Loxias-Colloques |  10. Figures du voyage 

Mathilde Morinet  : 

La pratique de l’ironie dans le récit d’un voyageur amateur libertin du XVIIe siècle : proposer un regard relativiste sur l’ailleurs ? Jean-François Regnard, Le Voyage en Laponie (1681)

Résumé

L’ironie, qui a partie liée avec le rire, la satire, la moquerie grinçante ou joyeuse, devrait être un trope ou une figure de discours absente des relations de voyage, genre davantage enclin au sérieux de l’inventaire cartographique ou ethnographique. Tourné vers l’enregistrement des bizarreries exotiques, confrontés aux savoirs des scientifiques et érudits contemporains, le récit de voyage est avant tout garant d’un savoir, à visée généralement didactique, quand il ne relève pas du manuel commercial ou du récit missionnaire. Et pourtant, un usage relativement extensif de l’ironie est repérable dans les récits de voyage au XVIIe siècle, dans les récits émanant de voyageurs amateurs issus des milieux de sociabilité mondains. Cette pratique relève-t-elle du simple jeu d’esprit, permettant de faire glisser la finalité de ces récits du savant au plaisant ? L’usage de l’ironie est-il la marque d’un sentiment de supériorité d’un Européen qui peine à aller à la rencontre de l’ailleurs ? Ou l’ironie n’est-elle pas un moyen de camoufler les audaces de la pensée en contexte de censure pour des auteurs qui se serviraient du détour de l’ailleurs pour remettre en cause les fondements de la société catholique d’Ancien Régime ? C’est davantage à ce dernier questionnement que nous nous intéresserons, d’autant plus que l’ironie est l’une des grandes figures employée par les auteurs libertins dans leurs récits, romans et essais pour déguiser la subversion de leur pensée, en jouant sur l’ambiguïté fondamentale de cette figure de discours, qui leur offre ainsi un véritable espace de liberté. Avec les théories de Dan Sperber et Deirdre Wilson, complétées par celles d’Oswald Ducrot (1984), nous rechercherons ces moments où une parole autre se fait entendre, celle d’autres auteurs, d’instances dirigeantes… : quelles paroles, quels stéréotypes, quelles théories scientifiques, politiques, philosophiques sont alors mises à distance ? Au nom de quel système de valeurs alternatif ? Grâce à quels marqueurs ? Nous prendrons chez Regnard, Bouchard, Chapelle et Bachaumont, Dassoucy, François Bernier des exemples où l’ironie est l’espace où se joue la relation inter-culturelle. L’ironie ne sera plus alors simplement un moyen de représenter l’autre à distance : elle permettra surtout un retour sur soi, une réflexion sur le monde d’où l’on vient, sur les structures politiques, économiques, culturelles du pays d’origine.

Index

Mots-clés : ironie , Laponie, libertin, Regnard

Géographique : Laponie

Chronologique : XVIIe siècle

Plan

Texte intégral

1Le récit de voyage a longtemps été lu sous l’angle de la neutralité apparente d’un genre considéré comme référentiel. Inventaire encyclopédique de curiosités rapportées d’un ailleurs lointain et fascinant à ce titre, le récit de voyage possède dès lors une très forte teneur didactique qui vient construire une relation unilatérale entre le voyageur qui écrit et le lecteur qui en reçoit le récit : le savant instruit, le sédentaire s’alimente à la source de ces découvertes nouvelles. Le récit, quant à lui, enregistrerait sans filtre ce qui se situerait hors de lui, comme si la plume parvenait à saisir parfaitement la chose, sans heurt, chaos ou déformation. Et pourtant, comme le signale Christine Montalbetti, dans Le voyage, le monde et la bibliothèque1, nul voyageur ne voyage à vide, n’emporte dans ses valises la mémoire de textes et de schèmes culturels antérieurs. Le regard sur l’ailleurs n’est alors jamais pleinement neuf, dépouillé des scories de sa propre culture, mais ré-affleurent : des ensembles de stéréotypes ; des regards et paroles autres, issus souvent de textes lus antérieurement, qui ont été intégrés par le voyageur et font figure de « bibliothèque intérieure2 », ou de textes lus au cours du voyage (peu de voyageurs partent sans leur bibliothèque portative de voyage) ; des styles ou certaines récurrences de figures stylistiques.

2Ce qu’il y a d’étonnant chez un ensemble de voyageurs du XVIIe siècle qui ne voyagent ni pour des raisons commerciales, religieuses ou scientifiques, mais par goût, loisir et agrément, est la prégnance d’un rire polymorphique qu’ils semblent importer de leurs pratiques culturelles salonnières et de leurs expériences littéraires antérieures. Que ce soit des mondains en mal d’aventure, qui quittent les rivages connus de la Cour ou des Salons, comme La Fontaine, ou de curieux libertins érudits à l’image de Chapelle et Bachaumont, Dassoucy, Regnard ou Bouchard, qui partent pour des voyages en France, en Europe voire en Inde, tous laissent éclater un rire souverain qui teinte leurs récits d’une coloration légère et joyeuse. Ce rire, qui prend souvent les atours du sourire de l’esprit qu’est l’ironie, est habituellement assez étranger au genre viatique et conduit donc à s’interroger sur les raisons précises de sa présence étendue. Cette ironie sert-elle de simple clin d’œil de connivence entre voyageurs et lecteurs issus d’un même monde ou prend-elle une valeur spécifique en contexte viatique qui en ferait une figure majeure de l’interculturalité ?

3Sans employer les outils textométriques et stylométriques de Véronique Magri qui lui ont permis, dans son ouvrage Le Voyage à pas comptés. Pour une poétique du récit de voyage au XIXe siècle3, de faire émerger des constantes linguistiques et stylistiques du récit de voyage, je vais m’inspirer de sa démarche transversale au sein d’un corpus donné pour montrer le caractère essentiel de la figure de l’ironie, en vue de comprendre les relations interculturelles qui s’établissent dans ces textes viatiques rédigés par des mondains. La figure de l’ironie est rétive à toute démarche de comptage systématique, comme le signale la belle formule de Jean-Charles Darmon, qui parle des « territoires mouvants de l’ironie », car elle est : à la fois trope (antiphrase) ; figure énonciative (suivant la théorie de l’ironie comme « mention » de paroles autres mises ainsi à distance de Dan Sperber et Deirdre Wilson, complétée par les analyses d’Oswald Ducrot) ; figure micro et macro-structurale (aux frontières floues avec l’usage étendu de la parodie, qui peut innerver l’intégralité d’un texte) ; et demande la recherche de signaux et l’intelligence pas toujours si évidente de la syllepse et du double-sens. Mais la démarche globale de Véronique Magri sera pour moi opérante, et à travers l’étude de cette figure complexe qu’est l’ironie nous montrerons comment se construit la dynamique interculturelle dans ces textes.

4Nous ne tâcherons pas dès lors de saisir dans les textes le phénomène protéiforme de l’ironie suivant un unique angle théorique, mais ferons jouer à plusieurs niveaux les différentes approches rhétorique, pragmatique et énonciatives de l’ironie.

5Par moments elle pourra être analysée comme trope suivant la tradition rhétorique qui en fait une antiphrase. Il faudra prendre en compte les apports des travaux de Catherine Kerbrat-Orecchioni dans son article « L’ironie comme trope4 », qui font la synthèse de ce courant de la rhétorique classique et des apports de la pragmatique. L’ironie sera alors vue comme un trope « sémantico-pragmatique », qui conduit à définir l’ironie comme une inversion sémantique tout en prenant en compte la composante pragmatique de moquerie.

