que le voyageur se meut parfois dans une dimension qui n’est pas réductible aux données fournies par le territoire, ni même par la mémoire ou la bibliothèque. Bien des textes viatiques de la période orchestrent de tels éblouissements qui aboutissent à une forme de déport de soi. Mais, en régime réaliste, ces moments de dévoilement, pour être crédibles, doivent être articulés à la réalité du réel. Le lecteur accepte d’autant mieux le lyrisme hugolien, dans le cas présent communion du moi et du tout, qu’il est motivé par un hasard objectif motivant le lien entre le « sentier » (ou la dimension référentielle du texte viatique) et le « chemin » (indice de la quête vers laquelle est tendu le voyageur). Il faut y insister : c’est la figure qui supporte ce déplacement de perspective et de tonalité dont la brutalité est gommée par l’emploi de termes qui transforment une réelle solution de continuité en simple reprise lexicale rendant invisible le passage d’une logique référentielle à une économie proprement poétique de la relation.

12J’ai choisi de suivre ici quelques phrases extraites d’une lettre du Rhin. L’investigation, pour être plus convaincante, devrait évidemment se poursuivre et prendre en considération la série des relations de la période qui n’obéissent pas, on s’en doute, à un modèle stable. Pour autant, à ce stade de la réflexion et sous réserve d’inventaires plus précis qu’une stylistique quantitative suffisamment fine pourrait établir, il ne me paraît pas trop hasardeux de formuler les quelques hypothèses qui suivent. Les figures de l’autocorrection fragilisent et interrogent ce qui constitue le fonds de commerce du texte viatique car elles mettent en évidence, à des fins critiques, l’impossible coïncidence entre apparence et vérité et instituent l’ère du soupçon au sein même d’une forteresse discursive qui paraissait inexpugnable, accréditant l’adéquation du dire et du dit. Si ce que je vois ou perçois n’est jamais sûr, comment puis-je faire le récit d’un vécu autrement qu’en procédant par ajustements progressifs ? L’épanorthose est aveu d’impuissance ou d’incompétence – et mime en d’autres termes un apprentissage fondé sur le tâtonnement expérimental, sans cesse remis en question par les dénégations qui proviennent des signaux contradictoires que perçoit le sujet à mesure qu’il entre en contact avec un réel qu’il s’agit de déchiffrer. La figure se révèle aussi, et de manière symétrique, une arme redoutable pour qui souhaite entraîner son lecteur en romancie. On pourra toujours objecter qu’il se place ce faisant en position vulnérable et s’expose à passer pour un affabulateur. Mais, après tout, se non è vero, è ben trovato : nous sommes toujours prêts à pardonner au menteur s’il parvient à se montrer suffisamment convaincant et parvient à imposer une logique narrative qui emporte l’adhésion. Enfin, la reformulation peut nous téléporter en terra incognita, sans que nous y prenions garde, si le relateur a su préparer ses effets, en prenant soin de ménager une ou des transitions entre deux univers pourtant totalement disjoints, reliés par la seule (fausse) raison instituée par une figure exprimant un mouvement entre deux états que le langage est à même de rendre perceptibles et de camoufler tout à la fois.

13 

14Il est bien évidemment extrêmement malaisé et périlleux d’associer mécaniquement un genre à une figure. L’épanorthose n’est pas la propriété du texte viatique et ce dernier entretient par ailleurs des affinités très certaines avec l’analogie, la répétition, l’anastylose… Faut-il pour autant s’empêcher de relever des affinités particulières entre des phénomènes qui relèvent d’une rhétorique restreinte et des traits macrostructurels qui renvoient à une convention générique par ailleurs en perpétuelle évolution ? Je ne le crois pas. Le récit de voyage tel qu’il se refonde dans la première moitié du XIXe siècle (et je me situe donc dans la perspective d’une poétique historique) doit inventer une allure qui s’accorde au nouveau cahier des charges qu’il impose (omniprésence de la subjectivité, littérarité affichée, désir de plaire plus que d’instruire). Pour autant, il ne peut rayer d’un trait de plume ce qui est sa première raison d’être : transporter son lecteur sédentaire sous des cieux méconnus. Que cet ailleurs se pare alors des beautés d’un style qui en vient à offusquer le réel est chose entendue. Qu’il prenne les couleurs du moi est tout aussi flagrant. Mais il faut tout de même composer : le temps n’est pas encore venu où l’on pourra proclamer que le seul voyage qui vaille se fait tout entier au pays du moi ou des livres. Il reste donc à exprimer une incertitude qui provient pour partie de ce que les mots, maniés par des auteurs qui savent ce qu’écrire veut dire, font parfois défaut – comme le remarquait Flaubert lors de son voyage en Égypte : « Triste misère du langage ! Comparer les étoiles à des diamants22 ». L’une des réponses possibles apportée à cette inquiétude consiste en un refus de la stabilisation du sens, toujours soumis à variations, toujours en mouvement. Ceci n’est pas cela, ceci est presque cela, ceci est plus ou moins que cela. De par sa plasticité, l’épanorthose se prête particulièrement à ces constantes révisions qui s’accordent aux humeurs changeantes du voyageur et grâce auxquelles sont approchées impressions fugitives et surprises du réel. Elle fait en tout cas partie de ces signaux qui indiquent que l’on a renoncé à bien des certitudes et que le récit de voyage s’est radicalement émancipé de la « relation historique » ou du discours savant.

