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Loxias-Colloques | 10. Figures du voyage

Ironie et humour dans le récit de voyage. L’exemple de L’Usage du monde de Nicolas Bouvier

Le point de vue du voyageur constitue un paradigme consubstantiel au récit de voyage, oscillant entre les polarités de l’empathie et de la distanciation. Nous analyserons cette seconde polarité, en montrant qu’elle s’appuie en grande partie sur les figures énonciatives de l’humour et de l’ironie. Celles-ci sont typiques dans L’Usage du monde de Nicolas Bouvier, relation d’un itinéraire entre la Suisse et l’Afghanistan en 1953-1954. D’une part, nous examinerons comment, dans ce récit, l’humour et l’ironie sont des figures de distanciation récurrentes et complémentaires, le premier reposant sur le détachement ludique et la seconde sur la dissociation critique. En particulier, nous dégagerons les schèmes discursifs qui caractérisent ces deux figures complexes dans L’Usage du monde. Ces schèmes consistent notamment en des décalages lexicaux, des intensifications discordantes ou des accumulations dissonantes pour l’humour. Ils prennent entre autres la forme de structures antiphrastiques ou de clivages échoïques (au sens de Sperber et Wilson) pour l’ironie. D’autre part, nous nous intéresserons aux fonctions et aux effets narratifs de ces figures dans L’Usage du monde. Celles-ci marquent deux positionnements énonciatifs favorisés par le genre du récit de voyage : celui du voyageur indulgent, à la fois détaché et compréhensif envers certains contextes déroutants, avec l’humour ; celui du voyageur satirique vis-à-vis de situations perçues comme choquantes (corruption, censure) avec l’ironie. Plus largement, nous verrons comment ces deux figures participent à l’élaboration de l’éthos discursif de l’énonciateur-voyageur. Si toutes deux construisent une posture disjonctive par rapport à des expériences de voyage problématiques, la « sous-énonciation » (dans l’acception de Rabatel) de l’humour révèle l’image d’un voyageur simplement déconcerté, tandis que la « sur-énonciation » de l’ironie manifeste l’image d’un voyageur plus engagé dans le monde qu’il découvre.

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La pratique de l’ironie dans le récit d’un voyageur amateur libertin du XVIIe siècle : proposer un regard relativiste sur l’ailleurs ? Jean-François Regnard, Le Voyage en Laponie (1681)

L’ironie, qui a partie liée avec le rire, la satire, la moquerie grinçante ou joyeuse, devrait être un trope ou une figure de discours absente des relations de voyage, genre davantage enclin au sérieux de l’inventaire cartographique ou ethnographique. Tourné vers l’enregistrement des bizarreries exotiques, confrontés aux savoirs des scientifiques et érudits contemporains, le récit de voyage est avant tout garant d’un savoir, à visée généralement didactique, quand il ne relève pas du manuel commercial ou du récit missionnaire. Et pourtant, un usage relativement extensif de l’ironie est repérable dans les récits de voyage au XVIIe siècle, dans les récits émanant de voyageurs amateurs issus des milieux de sociabilité mondains. Cette pratique relève-t-elle du simple jeu d’esprit, permettant de faire glisser la finalité de ces récits du savant au plaisant ? L’usage de l’ironie est-il la marque d’un sentiment de supériorité d’un Européen qui peine à aller à la rencontre de l’ailleurs ? Ou l’ironie n’est-elle pas un moyen de camoufler les audaces de la pensée en contexte de censure pour des auteurs qui se serviraient du détour de l’ailleurs pour remettre en cause les fondements de la société catholique d’Ancien Régime ? C’est davantage à ce dernier questionnement que nous nous intéresserons, d’autant plus que l’ironie est l’une des grandes figures employée par les auteurs libertins dans leurs récits, romans et essais pour déguiser la subversion de leur pensée, en jouant sur l’ambiguïté fondamentale de cette figure de discours, qui leur offre ainsi un véritable espace de liberté. Avec les théories de Dan Sperber et Deirdre Wilson, complétées par celles d’Oswald Ducrot (1984), nous rechercherons ces moments où une parole autre se fait entendre, celle d’autres auteurs, d’instances dirigeantes… : quelles paroles, quels stéréotypes, quelles théories scientifiques, politiques, philosophiques sont alors mises à distance ? Au nom de quel système de valeurs alternatif ? Grâce à quels marqueurs ? Nous prendrons chez Regnard, Bouchard, Chapelle et Bachaumont, Dassoucy, François Bernier des exemples où l’ironie est l’espace où se joue la relation inter-culturelle. L’ironie ne sera plus alors simplement un moyen de représenter l’autre à distance : elle permettra surtout un retour sur soi, une réflexion sur le monde d’où l’on vient, sur les structures politiques, économiques, culturelles du pays d’origine.

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