6À d’autres moments, l’ironie pourra être perçue sous l’angle de la contradiction argumentative ou du paradoxe, suivant les analyses d’Alain Berrendonner, pour qui « ce procédé consiste à combiner en une seule et même énonciation des indices aptes à provoquer des inférences divergentes, voire contradictoires, et à entretenir ainsi le doute de l’interprète sur les intentions communicatives de l’énonciateur5 ». Nous penserons l’énonciation au sens large du terme, des phénomènes de paradoxes argumentatifs pouvant jouer au niveau macro-structurel, à l’échelle du texte dans son intégralité.

7Enfin, nous reprendrons également les théories de l’ironie comme mentions échoïques de Sperber et Wilson6, pour qui tout propos ironique est avant tout la mention de pensées ou de propos dont on se distancie.

8Dans le cadre de cet article, ne pouvant explorer, faute de place, l’ensemble de mon corpus actuel de recherche, constitué pour majorité de voyageurs amateurs et curieux du XVIIe siècle français, j’ai décidé de me concentrer sur un récit en particulier, Le Voyage en Laponie7 de Regnard, libertin et épicurien né en 1655 dans une famille de commerçants parisiens, afin d’étayer mon propos. Regnard, accompagné de deux gentilshommes de sa connaissance, traverse la Laponie en 1681, à la fin d’un voyage qui l’a conduit à explorer tout le nord de l’Europe, l’Allemagne, la Flandre, la Hollande, et la Pologne. Il est, en 1681, déjà largement rompu aux voyages, à ses errances, ses tourments et ses rencontres étranges puisque, encore tout jeune homme, Regnard avait voyagé jusqu’à Constantinople, en passant par l’Italie, où lui étaient arrivées toutes sortes d’aventures et de mésaventures rocambolesques (coup de foudre, enlèvements, esclavage…) romancées dans La Provençale, texte paru après sa mort, en 1731, en même temps que les récits de ses différents voyages. La Laponie n’a jamais été, dans le projet de voyage d’origine, la destination finale envisagée : c’est sur suggestion du roi de Suède, qui pense le voyage seyant pour des esprits éclairés insatiables de curiosités, que Regnard et ses compagnons poussent leur périple vers les confins des terres du royaume, en territoire lapon8. Une forme de course-poursuite des voyageurs, qui constitue le tout début du récit, à la recherche du roi du Danemark9, les avait déjà conduits toujours plus loin dans ces espaces nordiques qu’ils ne comptaient pas pourtant explorer de manière exhaustive : ils s’enfoncent dès lors toujours plus avant dans l’inconnu, dans des territoires nouveaux peu arpentés jusqu’alors, et qui font figure d’ailleurs radical, propice aux fantasmes, au légendaire et à toute une mythologie de l’Autre, dans une forme de « paroxysme d’étrangeté10 » à l’extrémité septentrionale de l’Europe. D’ailleurs, les lisières absolues du monde sont atteintes, puisque nos voyageurs vont jusqu’où « la terre leur a manqué11 », suivant l’adage qu’ils inscrivent en latin sur une pierre au moment où ils décident de faire route en sens inverse. De ce voyage, Regnard rapporte un journal écrit au fil de la route, de forme épistolaire comme il est généralement de coutume au XVIIe siècle, probablement remanié et retravaillé à son retour, quand il se retire à quelques lieues de Paris, dans le château de Grillon à Dourdan, qu’il achète en 1682 pour s’adonner à son rêve d’écriture. Il n’est pas à exclure qu’il ait envisagé un moment une éventuelle publication, même si cette dernière n’adviendra jamais de son vivant, mais une vingtaine d’années après sa mort, survenue dans des conditions obscures en 1709. Dans ce récit se retrouvent de nombreux stéréotypes dégradants à l’encontre du peuple lapon, de ses us et coutumes, dont l’ironie est souvent le véhicule privilégié. S’y peuvent lire également des passages qui rappellent étrangement un texte antérieur rédigé par un érudit strasbourgeois en latin, Johann Gerhard Scheffer, et traduit en 1678 en français sous le titre Histoire de Laponie, sa description, l’origine, les mœurs, la manière de vivre de ses habitants12. Mais peut-on se contenter de ces constats décevants qui rattacheraient le récit viatique de Regnard en Laponie à la masse des récits de voyage rédigés par des voyageurs inexpérimentés quant aux exercices de la plume ? Il ne faut pas oublier que Regnard est, à partir de la fin des années 1680, un auteur de comédies reconnues, en qui l’on a vu la relève prometteuse de Molière. Son écriture littéraire, légère et fantaisiste, pratique massivement le rire dans une optique festive qu’a justement signalée Sylvie Requemora dans un article portant sur le théâtre de Regnard13, qui ne cesse d’employer la parodie et le pastiche. Regnard fait alors montre d’un goût pour les constants effets de décalage, qui arrachent d’un tragique ou d’une lourdeur existentielle trop appuyés, pour proposer une « éthique festive » qui décolle des pesanteurs matérielles et psychologiques liées au réel. Difficile dès lors de croire qu’en contexte viatique, même si les contingences du monde se rappellent continuellement aux voyageurs sous la forme d’incidents, d’accidents, de surprises, d’anomalies étonnantes qui poussent à épouser le présent et à s’ancrer dans l’instant, à subir un nécessaire engluement dans le bourbier du monde, il n’y a pas de traces du souverain écartement intellectuel qui préside à la rédaction des productions théâtrales et romanesques. Sylvie Requemora a déjà étudié dans un précédent article14 le jeu de reprise ironique de la Carte de Tendre dans Le Voyage en Laponie de Regnard, montrant une éthique épicurienne d’une sexualité centrée sur les plaisirs nombreux et sans entrave. Mais ce jeu avec la figure de l’ironie pourrait être vu à plus grande échelle, plus seulement dans sa composante érotique, mais aboutissant à la relativisation des prétentions politiques et religieuses des civilisations occidentales, et notamment françaises.

Connivence et sentiment de supériorité : redéfinir les frontières d’un groupe socio-culturel aux dépens des « sauvages » de l’ailleurs lapon

9Pour les mondains qui partent en voyage, et notamment pour Regnard, l’ironie permet dans un premier temps d’imprimer à leurs textes viatiques cette esthétique de la gaieté et du jeu qui domine les échanges interpersonnels et les productions culturelles de l’ère de la galanterie (« galer » signifiant « dissiper en plaisirs »). Mais cette ironie possède généralement une valeur illocutoire de raillerie qui se joue souvent aux dépens de la figure de l’autochtone, mise alors à distance en tant qu’incarnation radicale d’une altérité ridicule. Regnard semble réemployer l’ironie mondaine qui a tendance à stigmatiser et exclure, dont le modèle pourrait être la langue perfide de la Célimène de Molière, qui attaque les mondains maladroits dans la célèbre scène de la galerie de portraits du Misanthrope. Et en effet, dans un texte viatique qui porte pourtant une attention méticuleuse au travail de portraiture de l’étranger, où chaque nouvelle rencontre est l’occasion de particulariser toujours davantage l’hyperonyme « Lapon », dans un premier temps simple support de méconnaissance ou de préconceptions issues de consultations livresques, la peinture de l’autre se fait peu sans le recours aux saillies ironiques. Au cours du voyage de Regnard dans les confins polaires nordiques, deux rencontres en particulier sont l’occasion pour le viateur d’exercer sa verve ironique qui en satirisant disqualifie ces figurations de l’altérité : celle d’un sorcier et celle du groupe des endeuillés venus assister aux funérailles du prêtre lapon Joannes Tornaeus. Fidèle en cela à sa pratique d’auteur de théâtre comique, Regnard fait de ces diverses figures de Lapons des types ridicules, qui enrichissent tout en individualisant le panel des dramatis personae lapons. L’insistance sur ces figures tend à effacer les autres figurations de l’altérité ultra-nordique, au point que ces figures deviennent prépondérantes et exemplaires dans l’imaginaire du lecteur.

