Loxias | Loxias 46. Doctoriales XI | Doctoriales
Jérémy Camus :
Le communisme comme alternative à Dieu : problématique de la sécularisation dans l’œuvre d’Henri Barbusse
Résumé
Dès la fin de la Grande Guerre, Henri Barbusse devient l’une des grandes figures du communisme français. À partir des années 1920, la plupart de ses œuvres témoignent de la volonté de l’écrivain de séculariser les principes fondateurs du christianisme, afin de les intégrer dans sa réflexion sur le communisme. Il réinterprète alors les Évangiles selon une lecture matérialiste, jusqu’à forger la figure d’un Jésus marxiste, révolutionnaire, et athée. Dans une certaine mesure, cette réflexion de Barbusse fait écho à certaines théories mises au point au début du XXe siècle, au sein d’une intelligentsia russe désireuse de synthétiser religion et socialisme. Ainsi, cette étude a pour vocation de mettre en lumière les mécanismes de sécularisation du christianisme à travers le communisme, dans l’œuvre d’Henri Barbusse.
Index
Mots-clés : Barbusse (Henri) , christianisme, communisme français du XXe siècle, figure de Jésus, sécularisation
Géographique : France , URSS
Chronologique : XXe siècle
Plan
- Le langage en question
- Jésus et la sécularisation du christianisme
- Barbusse et Gorki : la quête de l’Homme-Dieu
- Barbusse et les « constructeurs de Dieu »
- Conclusion
Texte intégral
Héritier des romantiques, et de leur révolte métaphysique, Barbusse a très vite pris conscience de l’absence de Dieu. Seulement, comme beaucoup d’entre sa génération, il n’aura jamais pu s’en satisfaire. C’est la raison pour laquelle son œuvre ne peut être comprise que dans la mesure où elle constitue non pas une quête de Dieu, mais la quête d’une alternative à Dieu. À cet égard, la pensée socialiste de Barbusse se révèle particulièrement digne d’intérêt. La permanence d’éléments chrétiens au sein d’une réflexion sur le communisme suscite effectivement des questions primordiales en ce qui concerne la pensée politique de Barbusse.
Aussi, nous nous proposons à travers cet article d’étudier la présence de la matière religieuse dans la pensée communiste de Barbusse. Nous aborderons l’usage par l’écrivain d’un vocabulaire chrétien qui le conduira, comme nous le verrons, à laïciser les principes fondamentaux de la pensée chrétienne. Enfin, nous montrerons que cette volonté de Barbusse d’intégrer des éléments religieux dans sa réflexion sur le communisme trouve certains équivalents dans la littérature russe du début du vingtième siècle. Car parmi les grandes figures du communisme russe, quelques-unes ont elles aussi entrepris de donner au socialisme une dimension religieuse. Ces sources nous permettront de mieux comprendre la démarche de Barbusse.
Le langage en question
La langue et le style de Barbusse ne cessent de puiser dans la matière biblique, et cette imprégnation se traduit par l’usage constant dans ses discours d’un vocabulaire religieux. C’est la raison pour laquelle il n’hésite pas, dans un article paru en août 1920, à qualifier la révolution d’Octobre de « sainte révolution1 ». D’une manière générale, la génération de Barbusse est encore largement imprégnée de culture religieuse. Or, il est intéressant de noter qu’en ce qui concerne Barbusse, il s’agit d’une culture essentiellement protestante. Et sur ce point, tout porte à croire que les légendes que lui racontait son père sur ses ancêtres camisards ont joué un rôle important dans la formation intellectuelle, spirituelle, et morale du jeune Barbusse.
Aussi, cette permanence du spirituel chez l’écrivain est telle que la construction de sa pensée politique fait constamment écho à sa culture religieuse. C’est ainsi qu’à l’automne 1920, par exemple, Barbusse confirme dans les colonnes de L’Humanité son rapprochement du mouvement socialiste ; il est d’ailleurs possible de déceler dans cet article des accents délibérément prophétiques :
Le parti socialiste qui systématise la révolte de l’esprit et de la sensibilité contre l’injustice monstrueuse ne se manifeste encore ici-bas que par une sorte de rêve épars et errant, de mysticisme précis. Nous savons bien que la vérité triomphera de tout, que le nuage deviendra orage et s’abattra et que l’avenir est à nous. Mais cette prédiction est grave et lourde à supporter2.