Notes de bas de page numériques

1 Pour une approche linguistique de la notion de reformulation, confrontée à un corpus littéraire, voir Véronique Magri-Mourgues, « Reformulation et textualité dans les contes de La Maison Tellier de Maupassant », http://dx.doi.org/10.1051/shsconf/20120100024 .

2 Stendhal, Voyage dans le midi de la France, dans Voyages en France, éd. V. Del Litto, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1992, p. 740.

3 Voir à ce propos l’article de Frédéric Tinguely, « Forme et signification dans le récit de voyage », dans Le Globe, vol. 146, 2006, p. 53-64.

4 « La littérature des voyages commence [lors des décennies qui précèdent la Révolution] à s’émanciper du simple constat référentiel. Il s’agit d’une espèce de révolution copernicienne. C’est le ‟relateurˮ, et non plus son objet, qui devient le centre du récit. Le sens du paysage se substitue à l’esprit topographique. L’écrivain-voyageur va naître de ce processus d’appropriation du moi reflété par l’écriture. » (François Moureau, Le Théâtre des voyages. Une scénographie de l’Âge classique, Paris, PUPS, coll. « Imago Mundi », 2005, p. 22).

5 Pierre Fontanier propose la définition suivante dans Les Figures du discours, Paris, Flammarion, 1968 [1821-1830], p. 408 : « Revenir sur ce qu’on dit, ou pour le renforcer, ou pour l’adoucir ou même pour le rétracter tout à fait. »

6 François de Chateaubriand, Itinéraire de Paris à Jérusalem et de Jérusalem à Paris, dans Chateaubriand. Œuvres complètes VIII.IX.X, éd. Philippe Antoine et Henri Rossi, Paris, Champion, 2011, p. 474 (je souligne).

7 Jean-Claude Berchet, Chateaubriand ou les aléas du désir, Paris, Belin, 2012, p. 440.

8 François de Chateaubriand, Itinéraire de Paris à Jérusalem, p. 475.

9 François de Chateaubriand, Itinéraire de Paris à Jérusalem, p. 401.

10 François de Chateaubriand, Itinéraire de Paris à Jérusalem, p. 401.

11 « Les sentiments qu’on éprouve malgré soi dans cette ville gâtent sa beauté […] », François de Chateaubriand, Itinéraire de Paris à Jérusalem, p. 405.

12 Théophile Gautier, Constantinople, éd. Sarga Moussa, Paris, La Boîte à Documents, 1997, p. 120.

13 Elle n’est évidemment pas la seule des figures-mères du texte viatique. On peut ici se référer au livre qu’Alain Guyot consacre à l’analogie : Analogie et récit de voyage. Voir, mesurer, interpréter le monde, Paris, Classiques Garnier, coll. « Études romantiques et dix-neuviémistes », 29, 2012.

14 Je me permets de renvoyer ici à mon essai, Quand le Voyage devient Promenade, Paris, PUPS, coll. « Imago Mundi », 2011.

15 Roland Le Huenen, Le Récit de voyage au prisme de la littérature, Paris, PUPS, coll. « Imago Mundi », 2015, p. 98.

16 Théophile Gautier se plaît à accorder, comiquement et de manière parfaitement invraisemblable, l’ordre du discours et celui du voyage, comme en témoigne par exemple la phrase suivante extraite de Constantinople, op. cit., p. 78 : « Je vous ferais bien de chacun de ces personnages une description détaillée, si je n’avais peur de n’être pas rendu à temps à bord du Léonidas […] ».

17 Victor Hugo, Le Rhin, dans Voyages, Paris, Robert Laffont, coll. « Bouquins », 1987, p. 151.

18 Victor Hugo, Le Rhin, p. 136.

19 « Comme j’achevais la quatrième ligne, – que je vois aujourd’hui sur le manuscrit séparé de la cinquième par un assez large intervalle, – je lève vaguement les yeux, et j’aperçois de l’autre côté du fossé, sur le bord de la route, devant moi, à quelques pas, un ours qui me regardait fixement. », Victor Hugo, Le Rhin, p. 136 (je souligne).

20 Victor Hugo, Le Rhin, p. 146.

21 Jean-Jacques Rousseau, Les Rêveries du promeneur solitaire, éd. Henri Roddier, Paris, Classiques Garnier, 1997, p. 78-72. Le début de la XXe lettre du Rhin, proposant un éloge de la marche, démarque par ailleurs un passage de l’Émile (Le Rhin, op. cit., p. 135).

22 Gustave Flaubert, Voyage en Égypte, éd. Pierre-Marc de Biasi, Paris, Bernard Grasset, 1991, p. 334.

Pour citer cet article

Philippe Antoine, « Figures de l’autocorrection dans les Voyages romantiques », paru dans Loxias-Colloques, 10. Figures du voyage, Figures de l’autocorrection dans les Voyages romantiques, mis en ligne le 25 mars 2018, URL : http://revel.unice.fr/symposia/actel/index.html?id=1071.


Auteurs

Philippe Antoine

Université Clermont Auvergne, CELIS