10Ainsi, au cours de leur périple, Regnard et ses compagnons, qui ont entendu parler d’un sorcier habitant non loin de là où ils se trouvent, décident d’entreprendre la longue marche qui les mènera à sa cabane. La curiosité de Regnard a été aiguisée par le texte de Scheffer, compilateur de savoirs sur les Lapons qui écrit un long chapitre sur « Des Secrets magiques et de la Magie des Lapons15 », et sur les enchantements dont on dit qu’ils sont capables. Le voyageur tâche alors de confronter les éléments appris dans les livres à l’expérience, et demande au sorcier des nouvelles de France, puisqu’à l’aide de leur tambour, les sorciers lapons sont censés pouvoir envoyer au loin un démon qui doit leur rapporter ce qu’ils veulent savoir. Bien sûr, après force gesticulations ridicules et grotesques pour convoquer le démon, qui constituent l’anecdote en véritable scène théâtrale, l’expérience échoue et le sorcier avoue son impuissance. Il donne tout de même une étrange raison à son insuccès, que le voyageur rapporte au discours indirect :

Celui-ci, qui était connu pour habile homme, nous assura qu’il y avait eu autrefois assez de pouvoir pour faire ce que nous voulions ; que son génie pourtant n’avait jamais été plus loin que Stockholm, et qu’il y en avait peu qui pussent aller plus loin ; mais que le diable commençait présentement à le quitter, depuis qu’il avançait sur l’âge, et qu’il perdait ses dents. (p. 171)

11Il n’est pas anodin que Regnard recense les causes avancées de l’échec au discours indirect : il laisse ainsi la responsabilité des propos au sorcier, et refuse catégoriquement d’entrer dans la logique de son explication. L’ensemble de l’argumentaire va être sapé par la pointe ironique qui suit du narrateur Regnard qui reprend la main sur la scène de l’énonciation :

Cette particularité m’étonna ; je m’en informai plus particulièrement, et j’appris qu’elle était très véritable, et que le pouvoir des plus savants sorciers diminuait à mesure que leurs dents tombaient ; et je conclus que, pour être bon sorcier, il fallait tenir le diable par les dents, et qu’on ne le prenait bien que par là. (p. 171)

12Si Regnard laisse le sorcier énoncer ses raisons, il se permet toutefois un ajout : il conclut l’argumentaire en dépliant sous les atours d’une image amusante (un diable tenu entre les dents) les implicites du discours du sorcier. Mais l’humour de l’image est assortie d’une ironie mordante : la pointe est à entendre de manière antiphrastique en raison de l’excès même du travail de l’image. Dès lors, c’est l’ensemble de l’édifice argumentatif de défense qui est détruit par la pointe finale et qui laisse l’entreprise de justification sans fondement. La scène de possession était ridicule en raison de la débauche de gesticulations inutiles ; la tentative d’explication est ridicule en raison du caractère absurde des implicites de l’argumentation. Ce ridicule dédoublé va dès lors rejaillir sur la perception même de la figure du Lapon, dès lors hautement satirisée.

13Mais il va être possible de retrouver ce processus de satirisation de Lapons individualisés à d’autres moments du texte. Lors des obsèques de Joannes Tornaeus, prêtre lapon, un festin est organisé par la cohorte d’endeuillés venus de loin pour assister à la cérémonie, après un long temps d’attente car le corps a été conservé deux mois avant d’être enterré, suivant la coutume du pays. Le contexte est immédiatement satirique :

On donne ce temps pour disposer toutes choses pour ces actions, qui sont les plus solennelles qui se fassent en ce pays : et si l’on dit que les Turcs dépensent leurs biens en noces, les Juifs en circoncisions, les chrétiens en procès, on pourrait ajouter : les Suédois en funérailles. En effet, j’admirai la grande dépense qui se fit pour un homme qui n’était pas autrement considérable, et dans un pays si barbare, et si éloigné du reste du monde. (p. 189)

14Regnard va user de procédés ironiques pour appuyer la raillerie contre cette pratique excessive du culte funéraire : il s’en prend notamment à l’orateur, et se moque de sa propension à encenser les moindres détails de l’existence de Johannes Tornaeus, sans opérer de principe de sélection ou de synthèse, et ses attentes mercantiles (il recevra une canne d’or pour sa peine). L’épisode est alors l’occasion d’une note de l’auteur à son destinataire :

Vous voyez par là, monsieur, qu’il y a peu de gens qui ne puissent donner matière de faire à leur mort une oraison funèbre, un beau champ à un orateur d’exercer son éloquence. (p. 191)

15Le « beau champ » est employé de manière ironique, par antiphrase, afin de railler l’opposition démesurée entre l’enflure de la parole et le caractère minime de l’existence à célébrer. Plus surprenant encore, le festin est peint ironiquement par Regnard sous les traits picturaux des Noces de Cana :

[…] car on ne peut se figurer une image plus vive des noces de Cana, que le tableau que nous en vîmes représenter devant nos yeux, plus beau et plus naturel que celui de Paul Véronèse. Les tables étaient couvertes de viandes particulières, et, si je l’ose dire, antiques ; car il y avait pour le moins huit jours qu’elles étaient cuites. […] Mais ce qui achevait cette peinture, c’était la mine vénérable de tous ces prêtres armés de barbe, et les habits finlandais de tous les conviés, qui sont aussi plaisants qu’on lui puisse voir. Il y avait entre autres un petit vieillard avec de courts cheveux, une barbe épaisse, et chauve sur le devant de la tête. Je ne crois pas que l’idée la plus vive de quelque peintre que ce soit puisse mieux représenter la figure de saint Pierre. […] Pendant que je m’arrêtais à considérer cet homme, les autres avaient des occupations plus importantes, et buvaient en l’honneur du défunt, et à la postérité de sa famille, d’une manière surprenante. Les prêtres, comme les meilleurs amis, buvaient le plus vigoureusement […]. (p. 192-193)

16La référence ironique au tableau de Véronèse est construite sur une nouvelle antiphrase, car il n’est rien qui rappelle la grandeur de la scène biblique dans ce festin aux confins du monde connu. Tout relève du barbare et du grossier dans ce rassemblement festif aux limites de l’inhumanité. La référence picturale et biblique, associée à l’antiphrase, signale de nouveau un écart entre la réalité de la scène et les valeurs du monde chrétien civilisé, qui servent de filtre à la vision de Regnard. Le voyageur joue alors sur une connivence culturelle, qui fait de l’ailleurs un envers du monde connu policé, dès lors lieu de sauvagerie.