Mieux encore, dans un article de 1923 intitulé « La Ligne droite », dans lequel il déclare publiquement son adhésion au Parti Communiste Français, Barbusse écrit que le communisme universel « résume triomphalement […] l’évangile de croyances et d’actes […] qu’il est nécessaire que chaque exploité incarne pour que soit redressée la réalité des choses3. » On remarque ici assez clairement la volonté de Barbusse d’asseoir sa parole socialiste sur la base d’une culture biblique. Et la chose n’est pas nouvelle puisqu’en 1919 déjà, dans un discours adressé à l’ARAC (l’Association Républicaine des Anciens Combattants, qu’il fonde en 1917 avec Raymond Lefebvre, Paul Vaillant-Couturier et George Bruyère), Barbusse reprenait à son compte les mots prononcés par Jésus lors du Sermon sur la montagne4 : « comme nous le disions récemment […], ce qui est en haut doit être abaissé, ce qui est en bas doit être élevé. La société humaine doit se retourner totalement, et ce sera enfin le monde à l’endroit5. » Ainsi, la pensée socialiste de Barbusse ne cesse de puiser dans des images, et des références, qui témoignent d’une profonde culture biblique, particulièrement attentive aux Évangiles.
C’est également dans une matière chrétienne que puise Barbusse lorsqu’il dresse le portrait des plus illustres personnalités communistes de l’époque : « La figure de Lénine apparaîtra comme celle d’une espèce de Messie6 », écrit Barbusse en 1920, dans un manifeste intitulé La Lueur dans l’abîme. L’image s’avère plus percutante encore en ce qui concerne Thaelmann, fondateur du parti communiste allemand, arrêté et incarcéré en 1933 par la Gestapo : « Et on voit du même côté, comme un symbole et un signe de lumière, le puissant Thaelmann crucifié sur la Croix Gammée7. » Un à un, Barbusse débarrasse chaque symbole chrétien de son enveloppe religieuse, afin de l’intégrer ensuite dans le panthéon communiste qu’il entend ériger. Staline, bien sûr, n’échappera pas à ce traitement. Barbusse lui consacrera sa dernière œuvre, au titre évocateur : Staline, un monde nouveau vu à travers un homme. À vrai dire, cette œuvre relève moins de la biographie que de l’hagiographie ; comme le fait remarquer Philippe Baudorre, cet ouvrage est avant tout celui d’un croyant, qui voit dans Staline le Messie des temps modernes8. Nous n’en donnerons pour exemple que ces seules lignes :
C’est le vrai guide – […] c’est le frère paternel qui s’est réellement penché sur tous. Vous qui ne le connaissiez pas, il vous connaissait d’avance, et s’occupait de vous. Qui que vous soyez, vous avez besoin de ce bienfaiteur9.
Tous ces exemples peuvent s’interpréter en tant qu’indices d’une volonté de sécularisation du christianisme à travers le socialisme. Et sur ce point, la réflexion que propose Sophie Guermès dans son ouvrage consacré à la religion de Zola peut également s’appliquer dans le cas de Barbusse :
Une fois encore, comme pour « salut » ou « sauveur », comme pour « évangile », Zola conserve le même mot en voulant lui donner un sens différent, au lieu d’en forger un autre. Le maintien du mot, vidé de son sens initial, permet au romancier de se faire immédiatement comprendre par tous, alors que l’invention d’un mot nouveau nécessiterait une explication préalable, qui retarderait l’écrivain dans sa marche10.
Barbusse d’ailleurs explicite ce même principe dans la description qu’il donne de Clara Zetkin, autre grande figure du communisme allemand : « La physionomie de la grande apôtre de la Révolution – on peut employer ce vieux mot d’apôtre lorsqu’on le vivifie d’un sens nouveau – est bien connue de la multitude ouvrière11 ». L’auteur démontre ici clairement sa volonté de retirer aux symboles chrétiens leur sens strictement religieux afin de leur apporter une signification nouvelle. Et c’est précisément en ce sens que l’on peut ici parler de sécularisation, au sein de son discours communiste, du vocabulaire chrétien.
Mais dans cette entreprise, Barbusse se heurtera à la mésinterprétation de ses contemporains, parmi lesquels beaucoup lui reprocheront de vouloir donner une dimension mystique au communisme. En réalité, beaucoup accuseront Barbusse de chercher à diluer le marxisme dans une religion que Marx lui-même avait reniée. Mais Barbusse ne se formalisera pas de ces querelles, et continuera d’approfondir sa réflexion sur ce phénomène de sécularisation avec la publication, fin des années 1920, d’une trilogie consacrée à la figure de Jésus.