17 L’ironie a ainsi une vertu satirique, qu’elle s’applique directement au portrait du Lapon ou à la peinture de ses mœurs. Ces épisodes entrent d’ailleurs en résonnance avec d’autres moments du texte, où, sans l’aide de l’ironie, mais avec une violence acerbe, Regnard disqualifie la figure du Lapon. Dès les premières pages, une tournure appositive peu valorisante qualifie le peuple lapon :

Torno est situé à l’extrémité du golfe Bothnique, au quarante-deuxième degré vingt-sept minutes de longitude, et au soixante-septième de latitude. C’est la dernière ville [Torno] du monde du côté Nord ; le reste jusqu’au cap n’étant habité que par des Lapons, gens sauvages qui n’ont aucune demeure fixe. (p. 89)

18C’est la première mention des Lapons dans le texte de voyage, et immédiatement émerge le stéréotype de sauvagerie qui s’applique aux peuplades considérées loin des centres européens de la civilisation. Dans un paragraphe hautement objectif, traitant de données cartographiques irréfutables, le constat sur la sauvagerie des Lapons paraît être une donnée ethnographique vérifiable et nécessaire, impossible à remettre en cause, à l’image de la science des latitudes et des longitudes. Ce processus descriptif à forte connotation négative se poursuit dans la suite du texte, Regnard semblant alors insister sur une faiblesse qui est essentialisée, qui fait figure de trait naturel. La prosopographie du Lapon, moment topique du texte viatique, vient déployer ce constat initial, lui donner littéralement corps. La monstruosité physique, qui fait explicitement rire le voyageur, tient à la fois de l’extraordinaire et de l’horrible :

Ces hommes sont faits tout autrement que les autres. La hauteur des plus grands n’excède pas trois coudées ; et je ne vois pas de figure plus propre à faire rire. Ils ont la tête grosse, le visage large et plat, le nez écrasé, les yeux petits, la bouche large, et une barbe épaisse qui leur pend sur l’estomac ; et toute cette petite machine semble remuer par ressorts. […] Voilà, monsieur, la description de ce petit animal qu’on appelle Lapon ; et l’on peut dire qu’il n’y en a point, après le singe, qui approche plus de l’homme. (p. 108-109)

19Rien n’est à juste proportion : ils ont le corps petit mais la tête énorme et les traits épais. Tout ce qui fait la beauté du corps mondain français semble perçu dans un miroir inversé : la grandeur de la taille, la beauté des yeux, élément essentiel de la portraiture galante où les yeux sont l’instrument de la séduction et de l’amour, tout est présent, mais en négatif, chez le Lapon. Par ailleurs, Regnard ne se pique pas d’écrire une éthopée, comme si à la difformité physique correspondait dans un évident jeu de correspondance l’étrangeté du caractère. Enfin, l’assimilation à « une petite machine » remuée « par ressorts », ou à un « petit animal », dernier maillon entre le singe et l’homme, construit une raillerie déshumanisante, faisant du Lapon un être en proie à la bestialité et pur produit de ses instincts primaires, sans qu’aucun libre arbitre ne semble pouvoir intervenir.

20Regnard se figure ainsi, par son usage extensif de la satire et d’une ironie satirique à l’encontre du Lapon, en continuateur de Johannes Gerhard Scheffer et de quelques autres écrivains de relations et de compilations sur la Laponie, qui n’hésitaient pas à actualiser l’étymologie même du substantif « lapon » qui signifie « idiot » en finnois. Il s’inscrit parfaitement dans les pas de ses devanciers, au point d’avoir été accusé à de très nombreuses reprises d’avoir produit un texte viatique qui relevait du pur et simple plagiat. Ses saillies ironiques ajoutent cependant une agressivité querelleuse aux constats qui revêtent les atours de l’objectivité d’un Scheffer, qui listait d’une plume impersonnelle et quasi impassible les travers et vices16 des Lapons.

21Semblent ainsi se dessiner des stéréotypes dégradants, qui feront florès à propos du peuple lapon, qui empêchent un regard proche et forcent le voyageur à regarder à distance, à travers les filtres pré-construits de son univers mental de référence, nourri des lectures de ces prédécesseurs, et des codes de l’univers mondain dont il vient. Le monde serait ainsi lu à travers le prisme d’un rapport ethnocentriste à l’autre, distribuant de manière fixiste les jeux de pouvoir entre civilisation inférieure et civilisation supérieure. Par l’ironie, les frontières réelles, étatiques, maritimes, se doublent de frontières culturelles réaffirmées violemment dans le langage : les contours des groupes culturels se consolident, au détriment d’une vraie rencontre interculturelle. L’ironie peut alors être le signe de la difficulté à dépasser les cloisonnements culturels et l’indice d’une fondamentale incompréhension entre les peuples que l’on peine à réduire.

Axiologie perturbée de l’ironie satirique et paradoxe : une figure complexe et inassignable

22Et pourtant, de nombreux indices appellent le suffisant lecteur à douter. L’axiologie qui semblait s’être mise en place n’est peut-être pas aussi définitive qu’il n’y paraît. Philippe Hamon, dans L’Ironie littéraire : essai sur la forme de l’écriture oblique, signale que l’ironie d’un auteur peut être indiquée par un certain nombre de signaux. Ces signaux sont présents ici. En effet, sous couvert de constats pré-racistes, qui sont en accord avec les mœurs du temps, quelque chose d’autre émerge. Regnard ne cesse d’alterner entre éloge et blâme quand il décrit les Lapons. Ces derniers, s’ils ont un physique ingrat, sont aussi d’incroyables chasseurs : ils maîtrisent magnifiquement leur art, et la précision de leurs instruments de chasse impressionne le voyageur.

L’oiseau le plus petit ne leur échappe pas ; et il s’en trouve même quelques-uns qui donneront dans la tête d’une aiguille. Les flèches dont ils se servent sont différentes : les unes sont armées de fer ou d’os de poisson, et les autres sont rondes, de la figure d’une boule coupée par la moitié. Ils se servent des premières pour l’arc, lorsqu’ils vont aux grandes chasses ; et des autres pour l’arbalète, quand ils rencontrent des animaux qu’ils peuvent tuer sans leur faire une plaie si dangereuse. Ils emploient ces mêmes flèches rondes contre les petits-gris, les martres et les hermines, afin de conserver les peaux entières ; et parce qu’il est difficile qu’il n’y reste la marque que le coup a laissée, les plus habiles ne manquent jamais de les toucher où ils veulent, et les frappent ordinairement à la tête, qui est l’endroit de la peau le moins estimé. (p. 98).

23Les chasseurs lapons, capables de précision et d’adaptabilité, sont d’excellents lecteurs de la nature. Le panel de leurs techniques de chasse, où à chaque animal correspond un type d’arme, montre un raffinement extrême de leurs pratiques, qui se lit dans la pratique scripturaire de la liste : Regnard accumule les précisions techniques afin de mettre en valeur la variété et la richesse d’un art aussi extrêmement valorisé en France, et notamment dans les milieux de Cour. Bien sûr, nombre de ces notations techniques sur la chasse sont présentes dans le texte de Scheffer dans son chapitre XX intitulé « Des armes et des autres semblables choses dont les Lapons se servent pour la chasse ». Mais Regnard, dans le processus de la réécriture, s’attache à synthétiser les éléments exposés par Scheffer autour de l’idée d’extraordinaire de leur technique et de leur maîtrise, sans tomber dans la simple énumération descriptive, neutre et objectivante des armes et des proies. Un peu plus tard dans le récit, Regnard va jusqu’à représenter une scène de chasse à l’ours avec les moyens de l’écriture épique (p. 176-177), ce qui n’est pas sans rappeler les tapisseries et peintures versaillaises représentant le Roi à la chasse.

24De plus, les Suédois, peuple qui devrait être supérieur du fait qu’il possède un roi, une administration étatique centralisée qui organise le prélèvement (assez compliqué du fait du nomadisme des Lapons) de taxes, ne se laisse en fait guider que par le hasard et l’irrationnel. C’est ainsi que la ville de Stockholm, pourtant capitale de la Suède, a été fondée, suivant la règle arbitraire du lancé de dés :

Nous admirâmes, en y allant [à Vascol], la bizarre situation de Stockholm. Il est presque incroyable qu’on ait choisi un lieu comme celui où l’on voit cette ville, pour en faire la capitale d’un royaume aussi grand que celui de Suède. On dit que les fondateurs de cette ville, cherchant un lieu pour la faire, jetèrent un bâton dans la mer, dans le dessein de la bâtir au lieu où il s’arrêterait : ce bâton s’arrêta où l’on voit présentement cette ville, qui n’a rien d’affreux que sa situation ; car les bâtiments en sont fort superbes, et les habitants fort civils. (p. 87).

25À l’inverse, les Lapons sont extrêmement précautionneux et rationnels dans le choix de l’emplacement de leurs habitations : ils suivent les saisons et s’installent aux endroits où ils peuvent s’alimenter (pêche) ou alimenter les rennes.

26Ce changement de place se fait, ou pour la commodité de la pêche, dont ils vivent, ou pour la nourriture de leurs rennes, qu’ils cherchent ailleurs, lorsqu’elle est consommée dans l’endroit où ils vivaient. Ils se mettent ordinairement pendant l’été sur le bord des lacs, à l’endroit où sont les torrents ; et l’hiver ils s’enfoncent davantage dans les bois, aux endroits où ils croient trouver de quoi chasser. Ils n’ont pas de peine à déménager promptement : en un quart d’heure ils ont plié toute leur maison, et chargent tous leurs ustensiles sur des rennes, qui leur sont d’un merveilleux secours ; ils en ont en cette occasion cinq ou six sur lesquels ils mettent tout leur bagage, comme nous faisons sur nos chevaux, et les enfants qui ne sauraient marcher. (p. 138)

27Par ailleurs, le jeu des comparaisons, trait traditionnel de l’écriture viatique où l’on a tendance à comparer l’ailleurs à l’ici afin de le rendre représentable et compréhensible pour le lecteur, est emprunté par Regnard. Mais ici, la pratique des bains lapons (sauna et rafraîchissement dans une rivière glacée) est comparée au raffinement des bains des Romains de l’Antiquité :

Vous n’auriez jamais cru, monsieur, que les Bothniens, gens extrêmement sauvages, eussent imité les Romains dans leur luxe et dans leurs plaisirs ; mais vous vous étonnerez encore davantage quand je vous aurai dit que ces mêmes gens, qui ont des bains chez eux comme les empereurs, n’ont pas de pain à manger. Ils vivent d’un peu de lait, et se nourrissent de la plus tendre écorce qui se trouve au sommet des pins. […] Voilà, monsieur, quelle est pendant toute l’année la nourriture de ces gens qui cherchent avec soin les délices du bain et qui peuvent se passer de pain. (p. 96).

28Au raffinement extrême du bain s’ajoute cet idéal de frugalité qui a marqué l’ère des premiers chrétiens ou certaines écoles philosophiques comme l’épicurisme. La recherche du luxe balnéaire ne représente en rien un péché de luxure : il est une diététique du corps qui entre parfaitement en résonance avec la diététique des plaisirs simples de la table.

29L’ironie semblait donc s’attaquer à la figure du Lapon, parangon de la sauvagerie exotique en milieu glaciaire, dans la continuité des prédécesseurs de Regnard. Et pourtant, l’apologie paradoxale de certains traits de la culture lapone jette une clarté douteuse, en marge, dans les interstices, sous les abondantes reprises faites au texte de Scheffer, sur l’anthropologie canonique méprisante volontiers associée à la figure du Lapon. À cet égard, le fait de trouver parsemées dans le texte de nombreuses variations à partir des étymons d’« admirer », de « surprendre », d’« étonner », ainsi que l’insistance sur le vocable de la curiosité, semble inscrire la relation dans le paradigme d’une découverte plus authentique de l’Autre, suscitant un véritable étonnement admiratif. Et là où Scheffer notait en observateur impartial la dextérité des Lapons, Regnard se permet d’user de superlatifs quand il décrit l’adresse lapone au maniement de ces engins extraordinaires que sont les skis : « C’est pourtant, monsieur, ce qu’ils font avec une adresse qui surpasse l’imagination, et qui est si naturelle aux gens de ce pays, que les femmes ne sont pas moins adroites que les hommes à se servir de ces planches » (p. 97). Ainsi, le lecteur est invité à effectuer un parcours dans l’œuvre et à mettre certains épisodes en réseau afin de construire une figure plus complexe de l’Autre lapon, pas seulement victime maltraitée d’un rire anthropologiquement dédaigneux, mais aussi peuple aux mœurs dignes d’être remarquées, du fait de leur caractère intrinsèquement « remarquable ». Les touches d’apologie, disséminées, sont alors vecteurs de suspicion et semblent avoir la capacité de venir ironiquement saper le constat initial de « sauvagerie » d’apparence incurable et irrévocable, poussant le lecteur dans une entreprise herméneutique le forçant à de constants décalages et pas de côté. Sous l’ironie d’attaque semble alors poindre une autre ironie, qui viendrait remettre en cause la première. Sous l’ironie apparente initiale s’en cacherait donc une autre, suivant un principe de dissimulation qui consisterait à superposer ou éparpiller le sens. Au suffisant lecteur de se repérer dans cette forêt de signes, d’effectuer les bonnes lectures et d’assembler les bons morceaux du puzzle, c’est-à-dire de démêler, en déchiffreur autonome, l’enchevêtrement ironique d’un texte semblant parfois construit comme une énigme.

30D’ailleurs, des rires singuliers éclatent au fil du texte, imposant au lecteur de s’interroger sur la possibilité d’assigner une cible définitive, unique et non-équivoque, au rire et au sourire de l’esprit qu’est l’ironie. En premier lieu, Regnard signale le son étrange qu’émet l’oiseau de montagne qu’il chasse avec ses compagnons un soir pour le souper : « le mâle imite, en volant, le bruit d’un homme qui rirait de toute sa force » (p. 129). Ce rire mi-humain, mi-animal, qui retentit puissamment dans les forêts lapones, n’est pas sans rappeler l’essence même du rire sardonique, presque diabolique, sans origine bien définie mais qui se moque de tout et de tout un chacun. Ici, le rire de l’oiseau, ne semble pas avoir de cible précise, et pourtant peut se moquer de tout, relevant dès lors de l’inquiétant, poussant, par l’énigme qu’il impose, à l’intranquillité, qu’elle soit celle du voyageur ou du destinataire de la relation. De même, lors de la cérémonie d’enterrement de Joannes Tornaeus qui clôt le récit, Regnard et ses compagnons vont laisser éclater un rire irrésistible et extrêmement déplacé, dont la portée ne sera pas comprise par l’assemblée des prêtres venue en nombre assister à l’enterrement de l’un des leurs :

Il arriva malheureusement dans ce temps qu’un de notre compagnie dit un mot plaisant, et nous obligea à éclater de rire si longtemps, et d’une manière si haute, que toute l’assemblée, qui avait les yeux sur nous, en fut extrêmement scandalisée. Ce qui était de plus fâcheux, c’est que tout le monde avait été découvert pendant le repas à cause de nous, et qu’on avait emporté nos chapeaux, en sorte que nous n’avions rien pour cacher le ris dont nous n’étions pas les maîtres ; et plus nous nous efforcions à l’étouffer, et plus il éclatait. Cela fit que ces prêtres, croyant que nous nous moquions de leur religion, sortirent de la salle et n’y voulurent plus rentrer. (p. 194).