Jésus et la sécularisation du christianisme
Entre 1926 et 1928, Barbusse écrit trois œuvres, qui forment une trilogie consacrée au Nazaréen. La première, intitulée Jésus, n’est autre qu’un évangile raconté par Jésus lui-même, dans un style particulièrement fidèle à celui des Écritures. Paraissent ensuite Les Judas de Jésus, présentés comme une étude critique sur les origines du christianisme. Dans cette œuvre, Barbusse apporte sa contribution aux travaux menés par la nouvelle exégèse catholique, représentée entre autres par Paul-Louis Couchoud et Charles Guignebert. Le dernier volet de cette trilogie consiste en une pièce de théâtre, Jésus contre Dieu, et sous-titrée : « mystère avec cinéma et musique ». Employant toutes les ressources nouvelles offertes par le cinéma, Barbusse propose dans cette pièce – qui ne sera jamais ni jouée ni publiée – d’intégrer l’histoire de Jésus à l’histoire contemporaine. Chacune de ces œuvres s’inscrit donc dans un cadre littéraire particulier, et c’est dans la mise en regard de ces différents cadres que l’ensemble trouve sa cohérence.
Dans la continuité de ce phénomène de sécularisation du vocabulaire, Barbusse entend ici aller plus loin et appliquer cette volonté de sécularisation à l’ensemble du Nouveau Testament. Les Évangiles perdent peu à peu, sous la plume de l’auteur, leur valeur religieuse, mais afin de s’incarner dans celles du communisme.
Ainsi, après une étude historique sur les origines du christianisme, Barbusse consacre la deuxième partie des Judas de Jésus à l’analyse de ce qu’il appelle « La vraie leçon de Jésus ». Un à un, Barbusse passe en revue les principes fondateurs de l’enseignement de Jésus afin d’élargir leur signification, au-delà des valeurs essentiellement spirituelles et morales que leur a prêtées l’Église catholique. Car selon Barbusse, le christianisme a dénaturé, au fil des siècles, le discours véritable du Nazaréen. À ses yeux, les Évangiles portent les stigmates d’une falsification de la parole originelle de Jésus, orchestrée par Saint-Paul, le fondateur du dogme chrétien. Cette idée constitue d’ailleurs l’argument principal dont dépendent toutes les réflexions menées par l’écrivain dans Les Judas de Jésus. C’est ainsi que, parlant de Jésus, Barbusse écrit : « On a utilisé sa pensée, puis on a utilisé son corps martyrisé. Le prophète galiléen fut en effet absorbé par le dogme paulinien non seulement dans sa parole, mais aussi dans sa mort12. » Il est important de noter que cette idée n’est pas spécifique à Barbusse, dans la mesure où elle constitue un héritage du XIXe siècle. On en retrouve par exemple la trace chez Nietzsche, que Barbusse a lu dans sa jeunesse. Dans une étude incisive sur le christianisme parue en 1895, et intitulée L’Antéchrist, le philosophe allemand évoque l’idée selon laquelle Saint Paul aurait lui-même subverti l’enseignement de Jésus pour y substituer les éléments d’une théologie du salut. Dans son introduction à la réédition de cet ouvrage, Eric Blondel résume ainsi la pensée de Nietzsche sur ce point :
un ‘‘épouvantable imposteur’’ […] s’est mis de la partie et a poussé jusqu’à son extrême limite le processus de falsification, d’interprétation, de reprise, nous dirons de ‘‘récupération’’ : l’apôtre Paul. Qu’a-t-il fait ? Il a réinterprété la vie et la mort de Jésus, ou plutôt il a, selon Nietzsche, complètement escamoté la vie de Jésus pour ne parler que de sa mort13.
Ce point de vue sur les origines du christianisme a d’ailleurs connu une certaine popularité au début du XXe siècle, et notamment chez les contemporains de l’auteur du Feu. C’est ainsi que, parmi d’autres auteurs de la génération de Barbusse, intéressés à la question des rapports entre christianisme et communisme, certains ont également développé l’idée d’une subversion de l’enseignement de Jésus par les autorités souveraines. Dans Les Sources et le sens du communisme russe, par exemple, publié en 1937, Nicolas Berdiaev (1874-1948) écrit : « On avait faussé la parole du Christ, on s’était servi de l’Église chrétienne comme d’un instrument propre à soutenir les classes dirigeantes de la société14. ». Or, du point de vue de Barbusse, il suffit de fouiller les Écritures, et d’y déceler les falsifications religieuses apportées par l’Église, pour exhumer les vestiges de la parole originelle de Jésus. L’œuvre de sécularisation entreprise par Barbusse doit donc lui permettre de renouer avec ce qui est pour lui le véritable Jésus. Et pour cela, l’écrivain va systématiser le matérialisme duquel il se réclame afin de l’appliquer à l’étude du Nouveau Testament.
Toute religion, selon Barbusse, a pour vocation d’harmoniser l’idéal avec le réel, et c’est en ce sens qu’il entend interpréter les Évangiles. Or cette réinterprétation doit, pour prendre tout son sens, passer par la sécularisation systématique des principes fondamentaux du christianisme. Quelques exemples nous permettront de mieux faire comprendre cette réinterprétation. Ainsi, les notions d’Esprit, de foi, et même de Royaume des cieux, possèdent une valeur essentiellement religieuse, et ne peuvent être comprises que dans le rapport qu’elles entretiennent avec la religion chrétienne. Barbusse, toutefois, va doter ces notions d’un sens nouveau. L’Esprit devient pour lui l’agent de la vérité, par lequel l’homme se forge son idéal. La foi représente dès lors cette volonté de l’homme d’ancrer son idéal au sein de la réalité – c’est-à-dire sa capacité à soulever des montagnes, comme le disait Jésus15. Et finalement, c’est aussi le Royaume des cieux que Barbusse décroche de sa sphère céleste pour le descendre sur terre : car celui-ci représente à ses yeux l’harmonie finale de l’idéal et de la réalité, qui permet enfin à l’homme de devenir son propre Dieu. Cette lecture, qui aboutit donc à une sécularisation générale du christianisme, permet alors à Barbusse d’intégrer tous ces éléments laïcs au sein de sa réflexion sur le communisme. Car, n’en doutons pas, ce royaume des cieux dont Barbusse annonce la venue n’est autre que l’idéal communiste enfin réalisé, et incarné par la révolution russe.
Cette réflexion de Barbusse débouche donc sur la métamorphose finale du christianisme à travers le communisme. C’est la raison pour laquelle l’ultime partie des Judas de Jésus, « Dieu ou la révolution », a pour but d’établir un parallèle entre les premiers chrétiens et les révolutionnaires socialistes. Ainsi, cette sécularisation des principes fondamentaux du christianisme, cette sécularisation même de l’existence de Jésus, conduit Barbusse à l’affirmation définitive des liens qui unissent le combat du Nazaréen à celui de ses contemporains communistes. Cette démarche, que nous venons de décrire, Barbusse la résume plus nettement encore dans les colonnes de L’Humanité, en août 1926 :
On reconnaîtra dans les tendances qu’un examen grave et profond permet de découvrir au milieu de ce qui nous reste de Jésus, un singulier parallélisme avec celles des révolutionnaires conscients d’aujourd’hui. Ce sont ces tendances mêmes qui, appliquées aujourd’hui d’une façon plus méthodique et plus amples aux réalités sociales, économiques et politiques, et aux conditions formidables de la vie collective contemporaine, aboutissent à notre doctrine communiste16.
En définitive, cette idée marque l’aboutissement de la réflexion menée dans les Judas de Jésus, comme elle marque l’aboutissement de la vie du Nazaréen, dans le Jésus de Barbusse. C’est ainsi que, les pieds et les mains fixés à la croix, alors que son sang, goutte à goutte, macule son corps entier, le Nazaréen se décrit comme étant un « drapeau rouge » :
Moi la bête divine du sacrifice, dont le corps est un drapeau rouge, voici que je vois cette guerre ouverte maintenant jusqu’à la fin, entre la chair de l’humanité et la convoitise de quelques grands complices17.
Barbusse et Gorki : la quête de l’Homme-Dieu
On n’a jusqu’à présent trouvé aucun exemple de ce type chez d’autres écrivains communistes en France18 ; d’une manière générale, ceux-là furent plutôt réfractaires aux idées professées par Barbusse. Et les multiples querelles provoquées par la publication de Jésus en 1927 en donnent un exemple assez éloquent. Dès sa parution, l’ouvrage de Barbusse suscite de vives réactions, notamment au sein du Parti Communiste Français. La rédaction de la revue Clarté, fondée par Barbusse, mais qui depuis est passée aux mains des surréalistes, ne tarde pas à l’accuser de « mysticisme ». Parmi les détracteurs de Barbusse, Pierre Naville, écrivain surréaliste que le PCF vient justement de placer à la direction de Clarté, se révèle être l’un des plus agressif. Dans un article intitulé « Pourquoi nous combattons Jésus » celui-ci affirme que Barbusse appartient à ce type d’écrivains « propagateurs d’une foi mystique en la révolution, qui n’ont pas l’excuse d’être des ouvriers ou des paysans arriérés, subissant encore l’influence de leur curé de village19 ». Ce seul exemple témoigne de la virulence des attaques essuyées par Barbusse à la publication de sa trilogie consacrée à la figure du Nazaréen. Et ce type d’accusation représente assez bien la tendance générale du communisme français, porté à réprouver les théories supposées mystiques de Barbusse.