31À la fois déplacé, car retentissant dans un lieu où il ne devrait pas se faire entendre, et incompris, ce rire semble plein d’enseignements parce que symptomatique de la manière dont il faut aborder la question du rire et de l’ironie chez Regnard, c’est-à-dire avec infinie précaution : ce dernier est toujours susceptible d’imposer de brusques retournements, et d’attaquer des objets qui, en raison d’habitudes de pensée bien ancrées, semblent au-dessus de tout soupçon. Dans le tourniquet d’un rire à l’axiologie perturbée, tout est susceptible de tomber dans le domaine du risible, du ridicule, du satirique, sans qu’une hiérarchie claire des valeurs, et en premier lieu celle de l’ethnocentrisme, ne puisse se dégager. Travers lapons, inventivité et maîtrise des sauvages, grotesque de certaines figures essentielles à l’ordre symbolique (prêtres et sorciers), alternent et se côtoient dans un texte tout en tensions, sans qu’un ordonnancement ultime et conclusif ne s’installe : rites et codes se renversent continuellement, empêchant de faire du Lapon l’idiot définitif auquel son nom le prédestine pourtant, le mot n’étant plus le reflet nécessaire de la chose. Dès lors, contrairement à Scheffer, Regnard semble mettre en place un jeu de relativisation par le travail de l’ironie et du rire, susceptible de toucher en retour les valeurs du monde européen : si le Lapon peut être étrangement éclairé, comment le mondain ne pourrait-il pas être sauvage ?

Une ironie grinçante à destination de quelques élus : mise à distance des figures d’autorité françaises et « machine à déniaiser »

32Les cibles de l’ironie17 paraissent donc massivement fluctuantes dans le texte de Regnard, et susceptibles de toucher tous les systèmes de valeurs, y compris le canon français mondain, dans un jeu problématique de relativisation des ordres et des normes. Et en effet, un certain nombre de notations imposent au lecteur attentif d’exercer un souverain doute. Regnard s’attache par exemple à donner raison aux pratiques maritales anciennes des Lapons, qui organisent la cérémonie chez eux, et non dans un lieu de culte comme il est habituellement de coutume en terre chrétienne :

Les Lapons avaient autrefois une manière de marier toute particulière, lorsqu’ils étaient encore tout à fait ensevelis dans les ténèbres du paganisme, et qui ne laisse point d’être observée de quelques uns. On ne menait point les parties devant le prêtre ; mais les parents les mariaient chez eux, sans autre cérémonie que par l’excussion du feu qu’ils tiraient d’un caillou. Ils croient qu’il n’y a point de figure plus mystérieuse, et plus propre pour nous représenter le mariage ; car comme la pierre renferme en elle-même une source de feu qui ne paraît que lorsqu’on l’approche du fer, de même, disent-ils, il se trouve un principe de vie caché dans l’un et l’autre sexe, qui ne se fait voir que lorsqu’ils sont unis.
Je crois, monsieur, que vous ne trouverez pas que ce soit fort mal raisonné pour des Lapons ; et il y a bien des gens, et plus subtilisés, qui auraient de la peine à donner une comparaison plus juste. (p. 112-113)

33L’étrange culte païen qui fonctionne selon de vieux principes analogiques, où à l’attraction des pierres correspond une attraction des sexes non exempte d’une certaine grivoiserie, est à mille lieues du culte chrétien, pourtant seul tolérable dans l’optique européanocentrée qui devrait être celle du voyageur. Et malgré tout, le culte lapon est réhabilité par Regnard dans un commentaire direct d’auteur, et prenant son destinataire à parti. Mais il va plus loin : ce commentaire est l’occasion d’un ajout ironique, d’une pique lancée à une cible qu’il incombe au lecteur de déterminer. Qui sont ces gens « subtilisés » qui ne maîtrisent pas aussi bien que les Lapons l’art, notamment langagier, de la comparaison amoureuse ? Regnard use alors ici d’une ironie proprement libertine, qui tout en satirisant camoufle, puisque l’objet du ridicule n’est pas clairement énoncé et est laissé à la discrétion du lecteur. Le milieu libertin est coutumier de l’usage de l’ironie comme principe de dissimulation en temps de censure, qui va chercher à masquer les audaces de la pensée aux lecteurs à qui elles ne sont pas destinées. René Pintard, Isabelle Moreau, Jean-Pierre Cavaillé et Bruno Roche18 ont montré cette composante de l’ironie chez les libertins, qui apposent un masque sur leurs dires pour camoufler l’aspect subversif de leurs propos. Ces gens subtilisés, dès lors, pour les lecteurs déniaisés, ne sont pas sans faire penser aux galants et mondains qui évoluent à la Cour et dans les salons parisiens, et qui aiment à se penser comme les détenteurs d’un savoir précieux sur l’amour qu’ils décortiquent en expert, en particulier par de savants jeux de langage. L’ironie frappe ainsi les prétentions des galants, battus sur leur terrain d’excellence par les pratiques lapones ! Elle est alors opérateur de relativisation des coutumes, imposant un retour problématique sur ce qui constitue les normes de la civilité mondaine. C’est l’excès du raffinement à la française, peu opérant, qui est alors remis en cause pas la simplicité de l’analogie lapone, qui n’a pas perdu de sa force dans le procès de la civilisation. En retour, l’accusation d’ensevelissement « dans les ténèbres du paganisme » qui ouvrait le paragraphe, sonne comme la reprise d’une parole de colon, à remettre en cause à la lumière de ce qui suit et du relativisme poétique mis en place par Regnard.

34D’ailleurs, la sagesse lapone est mise en avant à d’autres moments du texte : « Comme les Lapons ignorent naturellement presque toutes les maladies, ils n’ont point voulu s’en faire d’eux-mêmes, comme nous. La jalousie et la crainte du cocuage ne les troublent point » (p. 114). Dans ce développement problématique sur la sexualité lapone, libre, qui ne fait pas l’objet d’une critique construite de la part de Regnard, bien au contraire19, l’auteur place cet éloge de la philosophie des Lapons, qui répondent sans même avoir à y penser parfaitement aux injonctions des moralistes français comme Nicole ou La Rochefoucauld. En effet, ces derniers ne se font pas un monstre d’amour-propre et vivent ainsi une existence sereine digne de l’ataraxie des philosophes antiques. Regnard s’en prend alors implicitement aux folies de son siècle qui poussent ses contemporains loin des chemins de l’équilibre intérieur. Ironiquement, au sein d’un passage hautement subversif qui ne condamne pas la liberté sexuelle lapone mais en montre le caractère absolument raisonnable et rationnel, l’exemple de la philosophie lapone vient remettre en cause le vertige de la contemplation de soi pratiquée à outrance par les mondains.

35Dans une perspective similaire, la figure du sorcier dont nous parlions au début de notre propos, semble moins ironisée parce qu’elle incarne un exemple du ridicule universel lapon, mais parce qu’elle est un exemple des dérives irrationnelles causées par la superstition. On sait que la superstition est un objet d’interrogations privilégié par les sceptiques, à l’image de Montaigne ou Charron, et par les libertins20 au XVIIe siècle qui poursuivent ce questionnement sur ces croyances, véritables entraves à la liberté de penser et donc à la liberté individuelle. Le ridicule de cet homme, incapable de faire fonctionner son génie quand on le lui commande, vient donc nourrir une réflexion plus large sur la question de la superstition, qui peut s’appliquer aussi bien à la réalité lapone qu’à l’univers dont est issu Regnard : la réflexion a alors moins une portée particulière qu’universelle. Dans cet épisode, les voyageurs demandent des informations au sorcier qu’il est seul à pouvoir connaître, suivant les dons qu’il s’est vanté d’avoir. L’auteur revient alors sur ce qui fait le pouvoir du sorcier, c’est-à-dire les stigmates, signes de possession et donc de son dialogue privilégié avec la divinité :

Il se frappait la poitrine si rudement et si pitoyablement, que les meurtrissures noires dont elle était couverte faisaient bien voir qu’il y allait de bonne foi. Il ajouta à ses coups d’autres qui n’étaient pas moins rudes, qu’il se donnait de son marteau dans le visage ; en sorte que le sang ruisselait de toutes parts. Le crin lui hérissa, ses yeux se tournèrent, tout son visage devint bleu, il se laissa tomber plusieurs fois dans le feu, et il ne put jamais nous dire les choses que nous lui demandions. […] Tout cela me fit tirer une conséquence, qui est très véritable ; que tous ces gens-là sont plus superstitieux que sorciers, et qu’ils croient facilement aux fables que l’on leur a faites de leurs prédécesseurs, qu’on disait avoir grand commerce avec le diable. (p. 170-173)