En Russie, cependant, la littérature a pu elle aussi exprimer cette volonté d’approfondir la pensée communiste au moyen d’éléments chrétiens laïcisés. Héritiers de Tolstoï, et de l’anarchisme chrétien, quelques écrivains russes du début du XXe siècle, cherchent également à introduire des principes religieux issus du christianisme au sein d’une réflexion sur le communisme. Le cas le plus représentatif est celui de Maxime Gorki, dont les œuvres entretiennent de nombreux rapports avec celles de Barbusse.
Entre 1900 et 1910, Gorki – en même temps que Barbusse – engage une réflexion sur le pouvoir de l’homme, qui aboutit précisément à une sacralisation de l’homme. Selon Gorki, l’homme possède une abondance de forces, qu’il est amené à canaliser par le biais de sa volonté. Par ce moyen, l’homme est alors en mesure d’être sacralisé. Barbusse prend lui aussi conscience de ce caractère sacré de l’homme, mais y parvient grâce à l’exaltation du moi, de l’ego. Ainsi, en même temps qu’ils débarrassent Dieu de sa divinité, Barbusse et Gorki lui retirent toute valeur religieuse. Dès lors qu’elle prend figure humaine, la divinité n’est plus céleste, mais terrestre. On remarque donc clairement qu’à travers cela, Barbusse et Gorki tendent à laïciser la figure même de Dieu, qui n’a désormais plus rien de transcendant.
À travers cette sacralisation de l’homme, les deux écrivains ont à cœur d’ôter sa valeur spirituelle – donc de séculariser – l’une des manifestations les plus représentatives pourtant de la spiritualité chrétienne : à savoir, les miracles. Dans le Jésus de Barbusse, le Nazaréen rencontre un paralytique nommé Hilqiah. Face à Jésus, ce dernier retrouve l’usage de ses jambes. Alors que la foule s’anime devant ce miracle, le Nazaréen impute cette guérison à une tout autre cause :
Mais il ne savait pas la souveraineté que renferme chacun, et les richesses intérieures de la foi, et que le cri : je crois, c’est une arme. […] Le pauvre Hilqiah savait moins encore que les autres combien il était le créateur de sa guérison20.
On retrouve chez Gorki un exemple similaire dans les dernières pages d’Une confession, publié en 1908. Cette œuvre raconte l’épopée spirituelle de Matvei, jeune orphelin en quête de Dieu, qui trouvera finalement le salut dans le peuple. À la fin du roman, Matvei arrive dans un quartier ouvrier, et partage quelque temps le quotidien des travailleurs. Un soir, tandis que le peuple entoure une fillette paralytique, et par ses cris appelle sa guérison, celle-ci, péniblement, se lève et puis marche. Matvei remarque alors que dans les larmes de la fillette « brillait impérieusement une force miraculeuse : la foi dans le pouvoir de l’homme à faire des miracles21. » Il est à noter que ces miracles, chez Barbusse et Gorki, prennent place dans un contexte marxiste. Le paradoxe est digne d’intérêt, puisqu’à première vue il apparaît étrange d’évoquer le miracle dans le cadre d’un rationalisme matérialiste. En fait, ces deux exemples illustrent justement le désir des auteurs de nier la valeur transcendantale du miracle. Car s’il y a véritablement miracle, selon eux, il est avant tout le fruit d’une puissance humaine. La notion de foi n’est pas écartée par les écrivains, mais on voit bien ici qu’elle procède désormais de la raison. On constate que Barbusse et Gorki, à travers la pensée marxiste, n’entendent pas supprimer le divin au profit de l’humain, mais ils cherchent plutôt à transférer la puissance attribuée à Dieu au sein même de l’homme.
Le communisme, dans la mesure où il anime désormais les principes chrétiens d’un souffle nouveau, offre l’occasion à Barbusse et Gorki de dépasser symboliquement les grandes figures évangéliques. La Mère, que Gorki publie en 1907, en donne un très bel exemple. Paul Vlassov est un jeune révolutionnaire communiste qui meurt en martyr dans le tumulte d’une grève sanglante. Sa mère, Pélagie, décide alors de continuer l’œuvre de son fils, jusqu’à ce qu’elle aussi tombe sous les coups des espions tsaristes. Il est aisé de voir en ce personnage de Pélagie un dépassement de la Vierge Marie, dans la manière dont cette femme, après avoir déploré la mort de son fils, entreprend de poursuivre son œuvre salvatrice. Chez Barbusse, c’est la figure même du Nazaréen qu’il entend dépasser à travers le portrait qu’il offre d’un Jésus qu’il considère comme athée, et révolutionnaire. On perçoit des accents similaires dans les dernières pages d’Une confession de Gorki. Cette longue nouvelle s’achève sur la découverte par le narrateur, Matvei, des grands centres industriels, et par la prise de conscience de la formidable puissance du peuple. Il y a là encore dépassement de la figure de Jésus, à travers ce peuple appelé à se substituer à Dieu, et destiné à entreprendre le retournement final de l’ordre des choses :
… Et sur ce, je m’en retourne là où les hommes libèrent les âmes de leurs prochains de la captivité des ténèbres et des superstitions, là où ils rassemblent le peuple en une seule force, éclairent sa face secrète, l’aident à prendre conscience de la puissance de sa volonté, et leur montrent la seule voie certaine qui mène à l’union générale en vue du grand œuvre – de la construction universelle de Dieu22 !
Barbusse et les « constructeurs de Dieu »
Cette expression de « construction universelle de Dieu » s’avère capitale dans ce contexte puisqu’elle renvoie aux recherches menées, à l’aube du XXe siècle par l’intelligentsia russe. Dès sa publication, Une confession de Gorki connaît un succès retentissant ; et l’on considère aussitôt cette œuvre comme un « évangile du prolétariat », qui conçoit le « socialisme comme processus créateur de Dieu23 ». Une confession se présente en fait comme la transposition littéraire d’une théorie échafaudée principalement par Anatoli Lounatcharski et Alexandre Bogdanov : la « construction de Dieu ». Lounatcharski « considérait la mystique religieuse comme un complément nécessaire au socialisme scientifique24. » C’est la raison pour laquelle, à partir de 1906, celui-ci entreprend la rédaction d’un ouvrage qui paraîtra quelques années plus tard : Religion et socialisme. Selon Lounatcharski, il est « indispensable, non seulement de ne pas s’opposer aux tendances religieuses de l’époque, en plein essor, mais encore de donner au marxisme une dimension émotionnelle plus grande, sans modifier en quoi que ce soit son essence25. » Avec Religion et socialisme, Lounatcharski – et à travers lui les « constructeurs de Dieu » – entend donc enrichir le socialisme d’éléments religieux, mystiques. Toutefois, cette manière d’envisager le socialisme demeurera dissidente ; et Lénine lui-même s’insurgera contre cette théorie qu’il jugera « contre-révolutionnaire », et condamnera à plusieurs reprises « les utopies moyenâgeuses des paysans actuellement mises en avant par le camarade Lunačarskij26. »
Cependant, il est intéressant de remarquer que de nombreux éléments de la trilogie de Barbusse consacrée à Jésus font écho aux thèses des « constructeurs de Dieu ». Puisqu’en effet, cette sécularisation du christianisme dont il est question chez Barbusse conduit indéniablement, comme nous l’avons montré, à octroyer au communisme une valeur religieuse. Ces similitudes entre la pensée de Barbusse et celle des « constructeurs de Dieu » ont d’ailleurs été soulignées, peu après la publication de Jésus, par l’un de ses détracteurs ; or, il convient de noter que ce ne sont pas précisément leurs théories qui sont ici mises en rapports, mais bien plutôt les reproches qui ont pu leur être faits : « Ce que Lénine écrivit en 1913 à Gorki au sujet de sa théorie de Dieu, en tant que système d’idées transcendantes, peut être appliqué dans la proportion de 100% à Barbusse27 ». Le même type d’argument a pu être utilisé par la rédaction de la revue Clarté, farouchement opposée aux idées de Barbusse sur les rapports entre communisme et religion. Dans sa thèse de doctorat intitulée Henri Barbusse and the Quest for Faith, Edward O’Brien résume ainsi la position de Clarté sur le Jésus de Barbusse, qui se caractérise par la mise en relation des idées de l’écrivain avec celles professées quelques années plus tôt par les « constructeurs de Dieu » :
[Jésus] was immediately dismissed as “encens rouge”; the “inspiration” that had produced it as a “mystique déiste” of the kind that Lenin had had to prevent the likes of Bogdanov, Gorki and Lunatcharsky from introducing into revolutionary politics in the first decade of the twentieth century28.
Nous insistons sur le fait que ces correspondances établies entre Barbusse et les « constructeurs de Dieu » émanent uniquement d’écrivains proches du PCF. Sans doute cherchaient-ils par là à attirer l’attention du Politburo (la plus haute instance du Parti Communiste de l’Union soviétique) sur la « théorie mystique-constructive29 » de Barbusse qu’ils jugeaient contraire à l’orthodoxie bolchevique. Il est également probable qu’ils aient voulu rappeler à Staline le souvenir de la condamnation par Lénine des « constructeurs de Dieu », afin que Barbusse soit officiellement désapprouvé par le Komintern.
Barbusse quant à lui n’a jamais explicitement montré qu’il ait eu connaissance des travaux de Lounatcharki, ou de Gorki. Nous savons qu’il a rencontré l’auteur de La Mère à plusieurs reprises, à l’occasion de ses voyages en URSS. Dans son ouvrage documentaire intitulé Russie, Barbusse transcrit d’ailleurs l’un de ses entretiens avec Gorki30. Cependant, il n’y fait aucune référence à la volonté de Gorki, et des « constructeurs de Dieu », de synthétiser communisme et religion.