36Le pouvoir du sorcier est donc bien un pouvoir de l’image : en mettant en scène, par des signes sur le corps, la possession diabolique, le sorcier construit un spectacle qui va fasciner l’auditoire et assurer son emprise. Mais Regnard signale bien que tout ceci ne relève que de la représentation, et donc de la simple illusion : il insiste à de nombreuses reprises sur l’origine des marques et stigmates (coups, marteau, chutes), qui ne sont en rien le fait de quelque divinité. Il nous fait entrer dans la fabrique de l’image illusoire, entamant ainsi une démarche démystificatrice invitant le lecteur à avoir les yeux dessillés. La conclusion est d’ailleurs sans appel : le procédé ne fonctionne pas, et les informations demandées ne peuvent être transmises. L’expérimentation à laquelle s’adonnent les voyageurs déconstruit alors le fondement même de la superstition, mouvement de déconstruction qui peut s’appliquer aux formes de la superstition européenne.

37Enfin, Regnard s’en prend à d’autres figures de l’autorité française. En effet, quand il fait du corps du Lapon une « petite machine » remuée « par ressort », il se peut qu’il mette à distance le discours de Descartes au moment de la querelle de l’âme des bêtes, reprenant les idées du philosophe Gassendi qui s’oppose à Descartes sur cette question. Dès lors, le jeu ironique de Regnard s’en prendrait moins aux Lapons qu’il ne tendrait à déconstruire tout un ensemble de discours européens. Il faut alors convoquer les théories linguistiques de Sperber et Wilson sur l’ironie, complétées par l’ouvrage d’Oswald Ducrot, pour comprendre la construction de cette ironie. Nous avons en effet ici un cas d’ironie énonciative, nous incitant à analyser les énoncés ironiques comme des mentions et non comme des désignations directes du monde, comme l’écho d’opinions, de paroles, de points de vue dont le locuteur-l’auteur de récits de voyage se dissocie. Et même s’il est souvent difficile d’établir une frontière fixe et définitivement légitimée entre ce qui relève du constat personnel d’un écrivain sur un peuple et de la parole rapportée issue d’un texte de la bibliothèque intérieure ou de la bibliothèque portative emportée avec soi en voyage, cette parole autre ne cesse d’affleurer dans le récit viatique de Regnard, sous la forme de la mention littérale (niveau micro-structural), ou de manière plus générale d’une ironie plus étendue, diffuse, qui joue constamment avec l’intertextualité, à une échelle macrostruturale, quand Regnard discute dans les interstices le texte de Scheffer.

38Au burlesque de certaines scènes s’allie donc une autre forme de rire, dissimulée, sous les formes d’une ironie, qu’elle soit intertextuelle ou autre, appelant le lecteur à décoder les signes afin d’accéder au sens. À côté, sous, et comme masquée par une ironie satirique qui revêt les atours de l’évidence, cette autre forme d’ironie viendrait semer le doute et saper les fondements des mépris européano-centrés pour inviter à une troublante remise en question, d’essence relativiste. Le voyage, déplacement par excellence, est alors redoublé d’un déplacement autre, celui des certitudes européennes, prises dans le jeu de hasard du tourbillon ironique.

39Difficile d’assigner d’évidentes et définitives cibles de l’ironie dans un texte qui ne cesse de se dérober à la clarté des constats présentés comme objectifs d’un Scheffer quand il traite, dans son ouvrage, de l’ailleurs lapon. Et pourtant, cette pratique complexe de l’ironie et cette dissémination d’un burlesque ambigu, donne toute sa saveur à un texte qui demande constamment au lecteur d’entamer une importante activité herméneutique, qui va se jouer notamment dans les interstices de l’intertextualité. Cette esthétique fondamentale de la gaieté, qui se change rapidement en éthique pour un Regnard coutumier du procédé dans ses comédies, tend à jeter le doute et à mettre le monde européano-centré à distance, dans un renversement perpétuel de toute hiérarchie potentielle de valeurs, qui n’est pas sans rappeler le scepticisme libertin. L’Europe civilisée n’est donc jamais présentée comme un centre entériné de manière immuable : il est toujours provisoire, susceptible d’être paradoxalement détrôné par l’étrangeté lapone. L’ironie, alliée au comique et au burlesque, devient alors une source de déniaisement forçant le lecteur à douter et à exercer en retour son jugement, suivant les injonctions d’un Montaigne. Elle pousse au décalage par rapport à tout ce qui pourrait s’ériger en norme, et donc immanquablement au décentrement et au relativisme. Le décalage auquel avait été conduit le voyageur Regnard, confronté de plein fouet à l’expérience d’un ailleurs bizarre et étranger qui saisit et bouscule, est recréé dans l’écriture par le jeu de cette omniprésente ironie. L’ironie devient opérateur linguistique d’un voyage pour le lecteur, invité à brouiller les frontières étatiques habituellement violemment ré-affirmées dans le langage par le jeu de l’ironie satirique dirigée contre la figure de l’Autre.

Notes de bas de page numériques

1 Christine Montalbetti développe en particulier cette idée dans son chapitre « La médiation de la bibliothèque », dans Le Voyage, le Monde et la Bibliothèque, Paris, Presses universitaires de France, 1997, p. 53-97.

2 L’expression « bibliothèque intérieure » est employée notamment par Pierre Bayard dans son ouvrage Comment parler des livres que l’on n’a pas lus ?, Paris, Éditions de Minuit, 2007.

3 Véronique Magri, Le Voyage à pas comptés. Pour une poétique du récit de voyage au XIXe siècle, Paris, Champion, 2009.

4 Catherine Kerbrat-Orecchioni, « L’ironie comme trope », Poétique, n° 41, 1980, p. 108-127.

5 Alain Berrendonner, « Portrait de l’énonciateur en faux naïf », Semen, n° 15, 2002, p. 114.

6 « Lorsqu’une interprétation doit sa pertinence au fait que le locuteur se fait à sa façon l’écho des propos ou des pensées d’autrui, nous dirons que cette interprétation est échoïque. [...] En représentant l’énoncé d’Untel, les opinions d’un certain type d’individu ou la sagesse populaire, et ce, d’une manière manifestement sceptique, amusée, surprise, triomphante, approbatrice ou désapprobatrice, le locuteur peut exprimer sa propre attitude à l’égard de la pensée dont il se fait l’écho », Sperber et Wilson, La pertinence. Communication et cognition, Paris, Minuit, 198, p. 358.

7 Jean-François Regnard, Voyage en Laponie, Jean-Clarence Lambert (éd.), Paris, Éditions 10/18, coll. « Odyssées », 1963.

8 « L’extrême envie que j’avais aussi de voir le roi de Suède m’engagea à partir pour Stockholm. Nous eûmes l’honneur de saluer le roi et de l’entretenir pendant une heure entière. Ayant connu que nous voyagions pour notre curiosité, il nous dit que la Laponie méritait d’être vue par les curieux, tant par sa situation que pour les habitants ; qui y vivent d’une manière tout à fait inconnue au reste des Européens […]. Le moyen, monsieur, de résister au conseil d’un roi, et d’un grand roi comme celui de Suède ! […] Les avis des rois sont des commandements : cela fut cause qu’après avoir mis ordre à toutes choses, nous mîmes à la voile pour Torno le mercredi 23 juillet 1681 […] », p. 62-63.