Aucune étude n’a jusque-là entrepris d’approfondir les liens éventuels qui pourraient exister entre la réflexion menée par Barbusse dans sa trilogie consacrée à la figure de Jésus, et les théories des « constructeurs de Dieu » mises au point, entre autres, par Lounatcharski et Bogdanov. Il faut noter que les travaux sur la question de l’intelligentsia russe du début du XXe siècle, particulièrement sur son désir de synthétiser religion et socialisme, comme l’entendait Lounatcharski, sont rares. Cela dit, il nous semble important de ne pas négliger pour autant ces questionnements, qui ont, en France comme en Russie, joué un rôle particulier dans l’élaboration de la pensée communiste.
Conclusion
Ainsi, par l’emploi constant d’un vocabulaire religieux, puis par un phénomène de sécularisation systématique des principes chrétiens, Barbusse ne cessera d’affirmer sa volonté de prêter au communisme les dimensions d’un mythe. En cela, sa réflexion sur le communisme suivra une trajectoire parallèle à celle d’une intelligentsia russe désireuse de synthétiser religion et socialisme.
Il est donc nécessaire, désormais, de considérer que le marxisme représente aux yeux de Barbusse une alternative à Dieu. Si nous l’abordons d’un tel point de vue, la pensée communiste de Barbusse s’inscrit alors dans une démarche qui, plus que jamais, appréhende le marxisme comme une véritable religion. Cette idée nous conduirait alors à reconsidérer la place du religieux dans l’histoire communiste de la France des années 1920-1930. Dans de plus larges perspectives, cela permettrait ainsi de montrer que le recours à la culture religieuse ne fut pas uniquement l’apanage des mouvements de la droite française de l’époque.
Notes de bas de page numériques
1 Henri Barbusse, « Les Anciens combattants aux travailleurs », Le Populaire de Paris, 10 août 1920, p. 1.
2 Henri Barbusse, « Le Devoir socialiste », L’Humanité, n°6058, 24 octobre 1920, p. 1.
3 Henri Barbusse, « La Ligne droite », L’Humanité, n°6995, 20 février 1923, p. 1.
4 Cf. Évangile selon Matthieu [version Segond], 23,12 : « Quiconque s’élèvera sera abaissé, et quiconque s’abaissera sera élevé. ».
5 Henri Barbusse, Paroles d’un combattant, Paris, Flammarion, 1920, p. 139.
6 Henri Barbusse, La Lueur dans l’abîme, Paris, Flammarion, 1920, p. 43.
7 Henri Barbusse, Staline, un monde nouveau vu à travers un homme, Paris, Flammarion, 1935, p. 267.
8 Philippe Baudorre, Henri Barbusse, le pourfendeur de la Grande Guerre, Paris, Flammarion, 1995, « Grandes Biographies », p. 384.
9 Henri Barbusse, Staline, un monde nouveau vu à travers un homme, pp. 319-320.
10 Sophie Guermès, La Religion de Zola : naturalisme et déchristianisation, Paris, Champion, 2003, p. 472.
11 Henri Barbusse, Russie, Paris, Flammarion, 1930, p. 214.
12 Henri Barbusse, Les Judas de Jésus, Paris, Flammarion, 1927, p. 80.
13 Éric Blondel, « introduction », in Friedrich Nietzsche, L’Antéchrist [1895], Paris, Flammarion, 1994 ; rééd. 1996, p. 26.
14 Nicolas Berdiaev, Les Sources et le sens du communisme russe [1937], Paris, Gallimard, 1970, « Idées », p. 342.
15 Voir Henri Barbusse, Les Judas de Jésus, p. 152, où Barbusse réinterprète également cette parole de Jésus, selon laquelle l’homme a la capacité de déplacer des montagnes : « L’évocation de la montagne n’est qu’une belle parabole, qui nous montre un remuement géométrique de villes – et il est positif que les foules fragiles et éphémères ont enfanté les cathédrales. »
16 Henri Barbusse, « Jésus marxiste », L’Humanité, n°10105, 11 août 1926, p. 4.
17 Henri Barbusse, Jésus, Paris, Flammarion, 1927, p. 239.
18 Quelques auteurs non communistes, notamment parmi les écrivains anarchistes ou individualistes du début du XXe siècle, ont pu cependant établir certains parallèles entre les enseignements du Christ et les desseins des socialistes et des communistes.
19 Pierre Naville, « Pourquoi nous combattons Jésus », Clarté, n°7, 15 mars 1927, p. 243.
20 Henri Barbusse, Jésus, p. 86.
21 Maxime Gorki, Une confession [1908], Paris, Phoebus, 2005, p. 218.
22 Maxime Gorki, Une confession, p. 220.
23 Jutta Scherrer, « La Crise de l’intelligentsia marxiste avant 1914 : A.V. Lounačarskij et le bogostroitel’stvo », Revue des études slaves, 51, 1978, pp. 207-215.
24 Jutta Scherrer, « La Crise de l’intelligentsia marxiste », p. 208.
25 Jutta Scherrer, « La Crise de l’intelligentsia marxiste », p. 209.
26 Jutta Scherrer, « La Crise de l’intelligentsia marxiste », pp. 213-214.
27 Hörst F. Müller, Henri Barbusse (1873-1935), Bio-Bibliographie, Weimar, VDG, 2003, p. 294.
28 Edward O’Brien, Henri Barbusse and the Quest for Faith : a study of religion in selected works by Henri Barbusse (1873-1935), University of Hull, PhD thesis, 2002, p. 287.
29 Pierre Naville, « Pourquoi nous combattons Jésus », p. 220.
30 Henri Barbusse, Russie, pp. 225-245.
Bibliographie
Œuvres de Barbusse
Barbusse Henri, « Les Anciens combattants aux travailleurs », Le Populaire de Paris, n°837, 10 août 1920, p. 1.
Barbusse Henri, « Le Devoir socialiste », L’Humanité, n°6058, 24 octobre 1920.
Barbusse Henri, Paroles d’un combattant, Paris, Flammarion, 1920.
Barbusse Henri, La Lueur dans l’abîme, Paris, Flammarion, 1920.
Barbusse Henri, « La Ligne droite », L’Humanité, n°6995, 20 février 1923.
Barbusse Henri, « Jésus marxiste », L’Humanité, n°10105, 11 août 1926.
Barbusse Henri, Jésus, Paris, Flammarion, 1927.
Barbusse Henri, Les Judas de Jésus, Paris, Flammarion, 1927.
Barbusse Henri, Russie, Paris, Flammarion, 1930.
Barbusse Henri, Staline. Un monde nouveau vu à travers un homme, Paris, Flammarion, 1935.
Autres textes
Berdiaev Nicolas, Les Sources et le sens du communisme russe [1937], Paris, Gallimard, 1970, « Idées ».
Gorki Maxime, La Mère, [1907], Paris, Le Temps des cerises, 2001.
Gorki Maxime, Une confession [1908], Paris, Phoebus, 2005.
Naville Pierre, « Pourquoi nous combattons Jésus », Clarté, n°7, 15 mars 1927.
Nietzsche Friedrich, L’Antéchrist [1895], Paris, Flammarion, 1994 ; rééd. 1996.
Études
Baudorre Philippe, Henri Barbusse, le pourfendeur de la Grande Guerre, Paris, Flammarion, 1995, « Grandes Biographies ».
Camus Jérémy, Le Jésus de Barbusse : la mort du Christ comme démystification, Université de Nantes, mémoire de master, 2011.
Guermès Sophie, La Religion de Zola, Paris, Champion, 2003.
Müller Hörst F., Henri Barbusse (1873-1935), Bio-Bibliographie, Weimar, VDG, 2003.
O’Brien Edward, Henri Barbusse and the Quest for Faith : a study of religion in selected works by Henri Barbusse (1873-1935), University of Hull, PhD thesis, 2002.
Relinger Jean, Henri Barbusse, écrivain combattant, Paris, PUF, 1994.
Scherrer Jutta, « La crise de l’intelligentsia marxiste avant 1914 : A.V. Lunačarskij et le bogostroitel’stvo », Revue des études slaves, n°51, 1978, pp. 207-215.
Weems Constance D., The Intellectual odyssey of Henri Barbusse (1873-1935), McGill University, Montreal, PhD thesis, 1980.
Pour citer cet article
Jérémy Camus, « Le communisme comme alternative à Dieu : problématique de la sécularisation dans l’œuvre d’Henri Barbusse », paru dans Loxias, Loxias 46., mis en ligne le 30 août 2014, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html?id=7840.
Auteurs
Membre du laboratoire l’AMo de l’Université de Nantes, Jérémy Camus prépare un doctorat de Littérature française consacré à « Henri Barbusse et la culture religieuse », sous la codirection de MM. Régis Tettamanzi et Philippe Baudorre. Ses recherches visent à approfondir les relations entre culture chrétienne et réflexion sur le communisme au début du XXe siècle. Jérémy Camus est également coordinateur de la revue TraverSCE, revue doctorale des Universités de Nantes, d’Angers et du Mans.