9 « Les voyages ont leurs travaux comme leurs plaisirs ; mais les fatigues qui se trouvent dans cet exercice, loin de nous rebuter, accroissent ordinairement l’envie de voyager. Cette passion, irritée par les peines, nous engage insensiblement à aller plus loin que nous voudrions ; et l’on sort souvent de chez soi pour n’aller qu’en Hollande, qu’on se trouve, je ne sais comment, au bout du monde. La même chose m’est arrivée, monsieur. J’appris à Amsterdam que la cour de Danemark était à Oldenburg, qui n’en est qu’à trois journées : j’eusse témoigné beaucoup de mépris pour cette cour, et bien peu de curiosité, si je n’eusse été la voir. Je partis donc pour Oldenburg ; mais le hasard, qui me voulait conduire plus loin, en avait fait partir le roi deux jours avant que j’arrivasse. On me dit que je le trouverais encore à Altona, qui est à une portée de mousquet de Hambourg. Je crus être obligé d’honneur à poursuivre mon dessein, et à faire encore deux ou trois jours de marche pour voir ce que je souhaitais. […] J’y devais rencontrer la cour de Danemark ; je n’y vis cependant qu’une partie de ce que je voulais voir. […] J’entrepris le voyage de Copenhague. M. l’ambassadeur me présenta au roi », p. 85-86.

10 Odile Parsis-Baruté note de manière générale sur la Laponie, dans un article ayant pour titre « Mémoire, littérature et voyage. Jean-Jacques Ampère (1800-1864) et la construction d’une géographie romantique des Nords européens » dans Le Lieu du Nord. Vers une cartographie des lieux du Nord, Québec, Presses de l’Université du Québec, 2015, p. 161-176 : « Les observations ethnographiques relatives aux Sâmes [le peuple lapon] participent à cette forme d’exorcisation extrême du territoire. Image d’une population dont tout - rudesse des conditions de vie, nature de la langue, particularités physiques, habitudes religieuses - contribue à faire une exception raciale et culturelle au sein de l’exception scandinave. Un paroxysme d’étrangeté, un paradoxe humain au pays des paradoxes solaires », p. 167.

11 L’inscription sur la pierre comprenait les quatre vers suivants : « Gallia nos genuit, vidit nos Africa, Gangem,/ Hausimus, Europamque oculis lustravimus omnem/ Casibus et variis acti terraque marique/ Stetimus hic tandem nobis uni defuit orbis ». Sylvie Requemora a retrouvé cette plaque lors d’un voyage en pays same : une photographie ainsi qu’une annexe à son sujet se trouveront dans son édition du Voyage en Laponie de Regnard, à paraître.

12 Traduction par le père Augustin Lubin, géographe ordinaire de S. M., Paris, Vve Olivier de Varennes, 1678.

13 Sylvie Requemora, « Comment imaginer la fête comique ? Jean-François Regnard : théories festives et imagination dramaturgique » dans H. Krief et S. Requemora (dir.), Fête et imagination dans la littérature du XVIe au XVIIIe, Publications de l’Université de Provence, 2004, p. 221-237.

14 Sylvie Requemora, « Rééc/rire : la pratique ironique du jeu intertextuel dans les Voyages de J.-F. Regnard », in Dominique Bertrand (dir.), Le rire des voyageurs. XVIe-XVIIe, Presses Universitaires Blaise Pascal, Clermont-Ferrand, 2007, p. 149-166.

15 Johannès G. Scheffer, Histoire de Laponie, sa description, l’origine, les mœurs, la manière de vivre de ses habitants, traduite du latin par le père A. Lubin, 1678, p. 90-118.

16 « Les Lapons sont laids et courbés. […] Les Lapons sont extrêmement soupçonneux, mais ces soupçons marquent leur crainte et leur faiblesse. Ils les portent même à nuire sous main à leurs ennemis et à en poursuivre la perte par les secrets de leur magie. […] Les Lapons sont fort colères et fort brutaux. […] Les Lapons trompent et mentent. Ils sont fort adroits dans le commerce. Ils fourbent avec plaisir et se moquent avec joie de ceux qu’ils attrapent. Ils sont médisants et ne sauraient être ensemble qu’ils ne parlent mal d’autrui, surtout des nations étrangères qu’ils traitent avec mépris, leur donnant des noms injurieux. Les lapons aiment à amasser du bien. Cependant ils sont oisifs, et si accoutumés à ne rien faire qu’ils ne labourent, ni ne sèment, de sorte que leur pays demeure en friche. […] Les Lapons ont un furieux penchant à l’amour, et cela vient en partie de ce que les hommes, les femmes, les garçons et les filles demeurent jour et nuit dans une même cabane. Ils ne se mettent pas d’ailleurs fort en peine de modérer leur passion à l’égard des femmes », Scheffer, Histoire de Laponie, sa description, l’origine, les mœurs, la manière de vivre de ses habitants, p. 14-18.

17 Sylvie Requemora utilise cette expression dans son article « Voyage et libertinage, ou l’usage du genre hodéporique comme “machine à déniaiser” dans la littérature française du XVIIe siècle », dans Annali d’Italianistica, n° 21, 2003, p. 117-136. Elle s’en sert pour parler de la place des récits de voyage ou de l’idée du voyage dans la formation et le mode de penser des libertins. Je vais quant à moi associer cette idée de « machine à déniaiser » à la figure même de l’ironie en contexte viatique libertin.

18 Nous citons les ouvrages essentiels publiés par ces auteurs : René Pintard, Le Libertinage érudit dans la première moitié du XVIIe siècle, Paris, 1943 ; Jean-Pierre Cavaillé, Dis/simulation. Religion morale et politique au XVIIe siècle, Paris, Honoré Champion, 2002 ; Isabelle Moreau et Grégoire Holtz, « Parler librement ». La liberté de parole au tournant du XVIe et du XVIIe siècle, Lyon, ENS Éditions, 2005 ; Isabelle Moreau, « Guérir du sot ». Les stratégies d’écriture des libertins à l’âge classique, Paris, Honoré Champion, 2007 ; Bruno Roche, Le Rire des libertins dans la première moitié du XVIIe siècle, Paris, Honoré Champion, 2011.

19 Les Lapons prisent les filles qui ne sont plus vierges : si elles ont été l’objet des marques d’amour d’un autre homme, cela doit être qu’elles ont une véritable valeur. Regnard invite les Français à suivre leur modèle, plein de bon sens : « Si cette mode pouvait venir en France, on ne verrait pas tant de filles demeurer si longtemps dans le célibat. Les pères de qui les bourses sont nouées d’un triple nœud n’en seraient pas si empêchés, et elles auraient toujours un moyen tout prêt de sortir de la captivité où elles sont. » (p. 114).

20 Que ce soient Gabriel Naudé, La Mothe Le Vayer, Tristan L’Hermite ou Cyrano de Bergerac, tous réfléchissent dans leurs écrits sur la question de la superstition, qui embrume et noircit le jugement des esprits faibles.

Pour citer cet article

Mathilde Morinet, « La pratique de l’ironie dans le récit d’un voyageur amateur libertin du XVIIe siècle : proposer un regard relativiste sur l’ailleurs ? Jean-François Regnard, Le Voyage en Laponie (1681) », paru dans Loxias-Colloques, 10. Figures du voyage, La pratique de l’ironie dans le récit d’un voyageur amateur libertin du XVIIe siècle : proposer un regard relativiste sur l’ailleurs ? Jean-François Regnard, Le Voyage en Laponie (1681), mis en ligne le 25 mars 2018, URL : http://revel.unice.fr/symposia/actel/index.html?id=1065.


Auteurs

Mathilde Morinet

CIELAM, Université d’Aix- Marseille